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Avant-propos
Philippe Boulin
In revue Culture technique, no 29 “La normalisation technique”, juillet 1994, pp. 4-7. Neuilly-sur-Seine : Centre de recherche sur la culture technique.
La normalisation est aujourd'hui reconnue comme une discipline essentielle dont toutes les entreprises doivent s'efforcer de maîtriser les ressorts et les implications.
Cela est un fait nouveau, à tout le moins en France.
Il y a à peine dix ans, hormis dans certains secteurs tels que l'électrotechnique, la normalisation était, dans notre pays, le domaine réservé de quelques entreprises et, dans ces entreprises, de quelques spécialistes dont les travaux n'influaient que bien peu sur les décisions de direction générale.
Les temps ont changé. Dans la plupart des secteurs, les entreprises ont compris que la normalisation était un élément important du contexte technique et commercial, et qu'elles devaient s'attacher à y jouer un rôle actif, faute de quoi elles seraient condamnées à subir une normalisation faite sans elles, voire contre elles.
D'où vient cette évolution ?
Trois causes, de natures très différentes, se sont conjuguées pour la provoquer.
L'exigence de qualité, née vers les années cinquante, a pris une ampleur croissante et s'impose de plus en plus comme un facteur déterminant de la concurrence. Or, s'il est facile de comparer des prix, il est beaucoup plus ardu de comparer des niveaux de qualité. L'existence d'un référentiel de qualité, unanimement reconnu, constitue un élément de clarification très précieux, et c'est précisément ce rôle que joue la norme. Cela peut également se faire indirectement par le biais d'une marque de produit, telle la marque NF, qui constitue pour l'acheteur une garantie de qualité. Une autre voie est la certification d'entreprise qui garantit à l'acheteur que le fournisseur a mis en place une procédure d'assurance de la qualité conforme aux normes internationalement admises en ce domaine.
L'émergence de nouvelles techniques a également constitué un facteur très positif pour l'essor de la normalisation : toutes celles qui touchent à l'information, à son traitement et à sa transmission à distance (informatique, télécommunications, etc.), impliquent la mise en place de réseaux et, comme toutes les techniques à base de réseaux (transports, électrotechnique), leur développement repose sur l'acceptation par les utilisateurs de règles communes. Or, ces techniques jouent actuellement, dans l'économie des pays développés, un rôle considérable comme en atteste, par exemple, l'extension croissante des EDI (Electronic Data Interchange, ou Échange de données informatisées).
Troisième facteur, et sans doute celui dont le poids a été déterminant au cours de la dernière décennie : la marche vers l'intégration économique européenne et le choix effectué par la Commission des Communautés européennes de faire jouer aux normes un rôle décisif en matière de libre-circulation des produits et services au sein de la CEE. Au sein du Marché unique ouvert en 1993, les échanges vont connaître un vif développement, du fait de la concurrence accrue et de la spécialisation à laquelle conduit [6] cette dernière. Ces échanges doivent respecter certaines règles. La Commission a eu la sagesse de borner son rôle à l'affirmation d'objectifs les « exigences essentielles » en laissant aux acteurs économiques qui établissent les normes le soin de préciser les voies et les moyens de les atteindre. Ce faisant, elle a donné au système normatif un rôle de premier plan.
Tels sont, rapidement exposés, les motifs de l'évolution qui a mis en vedette la normalisation et les divers organismes, nationaux ou européens, qui la construisent.
Toutefois, il ne serait pas judicieux de prendre argument de l'impulsion donnée par Bruxelles à la normalisation européenne pour délaisser la normalisation internationale.
Faut-il rappeler que c'est au niveau de l'ISO et de la CEI, et seulement à ce niveau, que les pays de la CEE rencontrent Américains et Japonais ? L'un des buts de l'unification économique de l'Europe est de constituer un ensemble capable de lutter sans handicap de taille contre les États-Unis et le Japon. Il serait paradoxal que, au moment où le dialogue devient équilibré, on mette en veilleuse les enceintes au sein desquelles ce dialogue peut prendre place.
Faut-il rappeler aussi que l'Europe a, vis-à-vis de tous les autres pays du monde, une vocation exportatrice et que la normalisation internationale constitue un facteur de clarification et d'honnêteté dans ces échanges et, également, un vecteur privilégié de diffusion des techniques ?
Dès lors que l'importance de la normalisation est accrue et reconnue, elle devient un enjeu de pouvoir. Le risque est grand de voir le système normatif, à chacun de ses niveaux, courtisé, convoité ou annexé. Les agents économiques qui opèrent au sein de ce système doivent être attentifs à le maintenir à l'abri de ces appétits. Le système normatif, dans ses structures et ses règles de fonctionnement, constitue une construction sui generis, fruit d'une longue maturation et dépositaire d'une culture originale. Ce sont ces spécificités qui font de lui un outil efficace : elles doivent être jalousement protégées.
Cela n'exclut pas, bien évidemment, la recherche d'amélioration dans le fonctionnement.
En publiant ce numéro consacré à la normalisation technique, Culture technique confirme l'entrée de la normalisation dans le cercle fermé des disciplines majeures. Cette initiative sera appréciée par tous ceux qui animent le système normatif, mais elle s'adresse surtout à tous les chefs d'entreprises de notre pays. En lisant ce numéro, ils s'apercevront que cette vieille dame connaît une nouvelle jeunesse.
Philippe Boulin
Président d'honneur de l'Afnor, Association française de normalisation.
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