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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de René DEPESTRE, “La Révolution de 1946 est pour demain.” In ouvrage sous la direction de Frantz VOLTAIRE, Pouvoir noir en Haïti. L’explosion de 1946, pp. 57-94. Montréal : V&R Éditeurs et Les Éditions du CIDIHCA, 1988, 393 pp.
[
Un grand merci à la direction des Éditions du CIDIHCA, qui nous a autorisé, le 17 octobre 2019, la diffusion en libre accès à tous de ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[57]

Pouvoir noir en Haïti.
L’explosion de 1946.

La Révolution de 1946
est pour demain
.”

René DEPESTRE

C.P. — Cet après-midi, on va parler un peu de 1946. Vous aviez alors 20 ans et vous étiez un des acteurs principaux des événements de 1946. Pourriez-vous nous parler des racines de 1946, de ses origines et des grands remous qui ont agité la société haïtienne à cette époque ?

R.D. — Il faudrait distinguer plusieurs aspects : les origines économiques du mouvement de 1946, les origines sociales et intellectuelles du mouvement de 1946. Voyons les origines économiques : très peu de travaux ont été consacrés à cet aspect de la question ; je connais juste un travail, d’ailleurs excellent, réalisé par Tinois, (l’un des pseudonymes de Gérald Brisson), vous le connaissez sans doute aussi, sous le titre de « Les fondements économiques de la situation révolutionnaire 1945- 46 ». C’est un essai assez bref, mais il montre bien quelles étaient les préoccupations économiques des masses haïtiennes et des diverses couches de la population, à ce moment-là.

Il faut placer le mouvement de 1946 dans le contexte général de la deuxième guerre mondiale. Ses origines économiques coïncident justement avec l’entrée en guerre d’Haïti. Haïti avait [58] déclaré la guerre aussi bien à l’Allemagne qu’au Japon (à l’empire nippon, comme disait Élie Lescot dans ses discours). Lescot ne manquait jamais une occasion pour déclarer que la politique d’Haïti était « le reflet fidèle de la politique extérieure des États-Unis d’Amérique du Nord », c’est-à-dire de l’impérialisme américain. Lescot s’était empressé de déclarer zone stratégique, (alors qu’il n’y avait aucune sorte d’opérations militaires dans les Caraïbes), le territoire haïtien, afin de pouvoir exproprier des milliers d’hectares cultivables qui appartenaient à de petits paysans. C’est comme ça que Lescot s’y est pris pour voler leurs terres à des paysans des régions de Bagneux, du Cap, des Gonaïves, de Saint-Marc, et de la presqu’île du Sud. Il fit venir une compagnie nord-américaine qui se rendit tristement célèbre en Haïti : la SHADA, c’est-à-dire Société haïtiano-américaine d’exploitation agricole. Cette compagnie devait cultiver une sorte d’hévéa qui portait le nom barbare de crystoptegia glandiflora, considérée comme « fibre stratégique », parce qu’elle servait à faire des cordes pour la marine yankee. Le honteux contrat avec la SHADA prévoyait aussi l’exploitation des forêts de pins du pays. Des milliers de pins du Morne-des-Commissaires furent abattus. Par ailleurs la SHADA accula à la famine les paysans en substituant le sisal à leurs cultures vivrières traditionnelles.

C.P. — Le sisal, c’est ce qu’on appelle couramment la « pite » ?

R.D. — Oui, c’est ça. Pour financer les exploitations de « pite », Lescot obtint d’une banque américaine, « l’Export-Import Bank », un crédit de cinq millions de dollars, augmentant ainsi la dette extérieure d’Haïti. C’était, en fait, une vaste conspiration contre la paysannerie pauvre d’Haïti, une occasion pour les gros fonctionnaires du régime de recevoir des « backshish » de la SHADA. Avec la SHADA, Lescot montrait à quel point il était disposé à inféoder plus encore notre pays à l’impérialisme américain, à abandonner tout attribut de souveraineté nationale en politique extérieure, à ouvrir complètement Haïti à la pénétration déjà avancée des États-Unis dans nos affaires, pour réduire notre patrie à l’état de néocolonie directe des U.S.A. Lescot fit aussi des concessions à la compagnie J.G. White que le président Sténio Vincent avait invitée à construire des routes et quelques ponts. La Standard Fruit Cie étendit également ses griffes sur Haïti. Lescot profita des pénuries dues à l’état de guerre, pour alimenter le marcher noir, en complicité avec les grands suppôts du régime, les Gontran Rouzier, Louis Marchand, et les autres affairistes sans scrupules qui pillaient le pays. Avec Lescot, ça se passait aussi en famille : le fils aîné de Lescot, Gérard, était ministre des Affaires Étrangères, un autre fils, Roger, était [59] un haut gradé de l’Armée, tandis qu’un troisième fils, Henri, si je ne me trompe, était associé à un homme d’affaires d’origine anglaise ou jamaïcaine, un certain Brandt, un écumeur des Caraïbes que notre journal La Ruche allait maltraiter beaucoup. La bande à Lescot, à la faveur du conflit mondial, faisait tout pour accaparer les divers secteurs de l’économie haïtienne, le marché noir aidant. Ces accaparements provoquèrent des pénuries de riz, de matières grasses, de farine, de savon, et d’autres denrées de grande consommation. Ce sont là, grosso modo, les aspects principaux de la crise économique qui précéda le mouvement de 1946. Les faits sont là ; c’est-à-dire l’abandon éhonté des intérêts du pays, particulièrement ceux de la paysannerie au profit de l’impérialisme américain ; le marché noir qui enrichissait la famille Lescot et les proches du tyran, et l’accaparement des biens ennemis. Il y avait des établissements commerciaux allemands en Haïti. Lescot profita de la guerre avec Hitler pour enfermer ses ressortissants au Fort National. Il fit écrouer même des Allemands qui étaient hostiles au nazisme, afin de pouvoir mettre la main sur leurs biens. Ces biens étaient ensuite répartis entre les membres du gouvernement. Ce fait créa un malaise au sein de l’oligarchie dominante haïtienne. Ce que l’on appelle l’élite, en Haïti, les grandes familles traditionnelles, étaient choquées par la vulgarité de l’arrivisme économique de Lescot, tandis que les petits commerçants, les plus lésés, principales victimes du marché noir, se jetaient dans l’opposition. Lescot créa des contradictions nouvelles dans les rangs de l’oligarchie. C’est pourquoi, dès 1942-43, il se forma une opposition bourgeoise bien articulée à la politique de Lescot. Les plus mécontents étaient les petits paysans. Bien que la paysannerie n’ait pas pris une part active aux événements de 1946, il faut tenir compte de son mécontentement généralisé de ces années-là. Cela montre, par ailleurs, à quel point on aurait pu faire déboucher le mouvement populaire de 46 sur une révolution, s’il y avait eu sur la scène d’alors, un Parti révolutionnaire capable de lier les revendications paysannes, les revendications des travailleurs urbains à celles des petits commerçants, des intellectuels, des étudiants, et des membres de la bourgeoisie qui étaient opposés à Lescot. On a l’habitude de dire que le mouvement de 46 était seulement localisé à Port-au-Prince. Je ne suis pas d’accord. Le mouvement avait des ramifications en province, notamment aux Cayes, à Jacmel. Dans cette dernière petite ville, Jean-Jacques D. Ambroise avait organisé la grève, le merveilleux Jean-Jacques, que Duvalier fit assassiner lâchement, était déjà très actif à Jacmel. De même [60] d’autres amis à nous, luttaient aux Gonaïves, à Saint-Marc, sous l’influence directe du journal La Ruche. La seule ville plus ou moins importante du pays qui resta presqu’en dehors du mouvement, ce fut le Cap. Le Cap y fit une entrée quelque peu insolite, bien plus tard, à l’époque des élections, pour des raisons régionalistes que nous analyserons plus loin. J’ai parlé des origines conjoncturelles du mouvement, sur le plan économique. Il faudrait remonter loin dans le passé pour trouver les coordonnées profondes de la crise. Sans vouloir réduire les événements de 46 à leur infrastructure économique, il faut admettre que elle-ci a joué un rôle déterminant sur les positions des diverses couches sociales haïtiennes. La crise de 46 était l’indice d’un drame profond. Les phénomènes de la guerre l’expliquent à la surface, mais si l’on veut approfondir les choses, „il faut remonter au moins à la crise de 1915, à l’Occupation militaire nord-américaine, à la résistance héroïque qui de 1917 à 1919, la paysannerie surtout, sous la direction du chef guérillero Charlemagne Péralte, opposa aux occupants yankee, pour saisir la signification du réveil de 46. C’était un rebondissement de la crise de 1930 qui avait débouché sur un grave échec, la politique anti-haïtienne de Sténio Vincent ayant compromis les chances d’une deuxième libération de notre territoire national. Il y eut bien une évacuation des troupes américaines d’occupation, mais celles-ci furent aussitôt remplacées par la gendarmerie, baptisée Garde d’Haïti, qui était appelée à remplir le même rôle néocolonial que les forces yankee. Dans cette perspective, la levée en masse de 1946 apparaît comme une retombée, sans lendemain, de la poussée patriotique de 1930. Toutefois, il n’y eut pas, dans l’opposition à Lescot une idéologie franchement anti-impérialiste. Et pourquoi ? Il faut se le demander. Je vois la principale explication dans un facteur externe qui a joué en faveur des États-Unis : la sympathie qui entourait l’ensemble de la cause alliée contre l’Allemagne nazie. Cette sympathie s’étendait, en Haïti, des États-Unis à l’Union Soviétique. On tenait tous ceux qui se battaient contre les nazis comme des alliés — ils l’étaient bien à l’époque —, comme des forces d’un même camp démocratique. Ce facteur a joué, en quelque sorte, pour occulter l’aspect profondément anti-impérialiste du mouvement de 1946.

C.P. — Est-ce que cette entrée en guerre des États-Unis, leur prise de position contre le nazisme, ont pu désarmer idéologiquement une certaine couche de l’intelligentsia haïtienne.

R.D. — Oui, dans une certaine mesure, cela est vrai. Il y avait un front uni contre Hitler. C’est la raison qui explique que Jacques Roumain ait accepté le poste de Chargé d’Affaires [61] à Mexico que lui offrit la dictature de Lescot. La Troisième Internationale, avant sa dissolution en 1942, avait enjoint tous les Partis communistes du monde à appuyer les gouvernements qui avaient déclaré la guerre au nazisme. Il fallait concentrer les efforts vers les buts de guerre et mettre en veilleuse les contradictions nationales qui passaient au second plan.

C.P. — Serait-ce là à la faveur de cette situation que les compagnies américaines renforcèrent leur pénétration massive en Amérique Latine, comme en Haïti ?

R.D. — Sans doute les impérialistes américains profitèrent habilement des sympathies que leur valait leur considérable effort de guerre, pour consolider, un peu partout, leurs positions néocoloniales. Cependant, malgré cela, les Haïtiens les plus lucides se méfiaient des compagnies américaines qui expropriaient nos paysans. Ils voyaient bien que les États-Unis, indépendamment des buts de la guerre, faisaient tout pour tirer profit de leur participation au conflit, aux côtés de l’Union Soviétique, et des autres forces alliées. En Haïti, ce fut à cette époque qu’on créa l’Institut haïtiano-américain, instrument du colonialisme culturel des U.S.A. en Haïti.

C.P. — Revenons à Roumain acceptant le poste diplomatique de Mexico. C’est peut-être un détail, mais les détails ont leur importance en histoire. Récemment, encore, certains ont parlé de « l’opportunisme » de Jacques Roumain, fondateur du mouvement communiste haïtien.

R.D. — Ce n’est pas la première fois que Roumain est calomnié. À l’époque même de sa mission mexicaine, il y avait des gens qui critiquaient sa position. « Comment Jacques Roumain, rentrant d’exil, disaient-ils, peut-il accepter d’être le Chargé d’Affaires au Mexique de la dictature de Lescot ? » Nous aussi, dans la jeunesse, nous étions quelque peu inquiets au sujet de Roumain. Ce fut Jacques lui-même qui dissipa mon inquiétude. Je le connus tout à fait par hasard. Je faisais de l’auto-stop sur la route de Pétionville. L’homme qui me prit ce jour-là dans sa voiture avait l’air d’un bourgeois. Je commençai d’abord par l’observer avec méfiance. Mais il me mit rapidement à mon aise. Il m’interrogea sur mes études, il me demanda ce que je lisais, et m’offrit spontanément de me passer des livres de sa bibliothèque. Il m’expliqua également pourquoi il avait accepté de représenter le gouvernement de Lescot au Mexique. Je le crus, sur parole, de tout mon être, tant Roumain me parut incarner le sérieux et la loyauté de l’intellectuel révolutionnaire. Il était la rigueur même. Grâce à son amitié, je découvris un tas d’auteurs progressistes, entre autres, Maxime Gorki, Roger [62] Martin du Gard, Barbusse, Vaillant-Couturier, Fédine, Aragon et bien d’autres. Naturellement, Lescot pensait qu’il avait pris Roumain au piège. Il le tenait éloigné de la scène haïtienne, du journal La Nation, que dirigeaient les meilleurs amis de Jacques : Max Hudicourt, Roger Cauvin, Étienne Charlier, Lespès, Max Sam, Edris Saint-Amand, Regnor Bernard, etc. Roumain, directeur de La Nation eût mis le feu aux poudres ! Et puis, Roumain, de son poste étant, écrivait son chef-d’œuvre, Gouverneurs de la rosée, qu’il devait laisser en testament au peuple haïtien. C’est un peu fort de café, après un tel prodige littéraire, de parler « d’opportunisme », comme le font les oiseaux-mouches du maoïsme, qui ne sont sans doute pas à une profanation près !

C.P. — Poursuivons. Comment était la vie sociale et culturelle avant 1946 ? La Ruche : son visage particulier ? son style d’intervention dans ce contexte ?

R.D. — C’est une double question intéressante. Vous touchez là, je dirais, les origines intellectuelles du mouvement de 1946, de la révolution de 46. Voici que moi aussi, à mon tour, je parle de « révolution » Il n’y a pas eu de révolution en 1946, en Haïti. Il faut commencer par démystifier 1946. Ceux qui parlent le plus de révolution de 1946 sont justement ceux qui ont trahi le mouvement populaire de 1946, les énergumènes duvaliéristes, en tête de liste. Depuis 30 ans, les événements haïtiens avancent masqués, comme cela arrive souvent aux faits historiques. Enlevons les masques, les masques noirs ou mulâtres, enlevons-les sans démagogie. Nous parlons de 1946, un après-midi du 3 janvier 1976, à Cuba, au sein de la révolution socialiste triomphante. Cela nous invite à démystifier 1946, c’est la principale raison d’être de notre rencontre, et de la conversation que nous avons sur les événements de ce temps-là. Il faut démystifier les groupements et les hommes, nous démystifier nous-mêmes, dans la mesure où nous sommes aussi tributaires de ces 30 terribles années de mystification ! Parlons de mouvements populaires de 46, de la situation révolutionnaire qui prévalait en 46, mais, par respect pour Toussaint, Péralte. Roumain, Alexis, ne parlons pas de révolution de 46, par respect du peuple haïtien qui vient de vivre peut-être les 30 années les plus dures de son histoire ! \

( Nous avons effleuré les origines économiques de cette situation révolutionnaire. Ses origines intellectuelles sont également à considérer. Tout d’abord, grâce à la guerre, pour la première fois en Haïti, des nouvelles non censurées de l’Union Soviétique, pouvaient rentrer. Le peuple haïtien découvrait que [63] l’URSS était un partenaire prodigieux de l’effort de guerre allié contre la barbarie nazie. Les Américains eux-mêmes se voyaient obligés de diffuser la vérité de l’URSS. Lescot était pris dans cette contradiction du temps de guerre : les ennemis traditionnels de l’URSS ne pouvaient pas cacher les exploits des peuples soviétiques, exploits qui étaient profitables à toute l’humanité combattante. Nous tous, les jeunes d’alors, nous avions des cartes où nous suivions avec des épingles à têtes colorées, les opérations militaires, aussi bien sur l’immense front russe qu’en Extrême-Orient, dans le Pacifique, en Afrique du Nord, bref sur tous les fronts alliés. Nous prêtions l’oreille aux idées progressistes qui arrivaient.* Dans notre groupe, le groupe qui allait fonder La Ruche, on s’était intéressé à la guerre civile d’Espagne. De nombreuses publications venaient nous expliquer pourquoi la République espagnole avait été battue. Nous recevions des informations sur le combat de Dolores Ibarruri, sur la mort de Federico Garcia Lorca. Nous découvrions que la guerre civile d’Espagne avait marqué la conscience de l’intelligentsia de gauche du monde entier./ La résistance espagnole avait réveillé de nombreux intellectuels au sentiment de leur responsabilité. En Espagne, les forces rétrogrades, aidées de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie, avaient momentanément vaincu Lorca, Antonio Machado, Unamuno, Pio Baroja, Miguel Hernandez, c’est-à-dire les forces lumineuses de la culture, les flèches populaires de la culture ! Un général de Franco avait crié un jour « À bas la culture, vive la mort ! » Nous, on découvrait alors l’existence des poèmes de Lorca et de Machado, les romans de Gorki, la peinture de Picasso, les vers de Paul Eluard, Roumain, Césaire, Langston Hughes, et Vladimir Maiakovsky ! Sans oublier les voix majeures de Nicolas Guillen, Pablo Neruda, César Vallejo. Une fois, un matin de 1942, nous vîmes entrer Nicolas Guillen dans notre classe du lycée Pétion, en compagnie de Jacques Roumain. Un nouveau monde naissait sous nos yeux. À la même époque, de nombreux intellectuels étrangers visitaient Haïti. Certains venaient débiter, sur un ton brillant, des banalités, comme Henri de Quérillis ou madame Geneviève Tabouis. Ce n’était pas le cas d’André Maurois, malgré les limites évidentes de son registre spirituel. Nous eûmes, un soir, au ciné Paramount, la révélation d’Alejo Carpentier ! Devant un public de jeunes, il développa pour la première fois, pendant deux heures, sa conception du réel merveilleux, qui venait de le saisir aux tripes, lors d’un voyage dans les montagnes du nord d’Haïti ! Face au palais en ruine du roi Christophe, sous la Citadelle Lafferrière, Alejo Carpentier prit conscience de tout ce qu’il entrait de [64] merveilleux dans l’histoire des cultures latino-américaines. Il vit l’originalité d’Haïti dans le monde américain. Il nous ouvrit de belles perspectives. Avant la guerre, Haïti vivait repliée sur ses plaies. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point on était aussi une île sur le plan culturel, entouré de mensonges de tous côtés ! Des hommes comme Guillen, Carpentier, Césaire, Langston Hughes, Pierre Mabille, Louis Jouvet, Wilfredo Lam, André Breton, qui pouvaient alors, mieux qu’eux, donner des fenêtres joyeuses à notre jeune imagination ? Césaire nous fit des conférences extraordinaires sur Rimbaud et Lautréamont. Il parla d’eux comme s’il était lui-même un Lautréamont de la Caraïbe, remuant, avec une force cosmique, tous les vents frondeurs de l’esprit ! Le numéro spécial du journal La Ruche qui provoqua l’intervention brutale de la police de Lescot contre notre groupe, était un hommage à la fois à l’anti-fascisme international et au surréalisme, à ce qu’il y avait de plus fécond dans le surréalisme, à ce qui, dans le surréalisme, a marqué la sensibilité moderne, en tant que tentative souvent réussie pour séculariser le comportement quotidien de l’homme, en le débarrassant de l’arbre maudit des superstitions et des tabous de la religion et de l’argent. C’est ce côté progressiste du surréalisme que nous eûmes à célébrer en la personne d’André Breton. Celui-ci, lors de ses conférences, au cinéma Rex de Port-au-Prince, ne sachant pas à quel point le peuple haïtien était déjà opprimé lâchait, par-dessus les têtes officielles, des formules qui étaient comme des flèches de feu à l’arc des jeunes gens que nous étions, cette année-là. « Comment la poésie se désintéresserait-elle de la révolution sociale » ? se demandait Breton. Ou bien, il disait : « Soyez assurés que j’ai pleine conscience de tout ce qui manque au peuple haïtien ». Il parlait du « contraste de la misère des uns et du bien-être des autres ». Il avouait lui-même : « Je suis loin d’avoir pu mesurer ce qu’est en Haïti la tâche humaine dans toute son ampleur ». Il souhaitait une « affirmation de dignité à toute épreuve », dans notre pays. De tels propos, et d’autres du même calibre incandescent, contribuèrent à créer en nous une grande sympathie pour Breton. Que savions-nous alors du surréalisme ? On savait qu’il avait, après la première guerre mondiale, tiré la culture française de ses impasses académiques, épousseté tous les dictionnaires de l’esprit de rébellion, déboulonné les statues de l’infamie littéraire et de l’ignominie tout court ! Le surréalisme avait célébré les funérailles de plusieurs grandes impostures intellectuelles des années 20. Il avait le sens de l’humour, il savait comment faire rire aux dépens de tous les imbéciles de la terre qui croient [65] que le pouvoir bourgeois a le monopole de la raison et de la sagesse ! Que le surréalisme, depuis son âge d’or, ait été récupéré par ce même pouvoir sans imagination, est une autre histoire. Nous l’avions connu à un moment ou l’un de ses plus prestigieux représentants, indépendamment des erreurs qu’il a pu commettre, apportaient à de jeunes haïtiens affamés de lumière, la parole unie du charbon et de sa flamme, la parole capable de réduire en cendres les masques comme ceux que Lescot portait, comme ceux qui défigurent encore le destin d’Haïti ! Donc, dans les années qui précédèrent immédiatement 1946, défilèrent en Haïti, des hommes éminents qui contribuèrent à créer à Port-au-Prince un climat fécondant d’effervescence intellectuelle qui se refléta un peu dans les colonnes de La Ruche. Outre ces influences externes, il y avait aussi les dernières retombées du mouvement indigéniste haïtien. Il y avait Jacques Roumain, Pierre et Philippe Thoby-Marcelin, Jean F. Brierre, Félix Morisseau-Leroy, Cari Brouard. Dans notre groupe, on comptait surtout sur Jacques Roumain. On attendait son retour. On savait qu’il était capable de faire l’unité dans les rangs des révolutionnaires d’Haïti. Sans avoir lu son livre Gouverneurs de la rosée (qui parut après sa mort), nous sentions, ceux qui avaient lu certains de ses poèmes et ses récits des années 30, nous sentions qu’il était l’un des meilleurs « boulangers de la vie » dans notre Haïti qui crevait déjà de faim, de manque d’aliments et de rêves ! Au début de 1944, Jacques Roumain, de passage à la Havane, dit à son ami Nicolas Guillen : « Voilà, j’ai terminé mon roman, je vais l’éditer en Haïti ». Le 18 août 1944, Haïti eût sa mort sur les bras. On le conduisit au cimetière sous une pluie torrentielle. Tout le monde pleurait avec le ciel haïtien. Jamais on n’avait vu ça en Haïti : tout un monde en larmes, sous la pluie-en-larmes, hommes et femmes en pluie-de-larmes dans les rues désolées de Port-au-Prince ; et la parole de Lespès, de Brierre, la parole-de-la-pluie-d’août sur les yeux des enfants perdus que Jacques Roumain laissait derrière lui, toute une armée d’orphelins, sur le moment, transis et mouillés, jusqu’aux os, de découragement et de lassitude, et qui allaient peu de temps après, apprendre qu’ils pouvaient devenir, s’ils le voulaient vraiment, des « gouverneurs de la rosée » haïtienne ! C’était ça, Jacques Roumain, pour les gars de sa génération, tout au moins pour ceux qui n’étaient pas avares de leurs couilles ! La pluie, les larmes, la rosée dans le grand soleil de la vie et de la littérature ! Tous les amis de Roumain n’étaient pas dignes de lui, de la lumière qu’il laissait, pour remplir le vide de son grand départ de capitaine vaincu à 37 ans, alors que cent batailles réclamaient son épée, alors [66] qu’Haïti avait tant besoin des balles de son esprit et de ses mains. Le journal La Ruche se réclama rageusement de Jacques Roumain, de Nicolas Guillen, dont le poème consacré à la solidarité du soldat et du peuple : (« Je ne sais pas pourquoi tu penses, soldat que moi je te déteste, si nous sommes la même chose, moi, toi... » traduit par Jacques Roumain) parut, je crois, à la première page du premier numéro du petit journal. Qu’est-ce que c’était que La Ruche, me demandez-vous ? Il faut maintenant que je parle de La Ruche. Il faut présenter ce petit groupe de jeunes gens qui osèrent faire de la parole imprimée d’un petit journal un puissant détonateur au service du peuple. Aujourd’hui, le groupe initial d’il y a trente ans s’est dispersé aux quatre vents du monde, le groupe s’est douloureusement essaimé, pas toujours dans le sens de l’histoire haïtienne. Aujourd’hui, il y a des points à mettre sur des i qui sont parfois ceux de l’infamie politique, il faut bien appeler chacun par son nom, et traîtres à 1946, traîtres à l’esprit frondeur de La Ruche ou de La Nouvelle Ruche, ceux qui sont allègrement traîtres à eux-mêmes, à leur jeunesse combattante, à leur flamme juvénile, à leurs couilles phosphorescentes, traîtres au lait merveilleux de leur mère ! Il ne faut pas mâcher les mots, à l’heure de dire la vérité, les yeux fixés sur l’état actuel d’Haïti, sur un pays à la dérive, égaré sur les épaules d’autrui, sur les sinistres épaules de ses pires ennemis haïtiens et étrangers !

La Ruche naquit d’un petit groupe de jeunes gens qui s’appelaient eux-mêmes, ironiquement, la clique. Le mot clique, étant toujours pris en mauvaise part, l’employer pour nommer l’identité frondeuse d’une poignée de jeunes gens, était une sorte de défi qu’on jetait à la tête du hasard qui nous avait rassemblés. Clique, ça dit coterie, groupe de personnes peu estimables, jeunes gens dévoyés. Nous nous étions connus sur les bancs de l’école, ceux qui formaient le groupe original : Théodore Baker, Kesler Clermont, Marcel Boni, Pierre Saint-Fort Colin, Georges Beaufils, René Lafontant, Gérard Chenet. Plus tard d’autres jeunes se sont joints à ce noyau premier. Il y avait aussi celui qui parle. Où sont-ils maintenant ? Baker, paraît-il, fait du commerce quelque part, dans le ventre maudit de Port-au-Prince. Chenet, écrit des choses souvent valables, à Dakar. On dit qu’il était aux côtés de Senghor, lors d’un voyage funèbre de la « négritude » en Haïti. Dans ce cas, il se serait rapproché de Georges Beaufils, qui lui, très vite, toute honte bue, offrit le dernier os de sa dignité à Papa Doc, qui en fit une baguette pas si magique que ça, pour gagner de l’argent, acheter une ou deux maisons, quelques costumes, une auto nouvelle chaque [67] année, et une statue au musée haïtien de la grande infamie ! Kesler Clermont, Boni, eux, ont préféré l’exil. Ils sont encore bien vivants, Dieu merci, je pourrais dire, si je tirais des contes à dormir debout ! Saint-Fort Colin fut rapidement happé par le suicide, foudroyé de suite par les éclairs qui sillonnent la vie enragée de Port-au-Prince. Lafontant, lui a été enlevé par un petit vent commercial qui peut-être le tue lentement, comme un petit tambour qui joue à ne pas être un petit tambour de la douleur haïtienne. Et celui qui vous parle, de Cuba, un après-midi de janvier cubain, tout heureux de la révolution qu’il a depuis plus de seize ans sous les yeux, et qui le serait encore plus si sa nostalgie n’était pas aussi un petit tambour qui n’a plus de voix pour parler avec les racines désolées de la nuit haïtienne !

C’était ça le groupe initial de La Ruche qui se réunissait tantôt chez l’un de nous à la rue Lafleur Ducheine, tantôt sur les bancs farfelus du Champs-de-Mars. Il y avait pour nous des fins de semaine lyriques, des lectures passionnées, des conversations commencées à toutes brides à sept heures du soir, et qui, à cinq heures du matin, ouvraient encore des yeux aussi frais que des cressons au lit d’une rivière de montagne. On se mit à conspirer contre Lescot, dès la fin de 1944, avec des idées pêle-mêle empruntées à Lénine, Jaurès, Gorki ; Victor Hugo, Alexandre Dumas, Anténor Firmin, William DuBois, André Malraux, etc. C’est alors que nous vint l’idée de faire un petit journal d’agitation. On invita Gérald Bloncourt, Jacques Alexis, Laurore Saint-Juste, Lucien Daumec, Max Ménard, à collaborer à notre action. La publication de mon livre de poèmes, « Étincelles », et son succès qui me surprit, tout au début de 1945, nous permit d’élargir le cercle fermé de nos relations. Bloncourt arriva dans nos rangs comme un bataillon de globules rouges ! Il était peintre, poète, beau, généreux, enthousiaste. Son frère Tony avait été fusillé en France occupée, par les SS d’Hitler ! Alexis prit le pseudonyme de Jacques la Colère. Il nous amena sa fougueuse culture, ses grands airs, ses grandes ailes toujours en mouvement autour de quelque idée fantastique, allumant des feux à tous les coins de nos aventures port-au-princiennes, en futur « compère général soleil » qui déjà savait planter des « arbres musiciens » pour la fraîcheur des têtes accablées de notre pays. Alexis dirigeait alors, une petite revue revendicative, Le Caducée, organe des étudiants en médecine, en pharmacie et en art dentaire. Il était également actif à l’Association des étudiants en médecine, avec Adrien Wadestrand et Beaumanoir Prophète, des gars du Cap. C’est ainsi qu’on découvrit Alexis. Notre groupe appartenait [68] à la frontière du petit peuple et de la petite bourgeoise. Nous étions pauvres, certains même très pauvres. Nous fréquentions beaucoup de gens du peuple, du petit peuple chaleureux et rieur de Port-au-Prince. Malgré la guerre, les pénuries, les énormes difficultés de chaque jour, malgré Lescot et toute sa comédie infernale, on s’amusait ferme, à cette époque-là. On dansait chaque samedi soir, dans les bals délurés des faubourgs de la capitale. Il y avait de l’entrain, de la joie de vivre, des voiles pour l’espoir des offensés et des opprimés. Nos pérégrinations dans la ville nous permirent de connaître énormément de gens des quartiers populaires. La Saline, le Bel-Air, Bolosse, le Marché Salomon, le Fort Saint-Clair, avec des pointes jusqu’à Carrefour, la Rivière Froide, la Croix-des-Missions. On nous appelait « les jeunes gens de la clique » ou tout simplement « la clique ». On avait un certain succès auprès des jeunes filles du peuple qui sentaient que notre tendresse n’était pas feinte, ni la révolte qui transpirait de nos propos. L’arrivée de Bloncourt et d’Alexis, qui appartenaient à des familles aisées, intégra à notre agitation d’autres secteurs de la jeunesse. Jacques Alexis était président de « L’intrépide Club », du Chemin des Dalles, le cercle le plus mondain de la jeunesse dorée de Port-au-Prince, de même Albert Mangonès, gars cultivé, beau garçon, étudiant en architecture, progressiste avec ça. Il y avait aussi Joachim Francis Roy (qui avant sa mort prématurée devait écrire un excellent roman, « Les Chiens »). Joachim était un jeune homme de progrès, de même Roger Anglade, Seymour Godefroy, Paul Verna, Max Pénnette, Jean Péreira, Roger Gaillard, l’aile gauche de l’Intrépide Club, où cependant notre petit groupe n’avait pas accès, ni n’aspirait à l’avoir, ayant d’autres chats à fouetter dans Port-au-Prince. Certains sectaires de nos rangs, ne voulaient pas de la présence « des jeunes gens de l’élite ». Nous eûmes quelque mal à faire accepter même un gars formidable comme Jacques Alexis, parce qu’il était le fils de Stéphen Alexis, un grand seigneur des lettres et de la politique, qui avait été ambassadeur de Louis Borno, et haut fonctionnaire de Lescot. Mais Jacques se révéla rapidement une recrue de qualité exceptionnelle, tant sur le plan des rapports personnels, que par sa compétence, son allant, sa « belle plume », comme on disait alors, ses qualités sous une forme ou une autre. On voulut faire un attentat contre Lescot. On remarquait que quand sa voiture l’amenait du Manoir des Lauriers où il résidait, sur les hauteurs de Bourdon, au Palais National, il fallait ralentir tellement au tournant de la rue Lamarre, au bas du quartier de Lalue, qu’on avait la grosse tête hilare de Lescot à portée de la main... On pouvait abattre [69] facilement le tyran, disions-nous. À Bloncourt et moi, cette idée fantastique nous enleva le sommeil pendant plusieurs jours. Alexis fit une autre proposition : comme le président allait souvent à Carrefour, et que la route longe la mer, on pouvait d’une barque le dynamiter au passage, faire voler le gros bonhomme et tout son tralala présidentiel. Le détonateur fonctionnerait dans la barque, et le ruban de dynamite serait dissimulé à un endroit de la route de Carrefour... Pour réussir un tel coup, il eût fallu toute la précision des Tupamaros de Montevideo... Quand on se mit à chercher des armes et de la dynamite, on se rendit compte que les choses n’étaient pas aussi simples... On trouva tout juste un vieux colt 38, en mauvais état, qui pouvait à peine égratigner la grande vitalité de Lescot ! À la fin de 1944, je crois, le tyran Trujillo fit publier une lettre extrêmement compromettante pour Lescot, son ami de la veille et de toujours ! Il lui avait prêté de l’argent, au temps où il était ambassadeur d’Haïti à Ciudad Trujillo. Lescot était aussi de ceux qui avaient partagé avec le satrape Sténio Vincent les dollars que Trujillo avait avancés pour indemniser les parents des quinze mille Haïtiens qui avaient été massacrés en 1937, en République dominicaine. Quand Lescot s’avisa de bouder son voisin, Trujillo se fâcha rouge, et lui rappela des souvenirs fort désagréables. À côté de ces gros scandales du régime, il y avait des petits faits qui nous choquaient autant, nous autres de « la clique ». Un après-midi, on flânait au Champ-de-Mars, près d’un jardin d’enfants que Gontran Rouzier venait d’installer pour les familles riches de la capitale, pour « les familles mulâtres », précisons. C’était derrière la Tribune, côté sud de la place. Il y avait une mère en compagnie de sa petite fille qui passait. La petite fille se mit à regarder les enfants jouer. Elle eut soudain une envie folle de s’amuser avec les autres enfants. La petite fille était noire dans son pays à majorité noire. On se mit à observer la scène. La mère, prenant son courage à deux mains, dit à Gontran Rouzier : « Voulez-vous, Monsieur, laisser ma petite fille jouer un moment avec ces enfants ? Elle en a tant envie ». Gontran Rouzier la regarda durement dans les yeux et ne trouva rien d’autre à répondre : « Ko languette mamman’ou, madam ! » La femme se mit aussitôt à pleurer, la petite fille aussi. Nous eûmes tous beaucoup de mal à réprimer notre envie de nous jeter sur la brute répugnante qu’était Gontran Rouzier. Une autre fois, un colonel mulâtre, au stade Leconte, donna un coup à l’un de nous, en pleine figure, sous un prétexte quelconque. Il y avait les aberrations de la dictature de Lescot, et aussi un tas de petits faits humiliants, que chacun vivait dans la rue. Ce n’était pas [70] un système de grande répression comme celui de Duvalier, ce n’était pas encore « le fascisme de sous-développement » avec des Tontons-Macoutes ou des Léopards, et les autres extravagances sanglantes du duvaliérisme sans foi ni loi. C’était une répression à tête d’Ubu tropical, exercée par un « président » qui prenait un plaisir fou à dilater, en Haïti, les frontières du burlesque politique. Un « président » qui s’y connaissait aussi, à l’heure de vendre un pays à l’impérialisme étranger. Que faire pour renverser Lescot ? C’était ce qui nous obsédait, jour et nuit. Ne pouvant monter un attentat, on se rabattit sur le projet d’un petit journal d’assaut. À cette époque, il n’y avait aucun journal d’opposition sur la scène. La Nation avait cessé d’exister. J’allais oublier de parler de La Nation, pourtant ce journal occupe une place de premier plan dans les origines sociales et intellectuelles de 1946. Je ne sais plus s’il commença à paraître en 1942 ou 43. Son fondateur était Max Hudicourt, avec une équipe extrêmement intéressante, où figuraient Roger Cauvin, Max D. Sam, Edris Saint-Amand, Regnor Bernard, Étienne Charlier, Anthony Lespès, Jules Blanchet (quand il était encore avec son peuple), Séjour Laurent, de même. Il y avait aussi Christian Beaulieu, marxiste éminent, ami de Roumain également, qui avait été l’un des fondateurs du premier parti communiste haïtien, en 1934, et l’un des auteurs, avec Jacques, de l’Analyse Schématique 32- 34, l’une des premières tentatives d’approche scientifique des réalités sociales d’Haïti. Il y avait, avons-nous dit, Roger Cauvin. On l’a quelque peu oublié. C’était un Haïtien fougueux, de grande taille, intelligent, impétueux, courageux comme un régiment de Dessalines, le petit-fils de Luxembourg Cauvin, lui aussi avocat extrêmement brillant, avec le verbe au ciel, et un éditorialiste extraordinaire. Avec Max Hudicourt, il faisait un tandem excellent à La Nation, contre les désordres de Lescot. Il mourut très vite, comme un météore, avant Roumain et Beaulieu, qui s’en allèrent aussi, laissant Haïti amputée de ses meilleurs bras d’hommes. La Nation dénonça le scandale de la SHADA, et les autres complots anti-haïtiens de Lescot. La Nation ouvrit ses colonnes à des revendications ouvrières. Pour la première fois, en Haïti, les travailleurs, horriblement exploités par les patrons de sac et de corde, de vrais forbans modernes de l’oppression économique, avaient une tribune à leur disposition. Lescot s’arrangea pour torpiller La Nation. Il faut dire aussi que ce journal n’était pas bien vu dans les milieux noiristes de l’opposition. Les idéologues du noirisme (sorte de négritude politique des petits hommes de la classe moyenne d’Haïti) détestaient Hudicourt et ses amis. Ils le feront lâchement [71] assassiner en 1948. Hudicourt donna du fil à retordre à Lescot. Il était un homme de progrès, sans aucun doute. Il n’était pas un marxiste bon teint, mais son patriotisme était d’aussi grande qualité que celui de Roger Cauvin ou de n’importe quel autre grand Haïtien du passé, Anténor Firmin ou L.J. Janvier. Lescot le craignait énormément. Il était insolent comme lui seul, capable de dire son fait à Gontran Rouzier ou à n’importe qui, parmi les salauds qui entouraient Lescot. C’était un « guapo » de la politique haïtienne, dans le meilleur sens du mot espagnol, un « guapo » du journalisme. Son journal fit du beau travail. On l’attendait chaque après-midi, et aussitôt qu’on ouvrait La Nation, on se mettait à regarder l’avenir d’Haïti avec confiance. Jacques Roumain y collaborait aussi. En 1941 ou 1942, je ne me souviens plus, Roumain eut une polémique inoubliable avec le R.P. Froisset, à propos de la « campagne anti-superstitieuse » que Lescot déclencha contre le vaudou. Le tyran s’était associé au clergé breton d’Haïti pour détruire les « houmfors » vaudou. Roumain, dans Le Nouvelliste riposta vigoureusement. Il exposa avec une maîtrise rare sa vision matérialiste de la religion et de la société. Il montra d’où venaient les croyances religieuses, leurs rapports avec l’histoire, leurs liens avec la lutte des classes. C’est là aussi l’une des sources intellectuelles de 1946 : la jeune pensée de Roumain montant à l’assaut des mythes de l’oligarchie haïtienne ! À part le travail de La Nation, vite interrompu par l’arbitraire du « lescotisme, » les hommes de gauche du journal formaient un petit « groupe anti-fasciste » qui se réunissait à l’occasion de certains banquets, pour tromper la police de Gontran Rouzier. Ils ne formaient pas un Parti communiste, comme l’a écrit Roger Dorsinville, ni un mouvement clandestin, structuré comme tel. Ils étaient connus comme « des amis de Jacques Roumain » qui propageaient, de bouche à oreille, ses idées d’extrême-gauche. Au cours de ces banquets, certains prenaient la parole, et, en termes voilés, attaquaient le gouvernement de Lescot, célébraient les victoires militaires de l’URSS, ouvraient avec précaution les horizons du peuple haïtien. Il faut parler aussi d’une autre publication, Chantiers, qu’avait fondée Daniel Fignolé. C’était la tribune des idéologues noiristes, les futurs authentiques de 1946, les futurs fossoyeurs de la nation. Il était certain que la politique de Lescot avait écarté les Noirs du pouvoir, de l’administration, du commerce, de tous les chemins qui conduisaient aux privilèges de « l’élite », c’est-à-dire, la couche mulâtre de l’oligarchie haïtienne. Il est vrai que « la classe noire représentait un réservoir de rêves et de talents » comme Duvalier l’avait écrit une fois. Beaucoup de jeunes Noirs, [72] compétents, pleins de possibilités, étaient acculés au chômage, étrangers dans leurs pays, humiliés par un gouvernement qui avait une nette connotation coloriste, s’appuyant sur d’influentes familles mulâtres qui profitaient du marché noir et des abus de Lescot. Daniel Fignolé était l’un des hommes offensés. Il fonda Chantiers pour combattre la dictature de Lescot.

C.P. — À propos, qui était Daniel Fignolé ? Voilà un personnage qui joua un rôle important sur la scène politique haïtienne jusqu’en 1957.

R.D. — Bon, Je disais que Chantiers était, après La Nation, l’une des deux publications importantes de l’opposition à Lescot. La revue groupait un certain nombre d’intellectuels, la plupart membres de l’enseignement : Love Léger, Mesmin Gabriel, Joseph L. Déjean, ou des publicistes comme Clébert Georges Jacob, Lorimer Denis, François Duvalier, et d’autres. Leur idéologie était ce que l’on a appelé, en Haïti, le noirisme, l’idéologie de couleur, bref, l’anti-racisme, contre les préjugés de classe et de « race » des mulâtres au pouvoir. De 1930 à 1940, beaucoup de familles noires de la petite bourgeoisie s’étaient sacrifiées pour faire faire des études supérieures à leurs filles et à leurs fils, et voulaient avoir des médecins, ingénieurs, architectes etc. Les jeunes gens, même après de brillantes études, après le baccalauréat ou l’université, ne trouvaient pas de travail, parce que le gouvernement Lescot leur fermait les portes de l’administration, de la diplomatie, de la presse, etc. Chantiers devint la tribune de ces revendications. Chantiers rappela les origines de la nation haïtienne, évoqua l’héritage africain du pays, apportant un sang neuf, de nouveaux arguments à l’indigénisme des années 30. Tout cela demeurait fort confus sous les plumes de Mesmin Gabriel, de Duvalier et de Fignolé. Il faudrait reprendre la collection de Chantiers pour une stricte radiographie de son idéologie de l’époque. Cela jetterait une vive lumière sur les incohérences duvaliéristes. Je ne crois pas qu’il y ait eu plus de six numéros de Chantiers. La revue fut vite interdite par Lescot. Mais elle eut le temps de laisser ses marques sur la jeunesse qui allait jouer un rôle important au cours des événements de janvier 1946.

C.P. — Fignolé était-il déjà populaire, faisait-il des meetings ?...

R.D. — Non. Il n’en était pas encore question. Il ne pouvait pas prendre encore la parole dans des meetings. Il n’était pas connu à l’époque. Il y avait une vie culturelle intense qui fonctionnait dans ce que l’on appelait des « clubs du dimanche » : des associations où les gens se réunissaient vers dix heures du [73] matin pour écouter des exposés touchant la littérature, les sciences sociales. Dans ces associations plus ou moins culturelles, des hommes comme Fignolé prenaient souvent la parole. Une vingtaine de ces associations prospéraient à Port-au-Prince. Nous autres aussi, du groupe qui devait fonder La Ruche on y prononçait également des conférences. C’étaient des clubs assez populaires, groupant un public proche du peuple, de ses préoccupations, dans un pays à 90% d’analphabètes. Ces réunions se tenaient le plus souvent dans des maisons particulières, sur des galeries ou dans des salons des quartiers de Bas-Peu-De-Chose, du Bel Air, etc. On y exaltait, de façon plus ou moins patriotique, les grandes figures du passé haïtien. Il nous arriva d’écouter Fignolé, plus d’une fois. Nous le connaissions bien comme jeune professeur de mathématiques au lycée Pétion. Il venait de la province du Sud, je ne sais plus si c’est de Corail ou de Pestel. En classe, il nous inculquait ses idées avec passion, entre deux équations algébriques ou deux théorèmes géométriques^ ses yeux, la lutte de classe en Haïti se ramenait purement et simplement à une affaire de noirs et de mulâtres, tout le reste était de la mathématique, si on peut dire. Fignolé n’a jamais compris, jusqu’à ce jour, je pense, la dialectique du pouvoir en Haïti, l’existence d’une couche noire et d’une couche mulâtre — qui a été souvent plus influente que sa rivale — dans l’oligarchie qui depuis le siècle dernier sous-développe jusqu’à la folie la vie du peuple haïtien. Le thème du pouvoir noir, indépendamment de la lutte des classes, a été agité d’abord par Fignolé, ensuite par Émile Saint-Lôt après 1946, par les authentiques noirs de 1946, avant de devenir la mythologie sanguinaire que François Duvalier a mise en action contre les intérêts majeurs d’Haïti. Chaque couche de l’oligarchie a agité à divers moments de notre histoire le thème de la couleur pour pouvoir tromper les masses opprimées par l’une et l’autre, selon la conjoncture du moment. J’ai connu un Fignolé parfois très extravagant : à une époque il portait des vêtements insolites, il s’habillait de façon excentrique pour attirer l’attention, sorte de costume maoïste avant la lettre, avec des affectations dans son maintien, dans sa façon de parler, dans son comportement politique. Il avait des manières bizarres d’affirmer son identité, avec une agressivité souvent maladroite et même burlesque. En classe, j’étais parmi ceux qui l’admiraient, car il avait aussi, à certains moments, des accents d’une convaincante sincérité. On l’écoutait avec fièvre. Il disait : « Toi, Depestre, tu n’es pas mulâtre ». Il était la terreur des mulâtres de la classe. Malheur au mulâtre qui était un mauvais élève de math. Fignolé ne lui ménageait [74] pas ses sarcasmes racistes et ses insultes. Il ne voyait pas les classes en lutte. Sa haine des mulâtres flambait haut, jour et nuit, comme la cheminée d’une raffinerie de pétrole. Elle était souvent justifiée, quand on voyait ce que faisait Lescot. Nous étions plusieurs élèves. Arnold Hérard, Jean Dessé, Rodrigue Casimir, et quelques autres sur qui Fignolé pouvait déjà compter. Il le savait et ne nous ménageait pas ses encouragements. Je suis de ceux qui ont souvent regretté que Fignolé, avec ses dons d’agitateur, n’ait jamais pu s’élever à la compréhension réelle des problèmes socio-économiques de notre pays. Il n’a aucune idée des luttes de libération nationale qui depuis un demi siècle se sont déroulées dans le monde. Il y a un cas Fignolé. Il est l’un des produits dramatiques de la longue crise qui détruit peu à peu Haïti...

C.P. — Et René Piquion ?

R.D. — Parler de Piquion ! C’est un cas bien différent. Lui aussi était sur la scène qui nous occupe, comme membre de l’intelligentsia, sans appartenir au groupe de La Nation, aux côtés des Hudicourt, Michel Roumain, Étienne Charlier, Lespès. On le trouvait plutôt avec Roussan Camille, Jean Fouchard, Jean F. Brierre, F. Morisseau-Leroy, un autre groupe, celui d’Haïti-Journal, groupe fort hétérogène, il faut le dire. Piquion provenait de la revue Les Griots de la fin des années 30, avec Duvalier, Denis, Jacob. Son passé le préparait au rôle qu’il a joué au service de la papadocratie duvaliériste. Il est l’homme qui, sur le plan idéologique, a changé le plus souvent de peau. Une vraie couleuvre de la politique haïtienne. Avant 1940, il admirait l’Italie fasciste : on pouvait le voir à Port-au-Prince avec une chemise noire, à la manière des partisans de Mussolini. À ses yeux, le pacte germano-soviétique n’était pas un accord passager qui permettait à l’URSS de gagner du temps, face aux atermoiements criminels des pseudo-démocraties de l’Occident, sinon une convergence naturelle entre le nazisme et le communisme. Piquion l’a écrit noir sur blanc. Cela révélait une méconnaissance totale de l’histoire de l’U.R.S.S., du marxisme, des relations internationales, et une ignorance non moins invraisemblable des structures effarantes du national-socialisme d’Hitler. Pour célébrer ce traité, il se mit à arborer une chemise de moujik russe. Son tailleur coupait ses vêtements sur la mesure des ses choix idéologiques. Chemise à la russe, quand Piquion croyait à un rapprochement organique entre marxisme et nazisme ; chemise noire pour la mouture du Duce italien, en attendant l’uniforme des Tontons-Macoutes de Papa Doc ! Il ne changea pas de chemise sous Lescot, il faut l’admettre. Il [75] écrivait de temps à autre dans Haïti-Journal où ses amis, protégés de Vincent et de Lescot, lui laissaient « la liberté » d’écrire sur Langston Hughes et d’autres sujets littéraires. Il n’écrivait pas mal, à l’époque, à dire vrai. Mais de chemise en chemise, il a fini par tomber dans la camisole duvaliériste ! Piquion est le type même de l’intellectuel haïtien sans principes, battu seulement, sur ce terrain de l’opportunisme, par son ami Roussan Camille, grand poète qui gaspilla son talent dans une entreprise d’auto-destruction qui dit beaucoup sur le genre de société anthropophage qui fonctionne en Haïti. Dans l’équipe d’Haïti-journal, Jean Fouchard, bien que directeur du journal, était peut-être celui qui avait le plus de tenue. Il l’a prouvé par la suite, gardant les mains propres, loin du fumier de Papa Doc. Pierre Mayard, plus connu sous le nom de Roro-Mayard, avait un esprit frondeur qui perçait dans sa chronique en créole : Raccourci d’une saveur extraordinaire, qui eut beaucoup de succès à l’époque. Nous autres de La Ruche nous lisions tout ça, cherchant à produire notre propre miel haïtien. L’abjection imprimée s’appelait déjà Gérard de Catalogne, ancien Croix-de-feu du colonel français de La Roque, égaré en Haïti, admirateur de Pétain, levant l’encens au visage de Lescot, avant d’encourager Duvalier à réduire Haïti à sa plus simple expression.

Quelle était l’idéologie de La Ruche ? Nous étions à gauche, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Nous étions nés à gauche, par le coeur, les idées, et tout le reste, fortement accrochés à la gauche des espérances haïtiennes. Notre idéologie d’alors n’avait toutefois pas des contours philosophiques bien précis, pour la banale raison qu’on avait un mal fou à trouver des livres en Haïti. Un mal fou à lire les auteurs qui auraient pu éclairer précocement nos révoltes. À ce sujet, il nous faut parler d’André Bistouri. Cherchant partout des livres, nous avons connu Bistouri qui possédait une bibliothèque politique. C’était un personnage extrêmement pittoresque. Il avait suivi par correspondance des cours de détective. Il se prenait pour un Sherlock Holmes des Caraïbes. Il avait une allure dégingandée, insolite. Sa maison du quartier de St-Gérard était pleine de chausse-trappes, de cachettes, au point qu’un officier de police comme Jacques Étienne, chef des services criminels de la police, jamais ne put mettre la main sur un « ouvrage subversif » au cours de ses multiples descentes chez Bistouri. Quand on a su que Bistouri cachait si bien des livres marxistes, on lui a rendu visite. Après un temps d’épreuves, il nous a ouvert son trésor. 11 avait aussi un poste émetteur caché quelque part dans la maison. Il nous montra un jour un parachute. On n’a jamais [76] su quel saut Bistouri avait en tête. Il nous prêta l’Histoire du Parti communiste de l’URSS, P.C.B. Le fameux livre à couverture rouge, quelques brochures de Lénine et de Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique. Ce dernier texte devait faire pas mal de dégâts dans les esprits, par sa vision schématique de la dialectique. Nous fîmes nos premières classes dans cette étude, qui nous paraissait alors l’évangile même. Sa logique nous passionnait. Nous en fîmes même une édition haïtienne, la première édition d’un texte de marxiste étranger en Haïti. Il circula clandestinement, à nos frais. On l’avait d’abord copié entièrement à la main, et nous autres de la clique, on le lisait collectivement, à haute voix, en appuyant sur le célèbre « poursuivons » de Joseph Vissarionovitch Djougachvilli ! Pour la première fois on avait un exposé cohérent des problèmes qui nous obsédaient jusqu’à l’angoisse au cours de nos déambulations nocturnes à travers Port-au-Prince. Cette cohérence pédagogique était sans doute un peu lourde ; mais malgré les faiblesses théoriques du texte, il nous fascinait par sa clarté, à une époque où notre sens de la rigueur n’était pas plus haut que trois mangues ! On se jetait avec rage sur n’importe quel livre qui nous tombait sous les mains.

C.P. — Mais il y avait bien, à l’époque, la bibliothèque de l’Institut Français ?

R.D. — Non, l’Institut Français a été inauguré seulement à la mi-janvier 46, par notre grand ami Pierre Mabille. J’aurais dû parler de Mabille. C’est lui qui invita Césaire, Jouvet, Breton, en Haïti, pendant la guerre. C’était un grand esprit. Il disparut prématurément en 1952, à 48 ans. Il était un excellent praticien de la psychologie expérimentale. Médecin brillant, il avait un savoir anthropologique très poussé et de bon aloi. Il tenait l’Église catholique pour une « entreprise permanente d’agression contre la vie, le monde, le réel ». Ce en quoi il avait bougrement raison. Pendant un temps on suivit avec passion ses leçons d’anthropologie sociale à l’Institut d’ethnologie. Tu vois, qu’on braconnait comme on pouvait, avec une soif de connaissances qui nous desséchait sur pieds ! On lisait tout ce qu’on trouvait. Avec ce bagage idéologique hétéroclite, modeste, on se lança dans le journalisme de combat. L’équipe suivante faisait La Ruche : directeur Théodore Baker ; rédacteur en chef, René Depestre ; collaborateurs permanents : Laurore Saint-Juste, Lucien Daumec, Gérald Bloncourt, Jacques Alexis, Joseph L. Déjean, Paul Blanchet, Max Ménard, Rodolphe Moise, Louis Neptune, Gérard Chenet, Georges Beaufils, Marcel Boni, Kesler Clermont, Jean-Jacques Ambroise. Pour tromper la censure féroce de [77] Lescot, nous eûmes l’aide de Balin, un ami à nous qui était un haut fonctionnaire au Ministère de l’Intérieur. On lui dit qu’on voulait faire un journal pour la jeunesse. Balin était un homme sympathique, très gentil. Il en parla à son ministre. « C’est un journal d’enfants, qu’ils veulent faire », qu’il dit, pour rassurer Gontran Rouzier, le sinistre poids lourd de Lescot. On nous fait attendre un peu, et puis un beau matin Balin nous transmit la bonne nouvelle : on était autorisés à faire paraître La Ruche. Et avec quel argent ? Pour les frais, la mère de Baker avança les premiers fonds. De mon côté, j’avais une rentrée d’argent grâce à la bonne vente de mon livre Étincelles. Il y eut deux éditions, ce qui en Haïti, était alors un exploit. C’est comme ça qu’on a réuni le fric pour la publication de La Ruche. On tenait beaucoup à présenter très bien le petit journal. On voulait, par la présentation, par le ton, par la qualité et le contenu des articles nous distinguer de la presse traditionnelle haïtienne. Douze ans après, ouvrant une collection reliée du journal, après un long exil en Europe, je trouvai qu’il avait une certaine allure. C’était un journal contestataire, un journal de jeunes gens rebelles, de gars en colère. On avait un ton frondeur, violemment irrévérencieux, on mettait tout le monde dans le sac effrayant du régime haïtien. On attaquait les institutions, les gens du commerce et de l’industrie, le clergé, les idées reçues, les clichés, les stéréotypes, l’armée d’Haïti, la police, le marché noir, le colonialisme, les U.S.A., les dictatures latino-américaines, etc. Le premier numéro fit le procès du gouvernement antérieur à celui de Lescot, celui de Sténio Vincent. C’était une façon de déclarer la guerre à Lescot lui-même qui était une mauvaise greffe du vincentisme, réalisée à Washington, dans le dos du peuple haïtien. On prit violemment Vincent à partie. L’article était dû à la plume de Paul Blanchet. À l’époque, le futur ministre de l’Intérieur de Duvalier, travaillait à la bibliothèque nationale. Il signa d’un pseudonyme. Il était alors à mille lieues d’imaginer qu’il serait un jour à la tête des méthodes de répression de Vincent, considérablement perfectionnées par le tueur professionnel François Duvalier. « C’est ça le petit journal d’enfants », s’écria Gontran Rouzier au nez de Balin, en brandissant La Ruche qui lui brûlait les mains. On était imprimé sur les presses du journal Le Matin. Ça aussi était un bon tour qu’on jouait au régime. Franck Magloire faisait alors une opposition sournoise à Lescot. Après avoir profité pendant quelque temps du népotisme de Lescot, il l’abandonnait à son sort. Il savait que les gens se souviendront que La Ruche sortait sur les presses de Le Matin. C’était un journal politique et littéraire. Il y avait [78] des chroniques sur la peinture, bien tenues, par Gérald Bloncourt. Alexis écrivait ses « Lettres aux Hommes vieux », sur un ton vigoureux, brillant. Je faisais de mon mieux dans une chronique intitulée « Ma semaine ». Il y avait également les articles réguliers de Laurore Saint-Juste, Daumec, Déjean, etc. La Ruche ne versa pas dans le noirisme, tout en condamnant la politique mulâtre de Lescot. Nous voulions déjà aller plus loin que la question de couleur, dans l’examen du drame haïtien. Nous savions que c’était un aspect de la lutte des classes en Haïti, une de ses expressions idéologiques, mais nous voyions bien les bourgeois noirs qui profitaient, autant que les patriciens mulâtres, des malheurs sans fond du peuple haïtien. Ce fut notre numéro spécial de fin d’année qui secoua le régime. Ce numéro était dédié, comme nous l’avons dit, à l’antifascisme international qui venait de gagner la guerre, dédié aussi à ce qu’il y a de plus frondeur dans le surréalisme européen. Il y avait en première page, une photo d’un glorieux maréchal soviétique : Timoshenko, héros de la deuxième guerre mondiale. Dans son ensemble ce numéro de La Ruche était un appel à l’insurrection, adressé au peuple opprimé d’Haïti. Ce numéro fut une surprise pour tout le monde. Même Franck Magloire ne fut pas mis au courant. Quand il le vit, il leva les bras au ciel : « À cause de ces petits anarchistes, on va mettre le feu à mon journal, c’est de la folie ! » Il était trop tard. On avait eu la précaution au petit jour, d’enlever l’édition complète du siège de Le Matin. Le premier janvier 1946, notre édition-bombe éclatait à la face de Lescot. Mon éditorial était incendiaire : il proposait un nouveau calendrier au pays, ne disons plus janvier, sinon liberté ; février, sera unité, mars, résistance, etc. On avait de l’humour, un humour quelque peu surréaliste, anarchisant même, mais on faisait mouche à tous les coups. Tous les articles de ce numéro-là étaient percutants, et visaient Lescot à la tête ! Ce fut la bonne nouvelle de l’année qui commençait, tout le monde était content. « Ça va barder, ces jeunes gens, en ont des... » disaient les gens. Le lendemain 2 janvier, vers 8 heures du matin, comme on s’y attendait, la police s’amena chez Baker. On était assis sur la galerie quand Jacques Étienne s’est avancé vers nous : « Vous êtes arrêtés pour attentat à la sûreté de l’État », dit-il. Et il nous fit empoigner, Baker et moi, par les flics qui l’accompagnaient. À notre grande surprise, on nous conduisit, non pas au Quartier général de la police, mais au bureau du sous-secrétaire d’État de l’Intérieur, Gontran Rouzier. « Les voici, les enfants de La Ruche, s’écria-t-il. Il commença par nous gronder sur un ton paternaliste. Puis à brûle-pourpoint, il nous demanda de révéler « les noms des [79] politiciens qui nous avaient poussés à attaquer le gouvernement de Lescot. » On lui dit que nous étions assez grands pour nous passer des conseils et de la tutelle de qui que ce soit. Il prit mal notre réponse et nous lança à la figure le cigare qu’il fumait. Il sonna et demanda qu’on nous emmène en prison. En sortant de son bureau, on claque violemment la porte. Il nous rappela et cria : « J’ai voulu vous traiter en jeunes gens de famille, je constate que vous êtes une paire de délinquants. Enfermez-les pour longtemps ». Les flics ne laissèrent plus nos pieds toucher le sol. On se retrouva quelques heures après dans une cellule du pénitencier national.

Pendant que nous étions en prison, que se passa-t-il dans la ville ? L’équipe du journal ne resta pas les bras croisés. Bloncourt, Alexis, Daumec, Saint-Juste, Chenet, Beaufils, Clermont, Boni, Dodophe Moise, Loulou Neptune, etc., se mirent à chercher d’autres formes de lutte révolutionnaire. L’idée d’une grève des écoles prit corps. Le mot d’ordre se répandit rapidement au lycée Pétion, aux collèges Odéide, Simon Bolivar, St-Louis-de-Gonzague, au Petit Séminaire-Collège-St-Martial, aux établissements de jeunes filles, et bien sûr, à l’Université d’Haïti. À la nouvelle que les jeunes de la capitale allaient entrer en grève pour obtenir notre libération, le gouvernement de Lescot qui redoutait les conséquences d’un tel affrontement nous fit relâcher le 5 janvier au soir. Le chef de la police nous apprit que « nous étions de mauvais garnements, qu’on avait prévenu nos parents, que si on nous reprenait en train de conspirer, nous ne serions plus traités comme des mineurs dévoyés, mais comme des politiciens à dompter à coups de matraques, qu’il fallait oublier La Ruche, le journalisme, et retourner à nos oignons de petits voyous... »

Quelques heures plus tard, nous étions réunis chez Théodore Baker, avec de nombreux autres jeunes, pour former un Comité National de grève, et mettre au point immédiatement un programme d’action. Quand on rétablit les faits comme ils se sont déroulés, on voit de quelle impudence effrontée dans le mensonge sont capables certains authentiques de 46, et plus bas encore, certains malfaiteurs de Duvalier, lorsqu’ils s’attribuent la paternité du mouvement populaire de 1946. Ni Estimé, ni Duvalier, moins encore Paul Magloire qui était un serviteur de Lescot, n’était dans le coup, dans les jours décisifs de janvier qui scellèrent le sort de la dictature de Lescot. Le comité national qui prépara, organisa, déclencha la grève des écoles et des facultés, puis la grève générale du pays tout entier, était composé uniquement de jeunes groupés autour du journal La Ruche. Les [80] politiciens sont arrivés après, quand les masses étaient déjà mobilisées, pour récupérer le mouvement, et l’infléchir à droite, dans un sens conforme à leurs sordides paniers à crabes. La jeunesse populaire de Port-au-Prince, de Jacmel, des Cayes, était bien représentée dans le comité d’organisation de la grève : outre l’équipe de La Ruche — qui joua le rôle de détonateur des événements — les jeunes les plus proches de Fignolé, Jean Dessé, Arnold Hérard, Rodrigue Casimir, Ulysse Pierre-Louis, participèrent activement à la mobilisation des masses. Il y eut d’abord un ralliement général de la jeunesse, avec les diverses facultés, les écoles, grâce à un travail intense, réalisé du 5 au 7 janvier 46. Mis au courant, Fignolé autorisa ses jeunes partisans à coopérer avec La Ruche. Jules Blanchet, lui, avança, je m’en souviens, des arguments défaitistes, pour essayer de nous retenir au bord de l’action : « il ne fallait pas prendre de risques inutiles, Lescot tomberait de lui-même dans le vent des « quatre libertés » qui soufflait dans le monde, conforme à l’esprit de la conférence des Nations Unies à San Francisco ». On passa outre à ces conseils pusillanimes. Les divers groupes ou cercles plus ou moins politisés qui occupaient la scène de l’opposition n’ont joué aucun rôle dirigeant dans la préparation et le déclenchement de la grève qui allait paralyser les activités du pays. Il y avait alors des cercles plus ou moins mondains, plus ou moins dansants, plus ou moins idéologiques, qui fonctionnaient à Port-au-Prince : l’Amicale, fondée par Émile Saint-Lôt, rassemblait des Noirs, surtout membres du corps enseignant. Face aux préjugés indécents de « l’élite » dominante, des familles noires de la petite bourgeoisie avaient organisé leur propre vie intellectuelle et mondaine. Dans ces clubs, on dansait, on bavardait, on conspirait verbalement, on parlait politique, autour de deux ou trois futurs candidats à la présidence... L’un de ces foyers d’opposition, à part l’Amicale, était le Cénacle d’études, du Dr. René Salomon, homme très répandu dans la société haïtienne, grand seigneur, mondain, souriant, plein d’entregent, de ronde civilité. Entre deux boléros ou deux meringues, Salomon plaçait une boutade contre Lescot, lâchait une idée de campagne électorale, décrochait une promesse dans des oreilles à l’affût. Cela se passait de la même manière à l’Amicale, autour du brillant Émile Saint-Lôt, ou du timide Dumarsais Estimé. Dans les cercles des mulâtres, l’opposition pivotait autour d’Édouard Cassagnol, — Georges Rigaud, — Louis Déjoie, — Boité. La grève a surpris tous ces milieux traditionnels d’opposition. Aucun des noms que nous avons cités, ni ceux de leurs amis politiques, n’étaient présents, le 7 janvier, au matin ou dans l’après-midi, dans les rues de [81] Port-au-Prince pour crier avec nous : « À bas Lescot ! Vive les 4 libertés ! Vive le communisme ! Vive la révolution ! ». Dès 8 heures du matin, nous étions une masse énorme d’élèves et d’étudiants à lancer ces slogans. On prit d’assaut le collège des frères de St-Louis-de-Gonzague qui avait fermé ses grilles. On bouscula un peu le frère Raphaël, (Fafa), qui voulait nous barrer le chemin. On fit de même dans la plupart des établissements congréganistes. En passant près des marchés, nos colonnes juvéniles ont emporté les vendeuses et vendeurs. En route, nos troupes se sont grossies de tous les chômeurs des rues, et les maisons de commerce, les entreprises, les bureaux publics ont commencé à adhérer au mouvement. Des centaines, puis des milliers de télégrammes arrivaient chez Baker, de divers points du pays, qui exprimaient la solidarité de divers secteurs de la nation avec la grève. Dès le 8 janvier dans l’après-midi, il ne s’agissait plus d’une grève de l’enseignement, mais d’une grève générale, politique, avec une forte inclination à l’insurrection nationale... Des mots d’ordre d’insurrection volaient de lèvres en lèvres dans les foules qui manifestaient sans arrêt, du 7 au 11 janvier, et dans les jours suivants. Le 9 janvier, après l’assassinat d’André Jean, au Bel-Air, tout le Port-au-Prince populaire était debout. On fit des funérailles révolutionnaires à ce jeune homme du peuple, victime de la brutalité de la police de Lescot. Il y aurait eu des milliers de victimes si l’Armée d’Haïti avait exécuté l’ordre passé par Lescot et Rouzier de tirer sur les manifestants. Il faut dire que les soldats se contentèrent de bastonner les gens sans ménagements, de lancer des grenades de gaz lacrymogène, parce que le tyran était alors devenu très impopulaire parmi les soldats, et même parmi les jeunes officiers comme Paul Laraque, Hamilton Garoute, Victor Blanchet, Marcel Colon. Il y eût quelques durs, connus pour leur férocité, comme Denis Bellande, Jacques Étienne, Antonio Kébreau, et quelques autres, qui firent parler d’eux, ces jours-là. Paul Magloire, manches retroussées, casque en tête, en tenue de campagne, matraque au poing, procéda personnellement à de nombreuses arrestations, dans les rues. On arrêta surtout des hommes connus comme Jean F. Brierre, Félix Baker, Rigal, Henriquez, Georges Petit, René Salomon, etc., en tout une centaine de notables de la ville. Les événements auraient pu prendre un tour nettement insurrectionnel, s’il y avait eu, sur la scène de la grève générale qui battait son plein, un parti capable de tracer une ligne ascendante aux aspirations effervescentes des masses mobilisées. Staline a dit, au moins, une chose extrêmement juste : dans une situation révolutionnaire, la ligne politique juste étant trouvée, c’est [82] l’organisation qui décide de tout. Notre Comité national de grève, s’il se montra à la hauteur de la situation, quant à l’agitation, l’ardeur révolutionnaire, l’audace dans les rues, se révéla incapable d’élever le niveau de l’organisation des masses. Nous n’avions aucune expérience en matière d’organisation d’un mouvement qui portait l’insurrection dans ses racines. Les manifestants se battaient avec la police, les gens préparaient des « cocktails-molotov », avec des moyens très primitifs, faisaient preuve d’imagination politique, mais aucun mot d’ordre d’en-haut ne venait coordonner, structurer énergiquement la volonté des masses vers le contrôle du pouvoir. Le troisième jour de la grève générale, comme Lescot était débordé, son cabinet donna sa démission. Lescot invita Émile Saint-Lôt à former un nouveau cabinet. Saint-Lôt vint nous consulter, les jeunes du Comité National. On lui dit sans ménagements qu’il s’agissait d’une manœuvre de Lescot. Qu’il ne devrait pas s’y prêter. Mais Mimile Saint-Lôt avait de la peine de voir ce cabinet ministériel lui filer sous le nez. Il insistait. Il disait « On prend le cabinet, puis on renverse le bonhomme, hein, mes petits messieurs ? » On ne marcha pas, on ne céda pas d’un pouce, c’était non, non, non, au projet farfelu que Saint-Lôt avait apporté. Il dut renoncer. Il alla voir Lescot et lui dit que la jeunesse ne marchait pas. Lui, Émile Saint-Lôt, qui avait formé la plupart de ces jeunes gens, sur les bancs du lycée Pétion, (ce qui était vrai), ne pouvait pas agir sans leur consentement. Les choses commencèrent à se gâter vraiment pour Élie Lescot. Les Yankee eux-mêmes le lâchèrent, après l’avoir utilisé pendant cinq ans.

Dès le moment où le Comité National ne sut pas transformer cette magnifique grève politique générale, en mouvement insurrectionnel pour le renversement immédiat de Lescot, la destruction de son appareil d’état néo-colonial, et la prise du pouvoir avec les masses, le mouvement commença à nous échapper. Un matin, très tôt, Louis Déjoie s’amena chez Baker — ou mieux dans une maison voisine de celle des Baker, où nous dormions — avec une caisse de révolvers Browning. Il était accompagné de Bolté. Baker et moi, on le voyait pour la première fois. Il venait nous offrir comme ça, une caisse de pistolets flambants neufs. Après avoir échangé quelques mots avec eux, nous comprîmes qu’ils voulaient nous faire tirer du feu des marrons pour eux. « Nous ne sommes pas des mercenaires, avions-nous dit, mais de jeunes révolutionnaires haïtiens du peuple ». Nous les laissâmes partir avec la merveilleuse caisse. Par la suite, j’ai souvent pensé qu’on a manqué, Baker et moi, de sang-froid, que ce fut une erreur de rejeter ces pistolets. On [83] aurait pu les prendre, et les distribuer, sans aucun engagement vis-à-vis des deux politiciens qui nous les avaient donnés. À l’époque, une caisse de pistolets, face à des soldats mal armés, hésitants, attirés par les masses, eût été peut-être d’un poids décisif dans la balance des événements... Mais on ne pensait pas à la lutte armée, ni vraiment à l’insurrection qui était possible, qui nous pendait au nez, qui nous faisait des signes d’amitié de toutes parts dans la ville insurgée... Personne ne souleva la question au Comité National de grève, ni dans aucun autre secteur, quand les nuées de politiciens firent irruption sur la scène que la jeunesse révolutionnaire avait déblayée avec le peuple de la capitale haïtienne.

C.P. — Cela veut dire que le mouvement révolutionnaire a été dévoyé par l’entrée en scène des politiciens ?

R.D. — Oui, exactement. Les politiciens se mirent en état de récupérer un mouvement sur lequel initialement leur influence malsaine était nulle. Ils nous invitèrent à former un Comité de Salut public. On cessa pratiquement d’exister en tant que Comité national, pour noyer nos capacités autonomes d’initiative dans un vague Comité de Salut public, d’une effarante hétérogénéité, qui devait vite se changer en une nuit de chats gris. Il y eut des discussions interminables au siège de ce comité, au Bois-Verna, chez Georges Rigaud, je m’en souviens comme si cela s’était passé il y a trois jours. Pendant ce temps, le pouvoir de Lescot agonisait au Manoir-des-Lauriers, et les masses dans les quartiers populaires, attendaient des consignes d’action armée. Le 11 janvier, vers onze heures du matin, le Comité de Salut public le C.S.P., délégua Georges Rigaud, Alexis et moi, au Manoir des Lauriers. On découvrit un Lescot angoissé, traqué, désespéré à l’idée de faire ses malles et de s’en aller à jamais du pouvoir. On lui aurait dit alors : « Vous y resterez à condition de hisser tout de suite le drapeau rouge sur ce manoir et sur le Palais national », il aurait dit oui, il se serait jeté à nos pieds, avec des larmes de reconnaissance. On lui demanda fermement de déguerpir, au nom du peuple haïtien qui n’avait rien de commun avec lui. Il pleurnicha, il fit des menaces, sans toutefois l’arrogance de son dernier « Message à la nation », où, la veille, il avait pris « le monde entier » à témoin des massacres qu’il allait perpétrer dans la ville si les « familles ne faisaient pas rentrer leurs enfants à la maison » (sic). On le laissa sans avoir abouti à un accord. Une heure après, alors que les débats se poursuivaient vainement au siège du Comité de Salut public, on apprit que Paul Magloire, Lavaud, Levelt, trois officiers de l’Etat-major de l’Armée, avaient renversé Lescot et avaient formé [84] un Comité Exécutif Militaire. Ça y était : la gendarmerie, que les occupants nord-américains avaient formée de 1915 à 1934, pour contrôler Haïti par gendarmes haïtiens interposés, venait de réaliser son premier coup d’État militaire. L’ambassade des États-Unis, avec les Ashton, les Monroe et compagnie, était rassurée. Certains slogans entendus dans la rue, au cours des derniers jours, avaient donné le frisson aux Yankee de « la colonie d’Haïti ». Cette « perle des Antilles » risquait de se changer en une « démocratie populaire », l’année même de la guerre froide, du discours de Churchill à Fulton, l’année des débuts de la croisade anti-communiste, et de la rupture du front anti-fasciste international, constitué contre les brigandages de l’axe Berlin-Rome-Tokio. Le bruit courut que des unités de la flotte de guerre des États-Unis rôdaient au large de Port-au-Prince, que les Américains débarqueraient, une nouvelle fois, si La Ruche maintenait son « agitation rouge » dans les rues d’un pays de l’hémisphère occidental. Le Comité Exécutif militaire nous vola le « cadavre-corps » de Lescot. Avec les masses, on pensait le traduire en justice, et le pendre haut et court, au Champ-de-Mars, pour tracer un exemple, et enlever le goût de la satrapie tropicale aux petits hommes de l’oligarchie répugnante qui a toujours dirigé Haïti ! Le premier acte de sabotage du mouvement de 1946 ce fut celui-là : le départ clandestin de Lescot pour les U.S.A., à bord d’un avion militaire américain, avec la complicité de Paul Magloire et des autres malfaiteurs du Comité Exécutif militaire. Dès lors, les jeux étaient faits. Pour jouer les « révolutionnaires », Magloire, Lavaud, Levelt, avaient tombé leurs cravates d’officiers, avaient donné à l’uniforme kaki, coupé jadis pour eux par les marines des États-Unis, un petit air débraillé, un petit côté « peuple » qui leur permit de dire qu’ils venaient « d’adhérer à la révolution » (sic). La confusion était terrible. Le Comité de Salut public, au lieu de s’ériger en seul gouvernement légitime sur la scène, se laissa intimider par la Junte du coup d’État réactionnaire. Les noiristes du Comité de Salut public, à la seule vue d’un officier noir dans la Junte — dans la personne douteuse, mondaine, arriviste, de Paul Magloire — applaudissaient. Des larmes venaient aux yeux du colonel Lavaud, à nous entendre lui rappeler que les masses voulaient d’un gouvernement populaire et démocratique, et non d’un comité de gendarmes-sans-honneur à la tête du pays ! La base sociale du coup d’État était extrêmement faible, chancelante. Il eût suffit d’une nouvelle poussée de la rue insurgée pour envoyer paître ces militaires de basse-cour ! Le Comité de salut public procéda à sa propre dissolution. Il y eût un moment, à sa place, [85] un Front Démocratique Unifié qui fut aussi un feu de paille politicienne ! Ensuite Daniel Fignolé parut sur la scène, avec son mouvement autonome : le Mouvement ouvrier et paysan, le M.O.P. Les héritiers idéologiques de Jacques Roumain se scindèrent en deux groupes presque ennemis : Le Parti communiste haïtien, (PCH) et le Parti socialiste populaire (P.S.P.) Les noiristes eux, sous le nom de contrebande Authentiques, ne formèrent pas de parti politique. Ils commencèrent immédiatement la campagne électorale de Dumarsais Estimé, ex-député du Parlement de Sténio Vincent, grand propriétaire foncier des Verrettes, baptisé brusquement homme de la révolution de 1946 ! En Haïti, l’année 1946 fut celle de deux coups d’État celui du 11 janvier 1946, avec la Junte Militaire ; et celui du 12 août 1946 avec « le coup parlementaire », monté par un tout jeune député noir, appelé à réussir dans l’industrie, Thomas Désulmé. C’est lui qui fabriqua de toutes pièces l’élection d’Estimé à la présidence, alors que Titime lui-même, ne croyait pas sa victoire possible et que Paul Magloire, membre influent de la Junte militaire, appuyait plutôt un homme plus effacé que Titime, le magistrat Bignon Pierre-Louis...

Que fit la jeunesse autour de La Ruche, face à tout ce complot pour étouffer le contenu révolutionnaire du mouvement de 1946 ? On mit sur pied une grande manifestation qui fit trembler pendant quelques jours Le Comité exécutif militaire. Le rassemblement, après avoir traversé Port-au-Prince, se termina au Parc Leconte, avec de nombreux discours qui dénoncèrent les manœuvres en cours. On chanta pour la première fois l’Internationale, en public, en Haïti. Il y eût des drapeaux rouges dans la foule. Mais cette riposte populaire, appuyée d’ailleurs par Fignolé, Saint-Lôt, Dorléans Juste Constant, ne répondait pas à une stratégie bien structurée. Elle aurait pu isoler la Junte, et jeter les bases d’un front patriotique uni, un front populaire haïtien. Les conditions étaient réunies pour cela. Mais les Authentiques, y compris Fignolé, ne pouvaient concevoir un tel front avec Georges Rigaud, Cassagnol, de « l’opposition libérale mulâtre », et avec des hommes de gauche, également « mulâtres », comme Étienne Charlier, Anthony Lespès, qui venaient de former le P.S.P. Les dirigeants du Parti communiste haïtien, Dorléans Juste Constant, Odnel David, Roger Mercier, Gérard Montas, Max Ménard, Edris Saint-Amand, au lieu de travailler opiniâtrement à ce rassemblement de gauche, préférèrent apporter de l’eau au moulin des noiristes !

La Ruche continua à paraître, essayant de mobiliser les [86] masses contre la Junte militaire. À la fin février, on tenta de nouveau d’organiser un mouvement de grève. Un matin, le lycée Pétion tout entier prit la rue, en direction des facultés. A la hauteur du Palais National, nos manifestants furent interceptés par un régiment des Casernes Dessalines, commandé par le capitaine Antonio Kébreau. La répression fut brutale. Il y eut de nombreux bras cassés. Une nouvelle fois, on arrêta Baker et moi. Mais la population, lassés par la confusion qui régnait, par la démagogie noiriste, par la division de la gauche socialiste, ne bougea pas. Durant ces jours-là, on s’aperçut à quel point la mort de Jacques Roumain, le 18 août 1944, avait été un désastre. En effet, Roumain vivant, il n’y aurait pas eu de scission dans les rangs communistes, le P.C.H. n’aurait sûrement pas approuvé la ligne noiriste sans dénoncer les manœuvres qui conduisaient au coup d’État en faveur d’un candidat du vieil établissement néo-colonial : Dumarsais Estimé. À la tête du P.C.H., Dorléans Juste Constant n’était pas le militant le plus indiqué, malgré de brillantes qualités personnelles. 11 était un ex-pasteur protestant. Ses discours étaient construits comme des sermons. Il y avait un côté nettement évangélique dans son marxisme mal assimilé. Roger Mercier, à ses côtés, jouait les Fouché-des-tropiques, mêlant jésuitisme et marxisme, noirisme et dialectique, avec un aplomb stupéfiant. Personne, à part peut-être Saint-Amand, n’avait alors une idée de ce qu’est un véritable parti de la classe ouvrière, un parti léniniste, articulant ses tâches les plus humbles à des principes d’organisation révolutionnaire. Nous autres de la jeunesse, qui avions vingt ans, parfois moins, nous étions stupéfaits de constater que nos aînés n’étaient pas mieux informés que nous en matière d’organisation. C’était bien dommage, car les masses, à ce moment là plus qu’à aucun autre, avaient besoin d’une orientation juste, de discipline, de méthodes de travail, qui eussent été des adjuvants merveilleux à l’enthousiasme et au courage qu’elles avaient à revendre. Malgré ces faiblesses organiques, ces « maladies infantiles », malgré le gauchisme échevelé de nous autres de La Ruche, le bilan des cinq glorieuses de janvier, ne fut pas complètement négatif. Il y eut en Haïti un climat démocratique, pendant un peu moins de deux ans, qui permit au P.C.H. — allié parfois aux forces du M.O.P., de Fignolé — d’organiser pour la première fois un vrai mouvement syndical qui engloba la plupart des entreprises du pays, presque l’ensemble des salariés. Le P.S.P., de son côté, fit également de son mieux, pour limiter les dégâts. P.C.H. et P.S.P., à eux deux, auraient pu, en additionnant leurs forces, leurs cadres, les compétences réelles de plusieurs de leurs membres [87] dirigeants, auraient alors pu jouer un rôle vraiment éminent à la direction du mouvement ouvrier et paysan haïtien. Avec du recul, la scission dans la gauche de 46 apparaît comme l’un des plus grands malheurs de notre pays. Si ces forces de gauche n’avaient pas été séparées, au départ, elles auraient été les seules, dix ans après, capables de barrer la route, de manière décisive, au gangstérisme duvaliériste. Elles auraient peut-être, par ailleurs, fait réfléchir Fignolé, et aidé le M.O.P., qui avait du bon dans ses rangs, à se débarrasser du populisme primaire, du « justicialisme » de « rouleau compresseur », qui firent sa perte irrémédiable, ajoutés aux équivoques gênantes de la personnalité de M. Daniel Fignolé.

Il reste qu’en 1946, on fit, pendant un temps, la queue pour s’inscrire au Parti Communiste, qui avait pour secrétaire général le « révérend » Dorléans Juste Constant ! On écrivait les noms des adhérents sur de grands registres de comptabilité... Après le sabordage du P.C.H. (la direction du Parti mit fin d’elle-même à ses activités militantes, en 1947), on dit que l’un des ci-devant membres aurait vendu les registres des noms à l’ambassade des États-Unis à Port-au-Prince... Bien plus tard, de nombreux citoyens, qui étaient, après la tempête de 46, rentrés sagement dans leur « coquille », ne comprenaient pas pourquoi on leur refusait des visas d’entrée aux U.S.A. Ils étaient tout étonnés d’apprendre, en pleine guerre froide, qu’ils étaient catalogués parmi ceux qui « voulaient renverser par la force le gouvernement des États-Unis d’Amérique du Nord »... Encore une fois, avec du recul, on s’aperçoit, que le P.S.P., quoique isolé, coupé des masses à cause de l’hypothèque de Parti mulâtre qu’on lui colla, le plus souvent injustement, pris dans cette contradiction spécifique de la lutte des classes en Haïti, suivait une ligne, qui, si elle avait eu le soutien du P.C.H. et des forces juvéniles de janvier 46, aurait évité la tragédie actuelle qui désole Haïti...

C.P. — Aux élections d’août 46, le groupe de La Ruche avait-il présenté des candidats ?

R.D. — Non. Notre journal se vit acculé à attaquer tous les candidats qui étaient sur la scène. Fignolé, n’ayant pas l’âge prévu dans la Constitution pour aspirer à la présidence, avait jeté le M.O.P. dans les bras de Démosthène Pétrus Calixte. Ah ce sacré Calixte ! C’était un ancien chef d’État-Major de la Garde d’Haïti, sorti tout chaud de la première fournée de militaires que les troupes yankee d’occupation préparèrent dans leur « nouvelle colonie » de la Caraïbe. En 1938, il avait été à la tête d’un complot contre Sténio Vincent. Il eût un lâche comportement [88] quand on arrêta les jeunes officiers — Roger Dorsinville, Bonhomme, Yves Depestre, Pérard, Modé — qui avaient, d’une voiture en marche, tiré sur Vincent, un soir que ce dernier entrait au ciné Rex. Pérard fut fusillé, ses compagnons condamnés à de lourdes peines de prison. Calixte prit la fuite. Il se réfugia en République Dominicaine, sous la protection de Trujillo, qui à peine deux ans auparavant avait fait massacrer, en moins d’une semaine, plus de quinze mille travailleurs haïtiens émigrés. Les jeunes militaires avaient préparé l’attentat contre Vincent parce qu’ils lui reprochaient par-dessus tout, sa capitulation honteuse devant les forfaits du sinistre tyran dominicain ! Calixte était l’homme que Fignolé avait choisi pour le M.O.P. ! Je devais par la suite rencontrer ce Calixte à Paris, envoyé par Estimé comme « inspecteur général des consulats d’Haïti en Europe », une sinécure pour les vieux jours du bonhomme. C’était une nullité sans rivages ! Un autre candidat incroyable qui fit parler de lui un moment, à cette époque, c’était un certain Henri Laraque, un politicien du Cap-Haïtien. Le Cap qui n’avait pas pris une part active au mouvement de 46 avait envoyé ce Laraque, fraîchement débarqué d’on ne savait où. On disait que, dans l’entre-deux-guerres, ayant une grande fortune, il avait été à Paris l’ami d’un certain Boni de Castellane, un duc de je ne sais plus quoi. Laraque avait fréquenté le très grand monde parisien, et il était arrivé au Cap, en plein conflit, et après un pèlerinage à la Citadelle Lafferrière, une méditation sur « la tragédie du Roi Christophe », il s’était fait appeler Tom, et s’était lancé dans une campagne effrénée qui devait le conduire au Palais National... La force de Tom était réelle dans son Cap-Haïtien natal. Au mois de juin 1946, on faillit laisser nos os au Cap à cause de lui. Dans un meeting, on s’avisa de déboulonner sa statue de sable, ses partisans qui composaient la foule à laquelle nous nous adressions, commencèrent à nous lapider. Nous eûmes, Juste Constant et moi, la vie sauve, grâce à la mitraillette d’un officier de l’armée d’Haïti, le lieutenant Nelson, Edner Nelson, exactement. La même nuit, le colonel, commandant de la ville, nous communique qu’il ne pouvait répondre de notre sécurité, étant donné les bruits qui couraient... Il nous invita à partir sur-le-champ pour éviter un double assassinat... Il y avait aussi Bignon Pierre-Louis, et Nérée Numa, qui n’avaient aucun poids, dans la course à la présidence. Il restait Dumarsais Estimé, le fameux Titime des authentiques, qui virent en lui le prophète silencieux du noirisme. Il n’avait pas l’air d’un méchant homme, Titime. Il habitait au Chemin des Dalles, à l’époque de sa campagne. Un après midi de 46, il me fit chercher par le père [89] de Gérald Bloncourt (Gérald avait été expulsé d’Haïti au début de janvier par la Junte, Pierre Mabille fut déclaré persona non grata, à peu près à la même époque), donc, Bloncourt père, qui était un partisan d’Estimé, me conduit chez son candidat. Titime me reçut en pyjama, dans sa chambre. Après m’avoir exposé brièvement son programme, il m’exprima la peine qu’il avait de ne pouvoir compter sur la « jeunesse révolutionnaire » du pays. Les attaques répétées de La Ruche et de La Nouvelle Ruche (notre journal prit ce nom après un désaccord avec Théodore Baker... qui mit l’épave qui lui restait dans les mains au service du fameux Tom Laraque !) l’avaient blessé. De toute façon, il serait élu à la présidence. Il aurait aimé avoir le soutien de La Nouvelle Ruche, à trois jours seulement des élections présidentielles. Est-ce qu’il pouvait avoir mon aide ? J’étais tout désigné pour occuper le poste de premier secrétaire d’ambassade à Washington, mon avenir s’ouvrait lumineux ; de la capitale fédérale américaine tout était possible pour un jeune homme entreprenant, etc. Je lui exprimai très vivement mon indignation devant cette tentative de corruption de la jeunesse. Il me répondit qu’une autre attitude de ma part l’eût profondément déçu. Il pouvait avoir foi dans des jeunes qui réagissaient avec une telle honnêteté. Une raison de plus pour solliciter l’appui de La Nouvelle Ruche. Je n’en croyais pas mes oreilles... Il insinua que La Nouvelle Ruche lui semblait plus intransigeante que l’organe officiel du Parti Communiste Haïtien, Combat qui avait accepté son aide financière... Il ajouta que le comportement des jeunes lui permettait de ne pas désespérer des Haïtiens. Il termina, avec ces paroles : « Je vous félicite ; si vous m’appuyez vous savez ce qui vous attend ; si vous ne le faites pas, c’est sans rancune... » Deux jours après, il était « élu » à la suite d’un coup bien monté, dans l’assemblée, par un jeune industriel d’origine paysanne comme Titime, Tom Désulmé, qui fit, ce jour-là, ses premières armes de manœuvrier politique...

Fignolé combattit Estimé également. À la sortie du Parlement où Estimé venait d’être désigné président, des mopistes l’attaquèrent à coups de stylet. Dans son discours, s’adressant à ses partisans, Estimé avait dit qu’il ne fallait pas que « berger du troupeau, nous nous en constituions les loups » ; de même il fallait éviter que « gardien de la maison, nous nous faisions nous-mêmes les voleurs qui la brisent et la pillent. » C’est exactement ce que firent, dans les années suivantes, la plupart des amis d’Estimé : c’est ce que firent Paul Magloire, M. Prosper, et tant d’autres authentiques qui pillèrent et brisèrent la maison haïtienne, avant que les Tontons-Macoutes et les Léopards de [90] Duvalier ne décident, de leurs côtés, de mettre à feu et à sang les dernières racines vivantes du pays de Toussaint Louverture !

Une chose qui frappe, quand on remonte aux événements de 1946, c’est qu’on n’y trouve pas la trace de François Duvalier. Depuis plus de quinze ans, la mythologie de Papa Doc le présente comme « leader de 1946 », un inspirateur de tout ce qui se passa ces jours-là. Je peux affirmer que François Duvalier ne joua aucun rôle, même pas le plus humble, au cours de la grève générale de janvier, ni comme médecin, ni comme journaliste, ni comme conseiller de qui que ce soit... Nous étions des voisins. Il habitait au bas de la ruelle Roy, nous autres à la rue suivante, Lafleur Duchesne, en allant vers l’Église de St-Gérard. Je jouais aux cartes avec lui, le dimanche après-midi. On ne l’a vu nulle part, au cours des agitations de la ville. Quelle duperie plus effrontée que celle qui présente Papa Doc comme un « héros de 1946 » ! La révolution de 1946 est une mystification aussi caractéristique de la papadocratie que la révolution duvaliériste. Ce sont deux mythes sinistres qui feraient rire s’ils n’étaient pas aussi hauts que la pile de cadavres qu’ils ont accumulés depuis le 22 septembre 1957...

Donc parler de « révolution » au sujet de 46, c’est se moquer macabrement du malheureux peuple haïtien. Il y a eu sans doute une situation révolutionnaire, à l’époque. Elle aurait pu déboucher sur une révolution, c’est-à-dire sur un changement radical des structures sociales du pays. Celui-ci non seulement n’a pas vécu depuis sous des structures sociales nouvelles, mais il est pris dans un effrayant tourbillon de régression, dans tous les domaines. Les chiffres sont là, et ils dénoncent, en Haïti, une épouvantable situation coloniale.

C.P. — Comment se fait-il que Dorléans Juste Constant, en dépit de sa popularité n’ait même pas été élu au sénat ?

R.D. — Comme toujours, en Haïti, les élections législatives ont été truquées. Paul Magloire a fait torpiller Juste Constant qui était le candidat de l’ouest, qui avait le plus de chances d’être élu au sénat. Le dernier discours électoral de Juste avait été une faute grave ; il se contenta de lire, mot pour mot, le programme du Parti Communiste de l’URSS, du temps de la Révolution d’octobre. Au lieu de formuler les intérêts concrets de la paysannerie pauvre d’Haïti, de la masse des travailleurs urbains, des diverses couches sociales opprimées du pays, dans un contexte antillais, il présenta sans aucun changement le programme concret de Lénine. Il réclama pour Haïti, immédiatement, des soviets ouvriers et paysans. Il le fit à la radio, au mois d’août 1946. Le P.S.P. poussa de hauts cris de [91] stupéfaction. Mais on disait au P.C.H. que sa réaction était une « réaction de mulâtre ». On a su plus tard que Dorléans Juste Constant et ses amis avaient un pacte secret avec Estimé. Je ne l’avais pas cru quand ce dernier l’insinua lors de notre rencontre, en compagnie du père de Gérald Bloncourt. C’est même en vertu de ce pacte qu’en 1947, quand Estimé demanda à la direction du P.C.H. de se retirer de la scène pour lui faciliter la tâche, dans ses rapports avec les colonialistes yankee, Juste et ses « camarades » sabordèrent tranquillement l’organisation des travailleurs de notre pays. J’étais alors membre du Parti Communiste Français (P.C.F.) Aussitôt, je transmis le dossier au camarade Jacques Duclos qui fit un article retentissant, dans la revue Démocratie Nouvelle, pour condamner la capitulation honteuse de la direction pseudo-communiste du P.C.H. J’écrivis une lettre de Paris à cette direction sans principes pour me désolidariser de son action, et condamner également sa ligne d’abandon pure et simple de la lutte révolutionnaire. On disait alors que Juste avait agi sous l’influence de Earl Browder, secrétaire général du Parti Communiste américain, qui à la fin de la guerre mondiale, avait mené une intense campagne dans son propre parti et auprès de plusieurs partis du continent américain, pour les inviter à l’auto-destruction ! C’était scandaleux ! C’était une manière grossière de se plier aux diktats de l’impérialisme américain qui préparait la guerre froide et l’offensive contre le mouvement ouvrier international. L’article de Duclos, dans Démocratie Nouvelle, un des organes du P.C.F. invita les Communistes Haïtiens de la base à se regrouper autour des principes léninistes, pour rétablir la situation, dans l’intérêt de la nouvelle libération d’Haïti. L’article de Duclos fit du bruit, mais le sabordage du P.C.H. provoqua une triste débandade en Haïti. Il coupa les bras à des centaines de jeunes militants, et rendit encore plus vulnérable la position du P.S.P., qu’Estimé devait interdire quelque temps après. Le mouvement ouvrier haïtien, fraîchement engagé dans l’action concertée de ses forces, était décapité, livré, pieds et poings liés, aux intrigues du syndicalisme jaune, aux manœuvres des politiciens, à tous les aléas dégoûtants de la scène d’une néo-colonie.

C.P. — Sur le plan culturel, quelle aura été l’influence du mouvement de 46 ?

R.D. — Sur le terrain culturel, ce mouvement de 46 a permis à la génération qui montait de dépasser les données étroites de l’indigénisme des années 30, et de suivre l’exemple de Jacques Roumain. Beaucoup de jeunes intellectuels qui sont aujourd’hui progressistes, en Haïti et dans l’émigration haïtienne, le doivent [92] sans doute à l’héritage durable de 1946. Le grand romancier Jacques Stéphen Alexis, avec Compère Général Soleil, Les arbres Musiciens, etc., est sorti de là. De même Francis Roy, avec Les Chiens, Anthony Phelps avec le meilleur de sa poésie et de sa prose ; et tous ceux qui écrivent depuis trente ou vingt, ou même dix ans, ont leurs dettes envers le réveil de 1946, les Davertige, Laforest, Lemoine, Castera fils, Legagneur, Roland Morisseau, etc., sans parler d’hommes comme Jean F. Brierre, Félix Morisseau-Leroy, les Marcelin, qui prirent un nouveau départ avec le mouvement. La peinture haïtienne y trouva aussi un climat favorable à son épanouissement. Mais on voit également les terribles limites de 1946 : ce mouvement n’a pas créé des conditions majeures. Quarante ans après, 90% des Haïtiens ne savent ni lire ni écrire. Quand a-t-on vu une « révolution sociale » qui n’enseigne pas l’alphabet aux masses qui en sont les bénéficiaires ?

C.P. — Sur le plan international, le mouvement de 46 a- t-il eu des échos ?

R.D. — Oui, le mouvement fit parler de lui dans la presse latino-américaine et mondiale. 1946, en Haïti, était peut-être la première grande grève générale, politique, de l’après-guerre, dans une néo-colonie de l’impérialisme des États-Unis. On en parla dans la presse progressiste de Cuba, du Venezuela, du Mexique, des États-Unis, du Canada et de beaucoup d’autres pays de l’hémisphère et du monde. C’était une expérience originale en Amérique Latine, avant celle de Jacobo Arbenz, au Guatemala. Et peut-être, modestement, 46 annonçait-il le mouvement de la Moncada, une vraie révolution, à 77 kms d’Haïti, dans la Cuba de Fidel Castro ? Haïti a-t-elle vécu, en 1946, son 1905 ? Un 1905 qui serait suivi de trente horribles années de contre-révolution ; contre-révolution qui, avec le duvaliérisme, la papadocratie, aura eu le temps de devenir l’un des plus grands cauchemars de la colonisation ? Le scandale colonial haïtien est là, sous nos yeux, béant...

C.P. — À vous entendre, on a l’impression qu’il y aurait des enseignements à tirer de 1946, des enseignements à dégager pour les mobilisations à venir...

R.D. — C’est ce qui me fait dire que 1946 est pour demain, cette fois ce sera la révolution, ou si vous voulez, la décolonisation radicale de notre pays. Avant 46, il y avait une classe ouvrière en Haïti, dispersée, désarticulée, à l’état larvaire. Des entreprises agro-industrielles fonctionnaient dans le pays. Mais le mouvement ouvrier, en tant que tel, est parti de 46, structuré dans des syndicats, donc capable de recevoir la bonne greffe [93] fécondante du marxisme, comme ça s’est passé dans tous les pays, quand l’intelligentsia révolutionnaire s’unit aux masses populaires pour former le Parti ouvrier, le parti de la révolution socialiste. À partir de 46, des organisations d’extrême-gauche, avec les faiblesses que nous avons signalées, ont commencé à travailler. Beaucoup d’hommes qui luttèrent en 46 sont encore là, sans la moindre intention de capituler devant les ennemis de notre patrie. Pour un Jules Blanchet, et son frère Paul, pour un Beaufils, il y a tant d’autres qui ont préféré la mort, la torture, plutôt que de céder devant l’horreur, comme Jean-Jacques Ambroise, Jacques S. Alexis, sans compter de plus jeunes qu’eux, comme les Brisson, les Sansaricq, les Raymond Jean-François, Alix Lamaute, Guy Lomini, et des centaines, des milliers d’autres combattants qui ont voulu faire avancer la petite flamme de 46 à travers la tempête des vingt dernières années. Étienne Charlier est mort dans l’opposition. Anthony Lespès et Hubert Legros n’ont pas adhéré au duvaliérisme ; Frérel Léonard tient le coup en exil, comme des milliers de ses compatriotes. Francis Roy est mort en exil. Les Boni, Clermont, n’ont pas servi non plus le cauchemar qui fait rage en Haïti. Ça veut dire que 1946 a sa ligne de fidélité à tous crins, a ses grains qui meurent... L’avant-garde qui fit tragiquement défaut sur la scène haïtienne, en 46, est en train de pousser, et elle sera capable de mobiliser le prochain élan de notre peuple, d’éclairer jusqu’au bout sa révolte spontanée, d’articuler la rébellion urbaine à celle de la paysannerie, articulation qui portera des fruits décisifs en Haïti, comme elle l’a fait à Cuba, au Vietnam, et ailleurs. Je pense qu’Haïti renaîtra de ses paysans pauvres, de la petite paysannerie pauvre, c’est de là que monteront l’avenir et la lumière du pays, bien sûr, avec l’aide des travailleurs urbains, et de tous les patriotes appelés, comme le voulait Roumain, à être des « boulangers de la vie » haïtienne. Le Compère Général Soleil d’Alexis fait son chemin. Il faut à tout prix lever, dans le pays et parmi l’émigration, un vaste rassemblement patriotique qui embrasse les inquiétudes de tout le monde. Il faut battre l’opposition traditionnelle qui perpétue, hors du pouvoir, le même énorme gâchis qui est installé dans le pays. Des hommes du passé ne pourront rien pour Haïti, dans la situation horriblement dramatique où elle se trouve, à la merci, non seulement de l’impérialisme américain, mais également à la merci d’une nouvelle vague de rapacité coloniale, qui est de retour en Haïti, au nom de la francophonie. À nous Haïtiens, d’œuvrer de toutes nos forces à un nouveau Vertières ! Il faut faire les sacrifices qu’une telle montée exige de tous. Il faut d’abord s’unir, deuxièmement [94] s’unir, troisièmement s’unir à l’infini, s’unir ! La Révolution de 1946 est pour demain !



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 22 décembre 2021 12:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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