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DEUXIÈME PARTIE :
Anciens et nouveaux acteurs
Chapitre IV
“Une étrange absence de crise...
L’adaptation des systèmes de santé
du Sud au VIH/Sida.”
Alice DESCLAUX
Depuis près d’une décennie, les professionnels de santé publique et les chercheurs en sciences sociales s’accordent à considérer que les systèmes de santé traversent une crise. Cette crise est principalement marquée au Nord par le poids des contraintes économiques pesant sur les choix stratégiques et l’organisation des soins, et au Sud par l’abandon de quelques projets universalistes des années 1970 dont le slogan de l’OMS « Santé pour Tous en l’an 2000 » fut un temps emblématique. Les contextes politique et économique ont joué un rôle important dans ce processus de « désenchantement » de la santé publique qui a conduit à considérer ces projets comme utopiques dès la fin des années 1980. Dans les pays du Sud, le contexte épidémiologique de la dernière décennie, marqué par la résurgence de pathologies endémiques (telles que le paludisme) et par l’émergence de nouvelles épidémies (telles que le VIH/sida) a aggravé la crise.
Notre propos n’est pas ici de décrire les effets de cette crise sur les systèmes de santé, mais, à l’inverse, de montrer comment trois systèmes et programmes de santé s’adaptent face à une situation épidémiologique potentiellement porteuse de tensions. En effet, au-delà de leur finalité de traitement [88] de la maladie, les systèmes de santé sont des systèmes d’interprétation et des systèmes sociaux, qui ont également pour finalité la pérennisation de leur fonctionnement et de leur fonction sociale. Parallèlement aux stratégies élaborées par les experts et décideurs en santé publique, les systèmes de santé mettent en œuvre des mécanismes d’adaptation qui se fondent sur des interprétations de la réalité biologique et sur des réorganisations à différents niveaux, qui ne font pas l’objet d’une planification rationnelle en santé publique. Les réponses des systèmes de santé face à l’épidémie de sida révèlent ces mécanismes.
Il n’est pas besoin de rappeler combien le sida met en échec les systèmes de santé dans les pays du Sud, particulièrement en pédiatrie. Le nombre de trois millions d’enfants déjà atteints, dont 70% vivant en Afrique, atteste de l’incapacité des systèmes à contrôler la progression de la pandémie. Le sida pédiatrique pose des problèmes actuellement insurmontables, du fait des obstacles techniques à la prévention et au traitement, de l’évident manque de ressources qui empêche le Sud d’avoir accès aux mesures disponibles au Nord, et des carences d’organisation ou de compétence dans les services médicaux. L’on imagine dans ces pays des services hospitaliers débordés, et des débats chez les responsables sanitaires pour décider, par exemple, comment mettre en œuvre l’usage du lait artificiel par les mères séropositives pour prévenir la transmission du VIH par l’allaitement. Or, sur le terrain africain, c’est paradoxalement une absence de crise qu’il est donné d’observer.
On examinera d’abord comment, au niveau microsocial, un système de santé ouest-africain construit le sida pédiatrique de manière à l’ignorer, évitant ainsi la « crise », sans pour autant trahir le paradigme biomédical, et sans renier les principes éthiques de la biomédecine. On verra ensuite comment un pays d’Asie du Sud-Est « évite » la gestion de la maladie en contrôlant la procréation chez les personnes atteintes par le VIH. Enfin, on verra comment les programmes internationaux de prévention de la transmission mère-enfant du VIH redéfinissent les rôles décisionnels des professionnels de santé et des mères pour mieux adapter les choix stratégiques aux contraintes sociales, par là même [89] acceptées sans remettre en cause le système de santé. Le propos pourrait ici paraître rapide, mais il se base sur des données issues d’enquêtes approfondies présentées par ailleurs [1].
La prise en charge du sida pédiatrique
à Bobo Dioulasso, Burkina Faso
Le Burkina Faso fait partie des trois pays les plus touchés par l’épidémie de VIH/sida en Afrique de l’Ouest. La dernière estimation de la prévalence du VIH date de 1994 : elle était de 7% dans l’ensemble de la population, ce qui correspondrait à 700 000 personnes infectées par le VIH au plan national (Banque Mondiale 1994). Pourtant, la notion d’infection à VIH asymptomatique n’est pas encore pleinement intégrée dans les représentations sociales de la maladie, comme en attestent les travaux portant sur les représentations populaires de la transmission et des malades, et les pratiques et attitudes des professionnels de santé.
La séropositivité asymptomatique n’apparaît pas dans les discours publics sur le sida, et n’a pas d’existence sociale, notamment lorsqu’elle concerne les enfants. Le dépistage du VIH n’est qu’exceptionnellement pratiqué pendant la grossesse. Ce n’est donc qu’à partir des signes cliniques que les enfants peuvent être suspectés d’une atteinte par le VIH, ou lorsque l’un des parents est déjà entré dans la maladie. Or, l’enfant est souvent la première personne de la famille dont l’atteinte par le VIH se révèle cliniquement. Même en présence de signes cliniques, le diagnostic n’est pas toujours établi tant les symptômes évoquent d’autres pathologies banales : malnutritions, diarrhées persistantes, infections récidivantes... Bien sûr, les médecins d’un service hospitalier de pédiatrie qui est un service de référence pour le VIH suspectent cette étiologie devant la gravité des tableaux cliniques, mais selon eux, les critères de Bangui ne sont pas suffisamment spécifiques pour établir le diagnostic en zone de malnutrition endémique. Le test sérologique est disponible [90] dans les hôpitaux mais les médecins y ont rarement recours, d’abord parce qu’il est trop coûteux : son tarif a été décuplé en 1998 lorsque le financement de la Coopération française est arrivé à son terme, passant de 5 à 50 FF, soit le cinquième du salaire minimum légal mensuel. Le coût du test équivaut à trois mois de traitement prophylactique des infections opportunistes par le cotrimoxazole, et les médecins préfèrent l’option du traitement à l’option du diagnostic.
Mais au-delà de cette impuissance à reconnaître l’infection par le VIH, apparaît un véritable évitement de ce diagnostic. En témoigne le fait que le nombre de tests pratiqués a peu augmenté il y a quelques années, lorsque le tarif en a été réduit, et que les médecins n’ont pas protesté ultérieurement, lors de son augmentation.
Qu’apporte la connaissance de la séropositivité d’un enfant dans le système de soin burkinabè ? Les traitements de la malnutrition et des infections opportunistes sont poursuivis à l’identique, et la prévention par le cotrimoxazole a un coût suffisamment élevé dans le contexte économique local pour que les parents préfèrent attendre que leur enfant soit malade pour acheter les traitements. Les pédiatres sont, de plus, réticents à réaliser le test, car l’annonce familiale du statut sérologique de l’enfant est pour eux difficile à gérer en ce qu’elle induit une présomption concernant le statut sérologique de la mère, susceptible de susciter des réactions d’accusation et de rejet. Cette gestion de l’annonce nécessite du temps et des consultations répétées, difficiles à insérer dans les emplois du temps surchargés des praticiens hospitaliers, habituellement en sous-effectif.
De plus, la notion de séropositivité d’un enfant induit des réactions de crainte de la « contagion » dans l’équipe soignante, et surtout un sentiment d’impuissance et de découragement. L’évitement du diagnostic de sida devient alors une condition de l’investissement de l’équipe soignante et du maintien de l’espoir chez les parents. Les médecins optent pour un diagnostic symptomatique qui permet de préserver la notion d’efficacité curative de la biomédecine, dès lors qu’il s’agit de guérir un amaigrissement ou une infection respiratoire plutôt que de traiter un sida.
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Cet évitement du diagnostic confine au déni de l’échec thérapeutique, notamment lorsque les parents d’enfants proches du stade terminal sont informés qu’ils peuvent reprendre l’enfant chez eux. En laissant ces enfants aux traitements du secteur populaire et du secteur traditionnel, le système de soin échappe à la gestion de leur décès, et s’abstient d’investir le domaine des soins palliatifs. Il maintient ainsi la fiction d’une médecine hospitalière curative efficace, qui ne traite en fait que ceux qu’elle peut guérir, sans pour autant reconnaître son échec : ces sorties de l’hôpital sont toujours considérées, sur le plan administratif, comme des « sorties contre avis médical », non comme des décès.
En amont des hôpitaux, les centres de récupération et d’éducation nutritionnelle accueillent les enfants malnutris. Leurs infirmiers sont censés orienter vers l’hôpital pour un diagnostic sérologique tout enfant dont l’état nutritionnel ne s’améliore pas à l’issue d’un traitement habituel. Or ces soignants, qui ont une conception de l’intervention médicale plus proche du « care » que du « cure », ont cessé depuis plusieurs années d’adresser ces enfants vers l’hôpital. Selon eux, « référer un enfant à l’hôpital, c’est le voir mourir en trois jours », tant le coût du test et des traitements prophylactiques demandés aux parents, déjà épuisés financièrement par la maladie de leur enfant, les conduiront à « fuir » vers le secteur traditionnel, bien peu efficace en matière de nutrition. Pour ces soignants, c’est non seulement l’évitement du diagnostic de sida mais aussi l’évitement de l’hôpital qui garantit l’adhésion des parents au traitement et la survie de l’enfant, fut-elle temporaire. Les enfants « suspectés » de sida sont donc « retenus » en amont de l’hôpital.
D’où pourrait émerger une crise du système de santé confronté à son incapacité à traiter le problème du sida pédiatrique ? En l’absence de diagnostic sérologique, les cas ne sont pas comptabilisés et il n’existe pas de données épidémiologiques sur le VIH en pédiatrie au plan national.
Certes, les centres de récupération nutritionnelle reçoivent de plus en plus d’enfants très gravement malnutris, mais le système de santé est peu structuré dans le domaine de la prise en charge de la malnutrition et les cas ne sont pas comptabilisés. De plus, l’organisation du système en programmes [92] verticaux autorise les instances de lutte contre la malnutrition à considérer que le traitement de ces enfants « suspects » relève du Programme de lutte contre le sida. Au Programme Sida, la population cible prioritaire est celle des adultes les hommes en premier lieu, les femmes secondairement et l’absence de données épidémiologiques concernant les enfants justifie l’absence de mesures spécifiques.
Dans ces conditions, seule une infime minorité d’enfants accède au diagnostic d’infection à VIH et à une prise en charge des infections opportunistes. Mais pour la majorité d’entre eux, l’échec de la prise en charge ne suscite pas de protestation des parents contre l’inefficacité du système. Au contraire, la culpabilité indissociable de la pauvreté fait dire à certaines mères : « Mon enfant n’a pas guéri parce que je n’avais pas l’argent pour payer le test pour qu’on trouve sa maladie. » Le système de santé biomédical reconstruit ainsi le sens du malheur.
La prise en charge du VIH chez l’enfant est donc marquée à Bobo Dioulasso par l’absence d’existence sociale de la séropositivité asymptomatique, l’évitement du diagnostic de sida, l’absence de traitement spécifique, le déni de l’échec thérapeutique, la rétention des enfants « suspectés » de sida en amont de l’hôpital, l’effacement de la réalité biologique du VIH et la reconstruction du sens du malheur. Cette situation n’est pas spécifique du Burkina : on la retrouve, à des degrés divers, dans les autres pays d’Afrique de l’Ouest où la gravité du sida oblige le système de santé et ses acteurs à l’ignorer ou à le réinterpréter faute de pouvoir le traiter. Ces adaptations du système, qui ne correspondent en rien aux mesures planifiées par les instances nationales et internationales de lutte contre le sida, épargnent aux services de santé une confrontation directe avec leur impuissance. Ni la souffrance qu’expriment les parents ni le malaise qu’expriment les soignants, en premier lieu les pédiatres, ne suffisent à provoquer une crise du système de santé.
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La prévention du sida pédiatrique
en Thaïlande
La situation est radicalement différente en Thaïlande, qui dispose de moyens largement supérieurs pour faire face à une prévalence du VIH moindre [2]. Les stratégies de prévention et de prise en charge y sont similaires à celles des pays du Nord. Pourtant, comme au Burkina Faso, des adaptations du système de santé peuvent être observées, qui obéissent à d’autres logiques que celles de la planification stratégique et se démarquent des recommandations d’Onusida. Les différences entre l’option burkinabè et l’option thaïlandaise ne peuvent cependant pas être réduites à une inégalité de moyens : elles sont socialement et culturellement, voire politiquement, déterminées.
En Thaïlande, le sida pédiatrique est connu et reconnu dans les services de soin. Les cas sont comptabilisés, des études ont précisé l’évolution clinique de la maladie et la survie des enfants infectés. Les enfants sont traités pour ce qui concerne les infections opportunistes, et, dans certains services hospitaliers, accèdent aux traitements antirétroviraux, comme les adultes.
Si l’infection asymptomatique des enfants n’existe pas socialement au Burkina Faso, même au sein du système de santé, en Thaïlande par contre, elle est connue et recherchée avant même la naissance des enfants, puisque le dépistage est systématiquement proposé aux femmes en consultation prénatale depuis 1991. Au-delà des limites du système de soin, la notion de risque VIH concernant les enfants de mères séropositives est connue par la population, et traitée par les média. La menace que représentent non seulement le risque biologique mais également le risque social que courent ces enfants est présentée comme un péril majeur pour la société thaïlandaise (Desclaux 1998c). La prévention de la transmission mère-enfant du VIH est disponible en Thaïlande. L’utilisation de l’AZT pendant la grossesse et le recours aux [94] alternatives à l’allaitement maternel sont en cours de généralisation sur l’ensemble du pays.
Cependant, la première mesure proposée à une femme enceinte dont on vient de découvrir la séropositivité en consultation prénatale est d’une autre nature : il s’agit d’une interruption de grossesse suivie d’une ligature tubaire. La majorité des médecins proposent l’interruption de grossesse, qui semble pour eux « aller de soi » dans le contexte du VIH, et les soignants rapportent que la majorité des femmes acceptent cette proposition, même si les taux d’acceptation sont très différents selon les services. Des études en santé publique ont montré que cette proposition était faite le plus souvent de manière directive (Batterink 1994) ; des publications médicales présentent d’ailleurs des taux d’acceptation élevés comme un indice d’efficacité de l’intervention médicale. Ainsi, dans un hôpital de Bangkok, 74% des femmes séropositives ont eu une ligature tubaire après leur interruption de grossesse ou leur accouchement ; ce taux était de 76% parmi les femmes âgées de moins de 20 ans, et la tranche d’âge la plus représentée était celle des 20 à 24 ans (Paisarntantiwong et al. 1995). Si les taux peuvent être différents dans d’autres hôpitaux, il est indéniable que s’est mis en place un contrôle médical de la procréation chez les femmes séropositives par la prescription de l’interruption de grossesse et de la stérilisation.
On peut considérer qu’il s’agit là d’une autre forme d’évitement du sida. En effet, l’absence de procréation chez les personnes vivant avec le VIH ne peut être considérée comme une stratégie de prévention légitime d’un point de vue médical : l’absence de procréation ne réduit pas le risque individuel puisqu’il n’y a alors plus d’individu. Considérer qu’une telle mesure permet une réduction du risque collectif constitue un glissement conceptuel au dépens de la logique épidémiologique.
L’effacement des enfants susceptibles d’être infectés par le VIH peut être considéré comme une interprétation locale de la prévention, qui témoigne d’un rapport particulier entre l’individu et la collectivité. Dans ce cas précis, une telle mesure n’est pas dénuée d’enjeux sociaux, car les femmes appartenant aux minorités ethniques sont les plus touchées [95] par le VIH. Ces minorités ont un statut social très défavorable dans la société thaïlandaise ; de plus, il est très difficile d’obtenir la nationalité thaïlandaise à ces populations installées sur les frontières entre la Thaïlande et des pays beaucoup plus pauvres tels que la Birmanie et le Laos (Kunstadter 1994). Or, si la majorité des médecins gynéco-obstétriciens ont souscrit à cette mesure, cette stratégie n’a pas été planifiée par les instances nationales. L’avortement est illégal en Thaïlande, et les femmes doivent s’adresser à des services privés pour réaliser des interruptions de grossesse d’autant plus coûteuses qu’elles sont plus tardives. Quelques associations d’aide aux minorités qui défendent ces femmes ont une autre interprétation des enjeux sociaux sous-jacents à ces mesures : pour elles, les interruptions de grossesse prescrites par les médecins au cours de consultations du service public leur permettent de rentabiliser des cliniques privées, d’autant plus intéressées que la crise économique de ces dernières années a réduit les dépenses de santé de la population.
Aussi, l’adaptation du système de santé semble ici dépendre de l’interprétation politique et culturelle de la prévention, mais aussi des logiques sociales d’une catégorie professionnelle, et des logiques individuelles d’acteurs que sont les gynécologues obstétriciens. Enfin, en refusant de reconnaître les interruptions de grossesse médicalement indiquées comme des interruptions thérapeutiques de grossesse la législation thaïlandaise étant sur ce point similaire à la législation française le système de santé se définit un espace d’irresponsabilité : les femmes pourraient n’avoir aucun recours en cas de complication médicale d’un avortement pratiqué dans l’illégalité. Cet évitement de la responsabilité, qu’il soit « actif » ou « passif », fait partie de ces adaptations du système de santé qui permettent de faire l’économie d’un débat médical ou public sur le sujet, potentiellement porteur de tensions, si ce n’est de crise.
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La prévention de la transmission
mère-enfant du VIH dans les programmes
internationaux en Afrique
Fin 1997, l’Onusida, quelques gouvernements et pays du Nord, avec le Fonds de Solidarité Thérapeutique Internationale, se sont engagés à rendre les traitements antirétroviraux accessibles aux patients africains [3]. L’utilisation de l’AZT pendant la grossesse a été privilégiée pour son rapport coût-efficacité, car ce traitement permet de réduire de moitié le taux de transmission mère-enfant pour moins de 400 FF par couple mère-enfant traité [4]. Des pays tels que la Côte-d’Ivoire ont annoncé la mise en place de programmes basés sur la proposition systématique du dépistage en consultation prénatale, sur le traitement préventif par l’AZT et, dans certains cas, sur la mise de substituts du lait maternel à la disposition des mères. Ces programmes donnent une existence sociale à la séropositivité asymptomatique, invisible jusqu’alors en Afrique pour les femmes enceintes, si ce n’est par le biais des taux de séroprévalence.
Or, si les deux premières mesures semblent pouvoir être mises en œuvre à condition que les personnels soient formés et que les services de santé procèdent aux adaptations nécessaires, il n’en est pas de même pour la mise en place d’alternatives à l’allaitement maternel. En effet, le risque sanitaire lié à l’utilisation des substituts du lait maternel lorsque l’eau n’est pas potable ou lorsque les conditions d’hygiène ne sont pas assurées pourrait être supérieur au risque que représente la transmission du VIH par l’allaitement maternel. De plus, dans des sociétés où existe une forte pression sociale en faveur de l’allaitement prolongé, entretenue par un système de santé soucieux de poursuivre coûte que coûte la promotion de l’allaitement maternel, ne pas allaiter son enfant est stigmatisant. Utiliser le lait en poudre introduit une suspicion concernant la santé de la [97] mère, d’abord pour le conjoint que près du tiers des mères séropositives d’Abidjan et deux tiers des mères de Bobo Dioulasso ne parviennent pas à informer de leur séropositivité avant la naissance de leur enfant, lorsqu’elles l’ont découverte en consultation prénatale (Ky-Zerbo et Coulibaly 1999). Le risque social que court la mère (et son enfant) en utilisant les substituts du lait maternel pourrait alors lui paraître supérieur au risque biologique lié à l’allaitement.
Face à ce dilemme, les organismes internationaux affirment, à partir de 1996, le droit des mères séropositives à choisir les modalités d’allaitement de leur enfant en toute connaissance des niveaux de risque relatifs aux différentes options alimentaires (Onusida 1996). L’argumentaire est ainsi formulé : « La mère et le père étant tous deux responsables de la santé et du bien-être de leur enfant, et compte tenu des implications sanitaires et financières pour la famille entière des choix en matière d’alimentation de l’enfant, il convient de les encourager à prendre ensemble des décisions à ce sujet ». Un médecin d’Onusida précise : « Le rôle des professionnels sanitaires et sociaux ne devrait pas consister, dans un domaine aussi sensible, à donner des avis ou à émettre des recommandations, mais plutôt à permettre aux mères (et, lorsque cela est possible et approprié, conjointement avec les pères) de faire des choix éclairés » (Chevallier 1996 : 45).
Ce discours idéologique de liberté individuelle, présenté comme « une approche fondée sur les droits des personnes », est aussi un discours sur les rôles des acteurs du système de santé, qui permet de réévaluer à la baisse la responsabilité des professionnels de santé dans la prévention. L’apologie de l’autonomie est inspirée par le changement social observé autour du sida dans les pays du Nord, où le patient est devenu un « acteur de la prise en charge biomédicale », puis un « réformateur du système de santé ». Mais dans le contexte des pays du Sud, où les femmes sont vulnérables sur le plan social, particulièrement lorsqu’elles ont appris leur séropositivité pendant leur grossesse, ce discours pourrait avoir la même signification qu’un discours néolibéral affirmant que tous les individus sont libres de leurs choix, alors que la majorité d’entre eux, soumis à [98] d’étroites limites et à de multiples contraintes, n’ont qu’une faible marge de décision.
Certes, les mères sont les plus à même d’évaluer les contraintes matérielles et sociales qu’elles auront à surmonter quelle que soit l’option qu’elles choisiront. Accorder le « choix » aux mères constitue une reconnaissance pragmatique de l’incapacité du système de santé à contrôler certains déterminants sociaux de la santé, et à assurer une prévention équitable dans un système social inéquitable. Mais institutionnaliser la responsabilisation des femmes, déjà depuis longtemps considérées comme responsables et coupables de la maladie de leur enfant au niveau microsocial, fait courir le risque de voir se généraliser un discours de culpabilité analogue à celui que tenait une mère à Abidjan : « Mon enfant est mort du sida parce que je n’avais pas l’argent pour lui payer le lait » (Coulibaly 1999). La notion de « choix » laisse entendre qu’une femme qui n’aurait eu d’autre possibilité que prendre le risque d’allaiter son enfant aurait opté pour une « prise de risque » de transmission du VIH.
Ce discours est en rupture avec le discours prévalent jusqu’alors en matière d’allaitement. Avant l’épidémie de VIH, c’est une médicalisation croissante de l’allaitement qu’il était donné d’observer, basée sur la prescription médicale d’un « bon allaitement maternel » régi par de multiples recommandations, valorisant le savoir des médecins par opposition au choix des femmes soupçonnées d’être vulnérables, voire complaisantes, vis-à-vis des multinationales productrices de lait artificiel.
Le transfert de responsabilité et de rôles que suggère ce nouveau discours est par ailleurs facilité par une interprétation de la réalité biologique qui passe par la généralisation du concept de risque. La quantification des risques sanitaires ici, le taux de transmission du VIH permet, en quelque sorte, de résumer le savoir médical sous une forme facilement délivrée aux patients dès lors chargés d’une décision autrefois revendiquée par les médecins. Certains auteurs considèrent la généralisation du concept de risque comme une forme d’impérialisme culturel (Forde 1998). Sans aller jusque-là, on peut observer, dans des contextes sociaux où les patients n’ont que peu de pouvoir et ne constituent [99] pas des groupes de pression, que la redistribution des rôles qu’autorise cette notion permet d’éviter des questions qui auraient pu être sources de crise au sein du système de soin.
L’adaptation des systèmes de santé
Si les problèmes posés par le sida pédiatrique ne provoquent pas de crise dans les contextes évoqués ici, c’est notamment parce que la légitimité biomédicale autorise aux systèmes de santé une certaine latitude :
- - au Burkina Faso, le système peut se limiter à une gestion strictement curative de la maladie sans développer d’approche de santé publique,
- - en Thaïlande, les capacités techniques et la légitimité sociale de la biomédecine lui donnent le pouvoir incontesté de contrôler la reproduction d’une catégorie sociale, celle des personnes vivant avec le VIH,
- - dans les programmes internationaux de prévention en Afrique, le système de soin peut redéfinir le rôle des acteurs, tant du côté des professionnels que du côté des patients.
D’un point de vue anthropologique, les systèmes de santé constituent un objet privilégié car ils permettent, du fait de cette « latitude », d’accéder à la diversité des constructions sociales et culturelles au travers des interprétations locales d’un modèle unique, comme on l’a vu avec ces trois exemples.
D’un point de vue de santé publique, pour qu’elle soit considérée comme un « problème de santé », la réalité biologique doit :
- - soit être interprétée dans la culture de la santé publique et pas seulement la culture de la médecine selon ses catégories conceptuelles, et doit être construite avec ses outils et ses méthodes, ce qui n’est pas toujours le cas dans le système de santé,
- - soit, au-delà du système de santé, être érigée en « cause publique » par des acteurs sociaux (ONG, [100] associations, représentants de malades, porte-parole politiques).
Les femmes séropositives et les quelques pédiatres soucieux de leur souffrance ne semblent pas avoir assez de poids en tant qu’acteurs sociaux ni dans le système de santé pour qu’émerge une crise, notamment parce que les femmes séropositives ne constituent pas un groupe social mais des individus isolés face à une maladie qui se vit toujours dans la solitude, du moins dans les pays évoqués.
Pour l’anthropologue préoccupé d’implication « raisonnée », il apparaît que la stabilité des systèmes de santé doit être analysée pour ce qu’elle recouvre, peut-être avec plus d’attention encore que les situations de crise, socialement plus explicites. L’anthropologie des systèmes de santé peut alors rejoindre l’anthropologie de la maladie en ce qu’elle est une anthropologie du malheur, en prenant pour premier objet d’étude la « souffrance » : celle des malades et de leurs familles, secondairement celle des soignants, et en développant l’analyse à partir de cette subjectivité.
Références bibliographiques
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[101]
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[102]
[1] Voir notamment Desclaux 1997, 1998a et 1998b.
[2] La prévalence du VIH est d’environ 2% chez les femmes enceintes, soit le quart de la prévalence observée au Burkina Faso.
[3] Les conditions de cette mise à disposition ont été définies par un groupe d’experts (Coulaud 1997).
[4] Les négociations en cours avant que la zidovudine ne tombe dans le domaine public sont susceptibles de réduire encore ce tarif.
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