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Préface
- L'humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre.
Le colloque, Actualité de la théorie critique, en amont de ce présent ouvrage, s’ouvrit avec cette sentence : Notre testament n’est suivi d’aucun héritage. Dario de Facendis, renversant ici l’aphorisme de René Char - Notre héritage n’est précédé d’aucun testament - voulu souligner la nécessité de « refonder » la pensée critique. En effet, à l’aune d’une condition humaine façonnée par une époque en proie aux crises financière et environnementale, à la réémergence des mouvements de droite et d’extrême-droite en Amérique comme en Europe, à la quête d’un absolu identitaire, aux excès d’une technoscience « post-humaine », au cynisme de nos élites politiques, à l’incurie de nos « reporters » médiatiques, au démantèlement de nos acquis sociaux durement gagnés, au voyeurisme « facebookien » et autres moyens de communication « sans entrave » parce que sans dialogue, au « procès » déconstructiviste ne reconstruisant rien mais servant efficacement la reproduction d’une domination sur des sujets « bien réels », pour tout cela un renouvellement de la théorie critique nous apparaît plus que nécessaire. J’en passe, la liste des symptômes de notre « malaise civilisationnel » pourrait être plus longue sinon, mais avouons que nous sommes loin de l’idéal de libération et d’émancipation soutenu par nos prédécesseurs. Toutefois, au-delà de nos divergences théoriques, parmi les auteurs de ce livre le constat est généralisé. Dario de Facendis le résume pertinemment : « nous sommes face à une situation dans laquelle nous avons besoin de réinventer jusqu’à notre vocabulaire, jusqu’à la façon d’essayer d’exprimer quelque chose qui semble être au-delà de la [10] capacité de l’héritage qui avait été légué par notre culture et sans lequel on ne comprend pas la théorie critique ». La question qui nous vient alors à l’esprit est : par où commencer ? Pour l’instant, les chemins semblent nous mener nulle part, mais la piste qu’il suggère - nos sentiments - mérite d'être explorée. La théorie critique commence par la conscience de nos sentiments, dans le réel, en ce sens que la réconciliation entre le sentiment et la raison procure force à la fragilité de la pensée critique ; ce sentiment, cette raison et cette critique que le capitalisme globalisé cherche d'ailleurs tant bien que mal depuis des lustres à éradiquer, après les avoir censurés, contournés, fabriqués, renversés, réifiés, vendus sur le marché et transférés dans des paradis fiscaux. William Ross complète cette intuition : pour Adorno, dit-il, la réconciliation se présente comme une utopie libérant les possibles refoulés de l’histoire universelle. Loin de tomber dans un sentimentalisme mièvre, dans un romantisme d’un autre temps ou dans un catastrophisme fataliste neutralisant la moindre intention critique, cette position émane de l’expérience de l’homme face à la nature de ses aliénations, de son aliénation face à la nature, de sa nature aliénée. « La pensée naît d'événements de l'expérience vécue et elle doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l'orienter » nous dit Hannah Arendt, ce qui est aussi une manière de dire qu’il faut se poser les bonnes questions ! (dixit Pierre Bourdieu). La souffrance, la douleur, la peur, le malaise, la honte, l’indignation, mais aussi l’étonnement, l’émerveillement, l’imagination, la spontanéité, la naissance, la rencontre, la solidarité, ne sont-ils pas autant de portes ouvrant à la saisie du monde commun qui nous entoure, ici et maintenant ? À cet égard, le sociologue québécois Marcel Rioux, dans une conférence datant de 1966, distinguait la sociologie critique, dont il fit de Marx le premier représentant, de la sociologie de Weber, qu’il qualifie d’« aseptique » puisque « axiologiquement neutralisée ». Pour Rioux, la sociologie critique est orientée par des jugements de valeur portant sur la totalité sociétale, permettant ainsi la prise de conscience par l’individu de sa place dans ce monde et de la dette envers ce qui le précède, lui donne naissance, le nourrit, l’émerveille, l’étonne, mais aussi de son opposition à cette même civilisation qui l’aliène, l’exploite, le désenchante, l’industrialise, le pollue et le tue.
L’Institut de recherche en sciences sociales, la Théorie critique et plus encore ce qui fut baptisée l’école de Francfort, naissent du cri silencieux d’une pensée tétanisée, pétrifiée et engourdie devant la fulgurante ascension des régimes fasciste, [11] nazi et stalinien qui se disséminèrent dans le monde durant la première moitié du XXe siècle, cette déferlante que Stefan Sweig a si bien traduit dans Le monde d’hier - « Et soudain la chose survint[1] ». Devant l’incompréhension de l’extrême-gauche de l’époque, empêtrée qu’elle était dans ses sempiternelles luttes internes, à laquelle se juxtapose une science sociale muselée par son positivisme (et dorénavant par son pragmatisme) et incapable de théoriser les ruptures de l’époque avec des concepts adéquats, l’urgence d’« inventer » une théorie critique venant remplacer une théorie traditionnelle se fit sentir afin que l’humanité puisse saisir la Ungleichzeitigkeit (Ernst Bloch), la « non-contemporanéité » animant l’esprit de ces temps dont l’obscurité annonçait un orage d’acier et des usines à cadavres. Sans faire une analogie péremptoire et déplacée, nous ne pouvons cependant nier que nous vivons encore une fois à une époque ambivalente, indécise, vacillante. Michel Freitag et ses collègues ont déjà proposé une relecture critique des possibles totalitarismes contemporains à la lumière d’une globalisation capitaliste néolibérale drapée dans une idéologie néo-conservatrice et mûe par une régulation systémique. Mais si Walter Benjamin affirme que nous devons réfléchir en partant de l’idée que « la catastrophe est déjà arrivée », Michel Ratté, en conclusion de ce livre, tout en appelant lui aussi à un renouveau de la pensée critique, nous enjoint cependant de ne pas sombrer dans une heuristique de la peur qui pourrait s’avérer plus stérile qu’annonciatrice d’une prise de conscience et d’un changement réel.
La peur, la réconciliation, la réification et l’aliénation, l’épistémologie et l’ontologie, l’émancipation, la violence, la culture et le mythe, le réel, la raison, la pensée, ainsi que la mobilisation et l’action politique sont autant de « thèmes » [12] abordés dans ce livre, autant d’enjeux soulignant une indispensable refondation de la pensée critique afin de faire face aux défis que nous impose la situation actuelle et devant laquelle une véritable prise de position politique s’avère plus que nécessaire. Renouveler la pensée critique n’est pas le projet d’un seul livre. Depuis un certain temps d’ailleurs, la théorie critique est objet d’un nombre considérable d’ouvrages et d’articles en sciences sociales, comme si celles-ci, dans le contexte actuel, cherchaient à réactualiser le projet initial de l’Institut de recherche en sciences sociales et de sa théorie critique subséquente. L’ouvrage Où en est la théorie critique ? sous la direction de Emmanuel Renault et de Yves Sintomer, L’aliénation de Stéphane Haber, la publication des Collected Papers de Herbert Marcuse et les rééditions récentes des œuvres des Horkheimer, Marcuse, Adorno, Benjamin, pour ne nommer que ceux-ci, en sont de nombreux exemples. Nous devons aussi penser aux nouvelles éditions des œuvres de Hannah Arendt et de Günther Anders, qui, sans être affiliés à l’école de Francfort, et voire même affichant un profond désaccord théorique avec celle-ci sur certains points précis, n’en proposent pas moins une théorie critique pertinente qui peut nous aider à réfléchir sur la société contemporaine. D’autres auteurs tentent ultimement de renouer avec le projet de la première génération de l’école de Francfort. Nous pensons ici à Axel Honneth et à son ouvrage La Réification, lequel nous propose une réinterprétation et une actualisation de la thèse de Lukács sur le même thème. Toutefois, cette emphase sur des auteurs clés n’est que le symptôme de l’absence d’ouvrages portant directement sur notre époque, des ouvrages qui pourraient se comparer aux travaux de Siegfried Kracauer sur la République de Weimar ou encore aux Études sur la personnalité autoritaire de Theodor Adorno et ses collègues. À cet égard, l’article issu d’une recherche sur les dimensions politique et idéologique des auditeurs de la radio X de CHOI-FM, en annexe de ce livre, est une excellente analyse critique d’un mouvement de masse typique de notre époque et qui émerge au sein de « notre » société québécoise. Toutefois, nous ne devons pas en rester aux classiques de la Théorie critique. La tâche exige d’aller à la rencontre de ce qui se fait ailleurs afin de trouver les auteurs qui, sans s’afficher comme héritiers de l’école de Francfort, n’en proposent pas moins des tentatives de renouvellement de la théorie critique. Je pense ici à Pascal Michon dans Les Rythmes du politique, auteur pour lequel l’adoption de politiques de droite par des militants de gauche démontre que « la pensée critique est [13] aujourd’hui dans la plus grande confusion », révélant ainsi « l’épuisement critique dont nous sommes les témoins »[2]. Quant à lui, Michel Clouscard dans Critique du libéralisme libertaire[3], tente de théoriser, à l’aide d’une approche alliant psychanalyse et phénoménologie, le « nouvel ordre de contradictions » qui caractérise notre modernité libérale-bourgeoise et dont nous vivons les soubresauts encore aujourd’hui. Toujours, dans cette perspective, nous pouvons aussi inclure les nombreux ouvrages de Slavoj Zizek qui, s’enchaînant sur des auteurs classiques et contemporains tels que Hegel, Marx, Heidegger et Lacan, et en se référant aux auteurs de l’école de Francfort, renverse les perspectives qui nous ont si longtemps accompagnées, mais aussi mystifiées.
D’un autre côté, la dimension critique de la sociologie, mais aussi des autres disciplines des sciences sociales et humaines, est mise à mal. L’évanescence et la dissolution du réalisme sociologique dans un nominalisme douteux s’appuyant sur une sociologie clinique se multipliant en approches sectorielles typiques de la spécialisation et de la fragmentation disciplinaire participe d’une totalité incarnée entièrement arrimée au marché du travail. Alors que Michel Freitag nous demanda un jour si, à l’heure de la postmodernité, nous pouvions encore parler de « société » dans les universités, alors que la prise en compte de sa réalité est pourtant la base de la critique sociologique, François Pizarro-Noël nous suggère de revisiter la volonté critique d’un fondateur de la sociologie : Émile Durkheim. Il n’empêche !, nous devons dénoncer la dérive de l’ensemble d’un système universitaire « géré » par des conseils d’administration envahis de personnalités « exemplaires » du secteur privé, qui demeurent des fantômes au sein de la communauté universitaire, exception faite de leur goût pour la présence criarde de leur raison social (« Sodexo » ou « Jean Coutu ») ou de leur nom apposé sur des pavillons universitaires (« Bronfman » ou « Desmarais »). Face à cela, nous ne pouvons passer outre qu’un engouement réel et palpable pour la pensée critique se fait sentir dans les départements universitaires, si on en juge la multiplication des « critical studies » dans les domaines politique, [14] économique, juridique, historique et sociologique, ainsi que la pluralité de colloques sur la théorie critique et la critique sociale, sur l’émancipation, sur la souffrance, sur la violence, sur l’impérialisme, sur les idéologies politiques, sur la social-démocratie, sur la technoscience, sur le capitalisme et l’anti-capitalisme, etc.
Ce livre se situe dans la continuité d’un cycle de colloques interuniversitaires annuels organisés par les étudiants et les étudiantes des études avancées en sociologie de l’UQAM. Rappelons que le premier ouvrage est une plaquette d’une centaine de pages sur la grève généralisée et illimitée des étudiants et des étudiantes québécois.e.s qui s’opposèrent, à l’hiver 2005, dans un élan spontané plein d’une solidarité généreuse, aux coupures drastiques du programme de prêts et bourses ainsi qu’aux nouvelles modalités de « gouvernance » des universités québécoises. Le second ouvrage collectif, La pensée enracinée. Essais sur la sociologie de Michel Freitag, publié en 2008, se conclut, quant à lui, sur un épilogue de François L’Italien qui en appel à une refondation dialectique de la théorie critique, annonçant par le fait même le colloque inspirant le présent ouvrage collectif.
Plus précisément, ce livre contient des contributions tirées de deux colloques. Une majorité des textes proviennent du colloque interuniversitaire Actualité de la théorie critique, lequel avait invité étudiant-e-s et professeurs à la même table, à l’UQAM au mois d’avril 2008. Nous lui avons ajouté des réflexions présentées lors d’un colloque sur la critique sociale qui s’est tenu à l’université de Montréal dans le cadre du congrès annuel de l’Association canadienne des sociologues et des anthropologues de langue française (ACSALF) au mois d’octobre 2008. Enfin, nous avons pris la liberté d’y joindre des contributions provenant de divers autres auteurs. S'il fallait le préciser à nouveau, l’idée de ce livre émerge de la nécessité d’une réaffirmation de la pensée critique dans les sciences sociales et humaines, ainsi que de la théorie critique dans son ensemble. Comme nous l’exhortions dans le livre sur la grève étudiante de 2005, l’ampleur des apories auxquelles nous faisons face dans la situation actuelle exige non seulement d’oser s’affirmer, mais de s’y opposer fermement. D’où la nécessité de la saisir dans son sens nouveau avec des mots nouveaux, impliquant ainsi de « redéfinir […] les concepts qu’on utilise pour ce faire », c’est-à-dire de faire « un effort d’inversion sémantique […] quant aux notions usitées de la pensée politique » pour reprendre les mots de Alain Deneault [15] dans son essai Offshore[4], ouvrage qui me semble un exemple à suivre pour une pensée critique qui cherche son chemin.
En conséquence, les lecteurs retrouveront dans cet ouvrage des prises de position, des essais et des éclaircissements concernant la théorie critique, ainsi que des réflexions sur la possibilité même de faire une critique sociale.
La publication de cet ouvrage collectif n’aurait jamais été possible sans la participation des nombreux conférenciers et assistants du colloque, et encore moins sans les auteurs qui nous ont remis leur texte. Je tiens donc, en premier lieu, à les remercier chaleureusement pour leur participation à cette réflexion commune. J’ai une attention toute particulière à l’égard de Michel Ratté qui a non seulement accepté d’écrire un texte, après moult hésitations, mais surtout pour le soutien qu’il m’offrit dans les derniers moments de la réalisation de ce livre. Ensuite, je remercie Jean-François Côté et Louis Jacob, professeurs au département de sociologie, pour leur collaboration au comité de lecture. À ceux-ci se joignent de nombreux autres collaborateurs qui m’ont aidé à un moment ou un autre lors de la révision des textes. Sans vous nommer, à vous tous, merci beaucoup ! Pour leur appui financier, mais surtout pour la chance qu’ils offrent aux étudiants, étudiantes et professeurs de prendre la parole et de faire entendre leur parole en nous donnant les moyens pour que leurs paroles ne se perdent pas dans les bruissements des salles de cours ou des couloirs de l’UQAM, je remercie l’Association des étudiants et des étudiantes aux études avancées en sociologie (AEEAS-UQAM), l’Association facultaire des étudiants et des étudiantes en sciences humaines (AFESH-UQAM), l’Association des étudiants et étudiantes de sociologie de premier cycle (AEESPC-UQAM), la Faculté des sciences humaines, le département et la direction du programme des études avancées en sociologie. Enfin, je tiens à remercier Pascale Bédard, cette discrète collaboratrice sans laquelle je n’aurais pu réaliser ce nouvel ouvrage.
Il me reste donc qu’à vous souhaiter, à vous tous, une bonne lecture !
Benoît Coutu, mai 2010, Montréal.
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[1] « Et soudain la chose survint. D’une des rues latérales parut, marchant ou plutôt courant au pas cadencé, un groupe de jeunes gens en bon ordre qui chantaient en mesure, bien exercés, une chanson dont je ne connaissais pas le texte […]. Et déjà, en brandissant leurs cannes, ils s’éloignaient au pas de gymnastique, avant que la masse cent fois supérieure en nombre eût le temps de se jeter sur l’adversaire. Le passage intrépide et vraiment courageux de ce petit groupe organisé s’était fait si rapidement que les autres ne furent conscients de la provocation que lorsqu’ils ne pouvaient plus se saisir de l’adversaire. Ils se rassemblèrent alors, pleins de rage, serrèrent les poings, mais il était trop tard. La petite troupe d’assaut ne pouvait plus être rattrapée. » Stefan Sweig, Le monde d’hier, Paris, Belfond, 1993 (1944), p. 362.
[2] Pascal Michon, Les rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007, pp. 9-11.
[3] Michel Clouscard, Critique du libéralisme libertaire. Généalogie de la contre-révolution, Paris, Delga, 2005.
[4] Alain Deneault, Offshore. Paradis fiscaux et souveraineté criminelle, Montréal, Écosociété, 2010.
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