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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Lire Bourdieu de l’usine à la fac. Histoire d’une «révélation». (2017)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Raphaël Desanti, Lire Bourdieu de l’usine à la fac. Histoire d’une «révélation». Les Éditions du Croquant, France, 2017, 168 pp. [Conjointement avec son éditeur, l'auteur nous a accordé, le 27 janvier 2024, son autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[15]

Lire Bourdieu de l’usine à la fac.
Histoire d’une « révélation ».

Introduction

J’ai longtemps hésité à témoigner des effets libérateurs et de l’enthousiasme qu’a produit la lecture de Bourdieu, dans ma vie marquée par les embûches scolaires, la précarité professionnelle, le chômage, la déqualification, et, sans doute aussi, ma « névrose de classe [1]. Cette lecture m’a souvent procuré assez de force pour ne pas lâcher prise et donné l’espoir d’un monde meilleur, même si ma paresse, mes frilosités et mes lâchetés ont fait que je ne me suis jamais véritablement engagé contre les injustices sociales.

Il y a des lectures de grands auteurs - et, n’en déplaise à ses détracteurs, Bourdieu en était un - qui vous confortent ou vous réveillent, qui vous nourrissent et vous éclairent pour mieux comprendre un monde social que vous savez profondément inégalitaire et qui vous met en colère [2], [16] sans disposer toujours des outils intellectuels appropriés, des mots ajustés pour le dénoncer et en débattre autour de soi. Dès ma lecture, partielle et laborieuse, des Héritiers et de La Distinction [3] que, nanti d’un faible « capital scolaire », je tentais néanmoins de déchiffrer autour de mes vingt ans, j’avais le sentiment que cette sociologie confortait mes convictions politiques en faveur d’une « gauche de gauche ». Ses constatations objectives encourageaient, selon moi, l’indignation face à un ordre social systématiquement favorable aux classes dominantes. Je dois pourtant reconnaître que je n’ai jamais traduit cette indignation dans une action militante, si ce n’est dans le cadre de participations de base à des grèves et à des manifestations qui me semblaient naturellement s’imposer lorsque les gouvernements successifs, « de gauche » comme de droite, enchaînaient leurs « réformes nécessaires » pour démanteler les conquêtes et les acquis historiques, en libéralisant le code du travail, les systèmes de protection, les retraites, la « Santé », l’enseignement... Au début des années 1990, Bourdieu ne revendiquait guère sa sociologie comme un instrument de dénonciation du fonctionnement des structures sociales, elle devait être avant tout envisagée comme une lunette conceptuelle qui permettait de les objectiver, de les « dévoiler ». À l’époque de la parution de La Misère du monde [4], Bourdieu faisait sienne [17] la maxime de Spinoza, « Ni rire, ni pleurer, mais comprendre » comme posture d’analyse de notre société. Il me semblait néanmoins que ses analyses ne pouvaient empêcher de produire chez des lecteurs comme moi un état d’esprit de dénonciation et de dérision de l’ordre social renforcé par les épreuves de la précarité, de la domination au travail personnellement vécues. Je n’oublierai jamais cet entretien de Bourdieu avec Günter Grass, en novembre 1999, où l’écrivain lui reprochait le manque d’humour dans sa sociologie. Alors que j’admirais la pensée de Bourdieu, j’étais en revanche plutôt d’accord avec cette opinion de l’écrivain allemand qui me confortait dans l’idée qu’une analyse de La Misère du monde pouvait éventuellement associer un registre critique à l’ironie, l’humour, la dérision pour renforcer la déploration de l’ordre implacable des choses.

De nombreux ouvrages ont été publiés sur la sociologie de Bourdieu et sur ses engagements dans l’espace public, en particulier après sa mort. Entre les livres académiques et les publications d’essayistes critiques sur le sociologue, il n’y a pratiquement aucun ouvrage de lecteurs de Bourdieu qui témoigne des effets que cette lecture a pu produire dans leur vie, en dehors des milieux universitaires, intellectuels, journalistiques. Depuis la disparition du sociologue, l’idée me taraudait de m’engager dans un travail d’écriture pour livrer l’expérience d’une vie jalonnée par ma lecture enthousiaste, formatrice de la sociologie de Pierre Bourdieu, auteur découvert comme « une révélation » au hasard de mes lectures auto didactiques à l’âge de vingt ans, alors que jetais apprenti ouvrier en usine, avec un [18] BEP d’électromécanicien, fils d’un père travailleur social et d’une mère auxiliaire puéricultrice. La crainte de ne pas être à la hauteur de ce projet freinait ma démarche pour toutes sortes de raisons. Elles tiennent, pour une part, à la complexité de l’œuvre de Bourdieu et de sa réflexion et, d’autre part, au fait de n’avoir ni les ressources, ni la culture « légitime », ni l’écriture facile pour pouvoir m’y prêter sans encombres : j’y reviendrai. L’écriture d’un livre n’échappe sans doute pas au plaisir narcissique d’être remarqué, en témoignant sur soi, de faire sa place au « moi haïssable » [5] devant l’autre. Cette dérive m’a préoccupé en écrivant ce manuscrit car je dois bien avouer que ma trajectoire a longtemps été, jusqu’aux abords de mes quarante ans, une quête obsessionnelle, infantile même, de reconnaissance sociale et symbolique au prix d’un entêtement dont je ne saurais dire aujourd’hui s’il m’a toujours servi en particulier dans mon parcours professionnel. Si la découverte de Bourdieu m’a mené avec enthousiasme de « l’usine à la fac », puis, bien plus tard, vers la préparation d’un doctorat de sociologie, il me faut bien reconnaître que l’échec de ma thèse - je n’étais pas à la hauteur intellectuelle et méthodologique pour la mener à terme - a contribué à me perdre dans des lendemains professionnels précaires, et dans la voie d’une déqualification progressive que j’ai dû apprendre à digérer, aujourd’hui encore, pour ne pas sombrer. Enthousiasme donc, mais enthousiasme mitigé, tempéré par les déconvenues de mon parcours professionnel : tenter, mais finalement en vain, de devenir sociologue, rebondir sur un métier [19] de travailleur social. Mais choisit-on vraiment ce que l’on est et ce que l’on fait dans sa vie ? Il est clair que mes origines sociales ont déterminé, d’une certaine manière, l’espace de mes possibles et de mes « choix » professionnels. Mon cas me semble être une illustration parfaite, pour ne pas dire caricaturale, de la « reproduction sociale » : mon père était travailleur social, ma mère auxiliaire puéricultrice [6], je suis recruté aujourd’hui comme « moniteur éducateur » (« niveau bac ») dans un établissement médico-social pour adultes déficients intellectuels, un espace qui réunit le travail social et le soin. D’autres facteurs ont pesé dans mon orientation : la déqualification professionnelle, le chômage et la précarité m’ont contraint à privilégier des « choix » d’« emplois-refuges » pour m’en sortir et me stabiliser enfin en CDI, à l’âge de quarante six ans. Dix ans plus tôt, faute de pouvoir trouver une place durable dans l’enseignement supérieur, j’avais dû me « rabattre » sur une préparation au métier d’éducateur spécialisé [7] pour espérer un emploi stable, avec un sentiment de défaite et d’amertume au regard de mes ambitions antérieures.

« Il faut se garder de conclure que le cercle des espérances et des chances ne peut pas être rompu. D’un côté, la généralisation de l’accès à l’éducation — avec le décalage qui s’ensuit entre les titres détenus, donc [20] les possibilités espérées, et les postes obtenus — et de l’insécurité professionnelle tend à multiplier les situations de désajustement, génératrices de tensions et de frustrations. C’en est fini à jamais de ces univers où la coïncidence quasi parfaite des tendances objectives et des attentes faisait de l’expérience du monde un enchaînement continu d’anticipation confirmée. Le manque d’avenir qui était jusque-là réservé aux « damnés de la terre » est une expérience de plus en plus répandue, sinon modale ».
Pierre Bourdieu,
Méditations pascaliennes, Paris, Points-Seuil, 2003, p. 336

Dans les années 1970, mon père a vécu son métier comme un engagement porté par les valeurs idéologiques d’une gauche « révolutionnaire » - il s’agissait de réveiller les consciences et les manières d’être au monde par l’animation socioculturelle dans les quartiers populaires - tandis que celui que j’exerce depuis les années 2010 est un « choix de nécessité », pour m’insérer et me stabiliser après de longues années de précarité. Étant entendu, qu’être travailleur social suppose un minimum de conviction, une certaine humanité, une compétence relationnelle et organisationnelle pour mettre en place, selon les termes en vigueur dans ce secteur, des « projets personnalisés d’accompagnement » en faveur de celles et ceux qui sont « en difficulté d’intégration et d’adaptation » dans notre société.

Mon emballement pour Bourdieu, comme celui d’un fan d’une grande star qui collectionne tout sur son idole, et « l’enthousiasme » dont je parle pour qualifier mes lectures du sociologue peuvent [21] paraître malvenus pour des lecteurs qui voient dans son œuvre un portrait grave du monde social, noué par des rapports de classes, de domination et dont les rouages iront rien de merveilleux, bien au contraire. Pourtant, lire Bourdieu - je l’ai toujours su en étudiant ses textes - m’est apparu comme une possibilité constructive de se libérer de soi (au moins un peu), de mettre des mots éclairants sur les contraintes de la domination au travail et du monde social en général, de relativiser les évidences du « cela va de soi » propres au sens commun et à la novlangue libérale, qui trompent notre rapport au réel, en particulier celui que nous imposent « l’actualité » et ses commentateurs (intellectuels médiatiques et politiques). Cette lecture pouvait aider, pensais-je aussi, à prendre davantage d’assurance pour se confronter à ceux pour lesquels le monde social, tel qu’il est, n’est pas fondamentalement à remettre en cause. J’ai longtemps lu Bourdieu comme un grand auteur, sans tout comprendre, parce qu’il offrait une perspective théorique d’ambition totale à la manière, me semblait-il, des grands philosophes de l’idéalisme allemand comme Kant, Hegel et Marx. Le découpage « bourdieusien » du monde social en champs et sous champs sociaux - économique, culturel, scolaire, artistique, scientifique, politique, etc. - avec leurs « homologies structurales » et leurs articulations que l’on voit déployées et systématisées, sur fond d’analyses factorielles très sophistiquées, dans La Distinction, La Noblesse d’État et quelques grands articles de la revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales, avait de quoi m’exalter et me confortait dans une compréhension du monde en termes de rapports de classes. Il est vrai qu’à vingt ans, apprenti [22] ouvrier (je l’évoquerai plus loin) tout me renvoyait à une telle vision de la réalité sociale : mes expériences scolaires et professionnelles vécues dans les univers ouvriers et mon passage médiocre dans la compétition nautique en club parmi des jeunes de milieux très favorisés, etc. La sociologie bourdieusienne de « la magie performative » des discours d’institutions, les mécanismes de délégation, de représentation, d’« usurpation légitime » du pouvoir symbolique (politique, scolaire) [8], retenaient aussi toute mon attention, sans doute parce que j’étais un produit recalé et désabusé des verdicts du système scolaire et que je ne supportais guère la domination des mandataires d’autorité dans les différents contextes institutionnels, professionnels que j’avais connus.

Pierre Bourdieu utilise la métaphore aquatique « du poisson dans l’eau » [9] pour caractériser l’ajustement spontané de l’habitus avec l’environnement social dont il est le produit et dans lequel - autre métaphore - il accepte « le jeu » [10] et les enjeux en y plaçant ses « jetons ». Pour vivre le monde social comme « un poisson dans l’eau », c’est-à-dire comme allant de soi, il faut être le produit de ce monde. Le fils d’ouvrier qui devient ouvrier vivra moins mal le monde ouvrier que le fils de bourgeois qui devient ouvrier dans le monde ouvrier. Il existe en effet des « ratés » sociaux, des espèces de mon genre qui, à la différence des « ajustés », illustrent les effets douloureux du désajustement de leur habitus aux univers sociaux fréquentés (scolaire, professionnel, associatif, etc...) [23] dont il n’est pas le produit. Et cela fait mal… Je dois à la sociologie de Bourdieu d’avoir compris tout cela et digéré, au moins un peu, mon destin social.

[24]


[1] Voir Vincent de Gaulejac, La névrose de classe, Éditions Hommes et Groupes, Paris, 1987 et aussi Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, Paris, PUF, 2014.

[2] Colère potentielle des individus ravalés « dans le bas des avoirs, des pouvoirs, des savoirs, des faire valoir », selon la formule du sociologue Michel Verret.

[3] Cf. Pierre Bourdieu, Jean Claude Passeron, Les Héritiers, Paris, Éditions de Minuit, 1964. Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979.

[4] Pierre Bourdieu (dir), La Misère du monde, Paris, Éditions du Seuil, 1993.

[5] On doit la formule à Blaise Pascal.

[6] Tout d’abord aide soignante dans un service pédiatrique, ma mère est devenue par la suite auxiliaire puéricultrice dans une crèche d’un grand service hospitalier.

[7] Le diplôme d’État d’éducateur spécialisé se prépare en trois ans, il est validé au niveau III (c’est à dire bac +2, au même titre que BTS et DUT)

[8] Voir Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Points Seuil, 1999.

[9] Voir Pierre Bourdieu. Réponses, Éditions du Seuil, Paris, 1992, p.103.

[10] Ibid., p.74-75.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 29 janvier 2024 23:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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