Préface
par Michel Kazatchkine [1]
Les estimations de l'OMS et de l'ONUSIDA font état à la fin de 1999 de 4,5 millions d'enfants infectés par le VIH vivant en Afrique sud-saharienne, pour quelques dizaines de milliers dans les pays industrialisés. Or on sait que l'infection de l'enfant par une mère séropositive peut être prévenue dans plus de 40% des cas par la prise d'AZT par la mère pendant les dernières semaines de la grossesse ou l'administration de névirapine à la mère au moment de l'accouchement et l'administration à l'enfant de ces médicaments dans les jours qui suivent la naissance; deux interventions dont le coût limité renforce la faisabilité dans les pays en développement. Des programmes de dépistage et de prévention de la transmission verticale se mettent maintenant activement en place dans plusieurs pays africains. Aussi devient-il urgent de définir et de mettre en oeuvre des mesures de prévention de la transmission par l'allaitement.
Il persiste encore dans ce domaine de nombreuses inconnues sur les périodes, au cours de l'allaitement, qui exposent le plus au risque de transmission par le lait, les processus de sélection des virus présents dans le lait maternel et susceptibles d'être transmis, le rôle et les limites de l'immunité muqueuse de la glande mammaire et du foetus. De nombreuses difficultés ne relèvent pas, néanmoins, de considérations scientifiques et techniques, surtout si l'on considère l'allaitement artificiel comme l'une des mesures préventives qui pourraient être mises en oeuvre. Les difficultés tiennent dès lors à une réalité complexe dans laquelle entrent en jeu des facteurs économiques, sociologiques et culturels. Elles tiennent au fait que le lait maternel et le virus VIH sont, dans toutes les cultures, porteurs d'une lourde charge symbolique. Le lait, investi des notions de richesse, de pureté, de longévité et d'amour maternel, croise une épidémie porteuse de représentations et de réalité mortifères. Ces difficultés tiennent encore à l'inégalité qui existe entre le Nord et le Sud, entre groupes sociaux riches et pauvres des mêmes pays, concernant la capacité des femmes à mettre en oeuvre des mesures préventives.
Cet ouvrage est issu d'un programme de recherche en sciences sociales et santé publique financé par l'ANRS qui avait pour ambition d'appréhender la réalité de l'allaitement en Afrique de l'Ouest dans sa complexité. Ces résultats sont inédits, car c'est la première étude en sciences sociales qui aborde la question de l'allaitement dans le contexte du VIH de manière "compréhensive". La démarche repose sur une articulation entre anthropologie et santé publique, entre une approche fondamentale et une approche appliquée ayant pour propos d'améliorer les interventions sanitaires. Le programme de recherche a rassemblé des chercheurs du Nord et du Sud, issus des sciences médicales (biologie, épidémiologie, santé publique) et des sciences sociales (anthropologie, sociologie, démographie). Dépassant les clivages disciplinaires, la diversité des regards a permis de multiplier les points de vue, produisant une connaissance plus complète, plus étendue, et des analyses plus justes que n'aurait pu le faire une enquête univoque.
Cet ouvrage montre, notamment, qu'une grande partie de l'allaitement est gérée loin des services de santé. Les femmes acquièrent auprès de leurs mères et grand-mères le savoir nécessaire ; elles ont essentiellement recours à des thérapeutes traditionnels pour traiter leurs pathologies ; elles reçoivent peu d'aide des services lorsqu'elles ne peuvent plus nourrir leur enfant. Il montre également que les obstacles culturels à la prévention se situent bien souvent dans le système biomédical. Dans ces deux domaines, les sciences sociales complètent l'approche biomédicale ; elles lèvent également le voile sur des zones d'ombre de la santé publique, limitée par ses paradigmes. Les propositions présentées en fin d'ouvrage devaient être largement utilisées, interprétées, adaptées aux situations locales, pour permettre le plus rapidement possible d'améliorer l'accès des femmes africaines à la prévention de la transmission du VIH.
Je souhaite à cet ouvrage remarquable, coordonné par Alice Desclaux et Bernard Taverne, la diffusion et l'attention qu'il mérite. La mise en place des programmes de prévention de la transmission de la mère à l'enfant doit nous permettre de voir, dans les prochaines années, une diminution nette du nombre d'enfants nouvellement infectés chaque année. Avec un accès facilité aux traitements, enjeu géopolitique majeur pour la communauté internationale, l'insoutenable inégalité entre les pays du Nord et du Sud devrait s'atténuer tant dans le cas des enfants que dans celui des mères et des adultes infectés.
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