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Avant-propos
par Claude Laurent
La plupart des habitants des zones tempérées de notre planète prennent chaque jour de trois à cinq repas suivant leur âge, leur niveau d'activité physique ou le pays dans lequel ils habitent. La plupart des habitants des zones intertropicales sèches prennent chaque jour de un à trois repas et quelquefois zéro quand les stocks sont épuisés et les secours absents. La plupart des autres pays du monde sont dans une situation intermédiaire entre l'opulence alimentaire des premiers et la sous-nutrition chronique des seconds. Si l'on ajoute à cela que la dernière crise économique de l'Europe occidentale tirant son origine d'une mauvaise récolte date seulement de 1847, que les deux guerres mondiales du XXe siècle ont introduit, dans à peu près chaque pays d'Europe, des poches de disette par rupture d'approvisionnement, on peut en déduire que l'acte de se nourrir n'est un acte facile que pour une faible fraction de l'humanité, a ce depuis peu de temps à l'échelle de l'histoire.
La facilité qu'ont actuellement ces femmes et ces hommes de se maintenir dans une forme physique qui leur permet de s'adonner à des activités très variées, laborieuses aussi bien que ludiques, leur fait généralement oublier que ce résultat a été obtenu après de nombreux efforts, physiques, intellectuels a organisationnels. Ces efforts ont commencé il y a plusieurs dizaines de millénaires et ont permis de franchir différentes étapes dans les niveaux de productivité alimentaire. Ce furent d'abord [8] les pierres taillées qui permirent l'expansion de la chasse au Paléolithique (autour de 50000 av. J.-C), puis l'introduction des champs cultivés au Néolithique (vers - 8000).
Il fallut attendre ensuite l'âge de Bronze (- 1800) pour qu'apparaissent, pense-t-on, les premiers araires. Vers l'an Mil, nouveau progrès technique avec les premières charrues, à coutre et versoir, et encore au XIIIe siècle avec la substitution, non généralisée, du cheval au bœuf comme moyen de traction.
Tout cela a entraîné une amélioration de la productivité du travail agricole lente et discontinue et, même bien après, les rendements par unité de surface restaient à peu près au même niveau qu'au Moyen-Age d'autant plus que l'augmentation de la population, si lente et fluctuante fut-elle [1], à travers guerres, épidémies et famines récurrentes, conduisait à défricher des terres de moins en moins fertiles.
C'est seulement à partir du XVIIe siècle que commença un lent mouvement de croissance de la production totale, grâce à la mise en œuvre empirique du pouvoir de fixation de l'azote atmosphérique par la symbiose entre les bactéries du genre Rhizobium et des végétaux supérieurs de la famille des légumineuses. En Grande-Bretagne d'abord, sur le continent européen ensuite, l'introduction de trèfle et de luzerne dans les rotations culturales permit de réduire la part de l'assolement consacrée à la régénération des sols en azote, sous forme de jachère plus ou moins cultivée.
Les découvertes des chimistes, surtout de ceux qui, comme l'Allemand Liebig, les Français Boussingault, A. Laurent et Schloesing, s'intéressèrent aux éléments nutritifs pour les plantes, permirent ensuite les premières augmentations de productivité du sol. Celles-ci, tout en se poursuivant encore, ont ensuite été épaulées par la sélection et par la lutte contre les maladies des plantes et des animaux, tandis que se développait une véritable science du sol.
Il y a donc à peine plus de deux cents ans qu'a débuté, dans les zones tempérées, l'ère d'une meilleure adéquation entre demande alimentaire et offre de produits agricoles. Mais, au cours de ces deux siècles, les progrès accomplis dans le domaine de la productivité du travail comme dans celui de la productivité de la terre, ont été considérablement plus importants que ceux qui se sont développés entre le Néolithique et le Siècle des Lumières.
Parallèlement, on a assisté à une explosion dans les techniques de conservation des matières premières alimentaires, tant à l'état brut qu'après transformation. Certes, deux ou trois millénaires avant Jésus-Christ, les Indo-Européens utilisaient déjà des processus biotechnologiques pour fabriquer du pain. Il y a également fort longtemps qu'on sait fabriquer du vin ou du fromage pour consommer, plus ou moins longtemps après la récolte, produits de la vigne ou produits laitiers. On sait également tirer parti du froid depuis la préhistoire.
Mais c'est bien au cours des 150 dernières années que des progrès décisifs ont été accomplis dans tous ces domaines.
Ce caractère relativement récent de l'expansion des technologies dans les domaines de la production, de la transformation et de la conservation des produits indispensables que sont les aliments nous a paru justifier de concentrer l'attention portée aux technologies agro-alimentaires sur la période s'étendant entre la fin du XVIIIe siècle et notre décennie. Une telle concentration n'a cependant pas été un impératif absolu pour les auteurs qui ont participé à ce numéro de « Culture technique ». En fonction de son sujet, chacun a pu tantôt déborder cette période, tantôt se limiter à un intervalle de temps plus bref, tantôt encore exposer de manière intemporelle.
Une deuxième option a été prise dès le début de la préparation : couvrir un champ très large, s'étendant de la culture des plantes et de l'élevage des animaux jusqu'aux modes de consommation des aliments, en passant par des procédés de transformation. Dans chacune de ces parties, nous n'avons pas cherché à être exhaustifs. Nous avons préféré illustrer, par quelques exemples, l'état ou l'évolution des technologies. Certaines d'entre elles seront décrites d'une manière stricte, uniquement pour faire comprendre de qui il s'agit. Mais d'autres ont une histoire, faite de conflits qui ne se limitent pas toujours au débat d'idées entre scientifiques ou ingénieurs. Par ce mélange, qui montre que les technologies agro-alimentaires ne sont pas des procédés désincarnés, nous espérons avoir mis en évidence quelques relations insoupçonnées entre elles et la Culture.
Et, tout d'abord, nous avons voulu souligner que l'alimentation est, en elle-même, un phénomène culturel. Ceci peut paraître banal à un citoyen du pays où vécurent Brillât-Savarin et Curnonsky, et où la plupart des journaux mettent, de nos jours, un point d'honneur à publier une rubrique gastronomique. Mais il me semble que les articles consacrés à ce thème dépassent largement ce point de vue un peu restrictif de la notion de culture.
Claude Aubert et Ying Cheng décrivent la très grande richesse de la cuisine chinoise. Ils soulignent, entre autres choses, comment, depuis un lointain passé jusqu'à nos jours, la référence au yin et au yang, transposés en « froid » et « chaud » imprime un équilibre à la composition des repas des Chinois, qu'ils soient ordinaires ou festifs. Ils nous montrent aussi comment, en utilisant des homophonies bien précises dans la dénomination de certains mets, la tradition chinoise lie étroitement les mets considérés à l'événement de la vie ou du calendrier qu'ils ont mission d'accompagner.
Michel Labonne s'intéresse aux évolutions survenues au cours des deux ou trois dernières décennies dans les pays du pourtour de la Méditerranée. Ces pays ont connu, durant ces années, de profonds changements politiques et économiques. Ils sont entrés plus nettement dans la sphère des échanges, et ceci n'a pas seulement concerné leur balance commerciale : les mœurs et les modes de vie ont été influencés, à des degrés divers, par cette ouverture. Ceci n'a pas été sans conséquences sur les habitudes alimentaires, et on a pu, parfois un peu exagérément, qualifier d'occidentalisation cette transformation.
En étudiant les habitudes alimentaires des immigrants italiens en Amérique du Nord, Joseph Conlin et Harvey Levenstein mettent, au contraire, en évidence le poids de l'attachement au pays d'hommes que la misère a chassés très loin. Ceci apparaît, par exemple, dans le fait qu'à Toronto « les Calabrais prenaient pension chez les Calabrais, et les Abruzzais chez les Abruzzais ». Ils indiquent après comment la cuisine italienne a ensuite imprégné le mode de vie américain, ce qui pourrait être interprété comme un impact culturel de groupes ethniques ayant une tradition culinaire dans une société en formation dont les autres participants n'avaient pas été autant sensibilisés aux aspects organoleptiques ou symboliques de leur alimentation.
Un examen des comportements alimentaires des lecteurs de la revue d'une association de consommateurs français permet ensuite à Claude et Christiane Grignon d'affirmer que la manière de se nourrir demeure fortement conditionnée par l'appartenance sociale. Bien que les inégalités économiques brutales devant l'alimentation se soient largement estompées, on constatait encore, il y a une dizaine d'années, qu'il y avait une différence entre viandes bourgeoise et viandes populaires, que les consommateurs d'endives n'étaient pas les mêmes que les consommateurs de poireaux, que les agriculteurs consommaient plus souvent [9] cidre et vin ordinaire, les ouvriers vin ordinaire et bière, les titulaires de hauts revenus vins de cru et boissons non alcoolisées. Ces différences suggèrent des corrélations fortes avec les niveaux de revenus, mais l'explication par ce seul facteur se révèle partielle. En effet, l'enquête effectuée permet de montrer que certaines formes de consommation onéreuses (spécialités régionales, réceptions) se rencontrent plus fréquemment chez les intellectuels que dans « les fractions de la classe dominante riches en capital économique » où les moyens de revenus sont pourtant plus élevés.
Enfin, analysant à partir de 161 entretiens semi-directifs les conceptions des mères en matière d'alimentation enfantine, Claude Fischler met d'abord en évidence la primauté attachée à l'aspect médical de l'alimentation des nourrissons.
S'agissant des enfants plus âgés, cette référence est moins prégnante : s'y ajoutent des considérations d'ordre moral et symbolique, dont Fischler souligne qu'elles existent, et ont existé, dans des sociétés très différentes. Dans les deux cas, le discours sur l'alimentation s'appuie sur des connaissances nutritionnelles, pas toujours conformes à ce que disent les dernières publications de vulgarisation, mais bien caractéristiques de l'influence de l'environnement sur les conceptions des mères.
Charles Bourdalle-Badie et Philippe Erny étudient l'évolution du concept d'alimentation artificielle, qui devient de plus en plus importante en médecine avec l'expansion des techniques de réanimation.
Ils soulignent que l'administration des nutriments par la voie intraveineuse est un processus scientifiquement naturel et que c'est « humainement » qu'on le considère comme artificiel.
Ceci est pour eux l'occasion d'une discussion sur la contradiction entre aspect symbolique et aspect objectif de l'alimentation, et d'expliquer en quoi l'importance donnée au tube digestif est accessoire pour la survie.
En second lieu, nous avons regroupé les articles relatifs au sol sous diverses manières. Il paraissait légitime de commencer par là dans la mesure où parler d'agro-alimentaire c'est, d'abord, parler de l’ager, c'est-à-dire du champ cultivé qui, à l'heure actuelle, dans tous les pays du monde [2], est un intermédiaire obligé de l'alimentation humaine.
Nous commençons, avec Jean Boulaine, par apprendre que, bien que les hommes aient commencé à systématiser l'exploitation des végétaux depuis à peu près dix mille ans, il y a à peine un siècle qu'un accord a commencé à se faire sur la définition de ce qu'est un sol. Dans son article, on peut voir les avantages pratiques immenses que les agronomes ont, depuis lors, tiré de l'adoption du paradigme de Dokouchaev. Il est amusant d'y constater que la science du sol a pris son essor à partir de requêtes du pouvoir judiciaire russe, qui ne possédait pas de références assez précises pour trancher des litiges à propos d'escroqueries sur la vente de « chernozem ».
Une caractéristique tout à fait originale des sols et plus particulièrement des sols cultivés est de ne pas pouvoir être fabriqués, donc de ne pas pouvoir être reproductibles comme la plupart des biens économiques. Ceci a des conséquences primordiales à long terme, puisqu'il semble qu'un temps très long s'écoulera avant qu'on puisse se passer des sols pour se nourrir. Elles ont inspiré à Jean Mamy des réflexions dont le caractère quelque peu éthique doit, à notre avis, demeurer bien présent dans l'esprit de chacun.
Mais, si le sol ne peut être reproduit, il est possible de lui incorporer les éléments nutritifs dont les plantes ont besoin pour croître. Dans un rapide survol de l'histoire de la fertilisation, Géraud de Scorraille nous montre que l'importance des trois éléments N, P, K, aujourd'hui familiers à tous les agriculteurs (au moins dans les pays développés), à dû attendre les progrès théoriques qui ont permis de substituer la chimie à l'alchimie, pour être mise en évidence par les savants de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles. Ceci n'avait pas empêché les agronomes des siècles précédents de constater empiriquement l'intérêt des déjections animales et humaines (cf. les Chinois, et la « courte graisse » du nord de la France) ou encore des ossements. Cependant, lorsqu'on sut quelles molécules étaient les plus efficaces, il fut possible de les extraire ou de les synthétiser à partir de gisements où elles sont concentrées, donnant naissance à une branche très importante de la chimie, l'industrie des engrais.
Ceci dit, il ne suffit pas d'apporter au sol des engrais en quantité optimale, y compris sous forme d'oligo-éléments. Il faut encore lui faire subir des transformations physiques pour optimiser l'assimilation de ces aliments par les végétaux, semer ou planter ces derniers, puis les récoltes. Toutes les pratiques professionnelles des agriculteurs sont englobées dans ces activités. Elles ont subi, elles aussi, des modifications au cours de l'histoire de l'humanité avec, là encore, une accélération considérable depuis la fin du XVIIIe siècle, et ceci n'a pas été sans poser des problèmes d'adaptation aux travailleurs appelés à les mettre en œuvre.
Il y a d'abord eu l'invention des outils, puis l'adaptation des moyens de traction, puis des machines, en un mot la recherche de démultiplication de la force musculaire, pour effectuer des efforts inaccessibles à l'homme isolé ou pour réduire la pénibilité
Cette magnifique, quoique pénible, aventure de l'histoire de la mécanisation des travaux agricoles et de certains travaux de l'agro-alimentaire (mouture) est d'abord décrite très complètement par Rémi Carillon dans un article qui couvre la période allant « du bâton à fouir à la motorisation agricole ». Il y montre comment les progrès de la mécanisation agricole ont été rares jusqu'à la fin du XIXe siècle, même si certains d'entre eux, notamment dans le travail du sol (araires puis charrues) ou la transformation (roue) ont été fondamentaux pour la productivité du travail.
Il y a eu ensuite, après Denis Papin et surtout James Watt (vers 1772) pour les machines à vapeur, Beau de Rochas (1862), Otto (1867) et Diesel (1892) pour les moteurs à explosion, l'extraordinaire accroissement de puissance tiré des moteurs thermiques. Jean-Marc de Montis expose les conditions de l'adoption de la motorisation par l'agriculture française et présente la situation en 1985. Puis il en montre les conséquences sur les conditions de vie des agriculteurs et l'influence qu'elle a eue dans l'évolution des structures des exploitations agricoles, notamment depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Enfin, parce qu'une chose est de trouver de nouvelles technologies et qu'une autre chose est de les voir appliquées sur une grande échelle, un économiste et deux ergonomes font voir que l'intégration culturelle et pratique des connaissances agronomiques nouvelles se trouve parfois confrontée à des contraintes qui ne sont pas simplement psychologiques.
Tout d'abord, Claude Reboul souligne l'importance d'une connaissance préalable des systèmes de culture et de l'expérience déjà acquise par ceux-là même, les paysans, à qui on propose des innovations techniques. Cette connaissance peut souvent aider à prendre conscience des contraintes socio-économiques dont la persistance vouerait à l'échec la mise en œuvre des nouvelles technologies : soutien à une production concurrente, problème de main d'œuvre, nécessité de considérer la formation professionnelle acquise sur le tas.
En second lieu, Christian Nicourt et Olivier Souron, sur l'exemple des changements survenus entre 1919 et 1939 dans [10] une commune du Périgord, montrent comment l'introduction rapide de la mécanisation a non seulement déclenché l'exode agricole, mais encore bouleversé les relations entre les membres des différentes professions dans le village et accentué la division sexuelle du travail en retirant aux femmes toute responsabilité dans les travaux autres que ménagers.
La troisième partie est consacrée aux technologies utilisées dans la production proprement dite des matières premières alimentaires de base : grains, légumes et fruits frais, animaux et produits animaux bruts (lait, œufs). Comme ils sont situés en premier dans la chaîne trophique humaine, nous commencerons par les végétaux. Dans les deux cas, nous traitons de l'amélioration des qualités intrinsèques (sélection), puis d'un exemple de nouvelle technologie de récolte. Nous avons ajouté la lutte contre les maladies des végétaux, mais pas celle contre les maladies des animaux ; ce n'est pas qu'elle ait moins d'importance, mais les changements technologiques en médecine et pharmacie vétérinaires sont de même nature que ceux survenant en médecine et pharmacie humaines, lesquelles ont été abordées dans un autre numéro de « Culture technique » [3].
Dans le cas des plantes cultivées, la sélection a d'abord porté vers des caractères quantitatifs, au premier rang desquels figure le rendement (exprimé en poids récolté sur un hectare, ou bien sous une forme de rapport du poids des grains obtenus au poids des grains semés). Puis on a cherché à produire des semences pour des variétés résistant à diverses agressions. Enfin, plus récemment, l'effort a porté sur des qualités technologiques (aptitude du blé tendre à la panification) ou organoleptiques (sapidité des fruits de grande consommation comme la pomme ou la pêche).
Dans ce domaine, le progrès principal a résulté de l'appui sur la génétique mendélienne [4] et sur la théorie chromosomique de l'hérédité. Il a donc débuté il y a un peu plus d'un siècle, alors que la sélection dite « massale », c'est-à-dire reposant uniquement sur l'aspect extérieur (ou phénotypique) des plantes était pratiquée antérieurement au Néolithique, et avait surtout permis de sélectionner grand nombre de populations végétales adaptées aux conditions écologiques des régions où on les cultivait, sans conduire à des accroissements spectaculaires des rendements.
La sélection « généalogique », dont l'expansion en Europe occidentale date surtout d'après 1945 a, au contraire, été beaucoup plus efficace : par exemple, depuis cette date, les rendements moyens en blé ont augmenté, en France, d'environ un quintal par hectare et par an. Actuellement, comme le montre Max Rives, elle est encore loin d'avoir exprimé toutes ses potentialités, tandis que de nouvelles voies de progrès se profilent à partir de la multiplication végétative « in vitro », ou bien du transfert direct de gènes. Les gains de productivité obtenus ont été assez importants pour donner naissance à une profession nouvelle, celle de créateur de nouvelles variétés végétales. Rives expose les enjeux économiques portés par cette nouvelle activité dont les coûts de production, très élevés à cause du caractère aléatoire du résultat, peuvent être contrebalancés par l'acquisition par l'obtenteur d'une position de monopole, direct ou réglementaire. La compréhension de cette situation passe par celle des mécanismes de la recherche et de la transmission des caractères souhaités que l'auteur expose dans sa deuxième partie avant de porter un regard dubitatif sur les apports, à court terme, des nouvelles techniques biologiques pour le sélectionneur de plantes.
Par ailleurs, devant le développement de la transformation des produits de base en produits plus directement aptes à la consommation, les chercheurs ont été amenés à sélectionner sur des caractères nouveaux, qualitatifs en apparence, quantitatifs quand on y regarde de plus près, puisqu'il s'agit de teneurs en certains composants recherchés (gluten des céréales) ou refusés (acide érucique du colza). Un généticien, Gérard Branlard, et un technologue, Jean-Claude Autran, décrivent les impératifs que cela suscite dans la méthodologie pluridisciplinaire qu'impliquent ces nouvelles recherches. L'exemple de la qualité technologique du blé tendre, qu'ils ont choisi, témoigne du haut degré de sophistication des protocoles et des appareillages auquel on atteint dans les travaux de ce genre.
En ce qui concerne la récolte, l'article de Rémi Carillon, précédemment évoqué, était très explicite sur les machines inventées depuis un siècle. Mais la pression des coûts salariaux et l'ingéniosité des chercheurs ne cessent de pousser à poursuivre les investigations dans des domaines auxquels on aurait à peine songé il y a une dizaine d'années. C'est ce qu'illustrent les avancées en matière de mécanisation des opérations culturales et de récoltes de la vigne que développe Francis Sevila. Envisagées bien après les travaux relatifs aux céréales, aux plantes à racines et tubercules, les opérations décrites : taille, traitement phytosanitaires, vendange, ont pu bénéficier simultanément des nouveautés apparues aussi bien dans la mécanique que dans l'électronique et la robotique. On arrive à imaginer l'exploitation viticole de demain comme un substrat sur lequel viendront s'appliquer, au moment voulu, les appareils adéquats d'une production entièrement informatisée. Certes, certaines productions de luxe comme celles qui supposent presque un examen grain à grain (pourriture noble de certains Bordeaux) connaîtront toujours des opérations manuelles. Mais, pour les vignobles, de qualité plus courante, dans la mesure où le parcellaire le permettra, on peut envisager de très fortes baisses des coûts de production qui pourraient bien favoriser de nouvelles orientations de l'usage du raisin, capables de répondre à la tendance qui se dessine d'une demande pour des boissons courantes moins alcoolisées.
Un dernier domaine important dans la production végétale est celui de la lutte contre les ravageurs de toute nature : champignons, invertébrés, petits mammifères, oiseaux, etc.
Serge-Henri Poitout et François Leclant donnent un aperçu complet du problème après avoir rappelé qu'au cours d'un colloque récent (1981), a été avancée l'évaluation d'une réduction de 50% de la production mondiale, en cas d'absence totale d'intervention. On connaît les difficultés de telles évaluations mais, même en ne prenant pas ce résultat au pied de la lettre (ou du chiffre), il est un bon indicateur de l'importance du problème. Les deux auteurs passent ensuite en revue l'évolution des méthodes de lutte depuis l'imprécation divine contre les ravageurs encore utilisée, paraît-il, en 1830, jusqu'à la lutte intégrée qui combine actuellement le faible coût immédiat des moyens chimiques avec la protection du long terme qu'assure la lutte biologique par divers prédateurs et déstabilisateurs physiologiques des nuisibles. Ils terminent en soulignant qu'il faudra sans cesse demeurer sur la brèche, par suite de l'aptitude des ravageurs à s'autosélectionner contre les agresseurs que l'homme leur adresse.
S'agissant des animaux, d'une part les problèmes de sélection sont plus délicats à résoudre par suite d'une productivité largement inférieure (en particulier pour les grands mammifères), d'autre part il peut arriver que se posent certains problèmes éthiques. La plus grande difficulté à tirer pleinement parti des lois de la génétique, malgré les ressources qu'on peut tirer de la génétique quantitative et de la génétique des populations, a d'abord engendré des méthodes empiriques par analogie, auxquelles se sont substituées, ou tout au moins adjointes, des méthodes statistiques de contrôle des performances.
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L'exemple de l'élevage bovin français, que décrit Bertrand Vissac, est particulièrement riche d'enseignements sur les conflits entre couches sociales qui peuvent naître d'une impossibilité pratique à maîtriser ces acquis scientifiques. L'article qui en est résulté nous paraît très important, en ce qu'il démontre pleinement que le progrès technique n'est pas socialement neutre.
Quant aux problèmes éthiques, ils nous sont posés sous une forme humoristiquement féroce, par un généticien agricole, Jean-Pierre Boyer, qui nous décrit par le détail les changements individuels et sociaux auxquels ont été soumises les poules pondeuses ou les oies, depuis qu'on s'est avisé de les produire et de les faire produire plus « rationnellement » que ne le faisaient les fermières dans les basses-cours d'avant la dernière guerre.
Fort heureusement, il ne semble pas que, de nos jours, les vaches laitières aient beaucoup à se plaindre, bien qu'au début des recherches pour économiser le labeur de la traite manuelle, les choses n'aient pas marché aussi bien. C'est du moins ce qui ressort de la lecture de l'article de Jean-Bernard Montalescot. Mais, de la mécanisation à l'informatisation des opérations, d'abord de l'extraction du lait, puis de la dépose automatique de faisceaux-trayeurs, tous les espoirs sont permis, pour les vaches, de se voir un jour débarrassées de la contrainte d'attendre une heure donnée avant d'être libérées du lait qui pèse dans leurs mamelles et leur procure des sensations désagréables à l'extrémité des trayons.
Domaine à priori privilégié de l'expansion de technologies nouvelles, la transformation et la conservation des matières premières occupent la quatrième partie. Nous nous limiterons, là encore, à quelques exemples significatifs, en regrettant tout de même un peu de n'avoir trouvé personne pour parler de l'œnologie, de la panification ou de la charcuterie-salaisonnerie.
Les moulins (à grain) sont certainement les plus anciens des outils technologiques de transformation des produits alimentaires bruts. Grâce à l'appui d'une documentation archéologique très rigoureusement établie, François Sigaut nous invite à remonter le temps pour découvrir comment les moulins (à eau et à vent) automatisés du XVIIIe ou du XIXe siècle dérivent de meules rotatives, actionnées par des hommes ou des animaux, qui sont apparues entre le IVe et le IIe siècle avant Jésus-Christ, en passant par les moulins à eau des XIe et XIIe siècles après J.-C. Il nous apprend également que l'acte de moudre le grain n'a probablement pas attendu le mouvement rotatif et que, vraisemblablement, pendant plusieurs centaines de millénaires auparavant, l'écrasement du grain était l'affaire des femmes.
Des technologies nouvelles peuvent aussi se développer à partir de matières premières nouvelles. Cela ne va généralement pas sans difficultés ni opposition, comme nous le montrent Jean Guerin et Roland Treillon sur l'exemple de la sucrerie de betterave au début du XIXe siècle, en France. Etudiant les documents sur le projet durant la période 1799-1843, ils en tirent d'abord des arguments qui remettent en cause l'idée, communément admise, d'une volonté de Napoléon Ier d'assurer l'auto-approvisionnement du pays en saccharose, face au blocus continental. Il semblerait que le souci de compétitivité technique et économique vis-à-vis du sucre de canne ait pesé bien plus lourd dans la balance lorsque l'Empereur décida en 1811, après bien des atermoiements, d'encourager les promoteurs de cette nouvelle technologie. Guerin et Treillon soulignent, par ailleurs, que de nombreuses difficultés surgirent du fait qu'on n'avait pas tenu compte ni des délais d'apprentissage, ni du manque de réceptivité des agriculteurs à cette innovation. Néanmoins, au fil des ans, après 1815, la sucrerie indigène de betterave, profitant de l'accroissement de la demande ainsi que des avantages qu'en définitive elle procurait aux agriculteurs, réussit à s'implanter malgré les oppositions des raffineurs et du Trésor Public qui voyait se réduire une importante source de recette : les droits de douane sur les importations de sucres étrangers.
Il convient aussi d'insister sur le rôle fondamental des êtres vivants comme agents actifs de l'extraction des éléments nutritifs, de leur protection contre les dégradations et de la mise en évidence de qualités organileptiques cachées. Panification, œnologie, brasserie, beurrerie, fromagerie sont pratiquées depuis l'Antiquité. Leur industrialisation, souvent très récente, a restreint la diversité des produits finaux et l'on s'en plaint de plus en plus fréquemment.
Sur l'exemple du fromage de Camembert, Germain Mocquot nous explique l'ambivalence des techniques modernes en matière de qualité, et souligne le biais statistique engendré par l'affectivité des nostalgiques du bon vieux temps. De plus, estime-t-il, si les « niches écologiques » du haut de gamme ont à peu près disparu, il serait présomptueux, à l'ère des biotechnologies, d'abandonner tout espoir de les reconstituer en mieux. Encore faut-il que s'exerce une pression culturelle suffisante pour lancer le mouvement.
Les progrès réalisés depuis trente ans en matière de physiologie humaine, d'analyse chimique, de méthodes d'extraction ont été à l'origine d'une connaissance de plus en plus précise des besoins nutritionnels et des éléments indispensables à la santé. En particulier, on sait de plus en plus de choses sur les nutriments de base entrant dans les trois catégories glucides, lipides, protides. On sait, par ailleurs, de mieux en mieux les isoler, les concentrer, les recombiner. C'est ainsi que l'on peut obtenir des protéines sous forme concentrée en économisant le recours à l'animal, toujours fort coûteux.
Léon Petit, en nous rappelant ce que sont les protéines du point de vue physico-chimique, nous fait connaître quelques applications, actuelles ou potentielles, de l'utilisation directe des protéines végétales en alimentation humaine.
La conservation n'a pas toujours nécessité des moyens aussi délicats à contrôler. Ainsi, les grains de céréales, à faible teneur en eau, exigeaient seulement une aération suffisante pour empêcher les échauffements favorables à la prolifération de moisissures. La perspicacité des ingénieurs s'est depuis longtemps appliquée à perfectionner ces méthodes de séchage. Parmi eux, Henri-Louis Duhamel du Monceau, au milieu de nombreuses autres activités, imagina, au XVIIIe siècle, un moyen particulièrement astucieux d'assurer le séchage du grain. Joseph de Pelet, qui a la chance d'avoir retrouvé les vestiges du prototype dans un château où demeura Duhamel, nous décrit le fonctionnement particulier de ce « moulin à la polonaise ».
Mais, s'il était relativement facile de conserver les matières premières sèches, il n'en était pas de même pour les produits à fort taux d'humidité. On a vu l'exemple de l'utilisation de microorganismes avec les fromages ; dans ce cas, on obtient un produit nouveau pour conserver longtemps les éléments nutritifs. Or, pouvoir consommer des produits frais de façon différée a toujours été une aspiration profonde de l'humanité. Il y avait, dans ce souhait, à la fois un besoin psychologique, lié à la saveur des aliments, et un besoin économique, lié à la volonté de réduire les pertes par pourrissement de parties de récoltes en excédant ainsi qu'un vœu de mettre ces produits frais à la disposition de consommateurs urbains de plus en plus éloignés des lieux de production.
Dans son « Essai pour une histoire du froid industriel dans le monde », Roger Thevenot indique que l'idée d'utiliser le froid à cette fin remonterait au moins au Paléolithique inférieur [12] (100 000 av. J.-C). Ce qui manqua le plus pendant des millénaires fut la capacité de conserver des zones de basses températures dans des milieux où la chaleur de l'air ambiant provoquait précisément les dégradations que le froid pouvait ralentir ou empêcher. La naissance de l'industrie du froid (dont les applications ne sont pas uniquement alimentaires) eut donc lieu à la suite d'une longue gestation. Son expansion constitua ensuite une sorte d'épopée pacifique que j'ai personnellement tenté de résumer à partir de l'ouvrage en question (Thevenot, 1978).
Une application privilégiée de cet emploi du froid se situe dans le domaine des transports de produits frais ou de produits transformés susceptibles d'évolution. Les techniques de transport sous température dirigée ont considérablement progressé au cours des dernières décennies ; Raoul Bennahmias présente les diverses adaptations en fonction du mode de transport.
Il paraissait difficile, dans un secteur où les innovations ont été si nombreuses dans le passé récent, de ne pas présenter une réflexion sur la genèse de l'innovation. C'est ce qu'a choisi de faire Michel Zitt qui s'intéresse à une voie particulièrement féconde dans les processus d'innovation : les transferts de technologie. Dans une première partie, d'aspect plutôt théorique, il est amené à insister sur l'importance de la dimension culturelle en ce domaine. Il illustre, ensuite, cette réflexion en présentant quelques exemples de transferts de technologie à partir de secteurs variés vers l'agro-alimentaire, en distinguant ceux qui se sont limités à des innovations de procédés de ceux qui ont abouti à des innovations de produits.
La consommation constitue le thème de la cinquième partie. Il y a une trentaine d'années, nous ne l'aurions peut-être pas reliée aux aspects technologiques car, mis à part la réfrigération étudiée plus haut et la simplification des appareils de cuisson au gaz et à l'électricité, il n'y aurait pas eu matière à insérer beaucoup de choses nouvelles dans la culture de notre temps.
Les bouleversements considérables (dus à la croissance économique durant les « trente glorieuses ») dans les niveaux de revenus, dans la distribution spatiale de plus en plus éclatée des lieux de vie professionnelle et des lieux de vie personnelle ont eu des répercussions telles sur la manière d'organiser son temps et de prendre ses repas, que sont apparues de nombreuses nouveautés dans les comportements individuels, dans les modes de commercialisation, dans l'alimentation hors du foyer familial. C'est pourquoi nous avons tout naturellement été amenés à parler de la consommation dans ce numéro.
Une première tendance notable concerne l'attention croissante portée par le consommateur final à la qualité des produits alimentaires. Chacun ne met pas toujours la même chose derrière ce vocable, mais tous sont attentifs aux problèmes d'hygiène des aliments, à la répercussion de l'alimentation sur la santé, au maintien de bonnes qualités organoleptiques si possible diversifiées. Mais là, bien souvent, le discours n'est pas forcément en accord avec lès pratiques.
Le docteur Jacques Adroit, par les fonctions qu'il exerce à la Direction de la Qualité du ministère de l'Agriculture, était particulièrement bien placé pour exposer comment la législation a évolué, depuis le début du siècle où elle privilégiait la conformité à une norme, vers une préoccupation de protection sanitaire se souciant davantage, en 1978, du consommateur, alors qu'en 1905 c'était à l'acheteur qu'allait la sollicitude du législateur. En d'autres termes, à la chasse au mouillage du lait se substitue la chasse aux germes pathogènes.
Par ailleurs, à présent que semble résolus pour assez longtemps les problèmes de disponibilité globale, les habitants des pays développés ont mesuré les inconvénients de certains excès, qui vont parfois avec des déséquilibres entre nutriments nécessaires. Le docteur Monique Astier-Dumas montre comment on est passé de la préoccupation du nombre absolu à celle du nombre relatif, c'est-à-dire à celle de la répartition optimale des composants de la ration. Elle insiste sur la difficulté d'établir des normes strictes, tant il est vrai que les besoins d'un individu sont absolument spécifiques et nécessitent, en cas de déséquilibre pathologique, un régime absolument personnel.
Est-il certain que le consommateur final soit un bon juge de la qualité nutritionnelle de ce qu'il consomme ? On pourrait en douter après l'enquête réalisée par Jean-Louis Lambert dans l'agglomération nantaise. Il faudrait, bien sûr, des échantillons plus importants et davantage répartis pour se faire une idée de cette perception à l'échelle de la France, mais il est peu douteux que le niveau de culture nutritionnelle de nos compatriotes soit bas.
Enfin, comme on constate depuis plusieurs années, un mécontentement croissant (en tous cas, en paroles) à l'encontre de l'uniformisation des produits proposés au consommateur final, la recherche s'efforce de réintroduire de la diversité dans les variétés de fruits, de fromages, etc., mis sur le marché. Mais comment contrôler si les produits nouveaux sont réellement différents, comment s'assurer qu'ils plairont aux consommateurs ? Les paramètres à prendre en considération sont si nombreux que le mode opératoire le plus efficace qu'on ait trouvé consiste à en avoir une perception synthétique. C'est la technique complexe de l'évaluation sensorielle que décrit François Sauvageot.
La deuxième tendance lourde, due à la recherche de l'abaissement des coûts dans le secteur de la distribution, est à la part croissante des magasins à grande surface dans le commerce de l'alimentation. Ceci conduit les consommateurs à grouper leurs achats pour plusieurs jours, et suscite des adaptations de la part des commerçants. Guy de Fontguyon montre, ainsi, comment ces formes modernes de distribution sont en train de prendre une importance croissante dans la distribution des viandes fraîches et sont, par là-même, amenées à proposer de nouveaux conditionnements, plus conformes aux pratiques qu'elles ont induites chez les consommateurs.
Cette concentration dans le secteur de la distribution a rendu de plus en plus âpre la concurrence entre les agents économiques qui en font partie. Il importe donc impérativement pour chacun d'eux de se faire identifier, sans ambiguïté et avec un préjugé favorable, par le consommateur final.
De là sont nées toutes les techniques du marketing moderne. Sans doute la publicité dans ce domaine date-t-elle de plusieurs décennies (on disait « réclame » dans les années trente). Mais, comme nous l'explique François Nicolas, de nombreux raffinements se sont introduits dans le conditionnement, l'étiquetage, l'invention de marques commerciales au nom attractif. On en était arrivé à un tel foisonnement que les consommateurs ne s'y retrouvaient plus, et que la répression des fraudes s'en mêle, en imposant l'étiquetage informatif décrivant la composition du produit ou, s'il est non-transformé et clairement identifiable, son origine.
Troisième et dernière tendance ayant influencé les technologies agro-alimentaires au niveau de la consommation : l'aspiration à une simplification et à une réduction du temps consacré aux repas, que ce soit dans leur préparation ou dans leur absorption proprement dite. Elle résulte de l'accroissement des activités proposées aux femmes et aux hommes qui vivent, à notre époque, dans nos pays où leurs revenus, en moyenne nettement élevés par rapport à ceux de leurs parents, leur permettent de répondre à de nombreuses sollicitations d'activités consommatrices d'argent et aussi de temps. Par ailleurs, la séparation entre [13] lieu de travail et lieu d'habitation, dont j'ai déjà parlé, amène de plus en plus de personnes à prendre régulièrement au moins un repas par jour hors du foyer familial.
Tout ceci a engendré de nouvelles formes de restaurations, de nouveaux appareils domestiques et même une « nouvelle cuisine » sous l'influence des impératifs nutritionnels évoqués plus haut.
Philip et Mary Hyman se sont demandés dans quelle mesure la nouvelle cuisine des artistes que sont les « chefs » de restaurants réputés, est susceptible d'influencer la cuisine préparée dans les ménages : déjà des livres de cuisine ont introduit dans leurs recettes des préparations inspirées de ces novateurs.
Cependant, ces modèles de consommation ne peuvent guère s'appliquer qu'à l'alimentation que Guy Fauconneau appelle « festive ». Dans l'alimentation de tous les jours, il n'est pas possible de consacrer toute l'attention requise par ces recettes en apparence simples, en réalité très élaborées.
S'appuyant sur l'examen des tendances récentes d'évolution de la consommation alimentaire des français, pour lesquelles il propose des explications, Gilles Fromentin en tire quelques anticipations sur l'évolution future des secteurs de la restauration et de la distribution, pour en dégager les conséquences probables sur l'adaptation nécessaire des industries agricoles et alimentaires. Le cas particulier de la restauration des travailleurs sur (ou à proximité de) leurs lieux de travail est approfondi par Brigitte Aznar, à partir d'une étude des comportements et des souhaits des convives de ce type de restauration dont on peut prévoir que l'expansion va se poursuivre.
A cette poursuite participera, sans doute, le phénomène de la restauration rapide, plus connu sous son nom original américain de « fast-food », même si ce dernier vise à remplir aussi d'autres fonctions dont son succès auprès des jeunes attestes l'existence. Il nous est donc apparu qu'il n'était pas possible de passer sous silence ce phénomène qui, par son organisation, constitue une technologie alimentaire nouvelle. Deux auteurs répondent à cette exigence.
D'abord, Jean-Michel Clément tente de nous apprendre les raisons d'être du langage de cette restauration rapide, et démystifie le dit langage. Ensuite, C. Houdayer qui, se demandant si la restauration rapide peut influencer la restauration traditionnelle, répond affirmativement, car, pense-t-il, les produits nouveaux qu'elle a créés répondent à une attente, peut-être implicite, des consommateurs. Par ailleurs, les matériels qu'elle a induits vont peser lourd dans l'évolution de l'ensemble de la restauration utilitaire, à cause de leur simplicité d'emploi, génératrice d'abaissements des coûts de production.
Tous les progrès technologiques dont il vient d'être question ne suffisent pas, à eux seuls, pour résoudre le terrible problème de la faim dans le monde. Une sixième partie essaye donc de faire apparaître en quoi les organisations économiques internes des pays, leurs stratégies de développement pour les uns, d'hégémonie pour les autres, interviennent dans la mise à disposition des populations d'une quantité suffisante d'aliments en respectant, si possible, les exigences nutritionnelles moyennes des habitants. Nous avons pris trois exemples.
Le premier est celui des États-Unis, présenté par Jean-Pierre Bertrand. Nous y apprenons comment un discours libre-échangiste peut s'accompagner d'une politique à protection variable et à intervention financière sur l'extérieur.
Le deuxième exemple est pris dans l'ouest africain. Philippe Bonnefond, Philippe Couty et Anne-Marie Varliette comparent le Sénégal et la Côte-d'Ivoire. Leur propos est de montrer comment les différences somme toute pas énormes, de conditions écologiques et dés différences d'organisation sociale conduisent à poser en des termes différents, donc à résoudre différemment, la question des ressources alimentaires et des structures de consommation de leurs habitants.
Enfin, Claude Aubert relate de récentes informations venues de Chine, qui suggèrent que les changements survenus depuis sept ans dans l'organisation politique et économique des villages ouvrent aux Chinois de meilleures perspectives nutritionnelles qu'auparavant.
En choisissant de retenir une acception très englobante du concept d'agro-alimentaire pour ce numéro de « Culture technique », nous avons volontairement couvert une période de temps très longue. Naturellement, chaque auteur en fonction de son sujet en en fonction de ses goûts propres, a délimité comme il l'entendait sa période de référence. Cependant, au total, les articles présentés ci-après ne visent pas à davantage que donner des aperçus sur les techniques employées dans ce domaine primordial pour la satisfaction du plus vital des besoins des hommes.
C'est ainsi que sur certains points, comme l'histoire des moulins, on a surtout insisté sur les progrès d'une technologie fort ancienne tandis que sur d'autres, telle la mécanisation de la viticulture, on se situe à la pointe du changement technologique en cours. Le lecteur déjà averti ne s'étonnera donc pas s'il ne voit pas développer de façon abstraite un certain nombre de notions dont on a beaucoup parlé, ces dernières années, dans les milieux professionnels de l'agro-alimentaire. Ceci tient à ce que nous avons voulu être aussi concret que possible et montrer, par exemple, ce que sont « cracking » et recombinaison par l'article de L. Petit sur les protéines ou encore ce qu'est le « grading » par celui de G. Branlard et J. Autran sur la qualité du blé tendre.
Enfin, nous n'avons pas la prétention de délivrer la bonne parole. Nombre d'opinions émises dans ces articles donnent actuellement lieu à des discussions, voire à des polémiques vives. En cela, nous ne voyons rien que de normal : il ne faut pas oublier qu'en tous les domaines évoqués se trouvent, à la base, des recherches scientifiques, comme l'ont montré Karl Popper et Thomas Kuhn, la science ne progresse que par la contradiction, si toutefois celle-ci est honnête et rigoureuse.
[1] Il y eut, notamment en France, des baisses au XIVe siècle (guerre de 100 ans, peste, choléra) et au XVIIe siècle (guerres de Louis XIV, famines).
[2] Sauf peut-être dans certaines régions polaires où le gel permanent ne permet pas de cultiver.
[3] N° 15 « Médecine ».
[4] Gregor Mendel (1822-1884), moine et botaniste autrichien, fut le premier à proposer une application de la variabilité des caractères et de leur transmission héréditaire. Il a travaillé sur le pois cultivé.
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