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Historique du projet
Johanne Dumas, directrice générale et artistique de la Société francophone de Maillardville, m'avait abordée il y a plusieurs années en exprimant le désir de me voir réaliser un projet artistique pour le centenaire de Maillardville avec comme premier concept la production de portraits de 100 personnes en noir et blanc.
En près de 10 ans de carrière artistique, pendant lesquels mes projets ont révélé la sensation des lieux et du témoignage des gens qui font partie de notre patrimoine, on m'offrait pour la première fois une commande pour un projet artistique en français. Bien que mes racines n'aient aucun rapport avec celles de Maillardville, je désirais établir des contacts et dialoguer avec des gens qui partagent ma langue maternelle et qui, eux aussi, vivent en minorité linguistique. De plus, ma pratique artistique a toujours touché le domaine de l'industrie. Or, Maillardville a démarré à cause de l'industrie du bois, lorsque les premiers francophones de l'Est du pays sont arrivés en 1909 pour travailler à la grande scierie de Fraser Mills. Ce lien supplémentaire a accru mon intérêt et mon inclination à concevoir ce projet artistique.
Le projet intitulé Maillardville 100 ans et plus / Maillardville 100 years and beyond, qui a été exposé à la galerie d'art du Centre culturel Evergreen de Coquitlam en 2009, était composé de trois éléments : des portraits, une vidéo multimédia et un document de 100 textes.
Grâce à quelques personnes bien impliquées dans la communauté de Maillardville, une liste de noms fut dressée à plusieurs reprises dès le début de 2008. Je désirais rencontrer 100 personnes qui avaient un lien avec Maillardville à un moment donné dans le temps, quelle que soit la raison de ce lien : y être né(e), y habiter, y travailler ou être en contact régulier avec ses associations ou ses habitants. Plusieurs rencontres de groupes ont été organisées pour permettre aux participants et participantes potentiels de découvrir ma démarche. En un rien de temps, la liste des noms a dépassé le nombre établi de 100 personnes. Ainsi le choix final s'est fait naturellement selon la disponibilité des personnes contactées. Ma seule exigence : parvenir à une certaine représentation des différentes tranches d'âge, même s'il s'est avéré finalement qu'une majorité de personnes d'âge mûr ont participé à ce projet et ce, en raison de la démographie locale.
De mars à fin septembre 2008, j'ai rencontré la plupart des personnes choisies dans une salle de réunion au Foyer Maillard qui m'a été cordialement et gracieusement fournie. En général, j'interrogeais ces personnes une à une en prenant des notes, puis je les enregistrais pendant cinq minutes environ. Finalement, je les photographiais dans un endroit de leur choix ayant un lien avec Maillardville.
Lorsque les personnes interrogées s'inquiétaient de ne pas bien connaître l'histoire de Maillardville, je leur répondais que c'était leur Maillardville qui m'intéressait. Je voulais transmettre l'histoire orale dans son humanité en laissant la parole à ceux qui « font » l'histoire en la vivant et la créant au quotidien. J'ai pu remarquer dans mes autres projets qu'en architecture, autre témoignage relatif au patrimoine, l'ensemble des gens privilégiés s'intéressent en général à la préservation de leurs maisons et nous assistons, impuissants, à la démolition des maisons de ceux dont l'histoire est fréquemment délaissée.
Comme l'espace de Maillardville avait toute son importance dans ce projet, j'ai exploré la superposition d'un portrait avec un lieu. Rapidement, le manque de temps disponible et de spontanéité, ainsi que l'incertitude des conditions météorologiques, m'ont peu à peu amenée à apprécier le portrait sans superposition géographique.
Au fil des mois et de la récolte d'information, mon approche a évolué. Par exemple, j'ai commencé à demander le nom des parents et des enfants aux participants ou, encore, une fois de retour à mon studio, je tapais immédiatement à l'ordinateur les paroles les plus frappantes que j'avais notées, mais qui n'avaient pas été reprises lors de l'enregistrement. Même chose pour la prise des portraits : au début, j'utilisais en plus d'un zoom 80 mm-200 mm un objectif de 50 mm que j'ai remplacé après deux mois par un 28 mm, ce qui m'a permis d'inclure une plus grande partie de l'environnement du lieu où la personne voulait être photographiée. Quant au zoom, il me permettait de me rapprocher de chaque personne sans trop envahir son espace personnel.
J'ai approfondi ma relation avec chaque participant en passant de nombreuses heures avec chacun, non seulement durant les heures d'entretien et de prises de photos, mais aussi durant les heures de production de l'exposition en étudiant, en triant et en sélectionnant le matériel recueilli. Malheureusement, trois des femmes et l'un des hommes que j'avais rencontrés sont morts au cours du projet. Je considère comme un très grand privilège le fait d'avoir pu capter leur témoignage avant leur décès.
Quand j'ai compris l'ampleur du projet et la richesse du matériel recueilli, il m'a semblé que la manière de représenter au mieux les moments passés avec chaque personne était d'exposer deux portraits par personne, et non un tel que prévu initialement, mais aussi d'ajouter un texte relatif à chaque personne. Cela permettait d'évoquer et d'honorer de manière plus respectueuse ce qu'ils avaient partagé avec moi.
L'œuvre multimédia a été conçue pour établir un dialogue en parallèle avec les portraits accrochés aux murs de la galerie d'art et le document des 100 textes. Le portrait en noir et blanc des personnes rencontrées presque 100 ans après les [8] débuts de Maillardville renvoie à une méthode du passé et resserre le lien de ces descendants avec les pionniers arrivés à différentes périodes. L'absence de couleur illustre un retour en arrière en évoquant les archives, les vieilles photos, tandis que l'utilisation du papier photographique, la méthode d'impression et le montage à sec, tous de méthode courante, accentuent le présent et les personnes de l'époque contemporaine.
La bande sonore qui accompagne l'œuvre multimédia permet d'entendre les participants aux entrevues s'exprimer dans un français quotidien local, composé d'accents très différents. De plus, elle témoigne de la musicalité authentique de ce français, tout en représentant un apport à l'histoire orale collective.
Les 100 participants(es) apparaissent dans le livre par ordre de lieu de naissance classé par province canadienne allant de l'Ouest à l'Est, de la Colombie-Britannique au Nouveau-Brunswick, pour terminer par les lieux de naissance hors Canada.
En 100 ans, Maillardville a beaucoup changé et sa découverte dépasse sans aucun doute le concept romantique envisagé au début de ce captivant projet. J'ai perçu un peu de l'essence de la plus vieille communauté francophone en Colombie-Britannique, non seulement en y rencontrant de nombreuses personnes, mais aussi en explorant le cadre physique des rues de Maillardville avec ses maisons, ses édifices et ses parcs. J'ai découvert qu'il y avait une quantité surprenante de noms francophones dans les cimetières de New Westminster et de Coquitlam qui desservent Maillardville et il est souhaitable que les racines dévoilées dans les œuvres de ce projet restent vivantes à jamais.
Le nom de chaque personne enregistrée a été mentionné dans la vidéo sauf pour des raisons techniques, dans le cas de Richard Coulombe, de Louise Goulet et de Claudia Lemay.
Florence Debeugny
Auteure, photographe, vidéographe
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