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Francis Fagnani
I.N.S.E.R.M. U. 240.
Évaluation des risques et des actions de prévention.
“Technologies médicales.
Pratiques et enjeux sociaux.”
Un article publié dans la revue CULTURE TECHNIQUE, no 15, novembre 1985, pp. 7-11. Un numéro intitulé :“Médecine”. Neuilly-sur-Seine, France : Centre de recherche sur la culture technique.
- Première partie. Le contexte institutionnel et social du développement de la médecine technique. [7]
- 1. L'innovation médicale dans un contexte de crise. [7]
- 2. Les effets de la « demande sociale ». [8]
- 2.1. L'extension de « l'offre » et les effets de concurrence. [9]
- 2.2. Malades chroniques et « autosoignants ». [9]
- 2.3. Du « patient » au « consommateur ». [9]
- 2.4. Vers la redécouverte du « sujet ». [9]
- Deuxième partie. Pour une approche ethnographique et historique de la médecine technicienne. [10]
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PREMIÈRE PARTIE
LE CONTEXTE INSTITUTIONNEL ET SOCIAL
DU DEVELOPPEMENT DE LA MÉDECINE TECHNIQUE.
- 1. L'innovation médicale dans un contexte de crise.
Plus de progrès en quarante ans qu'en quarante siècles. "Ce sous-titre d'une histoire de la médecine depuis l'après-guerre parue récemment [1] peut servir à l'évidence de point de départ à une réflexion sur les effets et les déterminants culturels du développement scientifique et technique en matière médicale. L'époque est évidemment propice à engager une telle réflexion si l'on songe à l'ironie de la conjoncture historique actuelle où s'élaborent quasi simultanément une série de politiques qui touchent directement à cette matière délicate :
- politique de concertation sur la bioéthique avec la création en France du Comité consultatif d'éthique pour [8] les sciences de la vie et de la santé, en octobre 1983,
- politique de promotion de la recherche sur le génie biologique et médical en vue de développer une industrie nationale de l'équipement médical,
- politique de contrôle des dépenses de santé par le biais d'une gestion des établissements hospitaliers fondée sur de nouveaux critères (budget global), d'une réorganisation des services (départementalisation) et d'une planification renforcée des équipements,
- politique de développement des sciences humaines et sociales par le biais de diverses incitations au sein des grands organismes de recherche (C.N.R.S., I.N.S.E.R.M.).
Ainsi, ces diverses initiatives, dont la réactualisation récente ne doit pas cacher la longue période préalable de gestation, révèlent différents niveaux de préoccupation en matière de technologies médicales. Ces préoccupations expriment à divers égards le passage progressif vers une nouvelle phase historique du système de relations entre le système de santé et son environnement social et politique. Cette évolution des relations est marquée à la fois du souci d'une meilleure gestion économique d'un système encore géré de façon anarchique, mais aussi d'une volonté de contrôle social accru d'un secteur où le rythme de l'innovation est très rapide. L'intégration et la diffusion des innovations imposent une sorte d'expérimentation sociale permanente avec le cortège de questions éthiques que cela suppose ; mais en même temps, ces dispositifs de contrôle s'accompagnent de mesures d'accélération de l'innovation, car il importe également de rester compétitif en matière de recherche au plan national, et de disposer des équipements et des savoir-faire indispensables pour se maintenir industriellement et médicalement au rang des nations les plus avancées. Qu'il s'agisse d'objectifs contradictoires ou simplement complémentaires, peu importe peut-être. Le plus important est que la situation de crise économique, qui constitue le contexte de ce changement historique, a tendance à accentuer conjointement ces différentes dynamiques. Il n'est plus question à présent de tenter de « rationaliser » les éléments d'une croissance « désordonnée », comme ce fut en définitive le leitmotiv de la décennie précédente, mais il s'agit plutôt désormais de tenter de sauvegarder la qualité et les performances d'un système dont le rythme des ressources va se restreindre. Évidemment, la perspective est moins riante ; mais surtout, la nécessité d'y parvenir rapidement est rendue plus pressante et cette nécessité, confusément perçue par les acteurs sociaux concernés, au premier chef les professionnels, accentue les contradictions et l'âpreté des débats.
En effet, ce rétrécissement de l'enveloppe des ressources coexiste avec une production d'innovations qui s'opère à un rythme inconnu jusqu'alors. Or, contrairement aux mécanismes observables dans la production industrielle de biens matériels s'échangeant sur le marché concurrentiel, cette intégration d'innovations ne semble pas aboutir à une transformation structurelle des facteurs de production permettant des gains de productivité et une meilleure efficacité sociale du système de santé. Les services fournis changent à la fois de nature, de qualité et de volume sans qu'on sache précisément valoriser ou mesurer le produit final qui en résulte. D'où finalement une réelle impuissance à vouloir « gérer » un système dont on ne saurait apprécier que les « coûts » (ce qu'on parvient à faire déjà de façon assez partielle) sans pouvoir mettre en regard un « output » significatif. En l'absence de critères vraiment objectifs de gestion et de production, il est facile de comprendre l'importance que prennent alors, dans la répartition des « moyens », les rapports stratégiques entre les acteurs et les jeux institutionnels. La maîtrise de l'innovation technique joue, dans un tel contexte, un rôle primordial. L'acquisition des équipements de pointe, la disposition du savoir-faire le plus récent, des moyens thérapeutiques les plus sophistiqués, constituent des enjeux premiers dans la pratique médicale et dans la sociologie des professions de santé. Les mécanismes de la différenciation, de la hiérarchisation des disciplines et des institutions se fondent désormais en grande partie sur de tels enjeux. Ces enjeux sont d'autant plus forts que l'innovation apparaît dans bien des cas associée à la disposition d'équipements lourds, de personnels nombreux et qualifiés, d'un environnement technologique sophistiqué. De telles innovations sont donc par nature peu diffusées ; qui en dispose et les maîtrise se situe par là même en position de force en termes de profit (pour le secteur libéral), de notoriété et de compétence (pour le secteur public) ; mais en même temps d'innombrables et combien délicates questions se posent au niveau de ceux qui « bénéficient » de ces services ou qui « expérimentent » ces techniques nouvelles ; l'ambiguïté de la formulation étant significative de l'incertitude où l'on se trouve selon la perspective plus ou moins optimiste qu'on adopte. Dans quel cadre légal situer cette maîtrise de l'innovation à la fois en évitant d'imposer des carcans qui aboutiraient à des régressions sociales, et en donnant des garanties minimales aux patients impliqués ? Lesquels choisir, comment procéder, avec quelle garantie de succès ? Où doit-on tracer la frontière entre ce qui est de l'ordre de la thérapeutique éprouvée et de l'ordre de la recherche et de l'expérimentation ?
- 2. Les effets de la « demande sociale ».
Avec des questions de ce type s'introduit une dimension que l'on n'a pas abordée jusqu'alors et que, conventionnellement, on peut appeler « la demande sociale ». Car, dans ces descriptions, souvent triomphalistes, des « progrès » des sciences et des techniques biologiques et médicales, on oublie parfois de parler du principal intéressé : le malade, l'usager, voire le consommateur. En effet, le développement récent de la médecine est souvent présenté dans une pure logique de « l'offre », c'est-à-dire comme le produit d'une croissance quasi organique d'un système qui serait confronté à une demande quasi indéfinie, sans limite et sans contrainte ; la socialisation des dépenses de santé par le biais des systèmes d'assurance-maladie ayant supprimé les barrières d'accessibilité économiques, la mesure des besoins potentiels apparaît sans limite dans le continuum de la santé et du bien-être ; la permissivité [9] sociale face aux progrès de la médicalisation ne rencontrerait en fin de compte d'autres limitations que celles induites par la faisabilité technique et la possibilité économique. L'appétence des professionnels pour l'innovation, voire la pseudo-innovation, peut d'ailleurs être présentée comme le simple reflet de celle d'une clientèle gagnée d'avance à la conviction du progrès.
Une telle présentation tend à devenir de plus en plus inexacte et cela pour un ensemble de raisons dont certaines présentent un caractère structurel.
- 2.1. L'extension de « l'offre » et les effets de concurrence.
L'une d'entre elles est une conséquence indirecte de l'accroissement considérable des effectifs des professionnels de la santé ; dans un système semi-libéral comme celui que nous connaissons en France, le « marché de la santé » se partage entre les divers types d'institutions en présence : publiques, privées, hospitalières et de médecine dite « de première ligne ». La concurrence entre ces institutions est d'autant plus forte que leur nombre s'accroît face à une demande qui demeure, au moins à court terme, relativement stable. Dans une situation de ce genre, il est certain que le pouvoir du « consommateur » tend à augmenter avec l'extension des possibilités de choix qui s'offrent à lui. Ce pouvoir devient en particulier celui d'imposer un certain nombre de critères de qualités de « services » ou de types de services particuliers. Le développement actuel des médecines dites « douces ou naturelles » pourrait ainsi par exemple s'analyser de cette manière et illustrer la façon dont une certaine « demande sociale » peut s'imposer à un corps professionnel en dépit des résistances que cela peut susciter en son sein.
- 2.2. Malades chroniques et « autosoignants ».
Par ailleurs, les succès mêmes des techniques biomédicales ont suscité l'apparition de nouvelles catégories de « malades » (mais on hésite à parler encore de « malades » à leur sujet) dont le nombre certes mais aussi le statut social confèrent une importance grandissante. Il s'agit de la vaste cohorte des malades dits « chroniques » et des handicapés ; c'est-à-dire de tous ceux qui, pour des raisons diverses, sont amenés à vivre dans un rapport permanent, direct, avec l'institution médicale, ou indirect par le biais d'une dépendance à un appareillage ou une thérapeutique que celle-ci a imposé ou prescrit. Or, cette catégorie de population est amenée à entretenir de nouvelles formes de rapports avec la médecine et la technologie médicale qui vont dans le sens d'une autonomisation croissante ; elle développe des formes spécifiques d'organisation et des modes de socialisation qui peu à peu aboutissent à produire de nouvelles formes culturelles en matière de rapport avec le corps et la technique, et un rapport radicalement différent face aux professionnels de la santé.
- 2.3. Du « patient » au « consommateur ».
Un autre élément de cette transformation du rôle de la « demande sociale » ressort de la transformation du « patient » en « consommateur » [4]. Les rapports avec la médecine, les institutions se sont en effet banalisés sous l'effet de différents phénomènes. L'extension de la consommation médicale, sous toutes ses formes, amène en effet concrètement à multiplier les contacts des « usagers » et des services. Ceux-ci ne se font plus exclusivement lors d'événements dramatiques et sous le sceau de l'urgence et de la détresse. Ces contacts se font avec des institutions multiples entre lesquelles des comparaisons peuvent s'opérer. Enfin, le développement de la médecine hospitalière, comme lieu de séjour mais aussi de consultation, suscite l'expérience d'organisations complexes où les rapports sont moins personnalisés et où la notion de qualité d'un « service » tend à se substituer à celle de la qualité d'un rapport personnel avec le médecin. Ces divers éléments tendent à renforcer la transformation du rôle des « malades » en celui « d'usagers » ; une telle évolution contient en germes l'émergence des différentes formes de contre-pouvoirs qui sont déjà apparus par ailleurs dans le cadre des « mouvements de consommateurs ». Parmi ceux-ci, l'arme juridique est évidemment la plus menaçante, si l'on en juge par les situations extrêmes qui ont pu apparaître dans certains pays, comme les U.S.A. La question de la « responsabilité médicale » et la constitution du malade et de l'usager comme « sujet » de droit constituent donc en ce sens un problème majeur. Il se pose avec d'autant plus d'acuité qu'on se situe dans une période où l'innovation est rapide. La règle de « l'obligation de moyens » y devient, par exemple, aussi délicate à trancher que celles qui sont amenées à régir la pratique de l'expérimentation et de la recherche.
- 2.4. Vers la redécouverte du « sujet ».
Enfin, le « sujet » n'est pas seulement un « usager », ni un « cas pathologique », il est aussi un « corps de souffrance et de savoir » [2]. Les dimensions relationnelles de la thérapeutique s'associent aux facteurs psychiques de la maladie pour déterminer, au-delà des technologies mises en œuvre, les chances et les limites de la guérison et de la survie. La redécouverte de ces dimensions essentielles et leur prise en charge effective, dans des institutions encore largement centrées sur le geste technique, constituent peut-être le défi essentiel qui reste à affronter dans l'avenir. Le développement des sciences humaines et sociales de la santé représente une première réponse encore timide, qui peut permettre, pour le moins, une meilleure prise de conscience de ce problème. Mais, plus fondamentalement, c'est au niveau de chacun des intervenants du système de santé qu'il importe de l'affronter en essayant de découvrir les modalités d'une coexistence possible entre la maîtrise des techniques et la nécessaire « humanisation » de leur mise en œuvre. Celle-ci ne se traduit plus seulement en terme d'amélioration des conditions matérielles de l'hébergement dans les institutions mais aussi, une fois que cette étape est franchie, dans la qualité des systèmes relationnels qui peuvent s'établir autour de la personne malade. À ce sujet, il s'agit peut-être de dépasser les stéréotypes habituels et les images toutes faites. La technologie médicale, en dépit des apparences, n'est jamais traumatisante par elle-même et pour ainsi dire intrinsèquement. Celle-ci est toujours médiatisée, dans le rapport avec le patient par la relation avec les professionnels et les institutions [10] qui la mettent en œuvre et cette relation elle-même ne peut être isolée du contexte familial et social où s'inscrit le parcours de maladie et de guérison. La signification dernière de cette expérience de la maladie et de la technologie médicale pour le sujet est marquée profondément par la qualité de ce système relationnel global et par le climat qui le caractérise. Selon les cas, la même technologie pourra être perçue comme une nécessité imposée par un professionnel au premier chef soucieux d'ajouter un cas à sa recherche personnelle, ou qui ignore délibérément les alternatives de soins qu'il ne maîtrise pas lui-même, comme un « écran » servant d'alibi pour éviter la reconnaissance directe du problème du patient, ou comme instrument pour renvoyer le problème à un autre « professionnel » dans un circuit d'exclusion ou de délégation de responsabilité qui ne veut pas dire son nom.
La technique pourra bien sûr être perçue, de façon totalement positive cette fois, comme le nécessaire tribut d'une reconquête de la vie et d'une quête de la guérison et l'on peut espérer qu'il s'agit, tout de même, du cas le plus général. Mais, ce qui apparaît dans cette analyse, c'est que la technologie n'est jamais déshumanisante par elle-même, mais seulement à travers les usages sociaux où elle s'insère et parfois se pervertit. Ce sont ces usages qui doivent être analysés comme autant de révélateurs de l'état des systèmes sociaux et non pas les technologies qui leur servent de symboles et parfois de boucs émissaires. Combien est-il frappant, à ce propos, de constater le paradoxe apparent qui ressort des conclusions de l'étude qui nous sont proposées plus loin sur le vécu des salles de réanimation intensive et des institutions de prise en charge sociale chez les enfants ! La haute technicité des salles de réanimation peut en faire la quintessence même de la technique totalement déshumanisée ; mais elles sont consacrées à la survie et, comprises ainsi, elles deviennent le lieu d'un investissement social et affectif intense qui suscite une expérience moins traumatisante à tous égards que le vide de l'exclusion sociale que symbolise, quant à lui, le séjour en institution d'hébergement à caractère social.
DEUXIÈME PARTIE
POUR UNE APPROCHE ETHNOGRAPHIQUE
ET HISTORIQUE DE LA MÉDECINE TECHNICIENNE.
Le champ médical se trouve peut-être plus que d'autres soumis à un ensemble de dispositifs de dissimulation et d'occultation qui, pour certains, sont le fait de toute organisation complexe et éclatée et pour d'autres sont plus spécifiques. Il s'agit d'un secteur où s'expriment de fortes pressions idéologiques et passionnelles, mais aussi où la matière qui y est traitée apparaît d'une infinie diversité. Cette diversité résulte de multiples facteurs dont certains sont structurels : les systèmes de santé produisent des services de nature très variée qu'aucun système de gestion n'a encore réussi à parfaitement maîtriser. Ils s'adressent à des populations très diverses, présentant des situations également diverses de gravité et d'exigence de soins. La mesure de « l'efficacité » des interventions médicales demeure encore embryonnaire en dépit de décennies du développement scientifique et d'inculcation des principes de la méthode expérimentale. Les méthodes d'essais thérapeutiques et de prévention sont en effet encore peu développées à la fois du fait des difficultés intrinsèques de leur mise en œuvre et du manque de moyens nécessaires.
Enfin, l'information du public profane apparaît soumise à de multiples paradoxes dont l'un des moindres est encore l'existence d'un circuit d'information professionnelle à usage exclusif (réservé au corps médical), ce monopole se situe dans un contexte d'extraordinaire « appétence » pour l'information biologique et médicale (sujet numéro un d'intérêt au niveau des médias, si on en juge par les taux d'écoute) qui coexiste avec une non moins remarquable désinformation générale sur les questions pratiques essentielles (touchant au mode d'emploi du système de santé par exemple face à tel ou tel problème et à l'attitude à prendre en face de telle ou telle pathologie...). Ainsi en témoignent ces récits d'itinéraires de malades qui éclosent désormais de plus en plus nombreux et qui font état de cette très désagréable « période d'apprentissage » à la fois de leur maladie et du « système » qui les prend en charge avec ses arcanes, ses contradictions et ses mystères. De tels témoignages ne peuvent être produits que dans la mesure où deviennent de plus en plus nombreux ces « malades chroniques » qui peuvent réellement disposer, dans la durée de leur maladie, du temps nécessaire à l'acquisition de ce savoir (qui peut parfois être un savoir critique d'un système qu'ils connaissent mieux que tous sociologues !) et de motivations de le transformer en une véritable culture.
Par ailleurs, l'organisation des systèmes de santé, fondée en partie sur le mode du libéralisme, introduit un biais supplémentaire en matière d'information : celle-ci constitue presque toujours un enjeu stratégique dans un système fondé sur la notoriété certes, mais aussi sur la maîtrise de l'innovation, les deux choses d'ailleurs étant liées.
Face à une telle situation, l'intérêt des méthodes de type ethnographique apparaît s'imposer et c'est cette perspective qui semble la plus appropriée pour faire comprendre la démarche implicite suivie dans une partie des contributions qui suivent. On peut les saisir en effet comme autant de regards portés sur des segments d'un vaste système, segments choisis en fonction à la fois de leur intérêt sémiologique, mais aussi de l'opportunité qui s'est présentée à l'analyste de les observer, d'y avoir un accès privilégié.
Dans ces éclairages successifs des techniques médicales, un problème essentiel à résoudre n'est pas seulement de dépasser les points de vue trop marqués par la volonté « stratégique » des acteurs sociaux concernés ; c'est aussi de contourner les barrières « disciplinaires », d'assimiler suffisamment les différents types de savoir, de pratique et d'expérience pour pouvoir les restituer dans leur richesse et leur complexité. C'est également de replacer les pratiques et les techniques dans leur contexte historique afin d'en saisir la logique d'émergence.
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Ceci est d'autant plus nécessaire si on s'intéresse, au sein du domaine médical, à la production et à la diffusion de l'innovation. On touche alors à ce milieu intermédiaire entre l'industrie, la recherche institutionnelle et la médecine où s'élaborent, se développent et se commercialisent les innovations. L'analyse approfondie de ce secteur commence à peine ; après avoir récemment découvert avec stupeur le déficit de notre balance commerciale en matière de matériel médical, le grand mouvement de reconquête, que les discours officiels ont constitué en objectif, a suscité un intérêt renouvelé pour le domaine dit du « génie biologique et médical ». Mais les analyses font encore cruellement défaut ; quant aux témoignages des acteurs eux-mêmes, ils sont difficiles à obtenir. Les « innovateurs » sont trop agités par la fièvre de l'action quotidienne pour avoir le temps et, peut-être, le désir de décrire leur expérience. Aussi l'innovation médicale possède presque toujours sa face cachée ; si la sociologie médicale commence à s'ouvrir et à se développer du côté des mécanismes et des effets de la diffusion des innovations, bien peu de choses sont produites sur les conditions de l'émergence de l'innovation et sur ses logiques scientifiques et technologiques.
Cette introduction ne se propose pas de fournir un résumé de l'ensemble des contributions associées. Il s'agit plutôt de fournir quelques indications générales sur les « intentions » qui ont servi de repères pour l'élaboration de cette réflexion aussi bien dans le choix des thèmes que dans la façon de les aborder. Et d'abord, il faut peut-être parler des limites et faire preuve d'un peu d'humilité. En effet, le sujet est immense ; les thèmes potentiellement intéressants sont en nombre indéfini. Diverses contraintes interviennent qui balisent assez vite le champ du possible. D'une part, celles qui résultent d'un souci de différenciation par rapport à des sujets déjà largement abordés par ailleurs. C'est le cas par exemple du médicament, de l'industrie pharmaceutique, de la place qu'occupe la prescription dans la relation médecin-malade, etc. ; mais, c'est aussi en grande partie le cas du thème du rapport avec la mort qui s'est développé en Occident et de son occultation hospitalière et technique. Mais il convient également de se situer en termes de ton et d'emphase. A vouloir éviter les écueils du triomphalisme technologique ou de la critique globalisante, encore faut-il pouvoir disposer de suffisamment de matériel et de témoignages pertinents pour trouver un autre langage et des formes d'analyse moins marquées de passion ou d'idéologie. Or, le domaine médical se prête particulièrement bien à l'évocation des témoignages, récits et anecdotes diverses relevant de l'expérience de chacun : expériences d'une vie collective (dans les institutions de soins) donnant lieu à un brassage social exceptionnel, expériences de moments fondamentaux de la vie (naissance, maladies, mort...) : lieux et moments où se façonnent de nouvelles formes de rapport avec le corps. Mais ce corpus potentiel immense est encore largement inexploité. Les sciences humaines et sociales de la santé sont loin d'avoir connu dans ce pays un développement comparable à celui de nos voisins. Aussi, cette somme d'expériences humaines et professionnelles demeure encore en partie atomisée au fond des mémoires, elle n'a que peu été restituée dans le témoignage littéraire ou artistique ou l'analyse sociologique.
Par ailleurs, un autre écueil tient à la nature même du sujet ; c'est un sujet brûlant où les passions et les convictions les plus intimes sont mises à l'épreuve de cette angoisse existentielle qui sous-tend nécessairement la réflexion sur la médecine. Evoquer la médecine, c'est en effet se référer à une expérience de la souffrance, de la maladie, de la mort à laquelle chacun d'entre nous a été ou sera un jour soumis. L'évocation de cette fragilité fondamentale et de cette expérience inéluctable est profondément dérangeante dans une société qui poursuit une utopie technicienne de maîtrise totale de la nature et qui a perdu en grande partie les ressources culturelles et les rituels sociaux de maîtrise et de conjuration symbolique de la mort.
Francis Fagnani
I.N.S.E.R.M. U. 240.
Évaluation des risques et des actions de prévention.
Références bibliographiques.
1. Bourget P., Blouin C., Histoire de la médecine depuis 1940, Presses de la Cité, Paris, 1983.
2. Raimbault G., Zygouris R., Corps de souffrance, corps de savoir, Ed. L'Age d'homme, Lausanne, 1976.
3. Herzlich C, Pierret J., Malades d'hier, malades d'aujourd'hui : de la mort collective au devoir de guérison, Paris, Payot, 1984.
4. Fagnani F., « Du malade au consommateur : médecine et mutation sociale », La Revue du Praticien, tome XXXIV, n° 11, 21.2.84, p. 477, 484.
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