Alice Desclaux
Laboratoire d'Écologie Humaine et d'Anthropologie
Université d'Aix-Marseille *
“Refuser d’allaiter pour protéger son enfant.
La marginalité des mères séropositives en Afrique.”
Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de D. Bonnet, M.F. Morel et C. Legrand-Sébille, Allaitements en marge, pp. 69-88. Paris : Éditions L’Harmattan, 2002, 244 pp.
- Introduction
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- NE PLUS ALLAITER : un dilemme pour les femmes séropositives
- Un combat contre les soignants
- La valeur normative de l'allaitement maternel, une production de la biomédecine
- Le discours sur l'allaitement dans le système de soin
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- Maternel, producteur d'amour et humanisant
Les substituts, le "mauvais choix" de la femme
- Conclusion : s'associer dans la marginalité, la stratégie des femmes séropositives
INTRODUCTION
- “ On me disait "Comment, tu n'aimes pas ton enfant ?" alors qu'on peut aimer sans allaiter. L'amour n'est pas au bout du sein seulement ”.
- C., mère d'un enfant de trois ans, Abidjan, mars 1999
En Afrique de l'ouest, la majorité des femmes nourrissent leur enfant au sein pendant plus d’un an. Là, plus que sur d'autres continents, l'allaitement apparaît comme un acte "naturel" et banal, au point qu'une femme allaitant un nourrisson représente souvent l'Afrique dans les clichés des pays du Nord. En Côte-d'Ivoire, 99% des mères allaitent leur enfant, jusqu'à l'âge de deux ans pour 85% d'entre eux [1].
Or, les épidémiologistes estiment que plus du tiers des enfants contaminés par le VIH en Afrique sub-saharienne l'ont été au travers de l'allaitement. Depuis le début de l'épidémie, c'est près de deux millions d'enfants qui auraient été infectés par cette voie. Écrasant problème de santé publique que de prévenir cette transmission, lorsque les seules mesures qui suppriment totalement le risque consistent à ne plus allaiter l'enfant, qu'il faut alors nourrir aux "substituts du lait maternel", voire au lait maternel traité par la chaleur, ou avec le lait d'une nourrice indemne du VIH. Dans les pays développés, toutes les mères séropositives utilisent les "substituts", mais cette pratique ne peut être généralisée dans des pays tels que la Côte-d'Ivoire, où l'alimentation aux "laits artificiels" a un coût trop élevé pour la majorité des femmes et comporte des risques sanitaires non négligeables. Définir une stratégie de prévention qui soit à la fois faisable, accessible et efficace, y est particulièrement délicat.
Mais les aspects économiques et sanitaires ne constituent pas les seuls obstacles à la mise en pratique de ces mesures. Ne pas allaiter, c'est s'exposer à des critiques, être considérée comme une "mauvaise mère", et rejetée dans une marginalité culpabilisante. Des femmes séropositives qui parviennent à gérer la confidentialité autour de leur statut sérologique et à éviter la stigmatisation liée au sida se trouvent ainsi "mises à l'index" à cause du mode d'alimentation de leur enfant. Cet ostracisme se nourrit de représentations de l'allaitement et du lait humain qui sont en grande partie produites par le système biomédical. Le propos de cet article est de préciser l'origine de ces attitudes et les représentations sur lesquelles elles se fondent, à partir des difficultés qu'ont éprouvées des femmes séropositives d'Abidjan parce qu'elles avaient choisi de ne pas allaiter leur enfant.
Ne plus allaiter :
un dilemme pour les femmes séropositives
La Côte-d'Ivoire a été l'un des premiers pays d'Afrique de l'ouest dont les institutions sanitaires aient pris conscience de l'importance de la transmission mère-enfant du VIH par l'allaitement [2]. La Cellule Mère-Enfant, comité consultatif auprès du Programme National de Lutte contre le Sida [3], a proposé des mesures préventives à partir de 1994, adaptées au fur et à mesure de l'évolution des connaissances. Ainsi, toutes les femmes incluses dans le Projet DITRAME [4] ont été informées de l'existence d'un risque de transmission du VIH par l'allaitement ; l'alimentation aux laits de substitution ou, en cas d'impossibilité, le sevrage précoce (à partir de six mois) leur ont été recommandés. Peu de femmes ont choisi l'allaitement artificiel du fait des difficultés économiques à assurer l'achat du “lait artificiel“ ; mais lorsqu'en 1999, cette dépense a été prise en charge dans les suites du Projet, toutes les femmes n’y ont pas eu recours.
Les réticences des femmes vis-à-vis des substituts du lait maternel ne sont pas dues à l'ignorance, voire à un déni du risque VIH, dont les mères séropositives sont pour la plupart conscientes, souvent douloureusement lorsqu'elles estiment ne pas pouvoir y échapper. Elles ne tiennent pas davantage à un refus du “lait artificiel“ par les femmes, même si celles-ci craignent souvent de ne pas savoir ou pouvoir l'utiliser correctement et se méfient d'un lait qui ne contient pas d'anticorps : les femmes d'Abidjan considèrent que l'emploi du “lait artificiel“ est la meilleure stratégie parce qu'elle ne comporte aucun risque de transmission du VIH, contrairement aux autres mesures qui ne font que réduire le risque [5]. Leur point de vue est celui qu'exprimait une femme originaire du Zimbabwe, L. Francis, au cours de la Conférence Internationale sur le sida de Genève en 1998 : “ No matter what the percentage is on an individual level, no matter what the statistics say, any risk is too high for a mother to take knowingly ”.
Le premier obstacle au recours aux substituts du lait maternel est sans doute l'attitude du père. L'allaitement n'est pas, comme le sens commun a tendance à le percevoir, une affaire concernant exclusivement la mère et l'enfant. Le père intervient dans les choix, surtout s'il doit participer au point de vue financier ; dans les cas où le lait artificiel est payé par les services de soin, le père se pose la question des motifs de cette gratuité et risque, s'il n'est pas informé de la séropositivité de son épouse, de "soupçonner" ce motif médical. C'est dire si la possibilité de protéger son enfant de la transmission du VIH par l'allaitement dépend en premier lieu, pour la mère, de l'attitude du père. Mais même lorsque le père est informé et consent à l'allaitement artificiel, la mère doit affronter l'attitude de l'entourage : ne pas allaiter apparaît comme une anomalie et comme une décision prise "contre" les médecins et la famille.
Les responsables sanitaires et les professionnels de santé ivoiriens avaient pressenti ces réticences à utiliser le lait artificiel - sans toutefois en prévoir l'ampleur - qu'ils mettaient sur le compte d'une possible stigmatisation des femmes [6]. Pour eux, l'utilisation d'un biberon (ou d'une tasse) deviendrait rapidement un marqueur de l'infection par le VIH, car l'entourage pourrait comprendre qu'une femme est infectée puisque les femmes séropositives sont les seules à ne pas allaiter. Or, l'expérience de femmes séropositives qui, à Abidjan, ont réussi à financer individuellement les substituts du lait maternel, montre que les propos auxquels elles doivent faire face n'associent pas l'alimentation artificielle à l'infection par le VIH. Les discours sont très critiques, mais ces critiques ne sont pas liées au sida : elles se bornent au fait de ne pas allaiter. L'allaitement au sein est désormais chargé d'une telle valeur normative que ne pas allaiter, quel qu'en soit le motif, c'est s'exposer à une condamnation générale dès la salle d'accouchement, dans sa famille, au dispensaire, chez le médecin, à la pharmacie.
Un combat contre les soignants
“ À l'accouchement, j'ai été hospitalisée trois jours [...]. Je leur ai dit : “ Mesdames, faites le travail le mieux possible car je suis infectée et je ne veux pas contaminer mon enfant ”. Elles ont tiqué mais il n'y a pas eu de difficultés. Mais dans la chambre il y avait des affiches : “ Le sein maternel est nourrissant, il est toujours disponible, il ne coûte rien ”. À chaque fois que je le lisais, cela me faisait mal. À chaque fois que la sage-femme venait me voir, elle me disait : “ Il faut donner le sein à l'enfant ”. Je lui disais : “ Je ne peux pas donner le sein ”. Elle insistait : “ À l'hôpital, maintenant, il faut qu'on allaite ”. Je lui ai dit : “ Madame, je suis dans une situation qui m'oblige à donner le lait artificiel. Ce que je peux demander de vous, c'est que vous me donniez toutes les informations : comment je peux faire pour donner le lait dans de bonnes conditions, pour ne pas donner de maladie à l'enfant ? ”. Elle a dit qu'elle avait reçu une formation pour nous empêcher de donner le lait artificiel. ” C., 1998
Les récits des femmes d'Abidjan montrent que l'alimentation du nourrisson a nécessité la mise en place de stratégies d'évitement pour faire face aux injonctions et aux critiques des agents de santé [7]. La stratégie la plus répandue consiste à se taire et faire comme si l'on n'avait pas compris les propos des soignants. Pour éviter de lui donner le sein dans les heures suivant l'accouchement, quelques femmes ont préféré ne pas alimenter leur enfant pendant toute la durée de sa présence à l'hôpital, alors que d'autres l'ont nourri clandestinement hors de la vue des soignants. Christine est l'une des rares femmes à avoir réfuté les injonctions des professionnels de santé, trouvant les capacités et le courage d'expliquer la transmission du VIH par l'allaitement et ses modes de prévention aux sages-femmes, moins bien informées qu'elle.
“ [...] l'entourage m'embêtait. Dès qu'on est rentrés de l'hôpital on m'a posé des questions sur le biberon. Je leur avais dit que j'avais un cancer au sein et que je ne pouvais pas l'allaiter. Mais les gens posaient encore des questions. Je leur ai dit que l'enfant tétait la nuit et pas le jour, puis je leur ai dit que l'enfant lui-même ne voulait plus le sein. On m'a dit que parce qu'il prenait le lait artificiel, mon enfant serait brutal, qu'il aurait le comportement d'un animal, qu'il n'allait pas me reconnaître, qu'il agirait comme un cheval. [...] Le problème avec le lait artificiel, c'est d'abord que les agents de santé devraient être formés. Même les vendeurs en pharmacie font des histoires. Un jour, je voulais acheter le lait, ils m'ont demandé pour qui c'était. Il fallait que je me justifie, alors que c'est moi qui payais. Je leur ai dit que s'ils ne voulaient pas me vendre ce dont j'avais besoin, j'irais chercher ailleurs, et c'est ce que j'ai dû faire. ” C., 1999
Les critiques se poursuivent bien au-delà de l'hôpital. C'est dans les discours et les pratiques des professionnels de santé et des institutions sanitaires concernant l'allaitement qu'il faut rechercher leur origine.
La valeur normative de l'allaitement maternel,
une production de la biomédecine
Affiches promotionnelles, injonctions des agents de santé, usage d'un langage choisi [8], formation des sages-femmes et des personnels des services de Protection Maternelle et Infantile : l'allaitement maternel fait l'objet depuis deux décennies d'un discours et de pratiques de "promotion" qui ont motivé la création de tout un pan du système de soin, ayant ses bases conceptuelles, son organisation sociale, ses professionnels spécialisés, ses activités spécifiques. Pour la biomédecine, l'allaitement représente à la fois l'aspect nourricier (par les nutriments), l'aspect préventif (par les anticorps) et l'aspect communicationnel de la relation entre la mère et l'enfant. L'usage du lait maternel est présenté par les institutions sanitaires comme une forme de pratique de prévention au même titre que les vaccinations ou le suivi du développement staturo-pondéral. Des programmes spécifiques de "promotion de l'allaitement maternel" ont été mis en place sur ces principes dans chaque pays d'Afrique de l'Ouest, comme au plan international, soutenus en premier lieu par l'UNICEF. Dans chaque pays, une organisation hiérarchisée est structurée autour de la direction nationale du programme (qui est en Côte-d'Ivoire l'une des directions du Ministère de la Santé) et sur la représentation locale d'une association internationale financée par les pays du Nord, l'IBFAN (International Baby Food Action Network), présente dans la quasi-totalité des pays africains. Les principales activités de ces institutions comprennent : la lutte contre les pratiques commerciales des multinationales qui ne respectent pas les règles du Code international de commercialisation des “ substituts du lait maternel ” ; la formation des professionnels de santé aux "bonnes pratiques d'allaitement" ; l'agrément des services de soin qui encouragent l'allaitement maternel dans le cadre d'un programme intitulé "Hôpitaux Amis des Bébés" ; l'information de la population sur les bienfaits de l'allaitement maternel, notamment au cours de la Semaine Mondiale de l'Allaitement [9]. En Côte-d'Ivoire, les murs des services de soin sont souvent chargés d'affiches vantant les bienfaits de "l'allaitement maternel" ; les sages-femmes encouragent l'allaitement au cours de consultations de suivi pré et post-natal, et conseillent la mise de l'enfant au sein le plus précocement possible après l'accouchement.
C'est la lutte contre l'expansion de l'allaitement artificiel qui a motivé la création de cette organisation. En effet, ces programmes ont été conçus dans les années 1980 et au début des années 1990, alors qu'une relative prospérité permettait à un certain nombre de femmes des milieux aisés, voire des classes populaires, d'acheter les "laits maternisés", exposant ainsi leur enfant aux risques infectieux et nutritionnels inhérents à l'usage "du biberon". Le temps administratif n'a permis la mise en oeuvre de ces programmes qu'à la fin des années 1990, alors que le contexte économique ivoirien, marqué par une paupérisation générale, notamment depuis la dévaluation du Franc CFA en 1994, ne permet plus qu'à une minorité de la population d'acheter des substituts du lait maternel. D'un point de vue de santé publique, le contexte épidémiologique actuel marqué par l'émergence du VIH devrait remettre en question une promotion de l'allaitement maternel généralisée à toutes les femmes. Or, si les responsables techniques des programmes ont souhaité en modifier les objectifs en faveur de la promotion de "bonnes pratiques" d'allaitement - allaitement maternel exclusif, durée optimale d'allaitement, gestion du sevrage, recours à une alimentation de complément adaptée - les responsables administratifs et politiques poursuivent les programmes à l'identique, dans une logique préventive qui leur fait dire que si la lutte contre les substituts du lait maternel n'était plus prioritaire, on assisterait à une généralisation du biberon. Quelle que soit la validité d'un tel présupposé, difficilement vérifiable, le bien-fondé de la lutte contre les pratiques abusives des multinationales reste d'actualité, car l'IBFAN révèle chaque année de nombreuses violations du Code international de commercialisation des substituts du lait maternel, telles que des pratiques de corruption des soignants, d'informations erronées sur les étiquettes, ou, récemment, la présentation de laits en poudre dans les services de santé par les représentants de firmes comme l'unique solution concevable pour les femmes séropositives [10]. Mais la promotion absolue du lait maternel, selon les formes qu'elle revêt en 1999, semble déconnectée d'objectifs de santé publique techniquement pertinents.
Cette absence d'adaptation des objectifs d'un programme aux réalités sanitaires des pays d’Afrique de l’ouest les plus touchés par le VIH tient en premier lieu au consensus général qui existe autour de la promotion de l'allaitement maternel. Pour les organismes internationaux, il est difficile de remettre en question des programmes qui ont permis des acquis épidémiologiques importants dans des pays plus atteints par l'usage des laits artificiels, et dont les activités (manifestations publiques, diffusion de "messages" dans les média) ont une visibilité aisément perceptible par les responsables politiques. L'allaitement maternel représente de plus l'un des rares moyens de planification des naissances acceptables pour les Églises, et ces programmes sont soutenus par les organismes confessionnels. Peu coûteux, ils ne risquent pas d'être remis en cause par le tarissement des financements auquel sont confrontés des programmes tels que le Programme Élargi de Vaccination (PEV). Enfin, ils apparaissent comme directement issus du combat contre les multinationales agro-alimentaires telles que Nestlé, développé dans les années 1970 essentiellement par les associations de solidarité Nord-Sud et quelques gouvernements africains. Symbolisant la lutte en faveur des populations pauvres contre l'exploitation néocolonialiste, ce mouvement a été institutionnalisé par les organismes internationaux tels que l'UNICEF, qui ont développé un discours de "défense de la femme et l'enfant" dans lequel venait s'intégrer la lutte contre le recours aux laits artificiels. Les anthropologues n'ont pas échappé à cet a priori consensuel : la plupart des travaux récents portant sur les pratiques contemporaines d'allaitement dans les pays du Sud prennent le parti de l'allaitement maternel contre l'extension de l'usage des substituts, inscrivant leurs analyses dans une perspective féministe ou dans une anthropologie des rapports Nord-Sud [11].
La lutte contre l'utilisation des "substituts du lait maternel" est suffisamment prégnante dans la culture des programmes de promotion de l'allaitement maternel, et, au-delà, dans les services de soin africains, pour que la prise en compte de la transmission du VIH par l'allaitement ait été freinée par la volonté de ne pas ouvrir de brèche aux multinationales. Parfois, cet a priori a conduit à une perception faussée des risques liés à la transmission du VIH par l'allaitement, que des responsables sanitaires ivoiriens considèrent encore comme un problème “ qui a été soulevé par les multinationales, parce qu'elles avaient quelque intérêt à le faire ”. En atteste également le retard des organismes internationaux à définir des stratégies concrètes de prévention [12]. Ainsi, aux arguments biologiques et épidémiologiques en faveur du lait humain, s'est progressivement ajoutée une valeur symbolique supplémentaire concernant tant l'allaitement que sa promotion, qui contribue à justifier l'existence du programme dans des pays où la quasi-totalité des femmes allaitent ; ceci a longtemps empêché de considérer l'allaitement comme un mode de transmission du VIH au même titre que les relations sexuelles ou la transfusion sanguine.
Le discours sur l'allaitement
dans le système de soin
Au-delà des qualités sanitaires reconnues au lait humain, une mère allaitante est un symbole de santé, de développement et d'harmonie largement utilisé dans les publications destinées aux services de Santé Maternelle et Infantile [13]. Les cultures africaines sont plus "réservées" à ce propos, considérant que le lait peut être corrompu et devenir toxique pour l'enfant, notamment en cas d'écarts de régime alimentaire de la mère ou lorsque celle-ci reprend des relations sexuelles pendant la durée de l'allaitement [14]. Les institutions sanitaires internationales semblent plus proches, dans ce domaine, de la culture populaire occidentale contemporaine que des connaissances médicales : alors que les notions de contamination des laits maternels par les dioxines, de transmission des rétrovirus par l'allaitement, et de toxicité pour le nourrisson de médicaments consommés par sa mère, sont de plus en plus documentées, les enquêtes dans la population française montrent que le lait maternel est rarement perçu comme potentiellement dangereux, et considéré à la fois comme "forme d'amour" et "panacée naturelle"[15]. Or, si le lait humain est perçu comme une surnourriture sans défaut, c'est d'abord, semble-t-il, parce qu'il est "maternel".
- Maternel, producteur d'amour et humanisant
“ L'allaitement maternel [est] un choix fondamental pour l'amour... qui permet de recevoir la nourriture [...] dans un climat d'amour, de réconfort et de sécurité ” (propos du représentant de l'UNICEF en Côte-d'Ivoire) [16].
Ce propos, mis en regard du propos d'une mère citée en préambule à cet article, conduit à s'interroger sur l'association entre allaitement au sein et "amour maternel". Certes, dans la culture urbaine de l'Afrique contemporaine, comme ailleurs, l'allaitement représente la relation entre la mère et l'enfant, si particulière du fait de sa double valence biologique et sociale, entre deux êtres dont l'un porte une part de l'autre. Mais face à des perceptions populaires africaines selon lesquelles le lait peut être rendu toxique par un excès de chaleur dû à l'humeur de la mère, à ses émotions, à ses activités physiques ou à la fréquentation d'un lieu ou d'une situation socialement dangereux, la biomédecine semble procéder à une "sélection des sentiments" pour ne voir que l'amour. Cette association si étroite entre l'allaitement et l'amour maternel qu'il symbolise, très présente dans le discours des institutions biomédicales en Afrique, n'est-elle pas propre à la culture occidentale ? [17]
Par ailleurs, comme ils enseignaient que le lait ne peut être mauvais, les "messages sanitaires" énonçaient au cours des vingt dernières années que l'enfant ne devait être allaité que par sa mère biologique. Les mères abidjanaises d'aujourd'hui gardent, pour certaines d'entre elles, le souvenir d'avoir été elles-mêmes allaitées par leur grand-mère maternelle et par les soeurs de leur mère, pour quelques instants ou quelques jours, en complément ou en relais à l'allaitement par leur mère biologique. Elles rapportent que depuis une dizaine d'années, cette pratique est devenue exceptionnelle, réservée aux cas où la mère n'est pas disponible du fait d'une séparation telle qu'une hospitalisation ou un voyage. C'est “ à cause des maladies ” que, selon les mères, ce type d'allaitement a cessé d'être pratiqué. Devenant "maternel", simultanément l'allaitement se chargeait d'amour : c'est encore le message que véhiculent les professionnels de santé. L'allaitement maternel serait de plus indispensable au développement de l'amour filial : une relation de tendresse entre l'enfant et sa mère ne pourrait être instaurée par l'utilisation du lait artificiel. Selon les professionnels de santé, l'absence d'allaitement maternel pourrait être la cause, au-delà de la relation mère-enfant, de bien des désordres dans les rapports entre générations : “ Il y a plusieurs générations qui ont été sacrifiées au lait artificiel. Aujourd'hui, partout où nous passons, nous constatons qu'il n'y a plus de respect, qu'il y a une rupture entre la société et les enfants que nous avons mis au monde ” (propos d'un médecin évoquant le déclin de l’allaitement maternel au cours d’une conférence publique, Daloa, août 1998).
Enfin, un danger d'animalité guette un nourrisson nourri par des substituts du lait maternel. L'origine animale de ce que des médecins qualifient de "laits de vache modifiés" déterminerait le caractère des enfants. Les travaux des ethnologues dans des cultures africaines avaient montré combien le lait parachève la construction de la personne, et apparaît comme une nourriture identitaire. Il semble paradoxal de trouver des conceptions similaires dans les propos de professionnels de santé, selon lesquels l'humanisation de l'enfant ne serait pas complète lorsqu'il n'est pas nourri par sa mère. Ces représentations sont manifestes dans les messages diffusés sous forme de poèmes et de pièces de théâtre pendant la Semaine Mondiale de l'Allaitement : “ On fera boire à leurs enfants du lait de vache, et leurs enfants seront des taureaux sans conscience et sans respect ” (propos d'une troupe de théâtre chargée de l'animation éducative, la Famille artistique Kaïdara, Daloa, août 1998).
- Les substituts, le "mauvais choix" de la femme
Les femmes qui n'allaitent pas leur enfant au sein sont marginalisées par un discours symétrique, développé à l'initiative des professionnels de santé, qui associe l'usage des laits artificiels à l'absence d'amour et à l'irresponsabilité de la mère. Un discours du même type était présent, chargé d'autres nuances, dans les ouvrages de puériculture français analysés par G. Delaisi de Parseval et S. Lallemand [18]. Dans leurs propos sur les pratiques d'allaitement, les agents de santé semblent considérer que l'allaitement artificiel correspond toujours à un choix des femmes, effectué en rupture avec les services de santé. L'allaitement artificiel sur prescription médicale ne semble pour eux pas concevable, et l'usage des substituts du lait maternel est toujours perçu comme dangereux pour l'enfant. Les raisons qui, selon les soignants, pousseraient les femmes à choisir ce mode d'alimentation sont futiles : beauté, désir d'imiter "les Blancs" ou de paraître "moderne" ; lorsque le travail des mères est invoqué, il n'est pas considéré comme une raison suffisante. Ces propos quotidiens des soignants, qui considèrent que les femmes doivent être "responsabilisées" pour qu'elles mesurent l'importance de l'allaitement maternel, apparaissent également dans les messages diffusés auprès de la population lors de la Semaine Mondiale de l'Allaitement. Les femmes qui n'allaitent pas leur enfant sont incriminées, parfois avec une certaine violence, comme dans ce poème, créé pour la Semaine Mondiale de l'Allaitement Maternel, et diffusé publiquement au cours de la session d'ouverture :
- (Extrait) :
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- “ Toi, ton fils à toi. Ce petit enfant innocent est mort.
- Te souviens-tu seulement de son visage, lorsque nous le descendions dans sa tombe.
- Non !
- Son visage était triste et mécontent. Un visage rancunier et frustré.
- Il est mort de diarrhée, parce que tu lui as refusé ton sein au profit du biberon.
- Et il est mort.
- M'entends-tu ? Il est mort par ta faute.
- Et toi. Rappelle-toi encore ton bébé de 6 mois, souriant comme la fiancée d'un prince la veille de ses noces.
- Il est mort, mort avec son sourire, son rire, ses beaux yeux, petits, ronds et noirs, ses lèvres, minces et roses.
- Il est mort d'infection du poumon parce que tu lui as refusé ton sein.
- Le lait de ton sein tu le lui as refusé, parce que tu voulais tes seins toujours tendus... ”
- (Famille artistique Kaïdara, Daloa, août 1998)
Le caractère excessif des propos tenus à l'occasion de cette manifestation tient en partie à la volonté de "grossir le trait" dans un but pédagogique, attitude répandue chez les spécialistes en Information Education Communication. La culpabilisation des mères est récurrente lorsqu'il s'agit des maladies de l'enfant [19], en Afrique comme ailleurs [20], notamment parce que la figure de la "mauvaise mère" fait partie des archétypes facilement utilisés en éducation pour la santé. Mais les valeurs et les représentations explicites dans ces discours apparaissent également, sous une forme plus nuancée, dans les propos quotidiens et les attitudes des soignants auprès desquels nous avons enquêté.
En Côte-d'Ivoire, les responsables du Programme de promotion de l’allaitement maternel ont choisi pour action prioritaire, en 1998, l’adoption par l’Assemblée Nationale d’une “loi instituant le Code de commercialisation des produits substituts du lait maternel”. Le projet de loi comportait un article qui inscrit l’alimentation des nourrissons aux substituts du lait maternel dans l’illégalité lorsqu’il est choisi par la mère [21]. De l'avis des promoteurs de ce projet de loi, les mères, trop peu informées, sont manipulées par la publicité faite autour des substituts du lait maternel ; ce n'est qu'en inscrivant dans la loi les conditions de leur utilisation que l'on peut limiter la diffusion anarchique des laits artificiels. Légiférer sur les pratiques individuelles pour lutter contre les stratégies des multinationales atteste bien de la représentation, dans le système de soin, de mères incapables de choisir l'alimentation la plus appropriée pour leur enfant [22]. Si l'Assemblée Nationale ivoirienne a émis quelques réserves vis-à-vis de cette mesure juridique, le fait qu'elle ait été défendue par le ministre de la santé publique atteste des représentations médicales du rôle des femmes en matière d'allaitement - et de l'absence de préoccupation concernant la marginalisation des femmes séropositives.
Conclusion :
s'associer dans la marginalité,
la stratégie des femmes séropositives
À Abidjan, la possibilité matérielle de protéger leurs enfants du risque VIH sans être accusées d'être de "mauvaises mères" est l'une des revendications qui ont conduit des femmes séropositives à créer leur association, Amépouh [23]. Une telle revendication n'avait pas trouvé sa place dans les autres associations de soutien aux personnes vivant avec le VIH, qui avaient, il y a quelques années, des réticences vis-à-vis des personnes vivant avec le VIH qui désiraient avoir un enfant.
- “ J'ai ensuite décidé de créer une association de femmes séropositives, pour qu'on dise aux femmes que le sein transmet le virus et qu'il faut choisir le lait artificiel. J'amenais mon enfant en pédiatrie et je voyais les femmes qui donnaient le sein à leur enfant jusqu'à six mois. Cela m'a fait tellement mal que je suis allée voir le médecin pour lui demander s'il donnait réellement l'information. Bien sûr, on a l'impression que les femmes sont trop pauvres pour payer le lait artificiel, mais si elles savaient réellement que cela peut tuer leur enfant, même pauvres, elles se battraient pour trouver les moyens de lui donner le biberon. Les personnes atteintes devraient participer aux essais cliniques et aux programmes de traitement, et expliquer aux femmes de quoi il s'agit. [...] J'ai fait cela pendant quatre mois, et j'ai écrit un projet impliquant dix femmes qui faisaient de l'information au cours des consultations prénatales à Abidjan. ” C., 1999
Il semble que, face à un système de soin condamnant celles qui n'allaitent pas, c'est une association de femmes marginalisées qui défend la prévention, avec quelques professionnels de santé n'ayant pas de pouvoir décisionnel.
Ce type de situation plaide en faveur d'une anthropologie critique, qui conduise à expliciter, au-delà du discours scientifique, la part idéologique sous-jacente à la culture et à l’organisation sociale de l'institution biomédicale.
* L'enquête qui a servi de base à cet article a été réalisée dans le cadre d’un projet de recherche du Laboratoire Sociétés, Santé, Développement, Université Bordeaux - Victor Segalen, financé par l'Agence Nationale de Recherches sur le Sida, dont l’essentiel des résultats a été publié dans l’ouvrage : Allaitement et VIH en Afrique de l’ouest. De l’anthropologie à la santé publique. Desclaux A., Taverne B. (eds.), Paris, Karthala, 2000, 556p.
[1] Institut National de la Statistique, 1997. Enquête à indicateurs multiples. Résumé du rapport final. Abidjan, 46p. : 35
[2] La transmission mère-enfant du VIH par l'allaitement a été observée en 1985, démontrée en Afrique dès 1991 et quantifiée en 1992. Preble E.A., Piwoz E.G., 1998. VIH et alimentation du nourrisson : une chronologie de la recherche et de l'évolution des politiques ainsi que de leurs implications pour les programmes. Projet Linkage, SARA (Soutien pour l'analyse et la recherche en Afrique), USAID, Washington, 32p.
[3] Cette cellule rassemble des responsables de programmes sanitaires, des gynéco-obstétriciens et pédiatres cliniciens, des épidémiologistes, des travailleurs sociaux et des représentants d’associations de personnes vivant avec le VIH.
[4] Le Projet DITRAME (DIminution de la TRAnsmission Mère-Enfant), est un essai clinique réalisé par des équipes franco-ivoiriennes et financé par l'Etat français (ANRS-Coopération).
[5] Selon les résultats d'une enquête réalisée auprès de 30 femmes séropositives participant au projet DITRAME : Coulibaly -Traoré D., Desclaux A., Ky-Zerbo O., 2000. Pratiques et perceptions des femmes séropositives à Abidjan et Bobo-Dioulasso. in Desclaux A., Taverne B. (eds.) : Allaitement et VIH en Afrique de l’Ouest. De l’anthropologie à la santé publique. Paris, Karthala : 355-384
[6] Ceci apparaît de manière récurrente dans les propos recueillis au cours d'une enquête sur les enjeux institutionnels de la prévention de la transmission du VIH par l'allaitement que nous avons réalisée en 1998-1999. cf. Desclaux A., 2000. Conditions et enjeux de la prise en compte de la transmission du VIH par l’allaitement . in Desclaux A., Taverne B. (eds.) : Allaitement et VIH en Afrique de l’Ouest. De l’anthropologie à la santé publique. Paris, Karthala : 433-462
[7] Les femmes dont nous rapportons ici les propos et l'expérience ont été rencontrées essentiellement par l'intermédiaire des associations de personnes vivant avec le VIH.
[8] Les termes employés dans les services de soins ont fait l'objet d'un contrôle sélectif bannissant les qualificatifs de “ laits artificiels ”, “ laits maternisés ”, “ laits en poudre ”, “ allaitement artificiel ”, car le qualificatif de "lait" est considéré comme une usurpation pour des produits qui ne sont que des "substituts" ; le terme “ alimentation au biberon ” n'est pas davantage accepté car les recommandations sanitaires considèrent qu'il est moins risqué d'alimenter un enfant à la tasse et à la cuillère qu'au biberon. Les qualificatifs “ substituts du lait maternel ” et “ alimentation de substitution ” sont les termes autorisés. Par ailleurs, les qualificatifs “ allaitement maternel ” et “ allaitement au sein ” sont utilisés de manière indifférenciée, et considérés comme la traduction de “ breastfeeding ”.
[9] Célébrée chaque année au plan mondial au cours de la première semaine du mois d'août.
[10] en République Démocratique du Congo (observation rapportée par le représentant local de l'IBFAN, juin 1999)
[11] Voir notamment Stuart-Macadam P., Dettwyler K.A. (eds) 1995. Breastfeeding. Biocultural perspectives. Aldine de Gruyter, New York, 430p. ; Riordan J., 1993. The cultural context of breastfeeding. in Riordan J., Auerbach K. (eds). Breastfeeding and human lactation. Jones & Bartlett, Boston : 27-48.
[12] Alors que les premières données chiffrées attestant de l'importance de la transmission du VIH par l'allaitement en Afrique étaient publiées en 1991, il a fallu attendre 1996 pour que l'ONUSIDA publie une déclaration de politique préventive en la matière.
[13] "L'allaitement maternel qui rayonne tellement la paix et la sécurité". Editorial, La Lettre de l'UNICEF, n°8, Fév. 1991.
[14] Une abondante production anthropologique a analysé ces aspects.
[15] voir notamment Oliviero P., 1994. Sida et représentations sociales des liquides du corps. Rapport ANRS, Laboratoire de psychologie sociale, d'analyse des représentations, du langage et de la communication, Paris.
[16] Cette citation et celles qui suivent ont été recueillies lors de la session inaugurale de la Semaine Mondiale de l'Allaitement à Daloa, Côte-d'Ivoire, le 1er août 1998, et des conférences et animations destinées à la population. Ces documents ont été recueillis et enregistrés par Annick Tijou, Laboratoire Sociétés, Santé, Développement, Université Victor Segalen, Bordeaux.
[17] Cette connexité entre l'allaitement et l'amour maternel semble tellement ancrée dans la culture occidentale que c'est en examinant les pratiques d'allaitement qu'E. Badinter construit sa réflexion sur les notions d'amour et d'instinct maternel en France. Badinter E., 1998. L'amour en plus. Histoire de l'amour maternel (XVIIe-XXe siècle). Paris, Le livre de Poche, 472p. 1ère édition Flammarion, 1980.
[18] Delaisi de Parseval G., Lallemand S., 1998. L'art d'accommoder les bébés. Cent ans de recettes françaises de puériculture. Paris, Odile Jacob, 322p. 1ère édition Seuil, 1980.
[19] Desclaux A., 1996. De la mère responsable et coupable de la maladie de son enfant. in Benoist J. (éd.). Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme médical. Paris, Karthala, pp. 251-280
[20] L'étude qu'ont menée S. Lallemand et G. Delaisi de Parceval sur les manuels de puériculture français du XXème siècle met en évidence la même culpabilisation permanente. Lallemand S. et G. Delaisi de Parceval, op. cit
[21] “ Article 1er : ...
- le nourrisson de 0 à 6 mois doit être exclusivement nourri au lait maternel. Une dérogation à ces principes peut être délivrée par :
- les agents de santé, en cas de contre-indication médicale,
- le ministre chargé de la santé, en ce qui concerne les institutions accueillant des nourrissons orphelins. ”
Anonyme, non daté. Projet de loi instituant le Code de commercialisation des produits substituts du lait maternel, 4p.
[22] L'incapacité matérielle à allaiter de mères qui travaillent à l'extérieur n'est pas envisagée par le projet.
[23] “ Nous vaincrons [la maladie, le malheur...] ” en langue bété.
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