[9]
Du local au planétaire.
Réflexions et pratiques de femmes en développement régional.
Introduction
Le développement régional est maintenant digne d'attention médiatique. Cette nouvelle légitimité acquise dans la foulée des réformes amorcées en 1988 a déclenché une véritable mode des régions : on découpe tout le Québec en régions. De périphériques qu'elles étaient, les régions ont même envahi les centres : on représente volontiers Montréal comme une région plutôt qu'un centre *.
La notion de région renvoie à un découpage géographique, administratif et politique qui tend à représenter les régions comme des entités homogènes. Mais, contrairement à cette idée préconçue, les contrastes font loi. L'Outaouais fortement urbanisé et frontalier ressemble peu, par exemple, au Bas-Saint-Laurent/Gaspésie ou à la Basse-Côte-Nord. De tels contrastes se font aussi sentir à l'intérieur des régions. Ainsi, le salaire moyen en Outaouais urbain est parmi les plus élevés, tandis que celui de l'Outaouais rural est un des plus bas au Québec. Le taux de chômage à Rimouski est un des plus bas au Canada, mais dans le reste du Bas-Saint-Laurent/Gaspésie il demeure très élevé.
[10]
Les efforts de développement régional au Québec ont une longue histoire, qui débute dès l'implantation de colonies de peuplement en Nouvelle-France. La colonisation de l'Abitibi ou de la Gaspésie en sont des exemples, de même que les efforts de péréquation centre-périphérie des années 1950-1960 et les politiques de développement par le biais des centres privilégiées à partir des années 1970. Les années 1990 seront marquées en ce sens par la volonté du nouvel « État accompagnateur » québécois de déconcentrer l'administration vers les régions. L'échiquier politique dans les domaines du développement économique, de la formation de la main-d'œuvre et de la gestion de services sociosanitaires sera réaménagé en conséquence. On procède ainsi en très peu de temps à la mise en place de nouvelles structures qui font appel aux décideurs locaux et régionaux.
Cette légitimité et cette visibilité nouvelles, réclamées depuis longtemps par les décideurs régionaux, sont en voie de devenir un élément incontournable des processus consultatifs et administratifs ; les commissions régionales sur la souveraineté ainsi que la nomination des délégués ministériels régionaux par le gouvernement du Parti québécois en sont des exemples récents. Le mouvement de déconcentration, bien amorcé par le gouvernement libéral, est enchâssé dans le projet de société que le gouvernement du Parti québécois propose : l'avant-projet de loi sur la souveraineté du Québec prévoit en effet « la décentralisation de pouvoirs spécifiques aux instances locales et régionales ainsi que des ressources fiscales et financières adéquates pour leur exercice * ».
Outre cette visibilité et cette légitimité, il reste cependant encore à voir ce que les régions y gagnent, et quels acteurs régionaux y gagnent le plus. Car ces efforts de régionalisation se font dans le cadre du démantèlement de l'État-providence, c'est-à-dire dans le contexte de restructurations majeures, d'une crise des finances publiques et de la mise en place d'une nouvelle philosophie régissant les rapports entre l'État et la société civile. Et tous ces réaménagements relèguent dans l'ombre le fait que la conception du développement régional mise de l'avant par le gouvernement reste assez classique, à l'exception de quelques mentions d'une conception holistique du développement dans les documents officiels.
[11]
Ainsi, nous sommes loin d'une conception qui marierait développement social et développement économique. Nous sommes encore plus loin d'une conception féministe du développement régional. Ce constat a suscité l'intervention de femmes à l'échelle du Québec. Il a mené notamment en 1993 à l'organisation d'un colloque sur le thème « Femmes et développement régional », puis à la publication de ce livre. Car tout reste à faire. La reconnaissance des femmes comme agentes de développement régional n'est pas acquise ; l'insertion des femmes dans les instances décisionnelles créées par ces réformes devra être améliorée, la place et les ressources accordées aux groupes de femmes étant encore une fois ici limitées. Enfin, une analyse féministe du développement régional reste à construire car peu a été écrit sur le sujet.
La première section de ce livre a donc été consacrée aux paradigmes féministes en développement régional, démarche nécessaire si on veut mettre en lumière la spécificité des expériences des femmes. Le développement régional étant par définition tourné vers l'action, la deuxième section de ce livre présente certaines expériences de femmes et analyse des trajectoires féminines en développement régional.
Il nous est apparu utile et essentiel de rappeler d'entrée de jeu que l'intégration des femmes dans les politiques de développement est une réalité administrative qui remonte à plus d'une décennie dans le cas de l'Agence canadienne de développement international (ACDI). Nous pouvons d'ores et déjà en mesurer les effets. Ainsi, Colette St-Hilaire constate qu'aux Philippines l'intégration des femmes au développement devient une forme d'inscription dans les structures de domination qui soutient le dispositif en lui permettant d'utiliser leurs énergies dans un cadre dont elles ne contrôlent nullement les paramètres. D'autre part, pour comprendre l'articulation des politiques et pratiques en développement régional, il faut en connaître les modèles d'analyse, les préoccupations centrales et les points critiques. C'est ce que nous propose Danielle Lafontaine, qui, tout en présentant les générations successives de modèles de société mis de l'avant en études régionales, pose la question de leur redéfinition : ne devrait-on pas à l'avenir articuler les impératifs de production économique et de régulation politique à nos préoccupations d'équité et de répartition des richesses ? Caroline Andrew aborde une de ces questions en analysant les enjeux des restructurations politiques régionales et locales en cours au plan de la démocratie. Elle préconise à cet effet une triple stratégie d'investissement des sphères d'exercice de la démocratie : une plus forte représentation des femmes [12] dans les structures, un élargissement de la définition de la politique locale et régionale afin d'inclure les domaines d'activités féminins, et l'égalité des conditions d'exercice du pouvoir dans les domaines habituellement identifiés à la politique municipale. Il faut donc créer un espace pour les femmes. Loin d'être un substrat neutre où se déroulerait la vie sociale, cet espace, selon Anne-Marie Séguin, est un ensemble de ressources dont l'appropriation, enjeu central pour les femmes, fait l'objet de luttes collectives et individuelles. Il s'agit pour elle d'un objet en devenir, d'une construction sociale qui met en scène des acteurs et actrices s'inscrivant dans des relations de pouvoir. Ces luttes collectives se reflètent dans l'analyse des nouvelles visions péricentriques du développement communautaire que nous propose Denyse Côté ; elle se penche en particulier sur les processus qui ont pour effet de sous-estimer et d'occulter la contribution communautaire des femmes, ce qui donne lieu à de nouveaux modes de régulation au niveau des communautés locales et régionales.
Claire V. de la Durantaye ouvre la deuxième partie du livre, consacrée aux expériences des femmes en région et en développement régional, par un texte qui tente d'identifier les enjeux de l'actuelle déconcentration vers les régions. S'intéressant notamment aux réformes de la santé et des services sociaux et du développement (économique) régional, elle pose la question de l'incidence réelle de ce désengagement étatique pour les femmes et les groupes de femmes, et propose une analyse critique des nouvelles répartitions des pouvoirs entre le centre et les périphéries. Cécile Sabourin et Dominique Trudel étudient par la suite la mobilité des femmes en Abitibi-Témiscamingue, là où les contraintes relatives aux distances sont particulièrement importantes. L'accès à une automobile, seul moyen de transport disponible - et prérequis à une participation sociale active, en particulier à l'emploi salarié-, s'avère un enjeu de taille pour les femmes. Pour leur part, Nicole Thivierge et Marielle Tremblay examinent les trajectoires professionnelles de femmes diplômées en sciences de l'administration de deux universités régionales. Elles tentent de découvrir, avec elles, leur contribution à leur communauté de même que de nouvelles conceptions du développement régional qui intégreraient à la fois leurs investissements familiaux et professionnels. L'insertion des femmes dans les nouvelles structures régionales est ensuite analysée par Hélène Latérière et Ginette Voyer, qui soulignent les conditions dans lesquelles les femmes des régions ont dû s'adapter à de nouvelles règles du jeu et proposent un bilan à la fois [13] des modes de nomination et des résultats des processus électoraux en termes de représentation des femmes à ces instances administratives. Enfin, Monique des Rivières, Maryse Fortin, Monique Hamelin et Hélène Latérière nous présentent un aperçu de la situation des tables de concertation régionales des groupes de femmes. Créées au cours de la dernière décennie, ces tables ont vécu l'impact de l'implantation des nouvelles structures régionales mais ont su, malgré l'extrême fragilité de leur infrastructure, réagir rapidement et raffermir la concertation, la légitimité et la visibilité des groupes de femmes au niveau régional. Elles font maintenant face au défi de maintenir les champs d'activité qu'elles ont dû développer en matière de concertation avec les instances régionales tout en assurant la continuité de leurs activités reliées à la mission des groupes de femmes.
On assiste, certes, à la mise en place d'un nouveau dispositif de développement, qui mobilise les régions autour de notions assez classiques du développement et qui, de surcroît, évite toute référence à la contribution spécifique des femmes en la matière. Mais ces nouveaux discours et ces nouvelles pratiques administratives, tout en ayant une incidence certaine sur les groupes de femmes tant en région qu'au niveau national, constituent un nouveau terrain de lutte et d'analyse qui met en lumière leur rapidité de réaction et la vitalité d'un mouvement appelé à adopter de nouvelles configurations, au Québec et à l'échelle du monde.
Denyse Côté, Monique des Rivières,
Nicole Thivierge et Marielle Tremblay
[14]
* Par exemple, à l'occasion de la mise sur pied de commissions sur la souveraineté, Montréal est considérée comme une région au même titre que le Saguenay.
* Assemblée nationale du Québec, Avant-projet de loi sur la souveraineté du Québec, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1994.
|