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Joseph J. CORN
“Rêves du futur. Introduction.”
Un article publié dans la revue CULTURE TECHNIQUE, no 28, décembre 1993, pp. 16-23. Numéro intitulé : “Rêves du futur”. Neuilly-sur-Seine, France : Centre de recherche sur la culture technique.
Illustration de Frank R. Paul pour Ralph 124C 41 + d'Hugo Gernsback, publiée dans Amazing Stories, 1929. Extraits de la Nature, 1893.
« L’avenir n'est plus ce qu'il était », se lamentait l'auteur d'un graffiti inscrit sur le mur d'une salle d'attente californienne, au début des années soixante-dix. Cet aphorisme traduisait un sentiment alors répandu aux États-Unis. L'avenir de l'homme s'annonçait sous un jour plutôt sombre et l’american way of life n'offrait plus assez de raisons d'être optimiste. Cette inquiétude provenait surtout d'une perte de confiance dans la science et la technologie. Un peu partout, on commençait à douter de l'idée, acceptée sans réserve une ou deux décennies plus tôt, que la science et la technologie conduisaient à un monde meilleur, et que l'avenir serait nettement plus radieux que le présent.
Cette méfiance grandissante envers la technologie, jusqu'alors considérée comme porteuse de changements bénéfiques et comme gage de progrès, provenait d'une série d'expériences [1]. Il suffisait de regarder autour de soi pour constater que le développement technologique polluait l'atmosphère et les cours d'eau, détruisant lentement les forêts et les océans, les animaux et les plantes. Des médicaments comme la thalidomide, sur lesquels on avait fondé tant d'espoirs, n'avaient entraîné que des souffrances à vie. La guerre du Viêt-nam était un autre révélateur des limites de la technologie, puisque les armes les plus sophistiquées du monde se révélaient impuissantes contre un ennemi déterminé. Dans les grandes villes américaines, où des années de restructuration urbaine et de subventions fédérales avaient permis de développer un urbanisme et un réseau de transports modernes, on ne voyait
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Les systèmes de locomotion électrique de l'Exposition de Chicago :
le sidewalk ou chemin mobile. Vue d'ensemble, à vol d'oiseau,
du chemin mobile de la World<s Fair, à Chicago.
Extraits de la Nature, 1893.
Vue d'ensemble d'une partie du chemin mobile montrant les trois plates-formes,
les poteaux fixés sur la plate-forme à demi vitesse
et les banquettes de la plateforme à pleine vitesse.
Extraits de la Nature, 1893.
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toujours pas la fin du déclin économique et de la polarisation raciale. Enfin, comme si toutes ces causes d'inquiétude ne suffisaient pas, il y avait aussi l'arme nucléaire. La folle accumulation des mégatonnes rendait crédibles les visions d'holocauste planétaire : un scénario dans lequel l'humanité serait réduite à néant, un avenir sans lendemain entraient dans le domaine du possible.
C'est à cette sinistre litanie que répondait l'auteur du graffiti. Et il n'avait pas tort. Dans les années soixante-dix, l'avenir n'était plus du tout ce qu'il avait été, chargé d'espoir et d'optimisme. Depuis le xixe siècle, on s'était persuadé, dans les pays où l'industrialisation allait bon train, que le progrès social et moral découlait inexorablement des découvertes scientifiques et des innovations de la technologie. Aux États-Unis, en particulier, l'expérience de l'industrialisation et l'héritage du protestantisme évangélique avaient donné naissance à une image du futur dans laquelle la technologie semblait déterminer le progrès. Devant l'avènement du transport rapide, grâce au bateau à vapeur et aux miracles de productivité des nouvelles machines à filer, il était difficile de ne pas imaginer un avenir aux horizons illimités. Le souvenir des procédés d'an tan, associé à une tendance à appréhender les découvertes du siècle sous l'angle de la religion, poussaient à célébrer le potentiel utopique de la mécanisation. Un nouvel outil agricole pouvait ainsi être qualifié d'« ouvrier de l'évangile », instrument de réforme et de régénération transcendantes. Depuis la fin du xixe siècle jusque dans les années soixante, la machine fut souvent associée à la promesse de lendemains meilleurs, et même à l'utopie.
C'est l'histoire de cet « avenir tel qu'il était », qui est le sujet de ce livre. Dans la mesure où l'avenir n'existe qu'en imagination, ses auteurs nous parlent avant tout d'idées, d'attentes et de prédictions. Mais les idées stimulent et justifient le comportement. Aussi ce livre est-il également consacré aux designers, ingénieurs, architectes, planificateurs, inventeurs et autres créateurs qui ont tous obéi à leur propre vision de l'avenir. Tout en traitant des aspects différents de cette histoire, les dix chapitres de ce livre ont en commun l'examen des tensions qui s'instaurèrent entre les espoirs nés de chaque découverte et les réalités de son développement.
Tous les auteurs réunis ici ont achevé leur formation et mûri intellectuellement et professionnellement dans les années soixante-dix ou au début des années quatre-vingt. Parce que, au cours de cette période, l'optimisme sans mélange que nous nourrissions vis-à-vis des bienfaits de la technologie se mua en un point de vue plus sceptique et plus angoissé, nous avons fini par nous intéresser intérêt parfois mêlé d'indignation - aux espoirs délirants qui eurent cours un temps.
Il nous sembla incroyable qu'on ait pu envisager sérieusement que les voitures rouleraient indéfiniment grâce à l'énergie atomique, que chacun pourrait se rendre à son travail à bord d'un hélicoptère privé ou que les rayons X pourraient soigner de simples rhumes. Comment les évaluations technologiques avaient-elles pu se tromper à ce point ? Comment des chercheurs intelligents avaient-ils pu ignorer à ce point les effets néfastes de la technologie ? Les chapitres qui suivent montrent comment sont nés ces espoirs et quelles en ont été les conséquences dans l'histoire américaine de ces cent dernières années.
Plusieurs des chapitres de ce livre se penchent sur les prédictions qui accompagnèrent l'essor d'un certain nombre de technologies nouvelles. Nancy Knight s'intéresse par exemple aux réactions des médecins et du public lors de la découverte des rayons X, en 1895. Longtemps avant la percée de Röntgen, explique-t-elle, une majorité de médecins pensaient qu'ils finiraient par trouver le secret de la santé parfaite et de la vie éternelle. Mais les moyens dont ils disposaient pour y parvenir restaient limités. Ils n'avaient rien qui puisse se comparer aux machines impressionnantes qui révolutionnaient depuis un siècle la production et le transport. Pour dispenser leurs soins, ils ne disposaient que de quelques médicaments, d'instruments chirurgicaux et des mesures de prévention de la santé publique. La découverte de Röntgen, justement, apporte à la profession médicale sa première machine complexe. Les médecins, comme le public, entrevoient aussitôt le potentiel miraculeux de cet appareil : grâce aux rayons, on pourrait inspecter les coins et recoins du corps malade, formuler un diagnostic rapide et sûr, puis, toujours grâce aux rayons, guérir la maladie. La mort elle-même, suggéraient certains prophètes, était peut-être réversible. En réalité, bien sûr, les rayons X s'avérèrent un précieux instrument de diagnostic et de soin, mais leurs pouvoirs curatifs avaient été surestimés et leurs dangers gravement sous-estimés.
Susan Douglas se penche, quant à elle, sur les débuts de la radio et découvre un autre type de relation entre les rêves et la réalité. Elle s'intéresse ici essentiellement aux activités des radioamateurs (des collégiens et des jeunes gens surtout), qui furent [19] particulièrement dynamiques entre 1906 et 1912. À l'époque, il n'existait pas de radiodiffusion commerciale, et le gouvernement américain, insensible aux potentialités de la radio, n'avait pas encore réglementé les ondes. Une grande partie de la population avait en revanche entrevu quoique d'une manière assez fantaisiste les promesses futures de la radio. Sur la scène des music-halls, dans les journaux, les romans de quatre sous et les magazines de vulgarisation scientifique, des enthousiastes exprimèrent leur vision hardie de l'avenir de la TSF. Ils s'extasièrent sur les perspectives de communication directe entre les personnes, qui leur permettraient d'échapper aux compagnies téléphoniques et à leurs opératrices indiscrètes. Grâce à la télégraphie sans fil, bien des dangers seraient écartés, car on pourrait aisément appeler les secours en cas de besoin. Les familles séparées par des distances trop longues pour être reliées par le téléphone pourraient enfin communiquer. Bien que ces prophéties ne soient généralement pas venues des radioamateurs, ceux-ci vivaient déjà cet avenir au présent. Ce sont eux qui créèrent les premiers réseaux radiophoniques et qui exaltèrent le principe de la liberté des ondes. Ils construisaient eux-mêmes leurs postes à galène, organisaient de vastes réseaux d'opérateurs, échangeaient des informations avec des partenaires invisibles et transmettaient aux gardes-côtes les SOS des navires en péril.
Pour illustrer son analyse, Susan Douglas s'appuie entre autres sur les magazines de vulgarisation scientifique, qui ont beaucoup contribué à transmettre et à modeler les espoirs concernant le futur. Depuis le début du XXe siècle, des revues comme Electrical World, Science and Invention, Popular Science Monthly, Mechanix Illustrated, Electrical Experimenter et Modern Electronics jouissaient d'une faveur particulière auprès des jeunes. Ces périodiques, qui informaient des derniers progrès scientifiques et techniques, et regorgeaient d'articles exposant le procédé de construction et le mode d'emploi des appareils, inculquèrent aussi, par leurs fréquents articles d'anticipation, la philosophie d'un progrès social fondé sur le changement technologique. Des articles arborant des titres tels que « Les miracles auxquels vous assisterez dans les cinquante prochaines années » s'accompagnaient d'illustrations alléchantes montrant un monde dans lequel toutes sortes de machines, d'appareils, de pièces d'armement, de véhicules et autres systèmes ingénieux résoudraient la quasi-totalité des problèmes de l'humanité.
Un des sujets favoris de ces magazines, entre la fin des années trente et le début des années soixante, fut le développement de l'énergie nucléaire. Cette fois, comme le constate Steven Del Sesto, les vulgarisateurs scientifiques ne furent pas les seuls à donner libre cours à leur imagination. Des physiciens, des ministres et des hommes politiques chantèrent eux aussi les louanges de l'« ère atomique » naissante. Lorsque l'explosion des premières bombes atomiques vint confirmer la justesse des hypothèses concernant l'atome, des prophètes se dressèrent pour annoncer l'arrivée de navires à propulsion nucléaire, de fusées, d'avions, d'automobiles et autres véhicules qui tous se déplaceraient grâce à l'atome. Les plus enthousiastes envisageaient déjà de produire, grâce à l'énergie nucléaire, de l'électricité « si bon marché qu'elle se passerait] de compteur », et ils entrevoyaient des améliorations dans les domaines agricole, médical et même climatique. Del Sesto suggère que, dans leurs prédictions sur l'utilisation pacifique de l'atome, certains proches de l'« establishment » nucléaire se laissèrent davantage guider par des considérations politiques que par de réelles connaissances scientifiques, et qu'ils censurèrent toute référence aux dangers de la radiation afin de garantir un soutien populaire à la nouvelle politique énergétique du gouvernement américain.
Si les autorités d'outre-Atlantique se servirent de lendemains radieux placés sous le signe de l'atome pour vendre leur politique énergétique, diverses sociétés commerciales exploitèrent l'engouement futuriste pour mieux écouler leurs produits. Lors de la grande crise économique des années trente, on s'aperçut que les allusions au futur dans la publicité, la promotion commerciale et l'esthétique industrielle donnaient un nouveau coup de fouet à des ventes fléchissantes. L'avenir devint synonyme de design aérodynamique, et les fabricants firent appel aux designers industriels qui jetèrent sur le marché taille-crayons, calculatrices, bureaux, voitures, radios et bien d'autres produits aux lignes fluides et fuselées, évocatrices d'un mouvement sûr et sans effort. Comme Jeffrey Meikle l'a suggéré ailleurs, le profil aérodynamique attira les Américains impatients d'échapper aux remous de la crise. Dans le chapitre qu'il nous offre ici, Meikle étudie comment une nouvelle matière, le plastique, devint l'emblème du futur. D'abord perçu, au début du XXe siècle, comme un simple substitut de l'ivoire, de la nacre et d'autres matières naturelles, le plastique s'est changé, dès les années vingt, en matériau de l'avenir. En 1940, [20] on pouvait lire dans une revue populaire que l'Américain de demain, « habillé de plastique des pieds à la tête, vivra[it] dans une maison de plastique, conduirait] une auto en plastique et volera[it] dans un avion en plastique ». La raison de ce revirement provenait du prestige grandissant de la science et des scientifiques. Si, au xixe siècle, les inventions lurent le plus souvent attribuées à la mécanique, au XXe, elles apparurent de plus en plus comme du ressort des scientifiques. Le plastique était une invention des chimistes. La transformation chimique des matières existantes et la création de matières nouvelles devinrent le symbole de la contribution de la science moderne au progrès industriel, le symbole des promesses de l'avenir. Séduits par l'extrême malléabilité du plastique, les designers industriels contribuèrent également à le consacrer comme la matière du futur. Quant aux fabricants qui pouvaient produire moins cher grâce à cette technologie, eux aussi furent d'actifs partisans du nouveau matériau.
L'exploitation du futur pour réaliser des bénéfices dans le présent fut également un des objectifs majeurs de la participation des industriels aux expositions universelles des années de la Dépression. Comme Folke Kihlstedt le démontre dans son chapitre sur l'Exposition « Un siècle de progrès » de Chicago (1933-34) et la Foire internationale de New York (1939-40), les grandes foires commerciales des années trente investirent résolument la technologie d'un pouvoir utopique. Les premières expositions universelles, à commencer par celle qui se tint à Londres en 1851, avaient servi de forums où pays et fabricants pouvaient présenter leurs innovations industrielles. Bien que ces expositions se soient appuyées sur une idéologie optimiste, fondée sur la notion de progrès accompli grâce à la technologie, le futur n'y figurait pas comme un thème explicite. Dans les années trente, en revanche, les représentations de l'avenir deviennent explicitement utopiques. Kihlstedt cerne cette utopie dans le discours des organisateurs et des concepteurs de ces manifestations, dans l'architecture des pavillons, mais aussi et surtout dans le contenu des expositions elles-mêmes. Selon lui, organisateurs et concepteurs s'inspiraient souvent de visions utopiques antérieures, celles qu'exprimèrent plus particulièrement les architectes et les romanciers.
Howard Segal nous offre un plus large contexte pour comprendre l'utopie si caractéristique qui anima une bonne part de l'imagerie futuriste américaine. Parcourant les romans utopiques parus entre 1880 et 1930, il présente leur philosophie comme une utopie technologique, basée sur la certitude que les machines contribueront plus sûrement que la politique au perfectionnement de la société. Un bon nombre des auteurs cités sont depuis longtemps tombés dans l'oubli. L'un d'entre eux est cependant resté célèbre, et son œuvre est fondamentale pour qui veut comprendre l'histoire de l'utopie technologique américaine : il s'agit d'Edward Bellamy. En 1888, il publie Looking Backward, 2000-1887, qui connaît aussitôt un immense succès et suscite d'innombrables imitations. Julian West, le jeune protagoniste de Bellamy, s'endort à Boston un soir de 1887 pour ne se réveiller que plus d'un siècle plus tard. À travers le récit de ses impressions, les lecteurs découvrent les bouleversements sociaux et technologiques de l'an 2000. Personne ne travaille au-delà de 44 ans, et pourtant chacun a largement de quoi se nourrir et se vêtir. L'« armée industrielle » de la société de demain est si productive que l'on peut se procurer tout ce dont on a besoin au moyen de cartes de crédit fournies par l'État. L'ensemble des besoins matériels étant amplement satisfaits, les citoyens sont libres de développer leurs goûts culturels et spirituels, aidés bien sûr en cela par la technologie. Reliés aux contrées les plus lointaines grâce au téléphone, ils peuvent assister à des concerts ou à des services religieux sans quitter leur salon. Dehors, la ville industrielle miteuse d'autrefois s'est transformée en un espace de beauté, dont l'horizon se caractérise par une « absence totale de cheminées et de fumées ».
Depuis Bellamy, l'habitat et la ville du futur ont intéressé bien des visionnaires américains, et c'est à eux que sont consacrés les deux chapitres suivants. Brian Horrigan, d'abord, suit l'évolution, dans son expression et sa signification, du concept de « maison de demain », de la fin des années vingt à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. Il démontre comment le style, les conditions économiques et les innovations techniques ont influencé l'imagerie populaire de la maison de l'avenir. Il explique également comment le monde des affaires a, comme une tactique commerciale, exploité et même fabriqué l'avenir. Ainsi, Westinghouse construisit en 1934 un prototype de maison équipé d'un si grand nombre d'appareils électriques de toutes sortes qu'il ingurgitait la puissance électrique de trente foyers moyens. Cette vision de la maison de l'avenir comme un « réceptacle d'appareils », explique Horrigan, finit par l'emporter sur deux autres conceptions concurrentes : la « machine à habiter » de l'ar-
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chitecte avant-gardiste suisse Le Corbusier, et la maison standardisée pour tous fabriquée à la chaîne comme une Ford.
Si les Américains n'étaient guère enthousiasmés par l'idée d'un intérieur standardisé et systématiquement planifié, il n'en allait pas de même de leur vision de la ville. Comme Carol Willis le suggère dans son chapitre sur la cité de l'avenir, beaucoup d'Américains, dans les années vingt et trente, adhérèrent à l'image d'une ville uniformisée, planifiée et hérissée de gratte-ciel. Ils rompaient ainsi avec l'image négative de l'espace urbain, qui dominait la pensée américaine depuis Thomas Jefferson et avait conduit la plupart des critiques à ne voir dans le Chicago et le New York du début du siècle que des zones surpeuplées, congestionnées et trépidantes, hantées par la dégénérescence sociale et l'emprise d'un capitalisme prédateur. Dans les années vingt, sous l'effet d'une nouvelle optique, la pensée populaire prend un tour plus positif. Urbanistes et architectes élaborent peu à peu une image de la cité de l'avenir aussi propre, efficace, belle et ordonnée que les villes existantes étaient sales, chaotiques, laides et désordonnées. Harvey Wiley Corbett, Raymond Hood, Robert Lafferty et Francisco Mujica tracèrent des plans qui remodelaient la forme et l'aspect de la ville américaine. Grâce à des livres et à des expositions, leurs visions de l'urbanisme se firent largement connaître. D'autres cités de l'avenir impressionnèrent les foules dans des films futuristes tels que Just Imagine, ou des expositions comme le Futurama de General Motors à la Foire internationale de New York. Pour la première fois dans l'histoire des États-Unis, conclut Willis, la ville sous sa forme futuriste devenait un site propice à l'utopie.
Ces visions de la cité de l'avenir furent près de se réaliser aux États-Unis pendant la période de renouveau urbain qui suivit la Seconde Guerre mondiale, lorsque les subventions fédérales encouragèrent la démolition des quartiers vétustés et l'édification d'immenses tours d'habitation et autres structures vertigineuses. Le résultat n'eut pourtant rien d'utopique. Froides, sévères et inhumaines, une bonne part de ces constructions, réalisées dans les années cinquante et soixante au nom du renouveau urbain, contribuèrent à la mauvaise réputation des architectes visionnaires dont elles étaient inspirées. L'expérience montra, cependant, que les idées et les espoirs qui naissent à propos de l'avenir ont inévitablement des conséquences historiques, pour le meilleur comme pour le pire.
Il arrive qu'une image particulière de l'avenir influence le processus même du développement technologique. C'est le cas de la « révolution inattendue » des ordinateurs, telle que nous la présente Paul Ceruzzi. Avec un clin d'œil désabusé à tous ceux qui estiment que la prévision ou l'« évaluation » technologiques deviendront un jour une science à part entière, il nous rappelle d'abord que, dans les années quarante, les pionniers de l'informatique estimaient les besoins du monde industriel à guère plus d'une demi-douzaine d'ordinateurs ! Pour expliquer cette monumentale erreur d'appréciation, Ceruzzi montre comment la formation et le mode d'expérimentation traditionnels de ces pionniers des physiciens pour la plupart influèrent sur ce qu'ils attendirent des nouvelles machines, des appareils volumineux et chers qu'ils n'utilisaient souvent que deux ou trois fois avant de les expédier à la casse ou au grenier. Pour eux, ces premiers ordinateurs étaient surtout des supports d'expérience, et ils n'imaginaient pas qu'ils puissent préfigurer une génération entièrement nouvelle de machines universelles. Une autre raison de leur incapacité de prévoir la révolution informatique réside dans le fait que les calculs réalisés par les premiers ordinateurs étaient des plus spécialisés, et qu'il était donc difficile d'envisager qu'ils puissent être employés à des travaux d'un autre ordre. Comme le suggère Ceruzzi, c'est aussi l'expérience, et non uniquement les contraintes techniques, qui explique l'échec des inventeurs à entrevoir peu ou prou le formidable destin de l'ordinateur. Le caractère limité de leurs prévisions influença à son tour les premières applications commerciales de leur découverte. La prophétie, en l'occurrence, finit par favoriser sa propre réalisation. Peut-être la révolution informatique aurait-elle démarré plus tôt si ses inventeurs avaient espéré différemment.
Le chapitre que Carolyn Marvin consacre ensuite à la lumière électrique est un autre exemple de la façon dont l'avenir imprègne et influence le comportement. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la lumière électrique fut perçue par le plus grand nombre comme un moyen de communication potentiel, plus qu'un simple mode d'éclairage, et cette perception motiva un grand nombre de ses applications. On vit ainsi des ampoules électriques orner les costumes de scène des actrices et servir d'accessoires de théâtre. Des enseignes lumineuses formées de centaines d'ampoules affichaient bulletins d'information, vœux commémoratifs ou annonces publicitaires au sommet des édifices. Des [23] agences publicitaires expérimentèrent la projection de messages sur les nuages. Quelques enthousiastes envisagèrent même d'envoyer des faisceaux lumineux jusque sur la Lune ou sur Mars. Lorsqu'on se penche sur ces premières utilisations (réelles ou envisagées) de l'éclairage électrique préfiguration, selon Marvin, des masses-média électroniques , on comprend que les prédictions technologiques ont des conséquences subtiles et parfois inattendues.
En conclusion, j'étudie plus en détail la relation entre les prédictions et leurs conséquences, tout en m'interrogeant plus généralement sur le phénomène de la prédiction dans l'histoire. La représentation de l'avenir sous les traits d'un paradis technologique a constitué, indubitablement, un des thèmes centraux de la culture américaine. C'est ce que nous verrons clairement en nous tournant maintenant vers cet avenir « tel qu'il devait être ».
(Merci aux auteurs qui ont su tirer le meilleur parti de mes critiques et accepté de réécrire plus qu'ils ne l'auraient sans doute souhaité. Et merci également à Wanda M. Corn, T.J. Davis, Brian Horrigan et William Rorabaugh dont j'ai apprécié l'amitié et les excellentes suggestions.)
[1] En témoignent les divers mouvements politiques dirigés contre certaines applications technologiques, comme celui qui s'opposa, avec succès d'ailleurs, au développement du transport en avion supersonique sur les lignes intérieures américaines.
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