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VICHY ET LA FRANCE
Les Gouvernants. Le Peuple.
Conférence faite à Burlington House, Londres, le 18 juin 1941,
devant la “British Association for International Understanding,”
par
M. Maurice DEJEAN,
Directeur des Affaires Politiques de la France Libre.
Je n’ignore pas que mon pays est actuellement pour beaucoup de ses amis les plus sincères un objet de douloureuse surprise. Nombreux sont ceux qui s’interrogent et ne comprennent pas. Cela tient dans une large mesure au fait que, depuis un an, la France est devenue une vaste prison. Les seules voix qui se font entendre à l’extérieur et prétendent parler au nom de la France sont celles des complices de l’ennemi, devenus les geôliers de leur propre peuple. Les autres ne parviennent que par des chemins secrets à un petit nombre d’initiés Entre les premières et les secondes, la dissonance est totale. Les unes sont déconcertantes, scandaleuses, affligeantes. Les autres sont dignes, réconfortantes, encourageantes. Toutes sont les manifestations d’un drame, le plus cruel peut-être dont un peuple ait jamais été victime et dont les événements de Syrie ne constituent qu’une scène symbolique.
C’est ce drame que je vais tâcher de vous expliquer. J’ai d’ailleurs parfaitement conscience de la difficulté de la tâche que j’entreprends ainsi. Par les fonctions que j’ai occupées pendant la guerre au Ministère français des Affaires Etrangères, dont le Chef était en même temps Ministre de la Guerre et Président du Conseil, j’ai eu le triste privilège d’observer de près quelques-uns des principaux acteurs de la tragédie à laquelle mon pays est en proie depuis un an. Depuis le jour fatal du 16 juin 1940, où M. Paul Reynaud s’est laissé acculer à démissionner et où la demande d’armistice est partie vers les lignes ennemies, je n’ai jamais eu d’illusion sur l’orientation [2] fatale que les hommes installés au pouvoir chercheraient à donner à la politique française. Pourtant, j’avoue que, bien des fois, je me demande si je ne vis pas dans un cauchemar et je suis tenté de chercher un refuge dans ces doctrines philosophiques qui prétendent que les sens sont trompeurs et que ce que nous prenons pour des réalités n’est que chimère.
Les faits sont là, pourtant, dans toute leur brutalité, dans toute leur cruauté. Les voix qui nous viennent de France, celles auxquelles j’ai fait allusion en premier lieu, nous les rappellent à chaque instant.
Le 10 mars, nous avons entendu un Amiral de la Flotte française, Chef du Gouvernement français, cumulant entre ses mains la plupart des portefeuilles et la totalité des moyens d’exécution laissés à notre malheureux pays, vanter la générosité de Hitler, la générosité de l’auteur des massacres de Varsovie, de Rotterdam, de Belgrade, du responsable des horreurs qui se sont commises et se commettent chaque jour encore en Pologne, en Norvège, en France, en Belgique, en Hollande, en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie, en Grèce, partout où des hommes ont la prétention de rester fidèles, même sous la botte de l’oppresseur, au culte de la Patrie.
Darlan a même poussé l’odieux et le ridicule jusqu’à louer la sincérité d’un homme qui n’a jamais donné sa parole que dans l’intention bien arrêtée de la violer.
Dans un discours prononcé le 10 juin, le même Darlan a laissé libre cours à la joie malsaine qu’il semble éprouver à se vautrer aux pieds du prétendu vainqueur, au désir qu’il a de voir la France ne jamais se relever de la défaite subie l’été dernier, et rester condamnée pour toujours à la plus abjecte servitude.
En revanche, le triste Amiral paraît animé d’une rage féroce contre les Français qui n’ont jamais accepté le joug de l’ennemi et qui luttent pour la libération de la Patrie, ainsi que contre leurs Alliés britanniques dont, seule, la victoire peut assurer la résurrection de la France.
Contre les Français qui continuent la lutte, Darlan profère sans cesse de nouvelles menaces et prend chaque jour de nouvelles mesures dénationalisation, confiscation, emprisonnement, condamnation à mort, sont à l’ordre [3] du jour. Les officiers les plus valeureux, les plus estimés de l’armée française sont accusés de trahison. Au contraire, les officiers généraux qui, reniant les magnifiques traditions de notre armée, ont accepté d’être libérés des camps de prisonniers et ont abandonné leurs camarades de captivité après avoir fait le serment de ne jamais rien faire contre l’Allemagne et de se tenir constamment à la disposition des autorités militaires allemandes, ceux-là sont nantis de situations proconsulaires. Ils s’appellent Abrial à Alger, Falvy au Niger, Laure à Vichy, de Verdillac en Syrie.
Contre les Anglais, ses camarades de combat d’hier, Darlan brûle de lancer un jour cette magnifique flotte de guerre qu’il y a un an, il a accepté de mettre en fourrière, sous la garde des Allemands et des Italiens. Depuis son installation à la tête du gouvernement français, Darlan a constamment cherché à susciter des difficultés entre Français et Anglais, afin d’arriver, d’incident en incident, à une sorte d’état d’hostilités entre les deux pays qui, malgré tout, restent unis par la communauté de leurs destins. De la provocation de Nemours à la livraison des aérodromes syriens, Darlan a suivi et suit encore la même et monstrueuse politique : celle qui consiste à aider les bourreaux de la France et à nuire à ses libérateurs.
L’attitude du Maréchal Pétain a été, elle aussi, pour beaucoup une cause de stupéfaction. Le 7 mars, le vieux soldat a déclaré solennellement que l’honneur interdisait à la France de rien entreprendre contre l’allié de la veille. Quelques jours après, il donnait son consentement au coup de poignard que Darlan essayait de porter dans le dos des troupes britanniques luttant en Irak. Le 8 juin, il n’hésitait pas, lui qui avait exigé l’armistice en prétendant que la France était absolument hors d’état de combattre, à donner l’ordre aux Français d’ouvrir le feu contre d’autres Français. Il avait pourtant reconnu que, parmi ces Français révoltés contre l’armistice, se trouvaient les meilleurs éléments de la nation.
Rien de plus douloureux que la triste fin d’un grand serviteur du pays devenu un jouet aux mains de l’ennemi et des agents de l’ennemi. Rien de plus affligeant que le spectacle d’une grande figure qui n’est plus que l’ombre déformée d’elle-même. Rien aussi de plus déconcertant.
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De là à douter de la France, du peuple français dans son ensemble, il n’y a pour les esprits peu avertis qu’un seul pas à faire. Dans l’intérêt de nos deux pays, unis par d’indissolubles liens matériels et moraux, dans l’intérêt de l’Europe, qui ne peut être reconstruite et réorganisée que si l’amitié franco-britannique résiste à la tourmente, dans l’intérêt du monde, qui ne peut retrouver son équilibre que par le rétablissement d’une paix durable en Europe, ce pas ne doit pas être franchi.
Le franchir serait une erreur, grosse des conséquences les plus graves. Ce serait également une injustice.
Si tragique qu’elle soit, l’évolution à laquelle nous assistons en France depuis un an ne saurait en effet étonner les esprits objectifs et réfléchis. Elle ne saurait surprendre en particulier ceux qui ont assisté à la formation de la singulière équipe qui s’est emparée du pouvoir à Bordeaux et qui est devenue depuis lors le gouvernement de Vichy.
La présence à la tête de cette équipe du Maréchal Pétain ne pouvait faire illusion. Dès le début, en effet, il était clair que le Maréchal, déjà âgé de 84 ans, n’était qu’une façade derrière laquelle s’abritait l’avant-garde de la 5ème colonne : les Laval, les Baudouin, les Bouthillier, les Barnaud, les Marquet, les Déat, les Doriot, et autres agents ou auxiliaires, soit de l’Allemagne, soit de l’Italie. La personne même du Maréchal était loin de justifier la confiance que lui accordait d’emblée la grande majorité de la population. La légende qui s’était formée autour de lui et qui le présentait comme un génie tutélaire, était fort différente de la réalité. En fait, à la faveur de l’âge, un certain nombre d’idées s’étaient emparées de l’esprit du Maréchal et dominaient tous ses actes.
La première, que l’on avait déjà senti pointer au cours de la dernière guerre, était que la France, pays de 40 000 000 d’habitants, devait à la longue être nécessairement dominée par l’Allemagne, dont la population était presque double. Dans l’esprit du vieux soldat, la victoire de 1918 avait été un accident. Une défaite française ne faisait que remettre les choses dans l’ordre normal. La France devait se résigner à n’être plus qu’une Puissance de second plan dans une Europe dominée par l’Allemagne.
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Un second facteur important était l’aversion pour le parlementarisme, qui s’était développée et accentuée chez le Maréchal au cours de ces dernières années et qu’il n’arrivait point à dissimuler. Un diplomate étranger m’a raconté que, passant un jour avec Pétain devant la Chambre des Députés, celui-ci lui avait déclaré spontanément en montrant du doigt le Palais Bourbon : “ Ces gens-là sont des mal élevés”.
Un troisième facteur de la mentalité de Pétain résulte de ce que l’on pourrait appeler le sentiment de la solidarité internationale entre militaires. “Vous savez”, a dit un jour le Maréchal Pétain à une personnalité américaine, “qu’un général soit allemand ou français, peu importe. L’essentiel est que ce soit un général. Entre généraux, on s’entend toujours”.
La quatrième idée dominante qui avait été inculquée au Maréchal Pétain et soigneusement cultivée pendant son séjour à Madrid était celle d’un bloc latin dont la France prendrait la tête et qui, dans une Europe soumise à l’hégémonie allemande, ferait, dans une certaine mesure, contre-poids à l’influence germanique.
À cela s’ajoutaient un défaitisme congénital, une aversion irraisonnée pour les Anglais et un penchant autoritaire transformé avec les ans en une passion sénile du pouvoir. Nul n’était mieux prédisposé que Pétain pour être la victime de flatteurs qui lui montreraient dans une catastrophe nationale l’occasion d’une apothéose personnelle.
Tel était l’état d’esprit du Maréchal Pétain lorsqu’éclata la guerre. Il ne fit que s’accentuer après la campagne de Pologne. Il était d’ailleurs bien connu de certains membres du gouvernement français, en particulier du Président Daladier. Celui-ci manifestait une certaine nervosité lorsqu’il sentait le Maréchal Pétain à Paris. Il avait l’intuition que des éléments louches cherchaient à se cristalliser autour de Pétain, alors Ambassadeur en Espagne, et à se servir de son prestige pour la réalisation de leurs néfastes desseins. Un jour viendra d’ailleurs où l’Histoire fera la lumière sur l’espèce de complot dont Pétain a été l’instrument plus ou moins conscient, et qui a abouti à la tragédie de Bordeaux, prélude de la tragédie syrienne.
Pour ce qui est de l’autre acteur qui figure actuellement [6] au premier plan de la scène à Vichy je veux parler de l’Amiral Darlan il a réussi à dissimuler pendant longtemps son véritable caractère. Il ne jouissait pas d’une grande notoriété ; toutefois, ceux qui le connaissaient le savaient très intrigant et dévoré d’ambition. Parmi les officiers de marine, on lui reprochait son favoritisme. On parlait de la société des amis de Darlan. On désignait par là une coterie d’arrivistes qui subordonnaient toutes choses à un avancement rapide. Pendant les hostilités, Darlan avait sur les commandants en chef des Forces aériennes et des Forces terrestres une grande supériorité. Vuillemin commandait d’excellents aviateurs, mais il n’avait pas d’appareils. Sous les dehors d’une grande assurance, Gamelin cachait un sentiment assez vague de graves lacunes dans nos armements. Darlan, au contraire, avait en mains un bon instrument. Aussi, depuis le début de la guerre jusqu’à la fin du mois de mai, l’Amiral se montra-t-il toujours le plus belliqueux de nos chefs militaires. Dans les conseils du gouvernement et aux Comités de Guerre, alors que Vuillemin était constamment négatif et que Gamelin se montrait sceptique et désabusé, Darlan intervenait presque toujours en faveur des solutions énergiques. Vis-à-vis de l’Angleterre, Darlan a très souvent, à l’occasion des réunions franco-britanniques, exprimé son admiration pour la Marine britannique et s’est félicité à maintes reprises de l’excellente collaboration entre les deux flottes. Telle fut l’attitude de Darlan jusqu’à la fin du mois de mai. À cette époque, alors que la situation militaire devenait de plus en plus grave, Darlan fut approché par les hommes politiques au courant de la conspiration tramée en vue d’amener la cessation des hostilités, de couvrir la capitulation du nom du Maréchal Pétain, d’étrangler la démocratie française et d’installer sur ses ruines un régime autoritaire copié sur le fascisme et le, national-socialisme. Étant donné l’âge avancé du Maréchal, Darlan entrevit immédiatement la possibilité de lui succéder un jour à la tête de l’État. Dès lors, cette ambition devint le facteur dominant de tous ses actes. Son bellicisme à l’égard de l’Allemagne s’évanouit. Sans se mettre au premier plan, car on ne savait encore à ce moment-là comment les choses tourneraient en définitive, Darlan fit cause commune avec ceux qui réclamaient un armistice immédiat. Il fut l’un des premiers à se rallier [7] au stupide mot d’ordre du renversement des alliances, jeté par les agents de l’Allemagne dans la confusion de Bordeaux. Ce slogan fit tant de dupes parmi ceux-là mêmes qui le lançaient qu’après la démission de M. Paul Reynaud et l’envoi de la demande d’armistice, c’est un sentiment de soulagement et presque de satisfaction qui s’empara des membres de la nouvelle équipe gouvernementale dont faisait partie l’Amiral Darlan. La chose peut paraître invraisemblable et pourtant elle est réelle et j’en ai été personnellement témoin. J’ai appris le 17 juin au matin que Darlan avait passé la nuit au “Chapon Fin” dans de joyeuses agapes. Je l’ai rencontré, au soir du 17 juin, dans le Parc de Bordeaux. Moi-même et la personne qui m’accompagnait avons été frappés de l’air réjoui qu’il affichait. On aurait pu croire que la France venait de remporter une victoire.
La joie éprouvée par les partisans de l’armistice ne tarda pas d’ailleurs à s’assombrir. La réponse allemande se faisait attendre. Hitler ne se montrait nullement pressé de conclure une paix honorable entre soldats. Dans la journée du 19 juin, une véritable panique commença à s’emparer du gouvernement de Bordeaux. C’est alors que M. Darlan, réfléchissant qu’après tout il n’y aurait peut-être pas d’armistice, envoya à tous les bateaux l’ordre de continuer la résistance avec la plus farouche énergie. Le lendemain 20 juin, à midi, un Conseil des Ministres, réuni sous la présidence du Maréchal Pétain, décida le départ pour Alger. Deux jours plus tard, le 22, Darlan ne faisait aucune objection à placer la flotte de guerre française sous la garde des Allemands et des Italiens. Avec Baudouin et Laval, il poursuivait dès ce moment une politique d’alliance avec l’Allemagne, soi-disant basée sur le fait que la résistance britannique serait liquidée en trois semaines.
C’est évidemment à cette politique, qui a toujours été la sienne depuis l’armistice, que Darlan cherche à revenir à l’heure actuelle, à la faveur des revers que la Grande-Bretagne a subis au cours des deux derniers mois.
Un troisième acteur du drame mérite également une mention. Il ne figure plus, il est vrai, sur la scène de Vichy ; mais de Paris, où il vit en contact étroit avec Abetz, et où il reçoit très fréquemment la visite de Darlan, [8] il n’en exerce pas moins une influence primordiale sur le gouvernement du Maréchal Pétain. Je veux parler de M. Laval. Il est suffisamment connu, et c’est un assez triste personnage, pour qu’il soit inutile de s’attarder longuement à son sujet. Ce qui est moins connu peut-être, c’est que ses relations suivies avec le Maréchal Pétain remontent à l’automne 1939 et que, dès ce moment, M. Laval avait conçu le sinistre projet de mettre le prestige du vainqueur de Verdun au service de Hitler. Au mois de février, M. Laval a déclaré à un journaliste américain : “Cette guerre n’est pas la nôtre. Il faut que nous en sortions d’une façon ou l’autre.” À l’heure actuelle, l’Allemagne se sert de Laval comme moyen de chantage sur Darlan, et Darlan en use à Vichy comme d’un épouvantail. En réalité, les deux hommes sont de connivence : Darlan doit succéder à Pétain à la tête de l’État ; Laval doit devenir alors Chef du Gouvernement. Telle est la base de leur entente.
Si l’on ajoute quelques comparses, tels que Baudouin, l’agent que Mussolini avait réussi à placer aux côtés même du Président du Conseil, Barnaud qui, tout en demeurant derrière les guichets de la Banque Worms, exerçait une très forte pression dans le sens défaitiste, Bouthillier, l’homme sans caractère, prêt à toutes les platitudes plutôt que d’entendre un coup de fusil, vous aurez les principaux membres de l’équipe qui, dans la journée du 16 juin, imposèrent à la France la domination de la 5ème colonne et de l’Allemagne, sous le couvert du Maréchal Pétain.
Pour être complet, il faut mentionner les grands chefs militaires, parfaitement conscients de leur écrasante responsabilité technique dans la défaite, et trop heureux de trouver des excuses dans le mythe de l’invincibilité allemande, dans la fable de la carence britannique et dans la prétendue corruption de notre régime politique.
Voilà les hommes qui, dans la journée du 22 juin 1940, dans le wagon-salon du Maréchal Foch, ont mis la France à la merci de Hitler. Etant donné leur caractère et leurs tendances, étant donné aussi la mentalité et les méthodes de leur partenaire hitlérien, on pouvait, dès l’infâme cérémonie de Compiègne, prévoir le chemin qu’allaient suivre les dirigeants de Bordeaux et apercevoir les bas-fonds marécageux auxquels ils ont abouti aujourd’hui.
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Ce chemin, Hitler l’avait déjà tracé dans Mein Kampf lorsqu’il écrivait : “Ceux qui déposent les armes sans nécessité absolue préfèrent ensuite supporter toutes les humiliations et toutes les rapines plutôt que de tenter d’échapper à leur sort.… Plus on a supporté d’exigences sans réagir et plus il paraît vain de se révolter contre une nouvelle mesure d’oppression”.
Le 17 juin 1940, le Maréchal Pétain, avant même de connaître la réponse de l’Allemagne à la demande d’armistice, invitait les soldats à déposer les armes, jetant ainsi le désarroi parmi les esprits et causant la capture par les Allemands d’un million de prisonniers français. Le Maréchal Pétain justifiait cette attitude en affirmant que la France n’avait plus aucun moyen de continuer la lutte, ni en France, ni sur mer, ni outremer. Le 7 juin 1941, le même Maréchal Pétain donnait l’ordre aux troupes de Syrie de tirer contre les Forces Françaises Libres et les troupes britanniques, contraintes d’agir pour empêcher la mainmise de l’Allemagne sur ce pays.
Entre ces deux termes, il y a une progression continue, en dépit de diverses péripéties et fluctuations qui ont provoqué parmi le peuple français et à l’étranger des espoirs aujourd’hui cruellement déçus.
Le peuple français, à part quelques initiés, avait une confiance profonde en Pétain. Qui pourrait lui en faire grief ? Cet homme était entré vivant dans la légende. Sa personnalité réelle importait moins que l’image auréolée de gloire que chaque Français faisait de lui. Dans le malheur inoui qui s’abattait sur la France, il apparut comme le génie protecteur. Mu par un instinct primitif, le peuple vint se serrer autour de lui comme auprès d’un patriarche. Le nom de Pétain fit accepter à la majeure partie de la population les impitoyables duretés de l’ennemi. Il fit tolérer à la tête d’un gouvernement de prétendue régénération nationale la présence d’un Laval, l’homme le plus corrompu que la vie politique française ait jamais produit. En France comme à l’étranger, on continua de voir en Pétain un élément modérateur ; même ceux qui étaient fixés à son sujet s’efforcèrent de le rendre prisonnier de la légende formée autour de lui.
Ainsi s’explique l’attitude adoptée à l’égard du gouvernement d’armistice par certains éléments français, comme [10] aussi par les gouvernements anglais et américains. Pour l’Angleterre en particulier, si l’on fait abstraction de considérations d’ordre sentimental infiniment respectables, il s’agissait avant tout de gagner du temps en évitant de pousser les choses à l’extrême. Les troupes anglaises avaient laissé dans les Flandres la totalité de leur matériel de guerre. Chaque mois, chaque semaine, chaque jour gagné était précieux. Il signifiait tant d’avions, tant de tanks, tant de canons, voire même tant de fusils. En outre, aux yeux de l’opinion anglaise, comme aux yeux des Dominions, le gouvernement britannique devait éviter à tout prix le reproche de n’avoir point tout essayé pour empêcher Vichy de se jeter dans les bras de l’Allemagne. D’où la politique de ménagement suivie à l’égard d’un gouvernement que l’on continua de regarder comme l’interprète autorisé d’un pays ami, tombé dans le malheur.
À côté d’avantages certains, cette politique présentait des inconvénients. Le premier était de conserver le prestige et l’autorité du Maréchal Pétain qui risquaient de se trouver un jour cent pour cent au service de l’Allemagne. Le second était d’engendrer certaines illusions. Ces illusions ont été entretenues en particulier par l’incident Laval. Lorsque, le 13 décembre, le Maréchal Pétain a congédié comme un domestique l’homme que le pays tout entier détestait, de très grands espoirs sont nés en France et hors de France. Tous ceux qui avaient vu en Pétain la seule personne capable de tenir tête à Hitler et de contenir l’influence allemande ont trouvé dans le renvoi de Laval la justification de leur attente et y ont puisé de nouveaux encouragements. En réalité, la chute de Laval a été fort mal interprétée. On a cru que le Maréchal avait congédié le partisan le plus convaincu d’une alliance avec l’Allemagne. En fait, il avait simplement écarté du pouvoir un homme en qui son entourage immédiat lui avait fait voir un concurrent. La politique à suivre à l’égard de l’Allemagne n’a joué qu’une faible part dans cette révolution de palais. Elle a simplement servi d’argument supplémentaire à un petit clan qui était jaloux de la position de Laval et ne voulait admettre en aucun cas qu’il recueillît un jour la succession du Maréchal Pétain. C’est contre le successeur désigné, contre celui qu’on appelait le Dauphin, que s’est formée la cabale à laquelle ont participé à découvert MM. [11] Alibert et Peyrouton, tandis que Darlan agitait dans l’ombre pour ne pas se compromettre aux yeux des Allemands.
Beaucoup ont considéré le 13 décembre comme marquant le triomphe d’une politique de résistance à l’Allemagne basée sur le Maréchal Pétain. En réalité, cette date marquait le terme du rôle utile qu’après l’erreur et le crime de l’Armistice avait pu jouer le Maréchal.
Au cours de la longue crise des rapports franco-allemands qui s’ensuivit, Pétain perdit peu à peu toute velléité d’opposition. Il fut heureux de trouver en Darlan un homme qui avait l’entière confiance des Allemands et qui, dans le corps des officiers de marine, possédait une organisation solide sur laquelle, au milieu du désarroi et de l’effondrement général, le gouvernement pouvait s’appuyer. En outre, à l’égard de Darlan, la position de Pétain était beaucoup moins forte qu’à l’égard de Laval. Celui-ci était exécré de toute la population. Darlan était peu connu et l’uniforme d’amiral créait un préjugé en sa faveur.
Darlan, ayant réuni dans ses mains tous les pouvoirs, était donc beaucoup mieux en mesure que Laval de poursuivre à l’égard de l’Allemagne la même politique que ce dernier. Dès le 25 février, jour où Darlan prit en mains les rênes du gouvernement, il devint évident que le rôle modérateur attribué jusque là à Pétain ne pourrait plus s’exercer que dans des limites très étroites.
En revanche, Darlan avait à sa disposition le prestige à peu près intact du Maréchal. Ce prestige est, aujourd’hui encore, le principal instrument grâce auquel Darlan et ses amis nazis comptent imposer au peuple français une politique d’entière soumission à l’Allemagne et ouvrir, sans coup férir, les portes de l’Empire français à la pénétration allemande. C’est au nom de Pétain que Dentz a permis l’utilisation des bases syriennes par la Luftwaffe. C’est au nom de Pétain qu’a été donné l’ordre de tirer contre les Français Libres et les Britanniques obligés d’agir en Syrie. Au nom de Pétain, on croit pouvoir trahir son pays en se prétendant patriote. Rien de plus démoniaque que cette équivoque.
Telle est la situation en présence de laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Le monde a l’impression d’une seconde trahison qui suit et aggrave celle de juin 1940. [12] Ayant, en partie par calcul, en partie par sentiment, continué à considérer le gouvernement de Vichy comme représentant la France, il est enclin à imputer au peuple français cette seconde forfaiture. En réalité, la seconde trahison celle à laquelle nous assistons maintenant était impliquée dans la première. D’autre part, les gens qui s’adonnent aujourd’hui encore, à Vichy, à l’illusion de gouverner la France n’ont pas plus qualité pour parler au nom du peuple français que ne l’avaient ceux qui, à Bordeaux, ont profité des revers militaires du pays pour supprimer toutes les libertés françaises et installer un régime de despotisme en régression de plusieurs siècles.
Proclamer que Vichy n’est pas la France, que, par leurs actes et par leurs paroles, les gens de l’Hôtel du Parc font violence aux sentiments de l’immense majorité de la population, ce n’est point faire œuvre de polémiste ; c’est accomplir un devoir de bon Français ; c’est affirmer le droit de la France à recouvrer sa liberté extérieure et ses libertés intérieures, à reprendre sa place parmi les peuples qui ont le culte de la dignité humaine, à marcher avec les autres démocraties vers un monde meilleur.
Affirmer que Vichy n’est pas la France, que le gouvernement d’armistice et de collaboration avec l’ennemi est aux antipodes du sentiment français, c’est également rendre hommage à la vérité.
Au lendemain de l’accord Hitler-Darlan, on nous a posé de toutes parts la même question : “Que se passe- t-il en France ? Y a-t-il des réactions de la part de la population française ?”.
Ces questions sont bien naturelles. Avant d’y répondre, je voudrais cependant faire certaines remarques.
Il est très difficile pour un étranger, ou même pour un Français qui a connu la France avant l’armistice, de se faire une idée de ce qu’elle est devenue, depuis un an, sous la double contrainte des troupes d’occupation et des despotes de Vichy. Le premier acte du gouvernement d’armistice a été de supprimer toutes les libertés françaises : liberté de la presse, liberté d’opinion, liberté de réunion, liberté d’association, tout a été détruit. Toutes les garanties des fonctionnaires et des magistrats ont été supprimées. Tout contrôle de la représentation [13] nationale a été aboli. Toute liberté individuelle a disparu. La France a été soumise au régime des ukases et des lettres de cachet. Les institutions de l’Italie fasciste et de l’Allemagne hitlérienne qui, en l’espace de quelques années, ont transformé en esclaves plus de 120 millions d’êtres humains, ont été servilement copiées par ces messieurs de Vichy. Les méthodes de la Gestapo ont été immédiatement appliquées à la métropole et à l’Empire. Le pays qui avait donné la liberté à l’Europe connait la délation érigée en système gouvernemental, les arrestations arbitraires, les camps de concentration. Les journalistes écrivent sous la dictée, les fonctionnaires qui ont conservé quelque indépendance d’esprit sont remplacés par les arrivistes de toute catégorie. Il s’est créé une classe de profiteurs de la défaite qui a poussé comme des champignons sur la pourriture. J’ai pu constater moi-même que le soupçon d’anglophilie ou de sympathies gaullistes suffit à justifier des détentions prolongées.
D’autre part, les communications avec la France occupée ou non-occupée sont extrêmement difficiles ; même celles des journalistes neutres sont étroitement surveillées et censurées. Il est donc difficile de savoir avec quelque précision ce qui se passe en France.
Tous les renseignements concordent cependant pour indiquer que, dans la zone occupée, qui représenté les deux tiers du territoire et les trois quarts de la population française, les Allemands, malgré les terribles moyens de pression dont ils disposent, n’ont pas réussi jusqu’ici à contaminer l’âme française. Celle-ci est restée impénétrable au venin hitlérien. Elle a résisté aussi bien aux méthodes brutales qu’aux tentatives plus adroites multipliées pour la circonvenir. Le torrent de propagande déversé chaque jour par une presse stipendiée et par une radio asservie demeure sans effet. Sans trahir aucun secret, je puis dire que la sourde hostilité de la population est, pour les autorités militaires allemandes, un sujet constant de préoccupation, une cause permanente de faiblesse et la raison cachée de maintes surprises désagréables. L’état d’esprit de la population française n’est certes point de nature à faciliter une tentative allemande d’invasion de la Grande-Bretagne. Dans l’intérêt commun de nos deux pays, je passerai rapidement sur ce sujet. [14] Je tiens cependant à dire qu’à côté des batailles qui emplissent l’air de leur fracas, il se livre d’autres combats, obscurs et silencieux, mais non moins âpres, non moins héroïques, et qui sont, eux aussi, d’une grande importance pour l’issue de la mêlée.
Au sujet de la zone non-occupée, je parlerai en toute franchise. Les dix à douze millions de Français qui s’y trouvent sont, à bien des égards, des privilégiés. Ils savent gré au gouvernement d’armistice de les avoir préservés de l’occupation. Bien que les infiltrations allemandes soient nombreuses, les habitants de cette partie de la France ne subissent pas la promiscuité quotidienne avec les troupes étrangères. Ils ressentent moins profondément tout ce que le contact avec les Nazis peut présenter d’odieux. Résidant dans les provinces les moins riches de la France, ils sont particulièrement sensibles aux avantages matériels qui peuvent résulter de certaines facilités de communications entre les deux zones. Ils sont beaucoup plus enclins à l’indulgence pour les concessions d’ordre politique grâce auxquelles Vichy peut acheter quelques améliorations à leur sort, notamment dans le domaine des approvisionnements.
Ceci dit, il s’en faut de beaucoup que la population française approuve l’attitude des dirigeants de Vichy, bien que ceux-ci prennent soin de s’abriter derrière le Maréchal Pétain.
De tous les points de la France, de toutes les couches de la population, nous parviennent par centaines les marques de protestation et les cris d’indignation contre les gens de Vichy. En même temps affluent les témoignages de sympathie et d’admiration pour le Général de Gaulle ainsi que pour le peuple britannique qui, aux yeux de l’immense majorité des Français, demeure l’allié en attendant de devenir le libérateur.
Voici quelques extraits de lettres que nous avons reçues ces jours-ci.
La première vient du centre de la France. C’est la copie dure lettre anonyme qui a été adressée le 28 avril 1941 à M. Belin, Ministre du Travail. “C’est un immense sentiment de dégoût et de réprobation qui me pousse à vous crier toute la honte que j’éprouve et que vont éprouver [15] peu à peu tous les vrais Français, après avoir pris connaissance des instructions que vous avez osé signer concernant le recrutement des malheureux chômeurs que vous incitez à travailler en Allemagne, contre la libération de la France. Vous vous faites sciemment le pourvoyeur en main-d’œuvre de nos ennemis, au moment même où le manque de cette main-d’œuvre peut provoquer leur défaite…”.
Une autre lettre est adressée par un groupe de Français de Lyon, formé d’avocats, de professeurs, de médecins, d’employés, de commerçants et petits industriels.
“D’abord une certitude, écrivent-ils : le sentiment antiallemand devient de plus en plus unanime, mis à part les vendus, les traîtres et un certain nombre d’imbéciles.
Mais les forces d’une résistance active sont dispersées, coupées les unes des autres par la crainte d’une action policière qui, assurée de la complicité de magistrats faits sur mesure, n’hésite pas devant la provocation et va jusqu’à fabriquer des tracts pour s’assurer ensuite de coupables bien choisis. Cependant, nous savons qu’il existe dans notre cité des dizaines de groupements comme le nôtre”.
On nous écrit encore de Lyon : “Les voix officielles, la presse, la radio, n’expriment aucunement la vraie pensée de la nation. […] La population de la zone libre est unanime, nous le savons, à repousser la collaboration avec les Allemands qui rendrait notre esclavage définitif”.
D’une ville des Ardennes, le 30 mai 1941 : “Malgré toute la bonne volonté des Allemands, les habitants des Ardennes ne veulent pas collaborer”.
Même parmi les officiers de marine, beaucoup réprouvent la politique de l’Amiral Darlan. Dans une lettre écrite par un capitaine de frégate, le 2 mars, et adressée à l’un de nos officiers généraux, nous lisons : “Nous suivons avec espoir et confiance votre travail en Angleterre, et nous faisons, comme bien vous le pensez, les vœux les plus ardents pour que vous arriviez bientôt à nous débarrasser des envahisseurs. Vous pouvez être parfaitement certains que toute la France est derrière vous, vous approuve et vous admire, et qu’elle maudit les quelques profiteurs qui croient devoir s’abaisser devant notre seul ennemi ; celui qui nous ruine et nous pille”.
Depuis la conclusion de l’accord Darlan-Hitler et depuis [16] les scandaleux événements de Syrie, la popularité du Maréchal Pétain elle-même est atteinte. À Néyrac, ville natale de Darlan, les murs sont couverts d’inscriptions : “À bas Darlan”, et de portraits de Pétain la tête en bas. De divers côtés en France, on signale l’apparition de l’inscription : “Pétain nous vend”. À Bordeaux, 12 000 élèves invités par le Secrétaire d’État à la jeunesse à crier “Vive la France, Vive Pétain” se sont contentés de crier “Vive la France”.
“Après la débâcle, dit une lettre anonyme adressée an Maréchal et dont nous avons reçu copie, nous avons eu confiance dans vos paroles de sauveur de la Patrie. L’orchestration était bien conduite. Quelle duperie. Vous nous avez dit : “l’honneur nous commande de ne rien entreprendre contre nos anciens alliés”, et déjà, le 29 mars, un Ministre apposait sa signature au bas d’une circulaire destinée à racoler de la main-d’oeuvre pour le service de l’envahisseur… sans compter l’aide prêtée à nos ennemis pour le transport de leur Corps expéditionnaire en Afrique du Nord, ni la cession de bases aériennes en Syrie”.
Une Alsacienne, réfugiée dans les Pyrénées écrit, le 31 mars 1941 : “Je tiens à vous féliciter tous ; chefs et simples soldats, des nobles sentiments qui vous incitent à défendre l’idée française sur le sol de nos amis les Anglais. Nous sommes tous fiers de vous et c’est de tout notre cœur que nous vous remercions de ce que vous faites pour nous, de ce que vous faites pour la France. Les mêmes sentiments de gratitude nous animent à l’égard des Anglais, dont nous connaissons le loyalisme envers notre Patrie. Nous sommes tous convaincus de leur victoire et, de ce fait, du salut de la France”.
D’une lettre reçue de France non-occupée au début de mai, on détache le passage suivant : “Je voudrais avant tout vous prier de dire à nos amis anglais et à ceux de nos compatriotes qui ont la chance de pouvoir continuer auprès d’eux le bon combat, notre profonde admiration pour le cran magnifique dont ils font preuve depuis plus de huit mois sous les bombardements incessants et pour l’exemple qu’ils nous donnent. Voulez-vous également leur dire que tous les Français ne sont pas des traîtres et qu’ils ne veulent pas être confondus [17] avec la poignée de lâches et d’arrivistes qui, sous prétexte de collaboration, nous livrent pieds et poings liés à notre ennemi de toujours, qui nous a envahis trois fois en 70 ans”.
Mais les preuves les plus irréfutables de la réprobation du peuple français à l’égard de la politique d’aide à l’ennemi poursuivie par le gouvernement du Maréchal Pétain, nous les trouvons dans les récents discours de ces Messieurs de Vichy ou de leurs compères de Paris. Il y a deux jours, le 15 juin, M. Déat disait à Radio-Paris : “Les Gaullistes grignotent l’âme régénérée de la France. Ils luttent contre nous en France, comme ces Messieurs de de Gaulle combattent contre nous ailleurs, avec les soldats de Sa Majesté britannique. Ces hommes sont nombreux, insaisissables. Ils murmurent, ils parlent à voix basse, ils se livrent à leur propagande dans les salons, dans les boutiques, dans les administrations de l’Etat, partout”.
L’allocution prononcée le 10 juin à la radio par l’Amiral Darlan est également révélatrice. L’Amiral, qui a sans doute promis aux Allemands de signer une paix séparée et qui n’ose pas l’annoncer à la nation française, a déclaré en termes assez embarrassés : “Nous ne devons pas nous laisser entraîner par des considérations sentimentales qui n’aboutiraient qu’à élargir à notre propre dépens le fossé qui a été créé entre deux nations voisines et au-dessus duquel il nous faut jeter un pont pour la cause de la paix européenne”.
Dans l’allocution prononcée le 17 juin, jour anniversaire de la demande d’armistice, Pétain n’a pu s’empêcher de faire lui-même allusion au profond mécontement du peuple français. Il éprouvait le besoin d’affirmer que la France n’avait pas été trahie et, pour affermir la confiance ébranlée, il n’hésitait pas à agiter le spectre du communisme.
J’ai l’impression que les Français, éduqués par une année d’amères expériences, d’humiliations et de misères sans précédent, attachent désormais plus d’importance aux actes des gens de Vichy qu’à leurs paroles. Il leur suffit de diriger aujourd’hui les regards vers la Syrie pour comprendre à quel point ils ont été dupés et comment la France est trahie par ceux qui prétendent la sauver.
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La Syrie, ce seul mot résume aujourd’hui toute la tragédie française. Il exprime à la fois toutes les angoisses et tous les espoirs de ceux qui sont restés fidèles à leur Patrie. Pour nous, Français Libres, ce n’était point une décision facile que de nous associer à l’action commune entreprise dans ce pays. Nous étions placés devant un dilemme infernal : ou laisser les Allemands s’installer en Syrie, ce qui entraînait les conséquences stratégiques et politiques les plus graves, ou agir contre les Allemands au risque de collision avec les Français égarés par les mauvais bergers de Vichy. Si douloureuse qu’elle fut pour vous et pour nous, cette dernière solution s’imposait. Aux yeux du monde entier, la Syrie illustrera pour toujours la honte des gens qui, pour servir l’ennemi, n’ont pas hésité à donner à des Français l’ordre de tirer contre des Alliés d’hier, des libérateurs de demain, et contre d’autres Français. Car ce ne sont ni les troupes britanniques ni celles du Général de Gaulle qui ont ouvert le feu les premières.
Mais aux yeux du monde aussi, la Syrie prouve d’une façon éclatante qu’il existe encore de nombreux Français qui, pour délivrer leur Patrie, sont prêts aux sacrifices, même les plus douloureux. Y a-t-il une chose plus triste que d’être obligé de mettre en joue son propre frère, devenu, par la faute de chefs indignes, le complice d’un ennemi implacable ?
Cette volonté de sacrifice pour recouvrer la liberté dans l’honneur n’est pas le seul apanage des soldats de la France Libre qui ont tout quitté pour continuer la lutte à vos côtés, qui ont partagé vos épreuves et vos succès en Libye, en Abyssinie, en Erythrée et qui bientôt, malgré les vicissitudes de la bataille, entreront avec vous à Damas et à Beyrouth.
Cette volonté est celle d’un peuple tout entier dont les malheurs sont exploités par une petite clique d’individus sans scrupules, lâchement abrités derrière un grand soldat qui a survécu à sa gloire.
Le jour même où il était victime de la plus abominable trahison de l’histoire, le peuple de France a d’ailleurs retrouvé un homme en qui s’incarne aujourd’hui toute sa fierté, toute son espérance.
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Il y a exactement un an, le Général de Gaulle, ayant compris que le défaitisme et la trahison venaient de s’installer au pouvoir, a quitté la France, est venu à Londres et a lancé au peuple français l’appel désormais historique : “La France a perdu une bataille. Mais la France n’a pas perdu la guerre.
Dans l’univers libre, des forces immenses n’ont pas encore donné. Un jour, ces forces écraseront l’ennemi. Il faut que la France ce jour-là soit présente à la victoire. Voilà pourquoi je convie tous les Français, où qu’ils se trouvent, à s’unir à moi dans l’action, dans le sacrifice et dans l’espérance”.
Malgré la Gestapo et la police de Vichy, des dizaines de milliers de soldats, des millions de Français ont répondu à cet appel. Le nom du Général de Gaulle est devenu le symbole du patriotisme français, le défi permanent lancé, comme un coup de cravache, à la face de l’ennemi et de ses complices. Les forces immenses qu’évoquait il y a un an le Grand Français dressé contre la capitulation se lèvent aujourd’hui au-delà des Océans, ranimant chez tous les peuples asservis la volonté de résistance et la foi en la libération.
Je ne puis mieux terminer cette conférence qu’en vous citant quelques lignes d’un message que le Général de Gaulle vient de nous adresser de Jérusalem, en ce jour anniversaire de la naissance de la France Libre :
“Jusqu’à la mort ou jusqu’à la victoire”, écrit le Chef des Français Libres, interprète du sentiment national français, “nous resterons liés dans cette guerre de libération à l’admirable Empire britannique dont Winston Churchill incarne magnifiquement la puissance et la résolution. Nous resterons unis à tous nos alliés d’Europe, aujourd’hui submergés dans leur territoire, mais intacts dans leur âme, et belligérants. Nous resterons en communion avec la juste Amérique qui, sous la direction de son grand Président Roosevelt, a décidé de faire en sorte que le bien triomphe du mal. Par-dessus tout, nous resterons fidèles à la France, à son honneur, à sa grandeur, à sa destinée.”
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Printed by Keliher, Hudson & Kearns, Ltd.,
Hatfields, London, S.E.l.
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