Introduction
Le 15 avril 1991, le magazine américain Time rapportait l'histoire d'une jeune fille indienne de quinze ans qui s'était enfuie avec son amoureux, Brijendra, un jeune homme de vingt ans. Ce récit, qui se passe en Uttar Pradesh, l'État le plus peuplé de l'Inde, ne serait qu'une banale histoire d'amour si Brijendra avait été membre de la même caste que Roshini. Mais voilà, celle-ci faisait partie des Jat, une haute caste d'agriculteurs du nord de l'Inde alors que son amant, Brijendra, appartenait à la caste intouchable des Jatav; “le prix que les amoureux durent payer pour cette offense à la tradition fut terrible”, commente Anita Pratap, la journaliste du Time. Les aînés de Meharan, le village de la jeune fille, s'étaient en effet réunis en conseil et, dans leur fureur, ils décrétèrent que la seule sentence acceptable était la mort!
Brijendra, son ami Ram Kishen, qui avait organisé la fuite des amoureux, et quelques-uns de leurs parents furent battus à coups de bâton. Alors les deux jeunes hommes furent pendus la tête en bas; dans une débauche de violence, leur bouche et leur sexe furent brûlés au moyen de tissus enflammés. À l'aube, on fit sortir Roshini de sa maison et les trois jeunes gens furent placés, une corde autour du cou, en dessous d'un banian. On obligea leurs pères à tirer eux-mêmes la corde du gibet et, quand ceux-ci n'eurent plus la force de finir la tâche, les spectateurs se ruèrent sur eux pour achever la besogne. Lorsque les corps furent redescendus, Ram Kishen avait cessé de vivre. Comme si le châtiment n'était pas suffisant, les corps de Roshini et de Brijendra furent placés sur un bûcher où ils se consumèrent.
Il est facile, pour nous Occidentaux, de ne voir dans cette violence révoltante que de la pure sauvagerie et de la condamner en conséquence. Pourtant, les personnes qui commirent ces actes atroces n'ont rien d'assassins professionnels. Ce sont, sans doute, de paisibles agriculteurs qui, la plupart du temps, ne s’avèrent pas plus violents que n'importe lequel d'entre nous. Ce sont aussi, toujours probablement, des personnes honnêtes, de bons maris et très certainement des pères dévoués à leurs enfants, qui travaillent dur et ne cherchent pas noise à leurs semblables. La plupart n'ont sûrement pas d'antécédents criminels et n'ont jamais eu maille à partir avec la justice. Si, en la circonstance, ils se comportèrent d'une façon aussi cruelle, c'est parce que, de leur propre point de vue bien entendu, ils avaient de bonnes raisons d'agir ainsi. D'ailleurs lorsque la police arriva sur les lieux pour y mener son enquête, personne ne chercha à fuir ses responsabilités. Les villageois assumèrent leur acte et s’en montrèrent même très fiers: c'est le chef lui-même, un certain Mangtu Ram, qui donna à la police les détails de cette exécution. Il insista sur le fait qu'ils n'avaient pas d'autres solutions: “Si nous n'avions pas été sévères, précisa-t-il non sans perspicacité, toute notre communauté aurait été déshonorée et personne n'aurait voulu marier les filles jat de notre village”. La mère de Roshini avait tâché d'implorer la clémence de ces impitoyables censeurs: “Chassez-nous du village, brûlez notre maison, mais épargnez ma fille.” Cette grâce ne lui fut pas accordée et elle reçut pour toute réponse: “Elle n'est pas ta fille, elle est notre fille.”
Nul n'ignore que la mort est la peine normalement encourue par un jeune homme Harijan qui ose séduire une fille de haute caste. Notre incrédulité face à une telle intransigeance augmentera sans doute encore lorsque nous apprendrons que la distance qui sépare le garçon de la jeune fille n'est pas nécessairement de nature économique. Certes la majorité des intouchables sont pauvres et même bien plus pauvres que la moyenne de la population, mais ce n'est pas toujours le cas et on peut même penser que des jeunes gens qui tombent amoureux l'un de l'autre appartiennent à des milieux économiquement proches. Nous aurons ainsi l'occasion de voir que, dans bon nombre d'atrocités commises contre les Harijan, les victimes sont “économiquement avancées”, voire même plus aisées que leurs assaillants. De nombreux problèmes surgissent précisément lorsque certains intouchables revendiquent des droits, privilèges ou symboles de statut social qui sont mieux adaptés à l'aisance matérielle nouvellement acquise par des factions de cette population. Cela ne signifie pas que l'intouchabilité n'a rien à voir avec la pauvreté matérielle. C'est, au contraire, parce qu'ils ne sont plus à la place qui leur revient traditionnellement que ces “nouveaux riches” irritent particulièrement les castes supérieures.
Mais alors le problème de l'intouchabilité ne peut pas non plus être réduit à une simple question de pauvreté économique. Il suffit de passer en revue quelques chiffres pour admettre cela: les intouchables ne représentent en effet que 15% de la population indienne alors que les économistes estiment généralement qu'entre 40 et 50% de la population vivent en dessous du prétendu “seuil de pauvreté”. Quel que soit le crédit que l'on désire apporter à ces estimations de la pauvreté, il est clair que ce problème concerne plus de personnes que l'intouchabilité. Pour ne prendre qu'un exemple, il existe de nombreux Brahmanes qui sont loin d'être riches, et un ethnologue nous rapporte ainsi que même les prêtres d'un grand temple du sud de l'Inde mènent une existence assez précaire[1]. Bon nombre de membres des castes supérieures et moyennes sont des travailleurs dont les conditions matérielles d'existence sont à peine meilleures que celles des intouchables; pourtant jamais ils ne doivent endurer les discriminations et souffrances de toutes sortes qui sont imposées à ces derniers. En bref, les intouchables sont généralement pauvres et leur pauvreté fait même partie de leur condition, elle est un des stigmates qui leur sont infligés, mais elle ne suffit pas à elle seule pour rendre compte du phénomène de l'intouchabilité. Celle-ci ne peut se réduire à un simple cas d'exploitation économique. Elle est bien plus que cela.
L'intouchabilité ne peut pas davantage être ramenée à une question de pollution rituelle. Il est vrai que par “intouchables” nous devons entendre ces groupes sociaux qui, à cause de leur association avec la mort, la pollution organique et les démons, sont “pollués de façon permanente”, mais alors il nous faut aussi rappeler que, dans la société indienne, à peu près tout le monde est, d'une manière ou d'une autre, impur. De plus, au sein de cette même société, certains groupes sociaux exercent des fonctions rituellement très impures sans pour autant avoir à souffrir le même type de discrimination et d'exclusion que les intouchables. C'est, par exemple, le cas des barbiers ou des blanchisseurs, mais aussi celui de certains types de prêtres funéraires[2]. Dans la présente étude, je soutiendrai alors que les intouchables sont les sections de la population indienne qui, traditionnellement, sont économiquement dépendantes et exploitées, victimes de toutes sortes de discriminations et rituellement impures de façon permanente. C'est la conjonction de ces éléments qui caractérise les intouchables et les démarque du reste de la population indienne. Il n’est pas inutile de rappeler ici qu’aucun caractère physique propre ne permet de distinguer les intouchables du reste de la population.
Nous pouvons maintenant revenir à l'histoire du Time pour souligner qu'un tel drame n'est en aucune manière un cas isolé dans l'Inde contemporaine. La presse indienne rapporte presque quotidiennement ce qu'elle appelle de telles “atrocités”, mais bon nombre de cas, la plupart sans doute, ne sont jamais rendus publics. Von der Weid et Poitevin[3] ont recensé quelque cent trente cas de discriminations dans la presse de langue marathi pour la seule année 1972. Cette liste inclut 18 cas de violences diverses, seize injustices d'ordre administratif, quatorze fraudes électorales et des dizaines de meurtres et de viols. On pouvait lire dans les journaux marathi de cette année-là que dix Harijan furent brûlés vif en Uttar Pradesh, qu'une femme enceinte avait été rituellement sacrifiée afin de faire venir la pluie en Andhra Pradesh; on y parlait aussi de femmes violées par des étudiants du Maharashtra, d'une jeune fille exposée nue sur la place publique, d'enfants battus par des militants du Parti du Congrès, d'excréments humains jetés dans le puits d'intouchables, etc. A la fin des années 1970, entre six et neuf mille cas d'incidents violents à l'encontre des intouchables étaient enregistrés annuellement. Et ce n’était que la partie visible de cet iceberg d’intolérance.
Cette violence apparaît donc bien comme une caractéristique de la vie rurale indienne et l'urbanisation n'a pas vraiment résolu le problème. Il n'est dès lors pas exagéré de dire que l'intouchabilité est bien vivante aujourd'hui et cet ouvrage tentera de faire un peu de lumière sur ce problème majeur de la société indienne. Nous tâcherons de mieux connaître ces gens qui font l'objet de tant de haine et de mépris, ce qu'ils pensent et comment ils vivent.
L'intouchabilité est très certainement une forme extrême d'oppression et d'exploitation économique telle qu'on en rencontre un peu partout dans le monde. Cependant, nous laisserons à d'autres le soin de s'aventurer dans une approche comparative. Sans vouloir nier l'intérêt d'une telle entreprise, nous pensons qu'il y a quelque chose d'unique dans l'intouchabilité telle qu'on la pratique en Inde et, dès lors, nous estimons qu'elle mérite, dans un premier temps au moins, d'être traitée séparément. Car il y a un risque à vouloir réduire, voire même condamner, avant de connaître et de comprendre. En second lieu, une perspective comparative requerrait une connaissance approfondie des divers pôles de la comparaison. Or, non seulement nous ne sommes pas capables de mener une telle entreprise, mais nous aurons aussi l'occasion de nous rendre compte que l'abondance de la littérature pour le seul cas de l'Inde mérite un traitement séparé.
Dans une étude récente (1985: 40), Needham déplore le fait que nous disposons aujourd'hui de tellement de faits ethnographiques que nous ne savons plus ce qu'il faut en faire. Certes, la littérature concernant les intouchables n'est pas pleinement satisfaisante, mais elle est aujourd’hui tellement abondante qu’il devient nécessaire d’en faire la synthèse, et c’est précisément la tâche que nous nous sommes assignée dans les pages qui suivent. Mes vues sur le problème de l'intouchabilité ont, en grande partie, été façonnées par mes expériences et mes recherches parmi les intouchables. Une bonne partie des résultats de ces recherches ayant été publiée antérieurement[4], nous ne nous y référerons ici que de façon marginale.
Avant d’entamer l'analyse, il convient de présenter d'une manière très générale les intouchables de l'Inde et c’est précisément la tâche qui nous attend dans le chapitre suivant. Nous nous pencherons ensuite sur les théories de la caste afin de voir comment elles ont abordé le problème de l’intouchabilité. Un aperçu général des discriminations frappant les intouchables sera entrepris dans le quatrième chapitre alors que les chapitres cinq et six se centreront plutôt sur l’idéologie propre aux intouchables et, plus particulièrement, sur la manière dont ces derniers considèrent leur position au sein de la société indienne. Avec l’étude des aspects économiques de l’intouchabilité, nous devrons aborder les changements sociaux. Cet aspect sera traité de façon plus explicite dans les trois derniers chapitres: nous examinerons tour à tour les mouvements socioreligieux dans lesquels se sont lancés les intouchables depuis plus d’un siècle. Ambedkar, la principale figure politique des intouchables, mérite un chapitre à lui seul alors que la dernière partie sera consacrée au système de discrimination positive qui est aujourd’hui le terrain de bien des luttes.
[1] Fuller, C., Servants of the Goddess: the Priests of a South Indian Temple, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p.98
[2] Voir Parry, J., “Ghosts, Greed and Sin: the Occupational Identity of the Benares Funeral Priests”, Man (NS), 21, 1980.
[3] Von Der Weid, D. & Poitevin, G., Inde: les parias de l'espoir, Paris, L'Harmattan, 1978, pp.22-33.
[4] Voir, principalement, Deliège, R., Les Paraiyars du Tamil Nadu, Nettetal, Steyler Verlag, 1988.
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