Avant-propos
par Pierre Patin, Georges Ribeill
In revue Culture technique, no 19 “Transports”, mars 1989, pp. 9-12. Neuilly-sur-Seine : Centre de recherche sur la culture technique.
La civilisation et le transport nous semblent aller de pair et s'être développés avec une certaine simultanéité. Rien n'est moins sûr. La naissance d'une civilisation n'exige que des contacts entre individus : un langage. C'est leur différentiation, la spécialisation, la division du travail qui créent les premières exigences d'échanges, donc de transport. Ceux-ci à leur tour permettent une différentiation encore plus grande : c'est l'apparition de la ville, berceau de la société. On peut donc dire sans grande chance d'erreur que le transport est un produit de la civilisation, et plus encore que la société, telle que nous la connaissons depuis l'Antiquité, est un produit du transport.
Alors que des outils, des poteries, des bijoux et la trace de rites funéraires évolués, caractéristiques d'une certaine culture, sont décelables dans des périodes de la haute préhistoire disons de 50 000 à 20 000 ans avant notre ère on sait de façon à peu près certaine que la domestication et l'usage des animaux de bât, premier moyen de transport après l'homme lui-même, ne remontent pas au-delà du cinquième millénaire. L'animal de trait est encore plus récent, et l'invention de la roue géniale s'il en fut remonte à l'Antiquité connue, non à la préhistoire. Encore le char, déjà utilisé en Egypte dès le Moyen-Empire, semble selon l'iconographie, la statuaire et la littérature antiques, n'avoir été réservé qu'à l'homme noble et non aux marchandises.
Celles-ci n'ont eu droit à la roue qu'avec l'apparition du chariot, vraisemblablement inventé par les Gaulois, le « carros ». Jusqu'alors, les marchandises lourdes étaient déplacées, à terre, sur des rouleaux.
Par contre, le transport par eau sous toutes ses formes flottage, radeaux, bateaux est connu depuis la plus haute Antiquité. Il est curieux de constater qu'au cours des âges, il est resté, et est toujours, le moyen de plus forte capacité à l'unité de transport. Si la galère grecque ou romaine transportait déjà l'équivalent de vingt à cinquante chariots, le train complet, et exceptionnel, de 10 000 tonnes, fait encore pâle figure auprès d'un pétrolier de 200 000 à 500 000 tonnes ; le ratio est, curieusement, resté du même ordre de grandeur.
Les progrès en matière de transports ont été lents. Si le cheval pouvait emmener rapidement son cavalier, les transports un tant soit peu lourds ne dépassaient guère le rythme de la marche à pied : alors que Jules César déplaçait en quelques jours toute une armée de la Saône au confluent de la Moselle et du Rhin, qu'il franchissait en dix jours sur un pont de pilots, Napoléon, malgré sa rapidité manœuvrière, mettait plusieurs mois à rapatrier la Grande Armée de Russie, et ne gagnait que trois jours sur la construction d'un pont.
Le seul progrès important avant la fin du XVIIIe siècle a été l'invention de la suspension, d'ailleurs réservée aux carrosses. Le premier article de ce numéro, consacré à Cardan, montre que la recherche dans ce domaine ne s'est jamais interrompue, mais c'est le ressort à lames qui a apporté la bonne solution au XVIIe siècle. Là encore, seuls les grands de ce monde en ont d'abord bénéficié.
C'est le XIXe siècle, annoncé par les dernières années du XVIIIe siècle et prolongé par les premières du XXe siècle, qui, sans conteste, a vu l'explosion la plus extraordinaire dans le domaine du transport, de la première locomotive de Trevithick (1804), héritière déjà évoluée du fardier de Cugnot (1795) et des essais de Watt (1769), aux premières automobiles et même aux premiers aéroplanes, ces « plus lourds que l'air » qui ont, peut-être à tort, fait paraître obsolètes les « plus légers ». Enfin l'homme s'arrachait à la terre et à l'eau, amies et ennemies naturelles, pour se mesurer à l'air, nouvel adversaire et nouvel allié.
Le XIXe siècle a fait les rêves les plus fous, avec Jules Verne, et en a réalisé un grand nombre. Certes, le XXe siècle a vu les modes se décanter, trois grandes familles, l'automobile, le chemin de fer et l'avion ont petit à petit pris les bonnes places. On s'est aperçu que cette trilogie dominante ne résolvait pas tous les problèmes, et dans les vides qu'elle laissait se sont infiltrés d'autres modes, sans que le tissu du transport ne laisse encore apparaître quelques trous, les plus difficiles à boucher, bien sûr.
Avec la technique, les métiers, les mentalités ont changé, les uns réagissant sur les autres et transformant entièrement les modes de vie.
L'influence des transports sur les sociétés est considérable : sans eux, pas de division du travail, pas d'échanges et, jusqu'à une époque récente, pas d'information. Les grands empires, ceux de l'Antiquité comme ceux du monde moderne, se sont bâtis grâce à eux ; ainsi de Rome avec l'aide de la Méditerranée, de l'Égypte avec le Nil, de l'Angleterre, de la Hollande, de l'Espagne et du Portugal avec l'océan.
D va de soi qu'un seul numéro de la revue ne pouvait aborder l'ensemble du sujet immense qu'ils constituent. Nous nous sommes contentés de jeter quelques coups de projecteurs pour éclairer des aspects plus ou moins spécifiques d'un monde auquel nous participons tous et que, de ce fait, nous croyons, mais croyons seulement, connaître. En fait, sa face cachée est, à l'opposé de la lune, bien plus importante que celle qui est à la vue du commun des mortels.
Le parti pris éditorial retenu cherche à conjuguer approches et perspectives multiples sur les transports. Tout en couvrant l'essentiel des grandes familles de transports, on a mêlé certains chapitres mal connus de leur histoire avec d'autres concernant leurs développements les plus récents et fait appel tantôt à des chercheurs spécialistes, tantôt à des professionnels. L'architecture générale de ce numéro est bâtie selon quatre thèmes successivement illustrés.
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En premier lieu, une série d'articles traite des innovations et mutations technologiques dans les systèmes de transport. Nous avons choisi d'introduire le numéro en évoquant des figures typiques du technologue chevronné. Plutôt que Léonard de Vinci, bien connu, dont on sait qu'il brouillonna notamment des dessins d'hélicoptère, deux figures dont les inventions ont concouru à la « révolution automobile », pour reprendre le titre d'un important ouvrage collectif historique [1], Jérôme Cardan, Histoire de l'articulation à cardan par R. Franke et Rudolf Diesel, Des moteurs Diesel pour les transports par J. Laux.
Si Cardan fut un esprit multiple médecin, écrivain, mathématicien, mécanicien comme il était encore possible de l'être au XVIe siècle, le XIXe siècle voit au contraire les intelligences se spécialiser de façon de plus en plus étroite et de plus en plus approfondie. Rudolf Diesel, pur thermicien, est de ces esprits que la recherche obstinée autour d'une idée-force a conduit à des résultats d'une importance considérable.
Riche en innovation continue, l'automobile a constitué un terrain chronique d'élection pour le génie mécanique, souvent incarné dans l'entrepreneur-constructeur. La Petite Histoire de l'automobile telle que Jean Panhard nous la raconte est suggestive de cette émulation permanente.
De même qu'il n'existe que deux modes d'écriture, la prose et le vers, il n'existe pour les déplacements de personnes que deux méthodes : le transport individuel et le transport collectif. Aujourd'hui, chemin de fer, avion et bus ou car se partagent ce dernier, l'automobile se taillant la part du lion dans le transport individuel. Mais elle est loin de répondre à tous les besoins et, par ailleurs, elle est consommatrice, à l'excès, d'espace et d'énergie. C'est là qu'il existe, entre autres, dans le tissu du transport, un vaste trou que le véhicule léger s'efforce de boucher, sans d'ailleurs y parvenir de façon totalement satisfaisante. C'est ce que nous montre l'article de P. Bertholon : Se déplacer léger ; en confirmation de cet article, il a semblé à Pierre Patin, l'un des deux co-signataires de cette introduction, qu'il manquait à l'ensemble des moyens de transports un véhicule dont le programme serait d'avoir la taille d'un « deux-roues » de moyenne puissance et le confort d'une automobile. Ainsi travaille-t-il personnellement à ce problème avec l'espoir de le résoudre très prochainement. Le résultat pourrait avoir l'allure représentée par l'anticipation due à Pierre-Armand Patin et qui introduit cet article.
Fasciné par les problèmes non résolus à ce jour, Pierre Patin, inventeur du trottoir roulant accéléré TRAX, étudie, en s'aidant de lois suggérées par la théorie et l'expérience, les solutions apportées au problème des transports à courte distance, en essayant de répondre à la question : Existe-t-il un créneau pour les transports hectométriques ?
Comme les êtres vivants, comme les civilisations, comme les empires, les techniques naissent, se développent, vivent, déclinent et meurent. Mais il n'est pas exceptionnel que, bénéficiant des progrès d'autres techniques, elles engendrent de nouvelles générations plus performantes qui se développent à leur tour. Il pourrait en être ainsi du tramway, c'est l'objet de l'article de D. Larroque : Apogée, déclin et relance du tramway en France, et comme nous le verrons plus loin, du dirigeable.
Le progrès concerne fréquemment la face cachée du transport. L'usager du métro ignore que bien souvent aujourd'hui son train est en pilotage automatique et que ses mouvements sont en grande partie sous le contrôle d'un poste de commande centralisée. Il restait un pas à franchir, supprimer toute intervention du personnel sur le train. C'est ce que réalise le VAL dont la première application est le métro de Lille et que nous décrit B. Félix dans L'automatisme intégral de conduite du métro VAL.
Alors que la route et le rail, en tant qu'entités économiques bien distinctes, tendaient entre les deux guerres mondiales à devenir de féroces concurrents, les deux techniques, au contraire, tendaient à se rapprocher, et ce rapprochement devait être fécond : il a créé et développé le « véhicule autonome sur rail », montrant que l'on pouvait s'affranchir du vieux concept du train locomotive et matériel remorqué en imitant la route, l'automobile ayant dès le départ intégré l'élément tracteur.
Les premiers autorails, les « michelines », étaient encore des automobiles sur rail, elles en avaient même conservé les pneus. Mais la conception a évolué très vite vers un véhicule entièrement nouveau, dans lequel la racine « auto » doit évoquer plus l'« autonomie » que l'automobile, c'est l'objet de l'article de B. Guyon : L'autorail léger : une technique, un concept, une histoire.
Que des solutions techniques au problème de transports aient fusionné, cela est évident. Il s'agit là d'un domaine où l'imagination, où l'invention technique a toujours trouvé libre cours. Le cas précédent de l'autorail illustre une technique hybride tendant à conjuguer au mieux les atouts respectifs du moteur automobile et du guidage par rail. Le cas de l'aérotrain tel que P. Patin le montre dans son article L'aérotrain, un essai réussi mais non transformé, illustre un complexe assez extraordinaire de solutions neuves, en matière de sustentation, de traction ou de guidage, telles que les avaient promues un fameux inventeur, Jean Bertin. Avec un défaut majeur originel toutefois, la prise en compte tardive du point de vue de l'exploitant potentiel. D'où un échec douloureux.
À l'inverse, si le TGV conçu peu après était techniquement bien moins révolutionnaire, combinaison de multiples innovations, il s'intégrait parfaitement, au sens technique et gestionnaire, dans les rails d'une tradition éprouvée par son concepteur et exploitant, la SNCF. La compatibilité délibérée entre le neuf et l'ancien allait lui conférer un atout essentiel à la base de son éclatant succès. J.-M. Fourniau fait ici La genèse du TGV Sud-Est, innovation et adaptation à la concurrence.
Le progrès en matière de chemin de fer ne repose pas seulement sur le couple roue-rail, encore que celui-ci ait montré son aptitude à résoudre une quantité extraordinaire de problèmes, y compris celui de la signalisation, par le bloc automatique. Mais d'autres techniques se développent et « le chemin de fer est preneur » (Louis Armand) ; ainsi en est-il des systèmes les plus modernes de transmission, comme Le projet ASTKEE, nouvelle approche de la commande et du contrôle ferroviaire, par P. Bernard, allant jusqu'à l'utilisation des satellites civils.
Comment naît et se construit une autoroute, par B. Mandagaran : comme le chemin de fer, la route utilise le mieux possible les techniques nouvelles, tant en matière de conception que de construction : conception assistée par ordinateur (CAO), mais aussi plateformes stabilisées (technique héritée des barrages et transmise aux voies ferrées), utilisation rationnelle des matériaux naturels, concurrence bénéfique des « produits noirs » (bitumineux) et des « produits blancs » (bétons). Et dans le domaine économique, l'autoroute marque plus qu'une évolution : une rupture.
Quittons le sol pour nous aventurer sur l'eau. Les deux articles suivants : Évolution caractéristique des navires de commerce et de la construction navale (B. Baret et B. Vieillard-Baron) et Tendances récentes du transport maritime (R. de Lambilly, B. le Guern et C.-H. Ronin), traitent tous les deux de l'évolution des navires et de leur avenir prévisible, mais vus, dans le premier, par le constructeur, et dans le second, par l'utilisateur. Si le lecteur ne manquera pas de trouver dans ces [11] deux articles quelques points communs, il sentira certainement l'intérêt des deux éclairages différents.
Dernier né des modes de transport, le transport aérien est celui qui a évolué le plus vite au cours du XXe siècle. Toutefois, de même que la croissance des villes, celles des aéroports et de la consommation d'électricité ne resteront pas indéfiniment exponentielles, la taille et la vitesse des avions ne croîtront pas indéfiniment. Les spécialistes d'Air France, J.-D. Blanchet et G. de Féraudy, font le point dans ces trois articles : Enjeux et perspectives du transport aérien, Dix ans d'exploitation du Concorde, L'entretien et la maintenance à Air France.
Le plus lourd que l'air semble avoir détrôné le plus léger, au moins pour le transport des passagers. Mais il y a des tâches que ni l'avion, ni l'hélicoptère, ni le chemin de fer ou le camion ne savent correctement effectuer. Existe-t-il un créneau pour le dirigeable ? C'est la question que pose P.-A. Patin dans son article intitulé : Les dirigeables, une espèce en voie de... réapparition ?
Le transport par air a connu un curieux avatar, dont certaines applications privées existent encore : le transport pneumatique. Mais le sympathique pneu, pourtant pratique et rapide, ce « vas-y-dire » du XXe siècle, a disparu récemment c'est l'objet de l'article de Th. Poujol, Des égouts aux musées : splendeur et déclin du transport pneumatique postal, comme avait sombré le système pneumatique qui, au milieu du XIXe siècle, avait propulsé les trains sur la difficile rampe du Pecq à Saint-Germain.
Une seconde série d'articles traite du thème des interactions si complexes entre transports et société ; rouages de l'activité économique ou instruments de l'action politique, les transports transforment la vie quotidienne et l'occupation de l'espace, suscitant parfois des migrations irréversibles et toujours des confrontations culturelles. Dans leur sillage, par des effets d'entraînement, se développent de multiples activités ou industries auxiliaires.
Si chaque mode, historiquement, a sa logique de développement propre, plus ou moins impériale mais confrontée à une certaine concurrence qui fait les beaux jours de quelques planificateurs, on peut s'interroger, à l'heure de la logistique, sur la pérennité de ces voies autonomes de développement.
L'étude des effets structurants, économiques et sociaux sur le territoire, des grands axes et dessertes de transports est un sujet classique d'étude des historiens, des géographes, ou des planificateurs... L'étude monographique suivante intitulée Infrastructures de transport et transformations de l'espace : le cas de la région du Creusot et de Montceau-les-Mines entre 1780 et 1980, par F. Plassard-Buguet, consacrée à une région particulièrement privilégiée depuis la révolution industrielle jusqu'à l'ère du TGV, est illustrative de ces rebonds dialectiques entre voies de communication et territoire.
L'entreprise de transport, consciente de ses effets potentiels économiques et territoriaux notamment, peut délibérément sortir de son stria rôle de « tractionnaire » pour être un acteur à part entière du développement régional, dont elle pourra escompter, en retour, des bénéfices pour son compte propre. Tel est le cas exemplaire et fort original de la Compagnie des Chemins de fer du Midi, acteur du développement régional du grand Sud-Ouest (1852-1937), décrite par C. Bouneau, qui, consciente de l'ingratitude naturelle des régions desservies, fit beaucoup depuis le siècle dernier pour contribuer à leur développement.
Les deux articles qui suivent, Technologie et légitimité : l'aviation soviétique et le stalinisme dans les années 30 par K. E. Bailes et Technologie et aviation : le rôle de l'aviation dans la conduite des affaires aux États-Unis (1918-1929) par R. D. E. Bilstein, nous révèlent que l'essor des techniques de transports aériens dans l'entre-deux-guerres, a pu avoir des fondements multiples. Au pays du libéralisme achevé, aux Etats-Unis, il s'agit de développer un véritable instrument de la compétition économique et commerciale : le temps, n'est-ce pas de l'argent ? Et l'avion permettait assurément de gagner du temps. Au pays du socialisme réalisé, les promesses et records de l'aviation servent plutôt la propagande politique tout en faisant écran aux purges qui affectèrent les meilleurs techniciens de l'aéronautique et contribuèrent à l'impréparation à la guerre.
L'automobile en soi est bien peu si elle ne s'accompagne de tout un équipement ad hoc : routes et parkings, signalisation et code de la route, réseaux de ravitaillement en carburant, de maintenance. Autrement dit, le développement de l'automobile est tributaire de celui parallèle d'un « système automobile » : allusion au concept de « système technique » promu par l'historien Bertrand Gille. Ainsi, tandis qu'Edouard Michelin fabriquait des pneus, son frère André militait pour un tel « système ». L'article de G. Ribeill : Du pneumatique à la logistique routière : André Michelin, promoteur de la « Révolution automobile », illustre comment les intuitions précoces de cet homme et sa farouche volonté servirent un combat de pionnier, mené au service de l'automobile.
Une autre étape ultérieure et décisive du développement de l'automobile revenait aux constructeurs eux-mêmes : comprendre que celle-ci pouvait être conçue et vendue comme un produit populaire, et non plus réservée aux couches fortunées. Mais ce n'est que tardivement, longtemps après la voie ouverte aux Etats-Unis par Ford, que les constructeurs français vont emboîter le pas : l'article de P. Fridenson pose La question de la voiture populaire en France de 1930 à 1950.
Les transports publics ne mobilisent pas seulement des constructeurs et des exploitants. Leur développement est tributaire de l'intervention d'acteurs publics tutélaires, planificateurs, décideurs, experts divers. Et leur histoire, leur reflet de cours politiques successifs, aux enjeux évolutifs, où les idées forces et les mots clés peuvent changer d'une période à l'autre. L'histoire récente des transports urbains en témoigne comme l'illustre A. Bieber dans L'innovation dans les transports publics urbains. Utopies et apprentissages.
Traditionnellement organisée autour de la maîtrise d'une technique donnée de transport, avec ses parcs et équipements spécifiques, bref spécialisée autour d'un « mode de transport », l'activité économique des transports de marchandises connaît actuellement une mutation fondamentale, d'où cette interrogation de J. Colin : Du conteneur à la logistique : vers une dissolution des modes de transport ? Il y a de plus en plus d'interactions entre l'opérateur gérant une « chaîne logistique » d'informations et d'ordres, et les opérateurs traditionnels, ses sous-traitants, réduits au simple rôle de « tractionnaires » spécialisés en charge de la « chaîne physique » des circulations de marchandises.
La diversité des modes et techniques de transports se reflète dans le large spectre des professions et métiers qui en assurent la mise en œuvre, l'exploitation et les tâches auxiliaires. Si ces diverses communautés sont marquées des cultures professionnelles et sociales originales, c'est pour accuser l'empreinte du « nomadisme », de la mobilité propre au moins aux divers « conducteurs » d'engins de transport. Mais nombreuses aussi sont les professions où l'accès est régi par des règles particulières, évocatrices des corporations, professions souvent aussi « fermées », contingentées, à la base de nombreux « corporatismes ». Néanmoins, aucun mode n'échappe à une certaine rationalité économique et à ses conséquences technologiques. La troisième [12] partie illustre les fondements et mutations de quelques communautés professionnelles, thème qui a fait l'objet de récentes publications collectives [2] auxquelles plusieurs auteurs de ce numéro ont été associés.
L'article de F. Coulomb et M. Savy ayant pour titre : À la charnière du changement, les auxiliaires de transport, nous introduit auprès de nombreuses professions, mal connues, dont certaines fort anciennes, qui ont joué un rôle indispensable dans le développement des chaînes de transports : affréteurs et courtiers, transitaires et commissionnaires en douanes, entrepositaires, assureurs... Le développement actuel de la logistique et l'apparition de professions spécialisées dans la conception et le suivi à distance des divers plans de l'acheminement des marchandises renforcent le poids et la place des auxiliaires de transports.
Dans les canaux et autour d'eux s'est développé avec leur essor l'univers animé et bigarré des « gens d'eau », en rapprochant métiers et statuts fort variés. Malgré les aménagements et extensions des canaux, malgré la modernisation des techniques de la navigation, le développement ultérieur du rail, puis de la route, va réduire la place économique occupée par la batellerie. Scandée de hauts et de bas, telle est l'histoire racontée par B. Lesueur dans son article : L'évolution de la navigation intérieure et de ses métiers aux XIXe et XXe siècles.
Autre monde complexe, le monde des routiers. Artisans ou salariés, zone courte ou zone longue, transports intérieurs ou internationaux, compte propre ou compte d'autrui, autant de lignes distinctives d'intérêts, de mode de travail ou de vie, de statut social, qui interdisent de dresser un portrait robot du « routier ». Univers professionnel jeune, son décollage date de l'entre-deux-guerres, et sa connaissance économique et sociologique est toute récente. Les deux articles de B. Lefebvre, Les risques du métier, et de P. Hamelin, Le monde des routiers, avec des approches différentes, nous informent sur la vie quotidienne des routiers tout en pourfendant quelques mythologies réductrices et déformantes bâties autour d'une corporation bien composite.
Bien utiles, non espèce en voie de disparition, tels sont les coursiers, aujourd'hui motorisés en règle générale, ces bouche-trous du transport urbain sur le créneau du pli ou du colis urgent remis de la main à la main. Un usager institutionnel de leurs services, A. Le Thérisien, en fait ici une brève évocation : Des bouche-trous des transports, le petit monde des coursiers.
Dans l'article qui suit, Transport traditionnel et innovation technique : l'exemple du taxi en France, écrit par P. Laneyrie et J. Roux, nous abordons un autre univers professionnel urbain, plus familier : le monde des taxis. Ici encore, des statuts et des modes de travail variés. Une corporation aussi bousculée par de nouvelles techniques d'exploitation et contrainte à subir certaines réorganisations professionnelles.
L'aviation commerciale est caractérisée notamment par un rythme rapide d'innovations technologiques affectant les qualifications du personnel navigant technique. Depuis l'origine où nombreux étaient les métiers distincts embarqués dans le cockpit, la tendance sera celle de l'intégration et concentration de diverses tâches confiées à un nombre de plus en plus réduit d'opérateurs. Parallèlement, métiers et carrières sont organisés selon des logiques spécifiques. La fameuse bataille autour du pilotage à deux ou trois a été la dernière expression du conflit de fond entre une rationalité économique défendue par l'exploitant et les résistances socio-professionnelles à ses conséquences. Un affrontement que rappellent ici H. Alexandre et L. Lavorel, avec le recul historique nécessaire : Le personnel navigant technique de l'aviation commerciale en France, évolution de l'après-guerre à 1987.
Enfin, il faut traiter de la place des transports dans l'imaginaire ou l'utopie : une place de choix tant la recherche de la voie la plus courte ou de l'engin le plus rapide a toujours constitué comme la conquête réussie de la troisième dimension une profonde obsession ou rêverie de cette espèce animale bipède bien sommaire qu'est l'homme. Au moins dans son imaginaire, besoin de découverte, envie d'évasion ont fait toujours reculer les limites de son horizon.
Libre circulation ou communication, des principes qui, érigés en absolu et étayés d'infrastructures ad hoc, peuvent être les fondements de grands projets politiques ou de généreuses utopies sociales. Les saint-simoniens ont ainsi bâti au siècle dernier une utopie économique et politique sans frontière, projetant d'importants réseaux nationaux ou internationaux de communications. Réseaux à aménager à grands renforts de chantiers : canaux, chemins de fer, ports à construire, isthmes à percer... Utopie libre-échangiste, qui, si elle se heurta à de puissants réflexes protectionnistes nationaux, inspira tout de même quelques grandes réalisations, comme le montre J. Walch dans son article sur Les saint-simoniens et les voies de communications.
Le destin des grands projets de communications qui foisonnent au XIXe siècle sera très inégal, souvent contrarié par des difficultés techniques ou l'ampleur des capitaux à mobiliser dans une aventure incertaine.
Non sans quelques péripéties financières ou politiques, Suez puis Panama finissent bien par être percés. « Serpent de mer » à éclipses périodiques, la liaison transmanche déjà projetée sous le Premier Empire, tiraillée entre la solution « pont » et la solution « tunnel », semble aujourd'hui définitivement assurée. L'histoire de ce projet a fait l'objet de plusieurs ouvrages récents. Moins connue est celle de ces « serpents du sable » que furent les multiples et vains projets dont traite M. Lakroum dans Les projets français de transsahariens, un challenge pour l'industrie ?
Qui n'a pas joué un jour avec ferveur au « petit train » ? Qui n'a pas rêvé une fois d'embarquer à bord de l'Orient-Express ? Le chemin de fer est particulièrement lourd de valeurs organisatrices et d'attributs symboliques, et donc à l'origine de quelques cultures et mythologies. Pourquoi le chemin de fer est-il mythologique ?, J. Bouley et V. Canyn nous donnent ici des éléments de réponse.
Il est bien naturel que la littérature de fiction fasse un grand usage de techniques singulières de déplacement ou de transport, où l'imagination peut se débrider. Mais parfois la réalité a pu rattraper la fiction, en la convertissant en anticipation. Qu'en est-il par exemple à ce sujet des nombreuses fictions techniques inspirées par Jules Verne il y a un siècle ? J. Payen fait le point dans De l'anticipation à l'innovation : Jules Verne et le problème de la locomotion mécanique.
Un mot enfin au lecteur en mal d'actualité : dans ce numéro, projeté dès 1986, paru en 1989, certains articles sont déjà datés, quasiment « historiques ». Preuve pour le moins du dynamisme certain du secteur des transports.
[1] J.-P. Bardou, J.-J. Chanaron, P. Fridenson, J.-M. Laux, La Révolution automobile, Albin Michel, 1977.
[2] Travailleurs du transport et changements technologiques, Colloque de Versailles, 1-3 juin 1982, ministère des Transports, ministère de la Recherche et de l'Industrie, Imprimerie nationale.
Travailler dans le transport, Recherches économiques, historiques, sociologiques (dir. P. Tripier), l'Harmattan, 1986.
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