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Haïti : la nation écartelée.
Entre « plan américain » et projet national.
Préface de la 1re édition, 2006
Jean Casimir
Delmas, le 17 mai 2006
Après la longue dictature des Duvalier, la société haïtienne rêve d'une transformation de fond en comble. Les accusations et la défense des responsables et des pourfendeurs du régime déchu fusent de toute part, faisant des années 1986 et 1987 une période de grande production idéologique. Haïti, la nation écartelée passe en revue les moments de cette lutte et se veut situer à mi-chemin entre le journalisme et le travail académique.
Dans le mouvement de pendule qu'il suit, de 1986 à 2006 et vice versa, l'auteur nous conduit à rechercher le sort de problématiques que la chute des Duvalier met sur le tapis avec fracas ainsi que celui des options proposées aux termes de discussions passionnées entre intellectuels et militants de l'heure. D'où l'intérêt et l'importance de Haïti, la nation écartelée, écartelée entre le « Plan américain » - avec des guillemets, précise l'auteur - et le Projet national. Les problématiques et les polémiques de l'époque sont documentées. Les noms des acteurs - contestataires et collaborateurs - sont enregistrés.
C'est une œuvre de mémoire. Elle s'appuie sur des instruments chers aux modes dominants de pensée, à savoir sur les principes de l'économie et de la bonne administration de la chose publique. En bouclant avec l'auteur le tour de problématiques soulevées de la « transition originelle » (1986-1987) à nos jours, le lecteur est outillé, vingt ans après les événements, pour saisir le sens des directions signalées en conclusion, sans pouvoir se retenir de jeter un coup [26] d'œil critique sur l'itinéraire des élites politiques et intellectuelles de la période. Haïti, la Nation écartelée permet d évaluer la distance parcourue et les orientations choisies par les acteurs, de même que le contenu des propositions de développement que l’on peut espérer du « dialogue national » (de la « conférence nationale » ou du « nouveau contrat social ») qui voudrait rendre obsolètes les options perçues en 1986-1987.
En effet, sur la fin de la période qui va de 1986-I987 à 2004-2006, les élites nationales affirment être convaincues qu'elles peuvent panser les clivages nationaux dans une grande palabre, une palabre urgente, car la faillite économique conduit vite à celle de l'État et même à sa probable extinction, s'il faut en croire le représentant du Secrétaire général des Nations Unies, cité dans la conclusion de l'œuvre. Les timoniers de la barque sont interpellés. Toutefois, les termes de l'écartèlement qui caractérise cette période, à savoir la distance entre le « plan américain » et le « projet national », ne sont pas pris en compte, puisque la nouvelle palabre correspondrait aux vœux de la communauté internationale. Que s'est-il passé, au cours de ces derniers vingt ans, qui estompe les sujets des brûlantes polémiques de 1986-1987 ?
La compilation des réflexions de Fritz Deshommes autour de la « transition originelle » est de première importance pour appréhender l'amplitude de la crise que traverse le pays, d'autant plus qu'il privilégie l'économie et sa gestion. Sur ce terrain, Saint-Domingue, prédécesseur de l'État haïtien, brille de tout son éclat de « perle des Antilles », et « ses citoyens » apparaissent sous le jour de commandeurs de « pêcheurs de perles ». Ces commandeurs, au cours de l'évolution de cette colonie républicaine, dirigent, à leur propre satisfaction, le développement économique et l'administration publique, et prennent sur eux de « donner » du travail aux « pêcheurs de perles », au prix d'un esclavage, de leur point de vue, économiquement inévitable. Comment organiseraient-ils la grande culture sans esclaves ou semi-esclaves ? Les « Africains » ne sont donc pas des citoyens de la République, ne fusse qu'en raison de ce simple calcul économique. Ainsi, nos commandeurs - nos élites placent [27] les perles sur l'autel de la patrie, tout en construisant l'invisibilité des « pêcheurs de perles ». Et de cette manière se dessine le départ entre les opérateurs des plans économiques des puissances métropolitaines, et la Nation qui finit bien, par la suite, par embrasser les « pêcheurs de perles ». L'auteur de Haïti, la Nation écartelée relève ce langage des « étrangers » depuis 1804, à savoir que « nous serions nés trop tôt à l'indépendance ».
On souhaiterait obtenir d'un historien le déroulement spécifique de cette déchirure qui voit naître la nation haïtienne et qui se reproduit avec elle, crise après crise. Comment charrions-nous ensemble nos concitoyens, jetables et invisibles, et le paradigme occidental ? Quelle frontière sépare ces jetables invisibles du monde extérieur ? Faut-il la détruire, la conserver, l'entretenir, la fortifier ? Avons-nous de quoi combler ce fossé que creusent les calculs économiques « scientifiques » ou devons-nous implorer de l'extérieur les ressources nécessaires pour éradiquer une situation de marginalité constitutive de notre colonialité ?
L'ensemble des études que présente Fritz Deshommes situe la disjonction entre le « Plan américain » et le « Projet national » dans un horizon temporel précis. L'auteur se réfère à des problèmes concrets, des événements que l'on peut corroborer, des jugements de valeur, des analyses et des entrevues à des acteurs que l'on croise encore sur l'échiquier politique d'Haïti et dans les cercles universitaires. Il recense les grands thèmes débattus en 1986 : « Plan américain pour Haïti », cochons créoles, floraisons néolibérales... La question est de savoir « pourquoi toutes les espérances soulevées en 1986 demeurent encore permises ». Où sont passés tant de rêves, tant de générosité, tant d'enthousiasme ! Son recensement ne met pas seulement en évidence la dépendance du pays, il nous oblige à nous demander ce qu'il est advenu de la classe politique de 1986-1987. Par quel processus les voix discordantes se sont-elles mises au diapason, car on n'entend plus de fausses notes ?
De 2004 à 2006, une campagne électorale se déroule sans que jamais ne se prononce un traître mot qui puisse froisser la communauté internationale. Les grands acteurs du Premier Congrès [28] National des Mouvements Démocratiques ne sont pas devenus aphones. Ceux qui participaient au grand congrès paysan et leurs partis politiques respectifs occupent encore la scène politique. Lequel d'entre eux a osé s'en prendre à la stratégie mise au pilori en 1986-1987 ? Où sont alors les virulents contestataires de 1986-I987 ? On ne les entend plus. La classe politique s'est-elle habituée au « Plan américain » ou bien s’est-elle courbée devant la nécessité de mettre ce plan en pratique et d'essayer d'améliorer sa faisabilité ? Auquel cas, ce « plan américain », « qui marque des points significatifs » obtiendrait-il une légitimité croissante ?
Avec le passage du temps, l'idée de s'opposer à la stratégie néolibérale doit avoir créé une telle frousse que toute la classe politique ne rêve que de consensus sponsorisé, soit dit en passant, par la communauté internationale. L'impuissance des organismes de l'État devant l'abattage des cochons aurait-elle gangrené les participants du Congrès des Mouvements Démocratiques ? Voulant accéder au pouvoir, ces participants auraient-ils, avec réalisme, pris les chemins qui y mènent le plus facilement ? Obligés de tellement faire la cour aux proconsuls, auraient-ils ressuscité les Dartiguenave et les Borno ? En s'attardant sur les analyses de Deshommes, on est enclin à se demander si les protagonistes des grandes polémiques d'après 1986 ont dû, pour s'investir dans la politique, se défaire des problématiques de la « transition originelle » et accepter la stratégie néolibérale comme cadre unique de toute politique « nationale ». La distance entre les pôles américain et national se serait, d'une façon ou d'une autre, comblée, ou du moins se serait évaporée. L'heure du consensus, de l'harmonie, de la réconciliation ayant finalement sonnée, la proposition du président Préval de solliciter l'aide de la communauté internationale pour élaborer un plan de développement du pays couvrant le prochain quart de siècle arrive à point nommé. Si Dessalines, Christophe et Pétion y avaient pensé, Haïti aurait probablement évité le sous-développement !
Les auteurs de la stratégie néolibérale montrent, en plus de leurs ressources financières d'envergure, une plus grande détermination et une plus grande constance, nous dit Deshommes avec raison. [29] Ils n'ont pas de volte-face à faire pour accéder au pouvoir. Leurs propositions finissent par recruter des opérateurs parmi nos élites. Il suffit, comme tout au long de notre histoire, d'assurer que toute mesure tendant à inclure la majorité de nos adultes, « nos pêcheurs de perles », dans la vie politique active ne quitte pas les textes de loi pour modifier les mécanismes de prise de pouvoir.
Les efforts humains (et surhumains) réalisés sur cette île d'Haïti, de Saint-Domingue à nos jours, témoignent de l'existence de notre nation. Ils ne peuvent pas à eux seuls répondre de nos niveaux de vie. Face à nos efforts, se plantent, hier, ceux des grands empires et, aujourd'hui, ceux des « développementalistes ». Ils sont les premiers à concevoir notre présence ici et notre mode d'existence. Ce faisant, ils nous formulent un « plan ». Nous vivons peut-être sur un îlot perdu dans l'océan, mais aussi dans un marché que nous ne contrôlons pas et n'avons jamais pu contrôler. Les esclaves de la Perle des Antilles n'étaient pas pauvres parce qu'ils ne travaillaient pas ou parce qu'ils étaient au chômage, mais parce que le « marché » leur prenait tout le fruit de leur travail, en raison de son cadre politique de fonctionnement. Suite à la méditation que suscite Deshommes, il faut bien se demander : comment rééquilibrer les conditions des échanges économiques si la majorité des adultes est de fait exclue de la politique active ?
La stratégie néolibérale, de même que tout projet que l'Occident formule pour ce coin de terre qu'il s'est approprié, sont des réalités qui dépassent notre bon vouloir. L'à-propos des réflexions de Deshommes provient du fait que les entités nationales n'ont pas toutes le même poids et que les plus occidentaux imposent leur volonté aux autres par une variété de voies visibles et invisibles, volontaires et involontaires, légales et illégales. En naissant, nous établissons notre différence. Notre projet national appartient avant tout au domaine du politique, ce pourquoi Deshommes le retrouve dans la Constitution en vigueur, et non dans un modèle alternatif de flux économiques.
Mais qui sommes-nous - ou que sommes-nous - économiquement ? Des mal nés ou des êtres fabriqués dans le dénuement [30] total ? Où trouverons-nous l'énergie politique nécessaire pour nous construire une économie à même de négocier avantageusement les inégalités de départ des échanges internationaux ?
L’écartèlement constitutif de notre identité se situe aussi dans la disjonction entre le politique et l'économique. Nous nous construisons comme une unité en nous distinguant de la communauté internationale. L'articulation de notre économie interne à l'économie internationale constitue un des lieux de notre ecartèlement, la première de ces économies tendant à devenir invisible tout comme ses opérateurs. Comment obtenir que nos minuscules élites, au lieu de s'obstiner à se fusionner aux masses occidentales et à faire de nos « pêcheurs de perles jetables et invisibles », une sorte de frontière « africaine », acquièrent suffisamment de richesses et de prestige dans la représentation de notre arrière-pays et de ses intérêts ?
Les résultats de nos efforts vers le développement économique, allégés de la part que peuvent s'octroyer nos élites et la communauté internationale, diminuent d'année en année. Le développement que nous prélevons jusqu'ici de la stratégie des puissances impériales est irrémissiblement négatif.
Cette particulière insertion dans l'économie-monde a sa rhétorique. Saint-Domingue, la Perle des Antilles, est une colonie rentable, parce qu'elle cadre avec les desseins de la métropole. Haïti est un PMA de population non rentable qui ne survit que grâce à la charité métropolitaine. Dans les deux cas, nous nous définissons dans et par le plan de la communauté internationale. Après un esclavage économiquement inévitable, au fil des ans, seules l'aide financière et la prise en charge permettent à la population de survivre en deçà du seuil de la pauvreté critique. Dans un cas comme dans l'autre, nos élites ont pour tâche de trouver une voie « plus nationale » à la réalisation du projet externe. La conférence nationale, le dialogue national, le nouveau contrat social avancent sur cette voie royale ou mieux, impériale.
La mobilisation de 1986-I987 s'opposait aux interférences étrangères et visait à remplacer les gouvernements et l'administration publique antérieurs. Mais l'interférence étrangère en 2006 s'est [31] décuplée et l'administration publique, en plein désarroi, offre les seuls emplois plus ou moins stables. Aussi le silence des élites mobilisées en 1986-1987 devient aujourd'hui sépulcral. C'est à croire que l'intervention étrangère, lorsqu'elle se fait multinationale, s'identifie à la volonté souveraine du peuple !
Haïti, la Nation écartelée permet de se souvenir du « Plan américain » et de l'encre qu'il fit couler. Les partis politiques représentés à la Chambre en 2006 oseront-ils s'insurger contre l'intervention étrangère, en adoptant les mesures pertinentes pour le recouvrement de la souveraineté nationale ? Rien n'est moins sûr, car il faut financer le budget de la nation. Nous ne trouverons pas sur la route de ce développement comment réaliser notre unité nationale, quelque palabre qu'organisent nos élites sous le haut patronage de la communauté internationale. Fritz Deshommes rappelle, par contre, que le projet national, élaboré dans la lutte des forces politiques du pays haïtien, dans sa version 1986-1987 et consacré par la Constitution de 1987, demeure d'actualité et devrait servir de cadre au nécessaire dialogue entre les secteurs sociaux.
Jean Casimir
Delmas, le 17 mai 2006
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