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“Risque et sécurité”
par Isabelle Dervaux
In revue Culture technique, no 11 “Risque, Sécurité et techniques”, septembre 1983, pp. 8-9. Neuilly-sur-Seine : Centre de recherche sur la culture technique.
RISQUE
Le mot « risque », qui vient de l'italien risco, est entré dans la langue française à la fin du XVIe siècle lors d'une vogue d'italianisme. L'origine de ce mot n'est pas clairement établie. Pour les uns, risco descendrait du verbe latin resecare formé sur secare signifiant « couper » (qui a donné « scier » en français moderne) ; resecare a le sens d'« enlever en coupant, retrancher, supprimer ». Le substantif dérivé du verbe sert donc à nommer quelque chose qui coupe, et semble avoir d'abord été surtout utilisé dans le vocabulaire de la marine pour désigner un « écueil » (en espagnol, riesgo signifie « rocher découpé, écueil »). De là, le sens de « risque que court une marchandise en mer », qui s'est ensuite étendu à d'autres situations. Pour d'autres, le mot viendrait du grec byzantin rhizikon désignant « la solde gagnée par chance par un soldat de fortune » et emprunté lui-même à l'arabe rizq qui signifie « ration journalière ». Ces deux étymologies correspondent aux deux principaux emplois de l'italien risco au XVIe siècle : dans le vocabulaire maritime pour désigner le « danger lié à une entreprise » ; dans la langue militaire pour exprimer « la chance ou la malchance d'un soldat ». En français, « risque » a d'abord été associé au mot « fortune » qui signifiait alors « hasard », heureux ou malheureux. Les deux mots étaient synonymes comme le montre encore aujourd'hui l'analogie, en droit maritime, des expressions « fortune de mer » et « risque de mer » pour désigner les périls susceptibles d'atteindre un navire et sa cargaison, et dont l'armateur doit répondre. Le verbe « risquer », formé sur le nom, était alors synonyme de « courir fortune ». Puis, « fortune » prenant de plus en plus une valeur positive, c'est-à-dire le sens actuel de « chance » (= hasard heureux), « risque » s'est mis à assumer les emplois négatifs du mot, désignant un hasard malheureux, un péril possible. L'opposition entre les deux mots apparaît bien dans cet exemple de La Bruyère, cité par Robert : « Le métier de la parole ressemble... à celui de la guerre : il y a plus de risque qu'ailleurs, mais la fortune y est plus rapide. » Associé à l'idée de succès, « fortune » prend au XVIIIe siècle son sens actuel de « richesses », « biens que l'on possède » ; tandis que « risque » garde son sens de « danger éventuel » jusqu'à nos jours. Un communiqué de l'Académie française du 17 février 1965 précise même son emploi, en réaction contre certains abus : « Risquer, c'est courir un danger. Ce verbe est donc impropre s'il s'agit d'un événement heureux à moins qu'il ne s'agisse d'un emploi ironique. On risque d'échouer, et non d'être reçu. » Le mot « risque » est fréquent dans le vocabulaire des assurances, qui s'est aussi développé au XVIe siècle et, en particulier, à propos des vaisseaux et de leur fret. Selon Littré (XIXe siècle) ce mot « se dit (...) de chaque édifice, mobilier, navire ou cargaison, que l'on assure ». Aujourd'hui, ce terme désigne plutôt l'événement contre lequel on s'assure : incendie, inondation, vol, etc.
Une valeur plus positive du mot apparaît dans la langue philosophique où le risque est associé à l'espoir d'obtenir mieux. Cette valeur, qui est déjà celle du proverbe : « Qui ne risque rien n'a rien », a été particulièrement exploitée par les écrivains de la première moitié du XXe siècle qui cultivaient le « goût du risque », comme Saint-Exupéry ou Bernanos, qui affirme : « Le monde n'est pas aux vicieux comme se l'imaginent les chastetés torturées. Le monde est au Risque. Il y a là de quoi faire éclater de rire les Sages dont la morale est celle de l'épargne. Mais s'ils ne risquent rien eux-mêmes, ils vivent du risque des autres... Le Monde est au risque, le Monde sera demain à qui risquera le plus, prendra plus fermement son risque ». (Cité par Robert.)
Le mot « risque » offre donc peu de changements de sens au cours de l'évolution de la langue, mais il présente des connotations variées selon le contexte et selon le tempérament de celui qui l'emploie.
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SÉCURITÉ
Le mot « sécurité », qui apparaît dans certains textes français à la fin du XIIe siècle, ne se généralise dans la langue qu'au cours du XVIIIe. Emprunté au latin securitas, il constitue en réalité un doublet du mot « sûreté ». (Les linguistes appellent « doublet » deux mots de même étymologie dont l'un nous parvient après avoir subi les altérations de la langue populaire, tandis que l'autre, dit de formation savante, est directement emprunté au latin.) Securitas est un composé de cura signifiant « soin, souci » ; il a d'abord un sens moral, désignant le sentiment que procure l'absence de souci. C'est, littéralement, l'insouciance. Il sert aussi par extension, à exprimer d'une manière plus générale l'état de ce qui ne présente pas de danger. Jusqu'au XVIIe siècle, c'est le mot « sûreté » qui exprime à lui seul ces différents sens dans la langue française. Le Dictionnaire de 1679 de Richelet contient le mot « sécurité », mais l'auteur signale que ce terme « n'est pas encore établi ». Et il ajoute : « Monsieur de la Chambre a pourtant écrit "Le lion marche avec sécurité", mais Monsieur de la Chambre n'est point à imiter en cela. » Au XVIIIe siècle « sécurité devient usuel », avec la valeur morale du mot latin. Il est synonyme de « tranquillité d'esprit », comme le montre cet exemple de Laclos : « Quelle est donc en effet l'insolente sécurité de cet homme, qui ose dormir tranquille, tandis qu'une femme qui a à se plaindre de lui, ne s'est pas encore vengée » (cité par Robert). « Sécurité » exprimait donc un sentiment et se distinguait de « sûreté » qui désignait un état de fait. Cette distinction tendit ensuite à s'effacer, « sécurité » étant de plus en plus employé à la place de « sûreté ».Le Dictionnaire de l'Académie de 1935 donne toutefois encore comme définition de « sécurité » : « confiance, tranquillité d'esprit qui résulte de l'opinion, bien ou mal fondée, qu'on n'a pas à craindre de danger. » Significativement, il donne comme exemple : « L'industrie a besoin de sécurité. » De nos jours, s'ils gardent quelques emplois propres, « sécurité » et « sûreté » sont pratiquement synonymes. On dit une « ceinture de sécurité » mais une « épingle de sûreté », les « Compagnies républicaines de sécurité » (C.R.S.) mais la « Sûreté nationale » qui, en fait, assure la « sécurité » publique. Plus que le sentiment de tranquillité, le mot « sécurité » désigne aujourd'hui les conditions matérielles, économiques, politiques, etc. qui contribuent à donner ce sentiment.
Sur le modèle de la « social security » anglaise qui existait depuis 1935, se crée en 1945 la « Sécurité sociale », dont une ordonnance du 4 octobre 1945 définit ainsi les fonctions : « garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire leur capacité de gain » et « couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu'ils apportent ». Révélatrices d'un certain état d'esprit après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d'organisations se créent à la fin des années 40, dont le titre contient le mot « sécurité » : Sécurité sociale en 1945, Service de la Sécurité militaire en 1945, C.R.S. en 1948.
L'emploi de la locution adverbiale « de sécurité » devient aussi de plus en plus fréquent au XXe siècle avec le développement des divers « dispositifs de sécurité », « ceintures de sécurité », « éclairage de sécurité », « explosif de sécurité », « glissière de sécurité », etc. La fortune du mot « sécurité » aujourd'hui révèle, parallèlement au progrès technique, une attention croissante à la protection de l'homme dans toutes ses activités.
Isabelle Dervaux
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