Alice Desclaux [1] et Marie-Laure Cadart
“Avoir un enfant dans le contexte du VIH:
discours médicaux et liens sociaux.”
Un article publié dans la revue Médecine/Sciences. Revue internationale de biologie et de médecine. Numéro hors série intitulé : “Femmes et VIH en France”, vol. 24, no 2, mars 2008, pp. 53-61. Paris : Les Éditions EDK.
Version d’auteur
- Résumé
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- 1) Introduction
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- a) Un risque banalisé ?
b) En France et ailleurs
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- 2) Méthode
- 3) Le risque biologique : perceptions des femmes
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- a) De l’histoire du risque aux parcours des femmes
b) Le risque VIH, faible mais multidimensionnel et « flou »
- c) Le risque iatrogène, polymorphe et menaçant
- 4) Le risque biologique : discours des médecins
- 5) De l’information sur le risque au « libre arbitre »
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- a) Le point de vue des médecins : une information objective et non directive
b) Le point de vue des femmes : les limites du non-directif
- c) Les stratégies des couples : entre application et « contournement » de l’avis médical
- 6) Conclusion
- Références bibliographiques
RÉSUMÉ
La procréation dans le contexte du VIH s’est-elle banalisée depuis que le taux de transmission verticale est réduit à moins de 2% ? L’analyse des perceptions de couples montre que ce risque est toujours un objet d’inquiétude, d’autant plus qu’il semble multidimensionnel car souvent indissociable d’un risque horizontal de transmission au partenaire ; de plus, s’y est ajouté le risque iatrogène. Dans ce domaine, les médecins revendiquent un rôle d’information objective sans être directifs. Les femmes perçoivent clairement la distinction entre un jugement, qu’elles réfutent, et un avis, qu’elles acceptent ou parfois qu’elles recherchent. Certaines d’entre elles appliquent les propositions de leur médecin ; d’autres suivent partiellement l’avis et adaptent leur projet ; d’autres mettent en œuvre des stratégies diverses pour contourner l’avis médical. Dans tous les cas, la charge de rationalisation et d’inquiétude associée à la procréation et les enjeux qui lui sont associés laissent penser qu’elle n’est pas banalisée.
Mots-clés : procréation, femmes, VIH, information, avis, itinéraires, relation soignant-soigné, prévention
1) Introduction
Au cours des quinze dernières années, le traitement médical de la procréation dans le contexte du VIH a changé de manière radicale dans les pays développés, principalement grâce à la généralisation des médicaments antirétroviraux qui ont permis d’une part, dans leur usage prophylactique, de réduire le risque de transmission verticale, et d’autre part, dans leur usage curatif, d’améliorer l’espérance et la qualité de vie des personnes vivant avec le VIH. Découragée par les médecins jusqu’aux années 1995-1996, la grossesse devint alors possible dans certaines conditions et sous réserve d’être encadrée médicalement : elle reste une grossesse « à risque biologique », mais ce risque est devenu « résiduel » [2]. Une forme de consensus social est alors apparue autour du fait qu’un seuil avait été franchi, qui rendait le risque a priori tolérable. Du point de vue des sciences sociales, la « banalisation » du sida et de son traitement social, évoquée pour d’autres aspects de l’épidémie [1], semblait à l’œuvre : c’est d’ailleurs ce que laisse penser une étude auprès de femmes de la cohorte Manif 2000 réalisée en 2000-2001 [2]. Dès lors, l’expérience de la grossesse dans le contexte du VIH devait pouvoir être envisagée de manière analogue à celle d’autres situations de risque ou de pathologie chronique.
a) Un risque banalisé ?
Cependant, que l’on soit séropositive ou que son partenaire soit porteur du virus, l’expérience qui conduit du désir au projet, puis à travers les étapes de la conception, la grossesse, l’enfantement, jusqu’à la maternité, reste marquée par le « risque VIH », fût-il réduit. Décliné sous ses formes horizontale (notamment pour les couples sérodifférents) puis verticale (transmission du VIH de la mère à l’enfant), ce risque justifie, d’un point de vue médical, un apport d’informations préventives auprès de la femme (ou du couple), une réflexion menée « en amont » de la grossesse destinée à la planifier pour qu’elle ait lieu dans les meilleures conditions immuno-biologiques possibles, puis un suivi médical renforcé qui se poursuivra après la naissance pour la mère et son enfant. Aussi, ce parcours est-il établi en relation étroite avec le système de soin et sa « culture médicale » déclinée en représentations, attitudes, rôles, relations soignants-soignés, avec lesquels les femmes et les couples devront composer. La notion de risque est un élément central de cette rencontre.
Les travaux des sciences sociales ont montré combien le risque est un concept structurant dans les sociétés contemporaines, qui, en fixant les seuils de l’acceptable et en construisant des systèmes de protection, définissent des normes sociales, les marges de l’altérité et de la déviance, et construisent leur rapport à l’avenir [3,4,5]. L’histoire du sida illustre les multiples significations accordées au risque, articulant risque biologique et risque social, au plan individuel comme au plan collectif [6, 7]. Chargés de la maîtrise du risque biologique, les médecins sont les principaux acteurs sociaux qui, en interprétant les données scientifiques au plan collectif, et en les adaptant aux cas particuliers, diffusent auprès de la population une information sur le risque a priori empreinte de la rationalité scientifique. D’un taux qui signifie dans la culture médicale une probabilité de survenue à l’échelle d’une population, à la menace personnalisée confrontée au désir parental et vécue dans l’intimité de la décision de procréation, puis dans l’expérience de la grossesse et de la petite enfance, le risque fait l’objet de représentations variées, qui peuvent être concordantes ou dissonantes. Susceptibles de gouverner les conduites, les interprétations du risque ont alors des conséquences d’une importance particulière dès lors qu’il s’agit de mener à bien, ou d’annuler, un projet de procréation.
Quelle forme le risque biologique lié à la grossesse dans le contexte du VIH prend-il désormais pour les femmes, et quel poids lui accordent-elles dans leurs choix procréatifs ? Les médecins le présentent-ils comme une menace, comme un danger circonscrit à des situations spécifiques, ou comme un élément maitrisé par la technique ? Quelles perceptions les femmes ont-elles du discours des soignants en matière de risque, et de leurs attitudes à ce propos ? Quel est l’impact de ces attitudes sur les choix de procréation ? Le risque VIH remet-il en question le libre arbitre des femmes concernant la procréation ?
- b) En France et ailleurs
Ailleurs, les procréations décidées par les personnes vivant avec le VIH et informées de leur statut sont souvent négligées par le système de soin biomédical. Certes, la prévention de la transmission verticale se généralise, y compris dans les pays du Sud sous l’impulsion de l’Initiative Universal Access de l’OMS, mais elle s’adresse essentiellement à des femmes qui découvrent leur séropositivité à l’occasion d’une grossesse, et les programmes qui s’intéressent spécifiquement aux choix reproductifs des personnes connaissant leur séropositivité sont encore très rares. Dans de nombreux pays où la discrimination envers les personnes vivant avec le VIH prévaut sur la « banalisation », notamment ceux qui ont été touchés récemment par l’épidémie, les professionnels de santé ne répondent pas aux demandes d’information ou de soutien en matière de procréation, et condamnent, voire maltraitent, les personnes qui prennent le risque d’avoir un enfant en se sachant séropositives. En Asie du Sud-Est, de nombreux professionnels de santé proposent ou imposent aux femmes séropositives des mesures contraceptives définitives, telles que la stérilisation associée à une interruption de grossesse, dès la découverte de leur séropositivité, mêmes si elles n’ont pas encore eu d’enfant [8,9]. Là où les femmes vivant avec le VIH reçoivent une information préventive en matière de santé reproductive, celle-ci est généralement focalisée sur la prévention de la transmission du VIH, et la procréation n’est abordée que sous l’angle de la contraception ; l’indication du préservatif comme méthode commune aux deux objectifs, qui a pour effet la simplification de l’approche, contribue probablement à cette situation. Dans de nombreux pays aussi divers en termes de niveau de développement du système de soin que l’Argentine [10], le Brésil [11], la Zambie [12], le Burkina Faso [13], les projets reproductifs des couples ou des femmes séropositives ne font pas l’objet de programmes accessibles à tous, et sont peu pris en compte par les professionnels de santé ; lorsqu’ils le sont, c’est souvent de manière trop limitée pour répondre aux attentes, comme cela a été montré au Canada [14]. Les personnes vivant avec le VIH doivent alors gérer seules leurs projets de procréation, sans appui du système de santé biomédical ou de ses acteurs. Au mieux, cet appui interviendra dans un second temps, face au « fait accompli » d’une grossesse déjà en cours ; au pire, le fait d’avoir entrepris cette grossesse suscitera des critiques. Qu’elle soit déniée, en particulier par les professionnels de santé, ou considérée comme trop « risquée » pour être légitime, la procréation dans le contexte du VIH n’est pas banalisée. Cette question semble mettre en jeux deux « défis » : en matière de santé publique car la mise en place de réponses appropriées exige non seulement de diffuser des techniques de prévention et de développer des compétences et des institutions, mais aussi de transformer les cultures locales en matière de santé reproductive [15] ; et en matière de droits des personnes vivant avec le VIH car l’absence de réponse à leurs demandes relatives à la procréation est perçue comme une discrimination, révélatrice d’un ostracisme sous-jacent [16].
Ces observations internationales donnent d’autant plus de relief à la « normalisation » apparente du traitement social de la procréation dans le contexte du VIH en France. Les savoirs professionnels et les techniques de prévention y sont disponibles et a priori accessibles. La question n’y met pas en jeu de forces ou de discours collectifs antagonistes, les associations de défense des personnes vivant avec le VIH ne s’expriment plus qu’exceptionnellement à ce propos, et la procréation dans le contexte du VIH semble avoir quitté le champ du politique pour ne plus relever que du « médico-technique » et du médico-social (services de Protection Maternelle et Infantile et Aide Sociale à l’Enfance). L’idéal évoqué par l’organisation « International Community of Women Living with HIV/AIDS » est-il atteint pour autant : « It is better when we can weigh up the situation and our feelings in the light of non-judgemental information and then make a decision which suits us » [17: p. 17] ?
2) Méthode
L’étude sur laquelle se fonde cet article a été élaborée à la suite du recueil, par quelques médecins, de témoignages de femmes séropositives qui rapportaient leur difficulté à trouver un “soutien” médical spécialisé pour leur projet de grossesse en 1998 [18]. Ces histoires de cas conduisaient à s’interroger sur le rôle des médecins, sur le droit qu’ils se reconnaissent et que la société leur reconnaît à se prononcer sur l’opportunité de la grossesse dans un contexte “à risque” concernant des circonstances médicales et sociales particulières. Une enquête a été menée en 1999-2000 sur deux régions auprès de 33 femmes et couples dont l’un ou les deux membres vivent avec le VIH, ayant eu un projet ou une expérience de procréation (entretiens réalisés selon les cas avec chacun des membres du couple, avec le couple, ou avec la femme [3]) et d’une soixantaine de médecins (essentiellement infectiologues, gynécologues, généralistes ou pédiatres). L’objectif de cette étude était d’analyser le processus de décision en matière de procréation dans le contexte du VIH, à l’intérieur du système de soin, à l’interface entre le choix initial de la femme ou du couple et l’avis du médecin. L’approche en est anthropologique : il s’agissait d’explorer des représentations sociales chez les médecins et chez les femmes, des pratiques de soin et des itinéraires de prise en charge [4]. La comparaison entre deux régions aux systèmes de prise en charge organisés de manières légèrement différentes devait nous permettre d’accroître le nombre de personnes rencontrées, mais également de repérer les éléments communs et les divergences dans les itinéraires suivis par les femmes. La méthode ne produit pas des données exhaustives ni dont la représentativité est assurée. Les couples et les femmes ont été contactés par le biais d’associations et de professionnels de santé ; les médecins ont été identifiés au travers de réseaux VIH sur la base de leur implication dans la gestion de la procréation (CISIH, réseau Ville-hôpital et réseau régional sida-toxicomanie). Du fait notamment de la faible occurrence des consultations relatives à une procréation dans le contexte du VIH, les interactions soignants-soignés n’ont pu être observées que dans un petit nombre de cas [5].
3) Le risque biologique :
perceptions des femmes
- a) De l’histoire du risque aux parcours des femmes
« Quand on m’a appris que j’étais séropositive en 1993, on m’a annoncé qu’il y avait 80% de risques que le bébé soit séropositif. […] Si les médecins à l’hôpital m’avaient prévenue avant, j’aurais pas accouché, j’aurais à trois mois fait un avortement normal et puis on n’en parlait plus… ». Comme Reine, des femmes qui décident d’avoir un enfant à la fin des années 1990 ou au début des années 2000 ont déjà vécu la confrontation d’un désir de procréation au risque VIH avant l’avènement des traitements antirétroviraux [6]. Il était alors presque inconcevable qu’une femme séropositive connaissant son statut sérologique décide d’avoir un enfant, compte tenu de l’importance présumée du risque de transmission [7]. Cette importance transparait dans les chiffres cités, supérieurs à ceux scientifiquement validés à l’époque : cette différence peut être considérée comme le résultat d’une amplification a posteriori due aux errements de la mémoire, ou comme le reflet du discours médical réellement tenu [8]. Lorsque les femmes découvraient leur séropositivité pendant la grossesse, l’interruption de grossesse « allait de soi » si le diagnostic était établi au cours des premiers mois ; s’il l’était plus tardivement, certaines grossesses étaient menées à terme notamment du fait des obstacles administratifs à la pratique d’une interruption [9]. Mais dans tous les cas, il semblait évident pour tous que le risque de transmission verticale du VIH et les incertitudes concernant l’avenir de la mère « contre-indiquaient » la procréation. Quelques femmes rapportent l’expérience d’un avortement « subi », « contre leur grè », « au grand soulagement des médecins » : elles ne s’y étaient pas opposées, même si certaines le regrettent.
Pour la majorité des femmes qui ont vécu cette époque, ce passé rend explicite l’inscription dans le temps du rapport au risque VIH : se conjuguent une temporalité collective -celle de la réduction du risque de transmission au cours des dix dernières années, et une temporalité individuelle -liée d’une part à l’« horloge biologique » qui impose un certain degré d’urgence aux décisions reproductives, d’autre part à leur état immunologique, souvent perçu comme en « sursis », soumis à la menace croissante de l’atteinte virale.
- b) Le risque VIH,
faible mais multidimensionnel et « flou »
En France, les risques relatifs à une procréation dans le contexte du VIH n’ont pas fait l’objet de campagnes d’information destinées à la population générale. C’est par leur médecin que les femmes reçoivent l’essentiel des informations dont elles disposent. Il s’agit généralement du « médecin VIH » qui les suit, souvent infectiologue ou parfois généraliste ayant des compétences en sidénologie ; ces informations sont souvent complétées par celles délivrées par d’autres intervenants spécialisés : le médecin gynécologue ou obstétricien qui suivra la grossesse, parfois un pédiatre, ou par les associations. Les femmes interviewées n’ont pas rapporté de dissonances majeures entre les informations qu’elles ont reçues concernant les risques, mais un certain nombre d’entre elles ont fait état de divergences relatives aux indications thérapeutiques qui leur ont été données.
Le projet de procréation est d’abord soumis à la perception du risque de transmission horizontale, dans les cas, largement majoritaires dans notre étude, où le couple est sérodifférent. Que sa prévention relève de la procréation médicalement assistée et de protocoles spécifiques (par insémination intra-utérine de spermatozoïdes traités dans le cas où l’homme est séropositif), ou de mesures techniques appliquées « à la maison » (généralement dans le cas où la femme est séropositive), ce risque apparait dans les discours comme un objet d’inquiétude, sans pour autant à lui seul conditionner les choix procréatifs pour les femmes ou les couples. Le risque de surcontamination est peu évoqué spontanément par les couples concordants, même s’il fait souvent l’objet de pratiques destinées à l’éviter (rapport sexuel unique sans protection au moment de l’ovulation, utilisation d’un préservatif percé, voire insémination à la seringue avec le sperme du conjoint). Ce « bricolage », comme le qualifie une des personnes interviewées, implique le couple, et témoigne d’une dimension particulière du vécu de la procréation, peut-être davantage gérée « à deux » qu’une grossesse « sans risque VIH » [10]. Après la conception, outre la vérification que le partenaire n’a pas été contaminé, les préoccupations sont centrées sur le risque vertical, qui occupe une place temporelle beaucoup plus importante puisqu’il persiste jusqu’à la naissance de l’enfant. L’intrication des deux formes de risque de transmission et des combinaisons possibles selon le statut sérologique de chaque partenaire, et la prise en compte des pratiques préventives habituelles du couple en matière de sexualité, produisent une variété de modalités de gestion du risque, non réductible à une typologie des attitudes préventives concernant la procréation. Ceci contribue probablement à la perception d’un risque de transmission du VIH relatif à la procréation très « personnalisé ». Par ailleurs des risques non spécifiques tels que les risques de prématurité, de malformations, de trisomie ou de mort fœtale, ne sont pas évoqués par les femmes, comme si la menace du VIH avait relégué au second plan ces risques « ordinaires ».
Les propos concernant le risque pour l’enfant ont en commun de mentionner la valeur faible de la probabilité de transmission verticale du VIH, sans aller jusqu’à préciser des taux : rares sont les femmes qui ont évoqué des chiffres. Quelques femmes mentionnent d’ailleurs que l’ordre de grandeur de cette probabilité est « floue ». La pertinence des taux évoqués par les médecins parait assez impalpable ; elle est discutée par certaines femmes, qui souhaiteraient disposer de statistiques « ciblées » car les taux généralement mentionnés leur semblent correspondre à une population indifférenciée. Pour elles, plusieurs éléments devraient contribuer à une appréciation chiffrée du risque personnel ; ceux qu’elles citent le plus fréquemment sont leur statut immunologique, la charge virale, l’ancienneté de leur contamination et l’existence de résistances virales.
- c) Le risque iatrogène, polymorphe et menaçant
Le risque perçu comme le plus important concernant l’enfant n’est pas toujours le risque de transmission du VIH, mais souvent celui lié à l’utilisation d’antirétroviraux. « Les risques pour l’enfant d’être séropositif, c’est pas très élevé ; le risque le plus grand, c’est que l’enfant développe plus tard une maladie après la naissance » (Camille). Ces propos reflètent l’évolution simultanée du risque biologique associé à la grossesse dans le contexte du VIH, et de ses perceptions sociales. En effet, les effets iatrogènes d’un traitement préventif de la transmission mère-enfant ont été décrits à la fin des années 1990 [11]. Bien que les cas recensés soient très peu nombreux et que le risque soit a priori écarté par l’éviction du régime thérapeutique en cause, l’inquiétude est très présente pour la plupart des femmes interviewées concernées par une grossesse à cette période, qui semblent étendre le risque iatrogène à d’autres médicaments antirétroviraux. « J’ai surtout pensé pendant la grossesse à tout ce qui était malformation, handicap. J’ai plus pensé à ça qu’à la contamination » (Hélène). Certains propos reprennent le discours des médecins, d’autres permettent de percevoir la dimension anxiogène des représentations : « Il y a des bébés morts ». Pour Edith, qui a tenu ce dernier propos et souhaite depuis plusieurs années avoir un enfant avec son mari séronégatif, le risque iatrogène a été le motif de son renoncement à la procréation, décidé après une consultation auprès d’un médecin spécialiste ; Edith et son mari se sont alors tournés vers l’adoption.
Le risque iatrogène est également présent dans les propos d’autres femmes qui ont malgré cela poursuivi ou entrepris une grossesse après 1998. L’inquiétude persiste chez elles pendant toute la durée de la grossesse et après la naissance, les manifestations des mitochondriopathies pouvant être différées. Plusieurs éléments peuvent être invoqués pour expliquer le fardeau psychologique associé à ce risque. Il s’agit d’un risque connu depuis peu et de manière encore imprécise, subi et non choisi, incertain, aux effets différés et touchant « les générations futures », provoqué par l’intervention humaine, que l’on ne sait pas contrôler autrement que par l’éviction du traitement : ces traits sont analogues aux facteurs décrits par des travaux classiques en psychologie sociale comme déterminants des perceptions de la gravité d’un risque, voire de sa « surestimation » [23]. Si les femmes partagent ces représentations avec les médecins, d’autres dimensions de la perception du risque de mitochondriopathie semblent également mobilisées : certains propos renvoient aux représentations sociales de traitements tératogènes tels que la thalidomide ou le diethylstilboestrol [12]. Les discours médicaux qui, dans le champ de la santé maternelle et infantile, mettent en garde les femmes contre l’utilisation de médicaments pendant la grossesse, favorisent ces rapprochements et renforcent la représentation d’un risque iatrogène majeur et encore sous-estimé.
4) Le risque biologique :
discours des médecins
D’emblée, les propos des médecins font référence à un chiffre, qui correspond au taux de transmission verticale du VIH, conformément à une culture médicale dans laquelle les statistiques ont acquis une légitimité croissante au cours du vingtième siècle en tant que données objectives [24]. L’appréciation médicale du taux apparait cependant assez peu objective dès lors qu’est prise en compte la dimension diachronique du risque : le risque VIH semble, dans les représentations des médecins, d’autant plus limité qu’il a évolué dans le sens d’une réduction, au point que certains extrapolent une « tendance vers l’annulation » [13]. Par ailleurs, ce risque est présenté comme indissociable du risque iatrogène largement évoqué, considéré comme majeur et menaçant. Les médecins qualifient le risque iatrogène des mêmes attributs péjoratifs et aggravants que les femmes, les discours des premiers ayant vraisemblablement nourri les perceptions des dernières. Les médecins lui ajoutent un caractère qui en augmente encore le poids : pour eux, le risque iatrogène relève de la responsabilité médicale au plan moral et juridique car il a été induit par la prescription, par opposition au risque VIH perçu comme exogène, selon le modèle pastorien. Aussi, les représentations partagées par les médecins ont pour élément commun une forme de « dévaluation » du risque de transmission du VIH et « d’amplification » du risque iatrogène eu égard aux connaissances disponibles et dont ils font état. C’est notamment dans la façon de citer ou passer sous silence le dommage (« ce que c’est qu’avoir un enfant contaminé »), de commenter les taux, que s’expriment ces nuances.
Les perceptions ne sont cependant pas similaires chez tous les médecins. L’expérience individuelle de chacun apparaît déterminante dans sa perception des risques : ceux qui ont connu le début de l’épidémie, qui ont une patientèle diversifiée (comprenant notamment des ex-usagers de drogues et des patients d’origine africaine) relativisent davantage les chiffres bruts au regard des cas individuels. La perception du risque est aussi liée à la spécialité du médecin. Les pédiatres sont nombreux parmi ceux qui considèrent le risque VIH comme important : la plupart de ceux qui accueillent des femmes séropositives ont déjà une expérience de prise en charge d’enfants séropositifs ; d'autre part leur intérêt se concentre particulièrement sur l’enfant à naître, plutôt que sur celui des femmes et des couples et pour eux, la gravité des conséquences est la dimension la plus apparente du risque. Par ailleurs, les médecins généralistes sont moins précisément informés des risques que les sidénologues et infectiologues, et la plupart d'entre eux ont tendance à surestimer ces risques.
Les perceptions des médecins pourraient également dépendre de l'organisation du système de soin. Dans l’une des régions étudiées, plusieurs médecins n'ont pas évoqué le risque de toxicité médicamenteuse, alors que dans l’autre tous les médecins ont évoqué les deux types de risque. Les médecins de la première région réfèrent les femmes séropositives vers une consultation mère-enfant spécialisée qui suit les femmes enceintes, puis les enfants : c'est cette consultation qui gère le risque de toxicité. N'ayant qu'une existence « théorique » pour des médecins qui n'en ont pas l'expérience directe, le risque de toxicité retient moins souvent leur attention. Dans l’autre région, des médecins spécialisés dans le domaine des grossesses en contexte VIH sont identifiés en divers lieux du système de soin, mais la référence n'est pas systématique ; ils sont consultés comme experts mais le plus souvent ponctuellement, sur des aspects d'ordre médical et thérapeutique, pour donner un deuxième avis. Le sidénologue habituel continue d'assurer le suivi de la patiente et assume les décisions, en particulier dans le domaine thérapeutique. Ces différences dans l'organisation du système de soin influent sur l'attention que chaque médecin accorde aux différents types de risque. Ceci est un des éléments qui permettent de comprendre pourquoi, à partir des mêmes chiffres, d'un médecin à l'autre, d'une région à l'autre, une femme qui exprime un projet d'enfant n'obtient pas nécessairement la même information sur la nature du risque et sa probabilité de survenue, ni le même avis sur le caractère « tolérable » du risque qu'elle accepte de prendre pour donner la vie à un enfant.
5) De l’information
sur le risque au « libre arbitre »
L'avis n°69 du 8 novembre 2001 du Comité Consultatif National d'Ethique précise que le médecin [14] doit délivrer aux futurs parents une information « complète, claire, et sans concession [...] concernant les risques encourus par l'enfant ». Il stipule que « le but de cette information doit préserver le libre arbitre du couple en lui permettant de prendre sa décision en toute connaissance de cause ». Qu’en est-il dans les pratiques ?
- a) Le point de vue des médecins :
une information objective et non directive
Les médecins adhèrent au principe de ne communiquer que des informations objectives, et la quasi-totalité des médecins rencontrés affirment ne pas imposer d'avis ni être directifs dans leur conseil, essentiellement par respect du principe éthique d'autonomie de la personne. La volonté de se démarquer d'une intention eugéniste est souvent affirmée par des médecins qui rejoignent en cela le discours médical contemporain en France, marqué par le refus d'un eugénisme « d'exclusion » associé aux exactions de la seconde guerre mondiale, et d'un eugénisme d'Etat, historique, perçu de manière éminemment péjorative [15]. Le désir de « déstigmatiser les personnes vivant avec le VIH » en leur permettant d'accéder à la procréation est souvent affirmé comme un argument éthique en faveur de la non-directivité envers les femmes. Pour certains médecins, la pratique de la non-directivité va jusqu’au refus de prendre parti même lorsque les couples le demandent.
La force affirmative de ces déclarations conduit à interroger leur sens dans les pratiques, qui paraissent parfois plus nuancées ou ambivalentes, voire attestent que le principe de non-directivité, et celui qui réfute la prise en compte d’éventuelles dimensions sociales, souffrent un certain nombre d’exceptions dans leur adaptation aux cas individuels. Ceci transparait quand les cas sont perçus comme particuliers ou extrêmes, soit par l'ampleur du risque biologique estimé par le médecin, soit du fait de l'histoire personnelle de la femme -par exemple lorsqu’elle a déjà eu un ou plusieurs enfants, ce qui laisserait penser que la chance ne peut être tentée de nouveau-, et dans les cas impliquant une procréation médicalement assistée [16].
L’affirmation et la volonté des médecins de se conformer à cette norme de non-directivité ne concerne cependant pas les conditions « médicales » de la grossesse. Il est entendu pour les femmes comme pour les soignants que le risque biologique associé à la grossesse, concernant la mère et l’enfant, sera d’autant plus réduit que la femme sera équilibrée sur le plan immunologique, ce qui implique souvent l‘adaptation d’un traitement antirétroviral. Dans ce contexte, les propos médicaux peuvent être assez directifs, comme ceux que rapporte Reine : « Vous voulez un enfant ? Vous augmentez les CD4 et on parlera du bébé après ». S’inscrivant dans une relation thérapeutique « classique », basée sur l’expertise médicale, l’appréciation du taux de CD4 nécessaire pour qu’une grossesse puisse être envisagée reste unilatérale, et le fait du médecin.
D’autre part, tous les médecins déclarent que si une femme prend une décision contraire à leur avis, et demande ensuite à être prise en charge sur le plan médical, elle sera suivie et soutenue à l'égal de toute autre patiente.
- b) Le point de vue des femmes :
les limites du non-directif
La question de l'éventuelle prise en compte du contexte social de la grossesse dans l’évaluation du risque, voire l’application de « critères sociaux » qui conduiraient à décourager la procréation, semble particulièrement sensible, la plupart des médecins déclarant ne faire aucune différence selon le milieu social ou le niveau économique, lorsque les patients ont été contaminés par l’usage de drogues intra-veineuses ou sont d’origine étrangère. Les propos des médecins et des femmes concernant la communication lors des consultations à l’inclusion dans des protocoles impliquant une procréation médicalement assistée rapportent cependant une grande variété de pratiques, concernant d’une part les questions abordées touchant au couple, et d’autre part les explications apportées en complément de l’information scientifique -notamment les commentaires des chiffres. Certains soignants considèrent que la situation sociale et économique du couple, comme sa « stabilité », sa capacité à faire face à la séropositivité éventuelle de l'enfant ou son « désir d'enfant » doivent être évalués ; ce fut notamment le cas pour le recours à la prévention par « lavage de sperme » concernant les hommes séropositifs. Un couple rapporte qu’il a dû passer par des entretiens « psychologiques et sociologiques » répétés avant de recevoir deux avis négatifs pour une assistance médicale à la procréation, nullement justifiés par sa situation immuno-biologique [17]. Pour Lucien, « il s’agissait d’un refus d’ordre moral, sous prétexte de mon passé de toxicomane ». Dans d’autres cas, c’est la gestion du temps, incluant l’imposition de délais inexpliqués, qui est interprétée comme un refus tacite : « Pour avoir le droit de voir Monsieur N., ça a dû durer 6 mois avant d’avoir un rendez-vous. Je me demande si ce n’était pas calculé, si ça faisait pas partie du processus pour nous décourager ».
Mais l’avis médical n’est pas seulement perçu comme une limite au projet du couple : plusieurs femmes interviewées indiquent qu’un avis défavorable n’implique pas toujours une attitude directive. « Il n’était pas trop pour ». « Il ne peut pas nous empêcher de la faire mais médicalement il est contre ». Les femmes établissent une nette distinction entre avis et « jugement » : « Il comprend bien qu’on veuille un enfant. En tant qu’homme, il dirait Oui. En tant que médecin, Non. » (Edith). Les attitudes perçues comme un « jugement » sont vécues de manière très négative, particulièrement lorsqu’elles émanent de psychologues et sont de ce fait dissociées de considérations médicales [18]. « ça me donne l’impression d’un entretien d’embauche, d’une sélection, de passer devant un psycho quand on veut être mère… et puis, je sais qu’elle va me juger, on n’a pas à me juger ». « Pourquoi on a droit à ça, alors que les gens qui font ça par voie naturelle ne passent pas par les psychos ? » (Adeline).
« Quand on se sent jugée, ça n’a rien à voir avec se sentir conseillée… Un médecin il doit être là pour aider, pour guider, pour soutenir, pour conseiller, pas pour juger… » (Célina). Ce propos semble expliciter une opinion partagée par la plupart des femmes rencontrées, malgré la diversité de leurs situations de couple et des dimensions psychologiques de leur appréciation du risque. Le refus unanime du jugement s’accompagne d’attitudes variables concernant l’avis. Certaines, comme Adeline, le réfutent : « Je voulais des renseignements précis ; je n’avais pas besoin de son avis ». D’autres le recherchent : dans ce cas, le médecin est parfois explicitement sollicité dans un rôle distinct de son rôle professionnel, « en tant que mère », « en tant qu’homme », ou en tant qu’ami. Il l’est aussi parfois dans son rôle professionnel, en tant que spécialiste capable de porter un regard qui tienne compte au mieux de la temporalité du projet de procréation, et considère simultanément l’évolution de la maîtrise médicale des risques, « l’horloge reproductive » personnelle de la femme, la chronologie du rapport entre son statut immuno-biologique et les ressources thérapeutiques encore disponibles, voire l’histoire médicale du couple. Cette approche « globale » et empathique, qui a été décrite comme fréquente parmi les « médecins engagés dans le sida », rend acceptable et même souhaitable pour les femmes un avis de type « C’est maintenant ou jamais ».
« Quand est-ce que vous nous le faites, ce petit ? ». Ce propos [19], tenu par une infirmière dans un service hospitalier, peut être compris de deux manières : comme attestant d’une dimension de la relation qui n’est pas basée sur un contenu professionnel, parfois amicale, établie au cours de rencontres nombreuses et régulières dans le cadre de prise en charge de pathologies chroniques où la relation devient une forme de lien social ; comme attestant de ces relations de longue durée particulièrement empathiques dans le champ du sida, décrites dans d’autres services de soin [29]. Comme cette question qui peut apparaître intrusive ou bienveillante selon le ton employé et selon la nature de la relation dans laquelle elle s’inscrit, l’avis sur le projet de procréation est interprété de manière très différente en fonction de la relation avec le soignant qui l’émet. A une autre échelle, les propos de cette infirmière sont toujours impensables dans de nombreux pays.
- c) Les stratégies des couples :
entre application et « contournement » de l’avis médical
Les femmes décident-elles d’entreprendre ou de renoncer à une grossesse sur la base de leurs perceptions du risque et des avis ou indications des médecins ? Comme dans d’autres situations avec ou sans risque biologique, les choix procréatifs sont complexes, et obéissent à des motivations multiples, soumises notamment aux aléas de la vie de couple ; dans le contexte abordé ici, la recherche d’une « vie normale », c’est-à-dire une vie qui ne soit pas pré-déterminée par l’infection à VIH, y occupe une place importante du moins dans les discours. De manière similaire à ce qu’a montré une étude réalisée en Australie, les femmes ont en première approximation trois types d’attitudes : certaines font confiance à leur médecin et suivent son avis sans rechercher activement des informations sur le risque ; d’autres prennent en compte son opinion et adaptent plus ou moins leur projet, notamment en jouant sur la temporalité ; d’autres, déjà décidées, entreprennent leur grossesse quels que soient l’information et l’avis qu’elles reçoivent [30].
Dans ce dernier cas, la stratégie la plus simple, adoptée par plusieurs personnes que nous avons interviewées, consiste à ignorer l’avis d’un médecin récalcitrant, pour ensuite faire jouer l’obligation de prise en charge : « Il vaut mieux arriver à (nom de la ville) en étant enceinte sinon on nous déconseille encore… ». Une autre stratégie, qui n’est pas toujours possible car elle dépend du degré de centralisation du système de soin, consiste à rencontrer plusieurs médecins, jusqu’à trouver celui qui ne découragera pas la grossesse. Dans ce cas, les réseaux de connaissance, notamment associatifs, permettent aux femmes de repérer les médecins les plus empathiques. Certains couples préfèrent rechercher directement des informations pour utiliser le système de soin à leur avantage, en évitant la soumission à un avis médical : c’est le cas de Cindy et Arnaud. Après s’être informés dans une encyclopédie médicale sur les risques de transmission dans le cas de leur couple sérodifférent, ils ont programmé et organisé des rapports sexuels non protégés au moment de l’ovulation. Puis, dès le lendemain, ils sont allés dans un service hospitalier d’urgences faire état d’une rupture de préservatif pour pouvoir obtenir le traitement antirétroviral prophylactique post-exposition que Cindy a suivi pendant une semaine de grossesse, avant de consulter son médecin [20]. Ainsi, la médicalisation de la décision de procréation que semble favoriser le système de soin est-elle limitée par les stratégies des couples [21].
6) CONCLUSION
« Les femmes sont folles et feraient n’importe quoi pour avoir des enfants ». Notre étude montre, à l’inverse de ces propos d’un médecin, rapportés par une de « ses » patientes, qu’une procréation dans le contexte du VIH fait l’objet d’une longue réflexion, d’une recherche d’information de la part des femmes, de dispositions préventives qu’elles vont puiser dans le secteur profane et dans le secteur médical, et d’un usage rationnel, fût-il parfois non conventionnel, du système de soins et de ses acteurs [22]. Un tel investissement est justifié par la notion de responsabilité que les femmes intériorisent, se percevant personnellement « responsables et coupables » du danger biologique, dans ses versants infectieux et iatrogène, non seulement vis-à-vis de leur partenaire, mais aussi et surtout vis-à-vis de l’enfant à naître : comme le dit Célina, « l’adulte prend ses responsabilités face à lui, face au partenaire adulte. Je suis responsable, j’ai pris des risques. Mais l’enfant, lui, n’a rien demandé ». Cette responsabilisation, d’autant plus lourde à porter sur le plan psychologique qu’elle dure longtemps après la grossesse, peut être interprétée comme un effet de la rationalisation des conduites concernant l’avenir, qui relève de l’individuation dans la modernité basée sur l’intégration des normes sociales dans un habitus, telle que l’analyse N. Elias [32]. Le système médical participe à ce processus qu’une analyse foucaldienne considère comme une « biopolitique » [33], notamment au travers de pratiques discursives que D. Memmi qualifie de « confession laïque » [23], terme qui pourrait être appliqué à ce que décrivent les femmes ou les couples dans notre étude à propos des entretiens préalables à une assistance médicale à la procréation. Dans tous les cas, le projet de procréation est vécu dans une tension entre la gestion du risque sur le mode rationnel, entretenue par le poids de la responsabilité, et une approche davantage soumise à un désir échappant au VIH, tel que l’exprime Reine : « En fait nous on voulait le faire, prendre le risque, quoi. C’est pas « prendre le risque » en fait. Ce n’est pas dire « on défie la vie, on défie les règles » mais « Bon, on s’aime et voila ». Puis, la vie c’est un risque. On est tous dans le risque ». Une tension de ce type n’est certes pas spécifique au VIH, mais le fardeau psychologique qu’elle représente dans ce contexte mérite d’être souligné.
Le système de soin et ses acteurs ne s’opposent plus frontalement à la procréation dans le contexte du VIH, et les femmes rapportent le caractère exceptionnel de pratiques ou propos discriminatoires dont elles ont souffert dans les années 1990. Les médecins apportent aux femmes les informations qu’elles souhaitent, et ils revendiquent -et le plus souvent pratiquent- une attitude non-directive. En cela, la situation peut être considérée comme « normalisée » à l’échelle nationale ; elle est radicalement différente de celle en vigueur dans la majorité des pays.
La procréation dans le contexte du VIH n’est pas « banalisée » pour autant. L’émergence du risque iatrogène, indéterminé et menaçant, vient doubler un risque infectieux perçu comme « résiduel » dans sa dimension verticale, mais dont la gestion est complexe dans sa dimension horizontale pour les femmes qui vivent dans des couples sérodifférents. Dans le système de soin, des attitudes médicales s’expriment « à la marge », généralement de manière indirecte, dans les modulations que les commentaires apportent aux chiffres, ou dans la gestion de la temporalité, ainsi que dans la prise en compte d’aspects extra-médicaux pour discuter les risques. Ces attitudes ont peu de conséquences, tant que les femmes peuvent solliciter des soignants dont l’opinion leur convient mieux. D’autre part, le libre arbitre des femmes est protégé par la loi : elles « prennent d’autant mieux leurs responsabilités » [24] qu’elles savent que le médecin a l’obligation de les suivre. Toutes ne valorisent pas ce « libre arbitre », soulignant par exemple que l’attitude d’un médecin qui émet un avis fréquemment négatif pour ensuite suivre les femmes concernées peut être comprise comme une « démission » de toute responsabilité dans une entreprise où l’intervention médicale est centrale, notamment parce que le risque iatrogène paraît désormais aussi menaçant que le risque VIH. Ainsi, parce qu’elle met en jeu non seulement les perceptions des risques, mais les rapports de savoir et de pouvoir entre professionnels de santé et femmes, les diverses figures de l’exercice de la médecine au temps du VIH, le rapport à la bioéthique transcrite dans des normes juridiques et des avis institutionnels, les stratégies profanes dans l’usage du système de soin, la procréation dans le contexte du VIH est toujours chargée d’enjeux -pas seulement pour les femmes et les couples qui l’éprouvent.
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Remerciements aux médecins et aux femmes qui ont participé à cette étude, à Marc Egrot pour ses contributions à cet article, et à Francis Saint-Dizier et Daniel Garipuy pour leurs remarques sur une version précédente. L’étude a été financée par l’ANRS et réalisée par le Laboratoire d’Ecologie Humaine et d’Anthropologie de l’Université d’Aix-Marseille III (actuellement CReCSS) en collaboration avec l’association GRAPHITI (Groupe de Recherche et d’Action des Praticiens Hospitaliers et Intervenants en Toxicomanie Interdépartemental de Midi-Pyrénées).
[1] CReCSS, Université Paul Cézanne d’Aix-Marseille, MMSH, 5 rue du Château de l’Horloge, 13094 Aix-en-Provence cedex. [email protected]/ UMR 145 IRD
[2] Dès 1996, l'association de deux antirétroviraux (zidovudine et lamivudine) permet d'atteindre un taux de transmission de 2 à 3 % ; l'association entre la prise d’AZT et la réalisation d'une césarienne programmée quelques jours avant le terme aboutit à une réduction de la probabilité de transmission d’environ 1 à 2 %.
[3] 33 femmes ou couples ayant un « itinéraire de procréation » d’au moins une année ont été rencontrés : cet itinéraire ne s’était pas encore concrétisé (7 cas), s’était soldé par un renoncement à la procréation souvent en faveur de l’adoption (9 cas), avait conduit à une grossesse (17 cas, avec naissance de 16 enfants séronégatif, un dont le statut n’était pas encore connu au moment de l’enquête). 28 femmes étaient séropositives, et 30 couples sérodifférents. Pour plus de clarté nous mentionnerons dans cet article « les femmes » de manière générique, et préciserons les cas où le conjoint intervient de manière significative, ou bien ceux où les discours et pratiques relèvent du couple.
[4] Les aspects psychologiques du « désir » d’enfant ne relèvent pas de ce champ d’étude. Il n’était pas non plus dans notre propos de dénoncer des attitudes individuelles en leur appliquant un regard normatif. Les résultats de l’étude ont fait l’objet de présentations publiques et de discussions avec les professionnels de santé rencontrés sur les deux sites, qui ont permis de prendre en compte certains résultats révélant des défaillances du système de soin, dans un objectif d’amélioration des pratiques.
[5] Les propos tenus dans le cadre confidentiel de la relation thérapeutique et rapportés par l’un de ses protagonistes doivent être lus comme subjectifs, ayant le statut de perceptions ou de souvenirs éventuellement transformés par le jeu des reconstructions personnelles, ce qui n’annule rien à leur valeur de « parole des sujets ».
[6] Pour l’exposition des histoires de vie, des itinéraires de procréation, des profils socio-économiques, et une analyse approfondie des propos des femmes d’une région, notamment celles dont le pseudonyme est mentionné ici, voir [19].
[7] Un risque d’aggravation de l’état de santé de la femme du fait de la grossesse, était également évoqué à cette époque. Ce risque a été relativisé depuis lors, car il ne semble conséquent que dans les situations d’immunodépression importante. Il ne semble pas avoir laissé de marque dans la mémoire des personnes interviewées (médecins et femmes).
[8] Alors surestimés, les taux de transmission du VIH mentionnés dans des publications médicales à la fin des années 1980 ne dépassaient pas 50% dans les pays développés [20], avant que ceux-ci soient précisés par des enquêtes épidémiologiques fiables, réalisées en Afrique, qui ont montré qu’en l’absence d’allaitement maternel (systématiquement contre-indiqué en France), et sans intervention préventive, le taux de transmission verticale du VIH est de l’ordre de 20% [21].
[9] L’application du cadre juridique d’interruption thérapeutique, puis d’interruption médicale de grossesse aux cas de femmes séropositives a fait l’objet de débats et d’interprétations diverses pendant les années 1990.
[10] Cette hypothèse ne peut être discutée dans cet article, compte tenu des limites de notre étude. La gestion du risque horizontal, qui renvoie à une diversité de configurations immuno-biologiques et relationnelles, ne peut être traitée de manière approfondie dans le cadre de cet article.
[11] En juillet 1998, quelques cas d'enfants nés de mères séropositives qui avaient reçu une association de deux antirétroviraux pendant la grossesse, présentent une forme neurologique de mitochondriopathie, maladie habituellement rare, grave et potentiellement mortelle. À la fin de l'année 2000 lorsque notre enquête s'arrête huit enfants ont déjà développé cette pathologie qui a entraîné le décès de trois d'entre eux. Ces accidents ne sont alors signalés qu'en France et bien que l'hypothèse de la toxicité médicamenteuse soit fortement suspectée, les équipes de recherche doivent encore en apporter la preuve. Par précaution, le protocole de prévention par bi-thérapie est arrêté et les recommandations officielles demandent au médecin de ne plus prescrire cette association médicamenteuse pendant la grossesse [22]. Il est alors conseillé de prévenir la transmission mère-enfant par la prise d'AZT associée à une césarienne programmée lorsqu'il n'existe pas de contre-indication obstétricale.
[12] Le diéthylstilboestrol (Distilbène)®, utilisé à partir de 1950 pour éviter les fausses couches, a été interdit en 1977 du fait des anomalies génitales qu’il provoquait chez les filles. La thalidomide, utilisée comme antiémétique entre 1950 et 1961, provoquait des agénésies partielles ou totales des membres.
[13] Pour une analyse approfondie des représentations et discours médicaux concernant le risque, voir [25, 26]
[14] Dans le cas de l'Assistance Médicale à la Procréation : ceci peut être étendu aux situations considérées ici.
[15] Voir à ce propos [27, 28]
[16] Le Code de la Santé Publique (article L 152-2, 1994) indique les conditions auxquelles l’Assistance Médicale à la Procréation est soumise : il doit s’agir d’un couple hétérosexuel vivant, en âge de procréer, marié ou en mesure d’apporter la preuve d’une vie commune d’au moins deux ans, consentant aux interventions ; la « motivation de l’homme et de la femme formant le couple » doit être vérifiée. La Fédération des CECOS (Centres d’Etude et de Conservation de l’Oeuf et du Sperme) considérait alors que les âges limite sont de 42 ans pour une femme et 55 ans pour un homme.
[17] L’article 17 du décret 95-1000 du 6 septembre 1995 précise que « le médecin ne peut pratiquer un acte d’A.M.P. que dans les cas et conditions prévus par la loi ; il est toujours libre de s’y refuser et doit en informer l’intéressé dans des conditions et des délais prévus par la loi.
[18] L’intervention des psychologues est aussi critiquée sur le front de la prise en charge, leur absence de disponibilité étant évoquée par des femmes qui auraient eu besoin d’un soutien, notamment pendant leur hospitalisation en fin de grossesse ou après la naissance. Cette défaillance explique peut-être en partie les critiques qui leur sont adressées dans d’autres domaines.
[19] Il s’agit d’une donnée d’observation.
[20] Cette pratique est médicalement réprouvée du fait du risque de mitochondriopathies et d’éventuels risques tératogènes.
[21] Pour une analyse approfondie de cette médicalisation, voir [30]
[22] Ceci n’évacue pas une dimension irrationnelle du désir.
[23] Ces pratiques concernent d’autres aspects de la procréation tels que l’interruption volontaire de grossesse. [34, p. 57]
[24] Expression utilisée par deux femmes pour évoquer le fait d’entreprendre une grossesse sans tenir compte de l’avis du médecin.
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