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Préface
par Jean-Pierre Giblin
In revue Culture technique, no 26 “Génie civil”, décembre 1992, pp. 6-7. Neuilly-sur-Seine : Centre de recherche sur la culture technique.
- « La cité qui fait exécuter de grand travaux s'assure l'abondance pendant leur exécution et la gloire éternelle une fois qu'ils sont achevés. » Périclès.
Le génie civil - entendu au sens large de « l'art de construire » - a été, pour le XIXe siècle, très fortement associé aux idées de progrès et de modernité.
En construisant des routes et des ports, en lançant des ponts, en creusant canaux et tunnels, en établissant des lignes de chemin de fer, le génie civil donnait aux hommes des moyens de communication plus sûrs et plus rapides, aménageait le territoire et abolissait les frontières. En bref, il modifiait le rapport des hommes au temps et à l'espace, et il s'attaquait aux limites dans lesquelles la société croyait être enfermée. Chaque année, de nouveaux records étaient enregistrés pour mieux être battus quelques années plus tard. On construisait toujours plus grand, toujours plus haut. Cette échelle des réalisations sans cesse croissante plaçait l'homme à l'égal d'un démiurge, dans sa capacité à dompter les éléments naturels en domestiquant les fleuves, en captant l'énergie des fleuves, en brisant houles et marées dans des ports, en perçant les montagnes, en faisant reculer les déserts, en gagnant des terres sur la mer...
Après deux guerres mondiales suivies d'une longue période d'équipement du territoire, marquée en outre par de nombreux bouleversements économiques et sociaux, quels sont aujourd'hui les liens qu'entretient notre société avec le génie civil et les grands travaux ? La question se pose avec d'autant plus d'acuité que la décennie qui s'ouvre et qui tend vers l'an 2000 semble promise à une nouvelle phase de grands travaux, à l'échelle du territoire européen cette fois.
Parce qu'il contribue largement et reste très attentif à l'évolution des techniques du génie civil, parce qu'il les côtoie quotidiennement dans l'exercice de ses missions, le ministère de l'Equipement, du Logement et des Transports participe, en tant qu'acteur, à la constitution d'une culture technique dans ce domaine.
Dans la perspective des assises du génie civil de décembre 1992, la Direction de la recherche et des affaires scientifiques et techniques a décidé de susciter une réflexion d'ensemble, qui permette de cerner les éléments constitutifs de cette culture technique. Pour ce faire, elle a souhaité s'appuyer sur la revue Culture technique qui, depuis longtemps déjà, s'attache à instaurer un dialogue entre chercheurs en sciences humaines et spécialistes techniques. Les échanges et débats ouverts à propos du génie civil trouvent leur formulation dans le présent numéro, qui rassemble plus de trente articles.
Cette publication ne s'adresse pas seulement à un public de techniciens et d'ingénieurs ; elle s'efforce au contraire de rendre accessibles à tous les questions et les controverses qui agitent le domaine. Ainsi, certains des articles fournissent les éléments d'explication nécessaires à une meilleure connaissance [7] de la nature des matériaux, des techniques et des objets techniques qui interviennent dans la construction. D'autres s'attachent à exposer leurs évolutions récentes et à mettre en évidence leurs multiples effets.
Au fil des articles, se dessine la figure de l'homme de l'art. En effet, autour de l'ingénieur constructeur et aménageur, de son savoir et de sa pratique, de sa position au sein des milieux technique, social ou politique, de ses conceptions et de ses convictions se sont regroupées de nombreuses contributions. Elles ont pour point commun de souligner la place de choix qui lui revient.
Ce numéro, on le constatera, fait la part belle à l'histoire. Héritier d'un riche et long passé, le génie civil ne pouvait échapper à une mise en perspective des questions qui se posent encore aujourd'hui. Elles ont trait, en vrac, au rôle social de l'ingénieur, aux conséquences des interventions techniques sur les sociétés locales, à la place de l'architecture dans la conception des ouvrages d'art, à l'émergence de nouvelles dispositions techniques en réponse à la demande de performances grandissantes, aux moteurs de l'innovation et aux liens de cette dernière avec la recherche, aux relations qui unissent la science et la technique dans la mise au point de nouveaux matériaux, au décalage qui sépare la théorie de la construction de la pratique de chantier, au rôle économique joué par l'industrie des travaux publics, ou encore à la place des grands travaux dans les systèmes politiques.
Au reste, chacun sait que de bonnes réflexions prospectives ne peuvent être conduites sans un minimum d'attention portée à l'histoire et d'analyse causale sur les évolutions passées.
Un autre intérêt de ce travail, mais non des moindres, est de nous suggérer un regard différent sur les objets qui constituent notre patrimoine technique, partie intégrante de nos paysages mais également de notre culture.
Des auteurs d'horizons divers, chercheurs ou professionnels du secteur, sociologues, historiens, ingénieurs, architectes, industriels et responsables du ministère de l'Équipement, ont accepté d'apporter leur pierre à l'édification de cet ouvrage. Qu'ils trouvent ici l'expression de nos remerciements les plus vifs. Grâce à la diversité des approches et des points de vue exprimés, un premier pont a pu être lancé entre deux îles, celle des techniciens et celle des chercheurs en sciences sociales. Souhaitons que cet effort se poursuive.
Jean-Pierre Giblin
Directeur de la Recherche et des Affaires scientifiques et techniques au ministère de l'Équipement, du Logement et des Transports. |