L’effet Bourdieu.
Dialogue sur une sociologie libératrice

Introduction

Encore un livre sur Bourdieu ?

« Il reste d'un homme ce que donnent à songer son nom et les œuvres qui font de ce nom un signe d'admiration, de haine ou d'indifférence. Nous pensons qu'il a pensé, et nous pouvons retrouver entre ses œuvres cette pensée qui lui vient de nous : nous pouvons refaire cette pensée à l'image de la nôtre. »

On ne compte plus le nombre d'ouvrages, d'articles, sur la contribution majeure de l'œuvre de Pierre Bourdieu (1930-2002) aux réflexions théoriques qui animent le champ des sciences sociales en France comme ailleurs [2] et, plus marginalement, au sein des réflexions militantes, pédagogiques, repérables sur le web et « les réseaux sociaux » d'aujourd'hui [3]. Depuis la disparition du sociologue en 2002, l'œuvre a été si commentée, explorée, controversée, que l'on serait tenté de penser que tout a été dit sur sa portée et ses limites supposées. Il y a le Bourdieu des philosophes, envisagé comme un auteur à comparer aux réflexions d'auteurs canoniques de la discipline philosophique, il y a le Bourdieu des sociologues considéré comme une « boîte à outils » conceptuelle, une méthode pour leurs travaux de recherche en sciences sociales. Il y a le Bourdieu des intellectuels polémistes et médiatiques empressés de vilipender une pensée qui dérange leur confort « scolastique » et leur adhésion à l'ordre établi. Depuis les publications d'Alain Accardo [4], plusieurs ouvrages pédagogiques sur Bourdieu ont été produits mais dans un style souvent académique [5]. Le dialogue qui suit propose au contraire d'aborder la pensée du sociologue dans une perspective contradictoire, voire polémique, entre deux lecteurs ordinaires et [12] assidus de l'œuvre de Bourdieu qui ont la particularité d'être éloignés l'un de l'autre dans la verticalité de l'espace social. Ce libre échange intéressera ainsi les lecteurs, de tous horizons, ouverts aux apports de la pensée de Bourdieu et à ses enjeux dans l'espace des soutiens et des critiques qu'elle suscite. Le parti pris du dialogue permet de limiter, de bousculer le style monologique de l'écriture à une voix, au profit d'un échange libéré du formalisme académique qui invite les lecteurs à conforter ou éclairer leur opinion, leurs interrogations sur ce que lire Bourdieu veut dire au regard de l'ensemble des représentations, des commentaires universitaires ou médiatiques sur son œuvre. Ce dialogue repose sur une expérience croisée de lectures approfondies des textes du sociologue et des principales critiques qui lui sont adressées dans certains ouvrages et articles de journaux des années 1990 et 2000.

Auteur d'ouvrages philosophiques polémiques, Henri de Monvallier est professeur agrégé et docteur en philosophie, il anime une université populaire dans la région parisienne et a publié, entre autres, un livre sur la pensée politique de Michel Onfray, un livre d'entretiens avec celui-ci, un livre sur le rapport des philosophes à l'argent ainsi que trois essais polémiques sur l'état de la philosophie contemporaine en collaboration avec Nicolas Rousseau. Il vient également d'achever un essai critique sur les mythes du cours de philosophie au lycée à paraître en 2022.

Raphaël Desanti, tout d'abord autodidacte, a une formation doctorale en sociologie et a enseigné à l'université de Brest et de Lorient au début des années 2000 [6] ; il travaille actuellement comme éducateur dans un établissement médico-social à Toulon. Il est l'auteur de deux manuels sur l'enquête sociologique co-écrits avec Philippe Cardon, de Lire Bourdieu de l'usine à la fac. Histoire d'une révélation et d'un petit dialogue intitulé Pierre Bourdieu expliqué à mon fils. Depuis une vingtaine d'années, Desanti participe à des collectifs indépendants de diffusion de la pensée de Bourdieu, collectifs en rapport avec l'actualité des recherches autour de son œuvre, sur les réseaux sociaux [7].

Sa connaissance de l'œuvre de Bourdieu, repérable dans ses manuels sociologiques et ses textes autour du sociologue, justifie ce projet commun de rendre compte de « l'effet Bourdieu » : Desanti et Monvallier témoignent des effets de leur rencontre avec l'œuvre de Bourdieu dans leur parcours respectif et en fonction de leur « humeur intellectuelle » du moment. Cette réflexivité préalable permettra de mieux comprendre [13] leur manière personnelle, parfois opposée, de commenter la pensée du sociologue pour donner aux lecteurs des repères, des pistes utiles à sa compréhension et pour entretenir une vigilance critique à l'égard des discours dominants, scolastiques, voire « filousophiques », sur le monde social qui pénètrent souvent par effraction dans le sens commun, notamment par la voix des « hauts parleurs » médiatiques (éditorialistes, intellectuels ou politiques).

[14]