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Introduction
Nous avons écrit ce livre pour servir à l’éducation des générations. Aucun sentiment de sectarisme n’a guidé nos démarches. Après avoir, selon le mot de Placide David, dressé le paysage d’Histoire tant dans la colonie de St-Domingue que pendant la période franchement haïtienne de notre vie publique, nous avons compris que le retard de notre Patrie en regard de certaines communautés Sud-Américaines était en partie dû au lourd héritage colonial, handicap sérieux à la grande entente entre les 2 classes, entente qui doit conditionner dévolution et la vie même de la Nation haïtienne. Et pour y obvier, il importait, à la lumière de la science, contrairement à la vieille technique, de mettre au grand jour l’irritante question de couleur afin que l’éducation et une politique sociale viennent lui apporter une solution rationnelle. C’est la seule façon de lutter contre ce cancer térébrant qui menace de détruire notre corps social. Puisque « le salut ne peut venir que du sommet, par la formation scientifique et caractérielle, par la sélection rigoureuse de véritables élites, extraites indistinctement de tous les milieux, affranchies de toute pression politique ou financière. Quelles répercussions à l’échelle nationale, puis super-nationale pourraient alors avoir des Organismes [x] autonomes de Documentation, destinés à éclairer objectivement les citoyens et les dirigeants ! ».
En Haïti dès qu’on envisage les aspects du problème des classes on fait figure de pêcheur en eau trouble. C’est agiter ou aborder des questions malsaines susceptibles d’entraîner de graves conséquences. C’est en quelque sorte vouloir réveiller la vieille querelle des noirs et des jaunes. Pourquoi ? C’est parce que chez nous sur le problème des classes qui est d’ordre universel et scientifique s’est greffé le préjugé de couleur. Si nous remontons à notre passé colonial nous verrons que le colon avait institué ce sophisme de simple inspection pour justifier l’esclavage du noir. D’où le dogme d’infériorité de celui-ci inventé pour rayer la race noire de l’espèce humaine. Au fond, il se posait plutôt un problème de classe : le colon voulant diviser les 2 catégories sociales à St-Domingue appelées à s’unir, union qui devait lui être inévitablement fatale.
Pourquoi encore la question des classes est-elle taboue en Haïti ? C’est parce qu’elle rappelle les douloureux épisodes de la guerre du Sud et les revendications rouges de Goman, de Dugué Zamor, de Jean Claude et de Jacques Acaau et la rivalité entre libéraux et nationaux dramatisée dans les mémorables journées des 22 et 23 Septembre 83.
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Il n’en est pas moins vrai que ce problème des classes commande toutes les manifestations de la vie nationale presque. Mais les sectaires endurcis ont adopté une tactique souterraine de combat popularisée dans la vieille formule : Pensez-y toujours, mais n’en parlez jamais. De même que 1915 a éliminé dans notre vie sociale et politique la prédominance du régime militaire, de même qu’à notre stade actuel d’évolution nous avons pour devoir de combattre l’hérédité coloniale ou de changer cette situation traditionnelle en abordant le problème des classes à la lumière des sciences modernes. Il est bien temps qu’en ce pays l’on cesse de voir dans les historiens-sociologues des fauteurs de trouble. D’autant que ces chercheurs ont souffert dans leur chair et dans leur âme en gravissant eux-mêmes le calvaire de notre drame social. D’autant que nous avons vu faucher à nos côtés de jeunes élites condamnées à la misère physiologique. De nos jours encore, demeure inchangée la tragédie de la brave classe moyenne, réservoir d’intellectuels pleins de rêves et de talents qui mènent une vie de parias.
Comment comprendre, en présence d’un un tel drame qu’on vous demande de ne pas lutter pour plus de justice sociale. Puisque scientifiquement, cette lutte doit utiliser tout ce qui peut contribuer ou provoquer une conscience de classe. Il en est de la physique [xii] sociale comme il en est de la physique tout court : l’Equilibre ne pouvant s’établir que si dans les 2 plateaux de la balance se trouvent des poids d’égale valeur. C'est la science elle-même qui, en dehors de toute sentimentalité, a posé ainsi les données du problème. « Inexistence des classes, y compris les classes ouvrières et paysannes, peut être un fait sain ; les classes peuvent être l’expression de solidarités qui répondent à une différenciation des fonctions ; elles constituent des milieux qui fournissent à l’individu un statut de vie et un support efficaces. Elles donnent à la société sa structure ; elles remplissent une fonction stabilisatrice. Elles aident donc, avec les autres communautés, à composer la nation. Mais puisqu’elles ont une fonction à remplir, puisqu’elles ont une part de responsabilités dans l’ascension de leurs membres et dans la marche organique de la société, il faut qu’elles prennent conscience d’elles-mêmes, qu’elles sachent quelles solidarités unissent leurs membres, quelle en est la valeur, quels liens aussi les rendent solidaires des autres communautés de la nation. Cette connaissance fait partie de la conscience de classe : un milieu ne s’y élève que grâce à une certaine organisation, mais chaque milieu doit y tendre ; c’est à cette condition que loin d’étouffer l’individualité et la personnalité de ses membres, il la développe et au lieu d’effacer l’individualité ethnique, [xiii] il insère plus fortement et comme organiquement l’individu dans la communauté nationale.
« Le problème de l’utilisation de la conscience de classe est inséparable du problème de la culture ouvrière. Il faut reconnaître que c'est un des plus difficiles ; peut-être est-ce aussi l’un de ceux auxquels notre humanisme issu de la Renaissance s’est le moins efficacement intéressé ». (J.T. Lélos. La Conscience Nationale et ses facteurs sociologiques).
Mais il y a même plus. Hégel a défini la morale en fonction de la classe quand il dit que les sentiments, éthiques pour lui sont l’honnêteté et la dignité de classe. Cette morale de classe a pour base des ressemblances d’ordre physique et psychique et surtout la somme de souffrances qui forment l’héritage commun des membres d’un même groupe. De ceci doivent naître des obligations entre eux dont la principale est la solidarité de classe
Malheureusement, la politicaillerie, l’égoïsme individuel, l’égocentrisme, l’hypertrophie du moi, l’arrivisme, l’indifférence et même le mépris envers les plus humbles dominent dans les rapports entre membres d’une même classe, notre classe. Il importe donc que les élites des générations dans leurs successions éternelles contribuent par leur action spirituelle à renforcer le contenu de leur classe en vue de cette salvatrice prise de conscience. Car « chaque génération [xiv] est un moment du présent, un moment de la durée de l’esprit dans le monde et dans l’histoire ; mais chaque moment présent n’est pas seulement pour l’homme « l’extrême rebord du passé du côté de la présence », c’est aussi « l’extrême rebord du futur du côté de la présence », selon le mot de Péguy (J.T. Délos).
De même, nous avons sacrifié notre jeunesse à lutter pour une littérature indigène, de même, nous fûmes accusés de prêcher le retour à l’Afrique parce que nous préconisions l’étude de nos origines, la connaissance, la mise en valeur de notre folklore, voire même son intégration dans la Vie nationale en vue de conférer une personnalité collective à l’homme Haïtien d’une part, et que d’autre part nous eûmes la suprême satisfaction de constater que les idées aujourd’hui acceptées, ont donné naissance à toute une floraison d’œuvres, de même aussi, nous voudrions devant que vienne la nuit du tombeau assister à la transposition de nos conclusions d’ordre politico-social dans la glaise du réel afin de hâter l’Unité Morale de la Démocratie haïtienne.
LORIMER DENIS et
Dr FRANÇOIS DUVALIER
Membre de la Société Haïtienne
d’Histoire et de Géographie
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