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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Sylvie FAINZANG, “L'anthropologie médicale dans les sociétés occidentales. Récents développements et nouvelles problématiques”. Un article publié dans la revue Sciences sociales et santé, vol. 19, no 2, juin 2001, pp. 5-28. [Autorisation accordée par l'auteure le 11 février 2009 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Sylvie FAINZANG *

L'anthropologie médicale dans les sociétés occidentales.
Récents développements et nouvelles problématiques
”.

Un article publié dans la revue Sciences sociales et santé, vol. 19, no 2, juin 2001, pp. 5-28.

Résumé / Abstract
L'anthropologie "chez soi"
Quelle finalité pour l'anthropologie médicale?
La question de l'irrationalité
Pluralisme médical et multiculturalisme
L'anthropologie médicale critique
De l'anthropologie médicale "critique" au post-modernisme
Du transfert des objets au transfert des concepts
De l'anthropologie médicale "chez soi" à l'anthropologie sociale
Références bibliographiques

RÉSUMÉ

S'interrogeant sur ce qu'il est d'usage d'appeler "l'anthropologie médicale chez soi" (expression dont il convient de souligner la complexité épistémologique), l'auteur examine les récents développements que connaît depuis quelques années cette discipline. La mise en regard des recherches conduites dans les sociétés occidentales et de celles conduites dans les sociétés dites "exotiques" vise d'une part à montrer ce que les premières ont reçu en héritage, et d'autre part, ce que, en retour, elles ont apporté à l'anthropologie médicale dans son ensemble, en contribuant à affirmer sa spécificité disciplinaire et en faisant évoluer la réflexion sur des questions d'ordre anthropologique général.

Mots clés : anthropologie médicale, sociétés occidentales, sociétés "exotiques", anthropologie "critique", concepts et problématiques.

ABSTRACT:

Medical Anthropology in western societies.
ecent developments and new problems

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As she considers what is called to-day "Medical Anthropology at Home" (an epistemologically complex expression), the author examines the recent developments of this discipline these last years. The comparison of the researches led in western societies and of those led in so-called "exotic" societies, aims at showing, on the one hand, what the first have inherited from the second, and on the other hand, what they have, in turn, brought to medical anthropology as a whole by contributing to assert its disciplinary specificity and by helping to the development of the reflection concerning issues in general social anthropology.

L'anthropologie "chez soi"

Acquis à l'idée que l'étude des phénomènes associés à la maladie renvoie à des interrogations universellement valides, et qu'elle soulève le même type de questions, ici comme ailleurs, même si elles trouvent des réponses parfois différentes selon les sociétés, les anthropologues se sont récemment tournés vers l'Ouest (ou ce que dans une vision plus politique de la géographie, il convient d'appeler le Nord). La dernière décennie a ainsi vu la floraison d'un grand nombre de travaux anthropologiques menés dans les sociétés occidentales, que les anglophones rangent dans la catégorie de "l'anthropologie chez soi" ("anthropology at home"). Mais la pratique de la recherche dans ces sociétés suscite aujourd'hui une réflexion nouvelle sur ses conditions de possibilité, au plan méthodologique, et sur les problèmes spécifiques qu'elle a pu rencontrer [1], et la tendance est à l'examen des implications théoriques et méthodologiques de la recherche en anthropologie de la maladie appliquée à de nouveaux objets, et dans un environnement considéré a priori comme familier [2].

La formulation même d'"anthropologie chez soi" et la pratique à laquelle elle renvoie ne manquent pas de soulever quantité de questions, non seulement parce qu'en menant des recherches "chez soi", le chercheur se trouve confronté à des problèmes nouveaux, mais aussi parce que cette étiquette est à la fois pluridimensionnelle et relative. Sa pluridimensionalité tient à ce que "chez soi" ("home") peut désigner un pays (par exemple la France), un continent (par exemple l'Europe), les sociétés occidentales, ou bien encore une culture donnée. Mais si l'on considère que faire de l'anthropologie "chez soi", signifie mener des enquêtes en terrain familier (par opposition à un terrain étranger), on voit que cela peut être aussi travailler sur une institution, une activité (corporelle, professionnelle), ou encore une maladie, avec laquelle on se sent quelque affinité ou dont on se sent membre. Si l'on tente de systématiser les divers contenus attribués à l'idée de "chez soi", on s'aperçoit qu'elle recouvre au minimum deux situations, impliquant un partage avec ses informateurs. Il peut s'agit en effet d'une culture partagée, ou d'une expérience partagée.

La relativité de cette notion se constate au fait que si un occidental est "chez lui" en Occident, il n'en reste pas moins qu'un Danois n'est pas "chez lui" en Italie. Le problème reste donc celui des frontières culturelles impliquées par cette notion. La même chose vaut à l'intérieur d'un même pays ou d'une même société où il existe également des différences culturelles (entre des aires géographiques, des groupes religieux, etc.) si bien qu'un objet peut être à la fois familier et étranger. La question des frontières est également présente à propos des groupes étudiés, car lorsqu'un anthropologue travaille sur un groupe de migrants, doit-on considérer qu'il fait de l'anthropologie "chez soi" ou de l'anthropologie "exotique"? Comme on le voit, cette notion d'"anthropologie chez soi" est une notion fluide et en construction permanente.

Quelle finalité pour l'anthropologie médicale?

Les traditions de recherche de notre discipline nous ont appris à rattacher les faits relevant du domaine étudié (ici la santé et la maladie) aux autres domaines ou aux autres niveaux de la vie sociale. Par conséquent, la focalisation de la démarche anthropologique sur le champ médical, ne la dispense pas d'étudier les liens que son objet entretient avec les autres champs, même si l'entreprise est plus ardue en milieu occidental. En effet, autant il paraît évident de rattacher une pratique thérapeutique exotique aux champs politique, religieux, à la parenté ou à l'organisation sociale de la société étudiée, autant cette approche (qui fait de l'anthropologie de la maladie une simple passerelle vers la connaissance de l'être humain en société) paraît plus complexe dans nos sociétés, les phénomènes et les faits liés à la maladie y étant perçus (mais n'est-ce pas à tort?) comme dotés d'une plus grande autonomie.

Ces questions s'inscrivent dans le contexte plus général de la réflexion critique qui a cours aujourd'hui sur les questions méthodologiques, épistémologiques et théoriques que pose la pratique de l'anthropologie sociale en général. L'anthropologie s'interroge désormais sur sa pertinence et sur les usages que l'on fait de ses résultats. Il est donc bien naturel que les mêmes questions qui sont posées à l'échelle de l'anthropologie sociale en général se retrouvent au niveau de l'anthropologie médicale.

Toutefois, une même indécision perdure quant aux objectifs de ce champ de recherche, rendant parfois complexes les relations entre les sciences sociales et les sciences médicales et les conditions de la collaboration entre ces deux disciplines dans nos sociétés [3]. Le problème se pose en effet de savoir si le dialogue entre médecine et anthropologie est celui qui existe entre deux sciences, puisque certains chercheurs tendent à considérer l'anthropologie médicale comme une branche de la médecine, tandis que d'autres voient la médecine comme un champ de l'anthropologie. La question de savoir laquelle appartient à l'autre dans les travaux que nous réalisons en tant qu'anthropologues médicaux revient à celle de la finalité de notre science. En contrepoint de cette alternative, on en vient à considérer que la médecine occidentale est elle-même un objet pour l'anthropologie, et l'idée que la médecine n'est pas qu'un discours scientifique coopérant avec l'anthropologie face à la maladie (ou face aux pratiques des individus et des groupes confrontés à la maladie) est de plus en plus partagée par les anthropologues. Un des paris de l'anthropologie médicale chez soi n'est-il pas de se montrer capable de soumettre aussi la biomédecine à ses outils analytiques, c'est-à-dire de considérer le système biomédical (son discours et ses pratiques) comme n'importe quelle pratique sociale profane ou comme n'importe quel objet exotique? [4] Cela signifie que l'anthropologie médicale ne doit pas s'appuyer, épistémologiquement parlant, sur le paradigme médical [5]. On peut parfaitement examiner le domaine de la maladie et de la médecine avec des catégories étrangères à celle de la médecine, autrement dit avec des catégories véritablement anthropologiques.

C'est là d'ailleurs un point de vue que partagent Lock et Gordon (1988), qui ont proposé de faire l'étude de la médecine contemporaine en tant que culture et qui ont réuni diverses contributions avec le projet d'examiner les significations et les valeurs liées à la connaissance et à la pratique biomédicale. Elles signalent avec raison le fait que les anthropologues ont obstinément ignoré pendant longtemps la médecine moderne, au motif que celle-ci aurait évolué en dehors de la religion et des croyances si manifestes dans les médecines traditionnelles. S'il est admis que la tâche de l'anthropologue médical est entre autres choses de décrire les croyances locales concernant les causes et la prévention du malheur, le diagnostic, la classification et la dénomination des maladies, les rites de guérison, et d'interpréter ces croyances en montrant à la fois la manière dont elles sont liées et dont elles agissent sur d'autres aspects de la culture, elles déplorent que certains domaines aient cependant été négligés et que le contenu même de la connaissance médicale moderne ait rarement été étudié sous prétexte qu'elle serait soi-disant fondée sur la science. Dans une optique également novatrice, Kirmayer Lawrence (1988) examine les valeurs cachées derrière la rhétorique médicale de la rationalité scientifique autour des représentations attachées à "mind" et à "body", deux termes dont l'opposition est au fondement de la consultation et de la pratique médicale, tandis que Good (1994) s'interroge sur la manière dont les étudiants en médecine sont formés à la pensée biomédicale.

La recherche anthropologique en milieu occidental a bénéficié des travaux menés dans les sociétés dites "exotiques", en ce qu'elle a emprunté à ces derniers leurs objets et leurs problématiques, renouvelant ainsi le regard porté sur ces univers nouvellement étudiés, et ajoutant par là même à leur connaissance. Il en va ainsi à propos du sida qui a fait l'objet de nombreuses recherches à la fois dans les sociétés traditionnellement étudiées par l'ethnologie (par exemple Gruénais 1993, Gruénais et al. 1997 ; Raynaut et Muhongayire 1993), mais aussi "chez nous", dans les sociétés occidentales, et qui a permis de formuler des questions nouvelles ou de re-formuler des questions anciennes dans ce cadre. C'est le cas par exemple des travaux réunis par Broca et Loux (1996) qui ont remis sur le métier la réflexion sur le rituel, en partant du constat que "Le sida, parmi les nombreux changements sociaux dont il est révélateur ou catalyseur, introduit un rapport différent à la mort et à ses rituels".

La question de l'irrationalité

Les recherches menées dans nos sociétés à l'aune de celles conduites dans les autres ont également permis de poser de façon cruciale le problème de l'irrationalité des conduites : une des questions centrales qui traversent les recherches accomplies dans le champ de l'anthropologie de la maladie est en effet celle du lien existant entre les représentations de la maladie et les conduites thérapeutiques des individus. La question est à la fois celle de savoir quelle est l'incidence de leurs représentations sur leurs pratiques et quelle est la nature de ce lien. En effet, une fois établie l'étroite articulation entre les unes (les représentations) et les autres (les conduites), il reste à déterminer à quelle logique cette articulation obéit. Or il s'en faut de beaucoup pour que ce lien apparaisse toujours logique, et nombreux sont aujourd'hui les ethnologues dont le souci est de tenter d'en comprendre les raisons, un souci qui fut d'ailleurs formulé par plusieurs chercheurs, lors d'un colloque sur le sida organisé par Jean Benoist (Benoist et Desclaux 1995). Au cours de son exposé, Gilles Bibeau lança ainsi un appel pour que soient réinterrogées la "prétendue rationalité" des êtres humains, la cohérence de leurs comportements, et que soient étudiés les liens entre ce que l'on sait des conséquences possibles de nos conduites et ce que l'on fait effectivement (Bibeau 1995). Plus tard, Massé (1997) proposera de faire la critique de ce qu'il appelle les "mirages de la rationalité" pour faire avancer la réflexion anthropologique sur cette question.

Il est clair que l'appréhension des conduites thérapeutiques en référence à une stricte logique médicale n'est plus de mise. On s'aperçoit ainsi que, en Occident comme dans les pays en développement, c'est bien souvent à une logique sociale que ces conduites obéissent. Toutefois ces logiques sociales elles-mêmes ne s'appréhendent pas aisément. Aussi, peut-on être fondé à ressentir quelque désarroi devant ce qui semble être une rupture de cohérence, et qui, bien naturellement, plonge l'ethnologue dans le plus grand embarras, tout particulièrement lorsque, d'abord convaincu par l'existence d'un lien entre représentations et pratiques, ses observations peuvent le conduire à récuser sinon l'existence de ce lien, du moins la cohérence de celles-ci par rapport à celles-là. Tout le problème est celui du décalage pouvant exister entre la perception qu'un individu a de sa maladie et les conduites qu'il adopte pour y faire face (Fainzang, 1997). Cette question garde non seulement toute sa validité dans nos sociétés, l'adoption de comportements irrationnels n'étant bien évidemment pas l'apanage des membres des sociétés étrangères aux nôtres, mais son étude prend une dimension nouvelle dès lors qu'on prend pour objet le comportement de gens qui sont les plus proches, professionnellement et culturellement, de la rationalité et des connaissances médicales.

La question de l'irrationalité a également favorisé le développement d'une réflexion sur le risque. Conscients de ce qu'un décalage important existe entre les connaissances scientifiques et les perceptions profanes des risques sanitaires, les anthropologues se sont donné pour tâche de mettre au jour la perception et la gestion des risques par la population (Calvez 1989, Douglas et Calvez 1990, Zonabend 1989). En contrepoint de certaines études qui ont pu être menées dans le passé par des ethnologues folklorisants travaillant sur des terrains exotiques et pour lesquelles l'approche du risque se limitait à l'analyse des techniques culturelles pour écarter le danger (rites de protection, pratiques d'évitement, etc.), l'approche anthropologique du risque adoptée aujourd'hui est de considérer qu'il s'inscrit dans un contexte social donné, et que la gestion du risque se fait au regard de ce contexte. Ainsi, les recherches actuelles en France comme en Afrique [6] mettent en évidence que les enjeux de santé sont intégrés comme ressources au bénéfice d'enjeux relationnels et montrent que, ici comme là, la prise de risque ne relève pas de l'inconscience : elle est rationnelle, puisqu'elle est un moyen en vue d'une fin, dans le domaine relationnel par exemple. La prise de risque peut ainsi procurer des bénéfices relationnels importants vis à vis desquels les préoccupations de santé peuvent paraître dérisoires. La gestion du risque se fait en fonction de l'appréciation personnelle et collective d'un risque face à d'autres risques (notamment Vidal et al., 1997). On s'aperçoit en définitive que, la plupart du temps, il ne s'agit pas tant pour les individus de prendre un risque que de refuser d'en prendre un autre. De ce point de vue, là où l'anthropologie peut apporter sa contribution, c'est dans l'attention qu'elle porte au contexte social dans lequel s'insère ce "calcul" des risques.

D'une manière générale, l'anthropologie médicale s'est signalée, ces dernières années, par sa qualité critique, même lorsqu'elle n'en porte pas l'étiquette. Une des principales critiques formulées par l'anthropologie médicale a été celle de l'idée selon laquelle c'est l'absence de connaissances médicales et des comportements inadaptés qui expliquerait la mauvaise santé des individus. La focalisation sur les croyances populaires relatives aux maladies a souvent empêché, comme le rappelle Good (1998), de prendre en compte, dans l'analyse anthropologique, la répartition défectueuse des soins de santé, les inégalités sociales et les politiques industrielles qui sont à l'origine des problèmes de santé dans les communautés minoritaires et les populations déshéritées, de même que les politiques internationales responsables du sous-développement sanitaire. Ce faisant, elle a occulté le fait que les obstacles mis à l'accès aux soins sont davantage le résultat des pratiques médicales que des comportements individuels. Le développement de l'anthropologie médicale ici et ailleurs a ainsi permis à des chercheurs de repenser de façon critique les paradigmes conceptuels auxquels recourent les anthropologues et à poser de nouvelles questions anthropologiques. Ainsi, B. Good non seulement alimente le débat sur la rationalité et le relativisme, mais propose de dépasser cette alternative et d'interroger la place et le statut de la notion de croyance dans les différents discours anthropologiques et les rapports que cette notion entretient avec la connaissance. Il dénonce avec raison le fait qu'il existe un courant de l'anthropologie qui, en dépit de la critique des sciences médicales du comportement, continue de reproduire en grande partie la structure épistémologique sous-jacente aux biosciences, en recourant à l'étude comparée des croyances sur la maladie.

Toutefois, il reste qu'une part importante de l'anthropologie médicale doit s'attacher à comprendre les conduites des patients, non pour souligner l'écart qu'elle entretiennent avec la rationalité médicale, mais pour cerner les logiques symboliques qui les sous-tendent. Il est juste que l'analyse doit prendre en compte la réalité des politiques de santé et des conditions sociales dans lesquelles vivent les gens pour comprendre les problèmes de santé, mais cela n'enlève cependant rien, me semble-t-il, à la pertinence d'une réflexion sur les comportements quand on s'aperçoit que les gens bien lotis en matière de connaissances, ont aussi des conduites en apparence irrationnelles. De toutes façons, comme le note Nichter (1989), la description des croyances et des règles sociales n'est pas suffisante pour expliquer les comportements, il faut également décrire les circonstances dans lesquelles ces règles sont respectées ou transgressées. Un exemple de cet intérêt pour les logiques sociales et symboliques qui président aux comportements, peut en être donné par R.W. Lieban (1992) qui s'intéresse à la manière dont des symboles sociaux peuvent contribuer à provoquer la maladie. Son attention se porte notamment sur certains comportements entraînant des pathologies comme l'anorexie, adoptés par les gens en raison de l'attirance sociale pour ce comportement, et où la maladie reflète l'adhésion à une norme. Si ses travaux rejoignent en partie les analyses sociologiques classiques sur le bénéfice que l'individu peut tirer de son état de malade, ils posent surtout ici la question de savoir comment les bénéfices symboliques de certaines maladies peuvent influencer leur développement.

Pluralisme médical et multiculturalisme

L'intérêt traditionnellement accordé aux situations de pluralisme médical qu'offrent les sociétés du Tiers Monde pénétrées par la présence de la biomédecine, s'est déplacé avec juste raison aux sociétés occidentales également marquées par le multiculturalisme, et par voie de conséquence, par le pluralisme médical (Fainzang 1989). En effet, l'intérêt et les questions que soulève le contexte du pluralisme médical a tout autant de pertinence dans les sociétés occidentales que dans n'importe quel univers social, et les questions soulevées par les travaux menés dans les sociétés autres (Benoist 1996) rencontrent celles des travaux menés à l'Ouest : il s'agit de savoir, ici aussi, quels mécanismes sous-tendent les itinéraires thérapeutiques des malades, et notamment de cerner l'ordre ou le choix des multiples recours thérapeutiques qu'ils adoptent ; mais il y a lieu également de reposer l'importante question des appartenances culturelles et des systèmes symboliques auxquels les sujets se sentent appartenir. Car enfin, lorsqu'un patient recourt à tel système médical plutôt qu'à tel autre, à quelles conditions peut-on considérer qu'il recourt à un système qui lui est familier ou au contraire étranger? Le contexte multiculturel a intéressé maints anthropologues, en particulier Young (1990), pour qui de tels contextes rendent encore plus criantes les limites de l'applicabilité du concept de "modèle explicatif de la maladie" en ce qu'il donne lieu à un réductionnisme cognitif associant un ensemble de croyances (distinctes des croyances biomédicales) à un groupe ethnique donné hors de leur contexte, et par extension, à quiconque est identifié à ce groupe ethnique, alors que, souligne-t-il, les croyances médicales de chaque individu consiste en des combinaisons de connaissances biomédicales et non médicales.

Une remarque s'impose ici, à propos du multiculturalisme, pour dissiper tout malentendu sur ce que l'on veut bien appeler les sociétés occidentales : de même qu'il serait simplificateur de réduire toutes les expériences d'ethnologie exotique à un même modèle dans la mesure où il existe une grande diversité de sociétés et de situations étudiées sur les terrains non occidentaux, de même la réflexion sur la pratique de "l'anthropologie chez soi" ne peut s'accommoder d'une vision uniforme des sociétés occidentales. Si le multiculturalisme a entraîné la critique du concept de culture, il ne doit pas occulter l'existence de diverses cultures. Dans ces conditions, l'anthropologie "chez soi" doit s'accompagner d'une réflexion sur les différences culturelles, et la tendance à l'homogénéisation de la notion de "société occidentale" doit être compensée par la tentative, de la part des anthropologues, de réaliser son éclatement, en vue de dégager des unités culturelles internes, non pas pour revenir à un culturalisme sans fondement, mais pour laisser toute sa place aux déterminations historiques des systèmes symboliques étudiés.

L'anthropologie médicale critique

Sans doute certains objets s'accommodent-ils mal de l'approche exclusive du terrain occidental ou étranger. Les interrelations entre sociétés sont telles qu'on ne saurait les penser séparément, comme le montre par exemple l'étude de Farmer (1992) sur la diffusion du sida et les discours véhiculées par les occidentaux sur l'origine haïtienne de la maladie. Farmer montre ainsi, en examinant le discours accusateur forgé autour du rôle des Haïtiens dans l'épidémie du sida, combien c'est toute une histoire sociale et toute une dimension des relations internationales qui sont intervenues dans la création du mythe accusateur dont a été victime Haïti. A cet égard, s'il est un choix qui peut être à la fois scientifique et politique, c'est bien celui des concepts utilisés. C'est ce qu'on observe justement avec les travaux de Farmer qui estime que le sida, en tant que phénomène culturellement construit, est insuffisamment ouvert au débat, et qui, constatant que la distribution même du sida est liée à la manière dont nous répondons socialement à cette pathologie (Farmer 1998 [1995]) préfère parler de "classe" et de "rapports nord / sud" plutôt que de "culture".

L'importance attachée à l'examen du système médical occidental n'est pas envisagée de la même manière par tous. Pour "l'anthropologie médicale critique", il est clair que la finalité des travaux prenant le système médical pour objet doit être explicitement politique. Ainsi, M. Singer (1990b) critique le fait que l'anthropologie médicale soit une sous-discipline au service de la biomédecine, et estime qu'il ne s'agit pas seulement de comprendre la médecine (avec ses contradictions, inhérentes au système capitaliste, son idéologie, etc.), mais de la changer. Dans une veine également militante, N. Scheper-Hughes (1990) envisage l'anthropologie médicale comme une discipline à part entière et comme un champ de bataille. Elle considère qu'il est nécessaire de se livrer à une analyse critique du contexte socio-médical dans lequel l'anthropologie médicale s'est développée (numéro spécial de Social Science and Medicine, 1990, "Critical Medical Anthropology") et que les résultats de la recherche ne peuvent pas être séparés des conditions sociales et culturelles de leur production. Un des apports de l'anthropologie médicale critique a certainement été d'amener un nombre croissant d'anthropologues à prendre en compte de manière plus systématique les questions relevant de l'éthique médicale ou encore à étudier des objets satellites de la médecine, comme par exemple : "l'humanitaire" [7].

De l'anthropologie médicale "critique"
au post-modernisme

L'anthropologie médicale critique a certains points communs avec le postmodernisme 3⁄4 à savoir, comme le reconnaît M. Singer (1990a: l'attention prêtée aux déterminants sociaux de la production textuelle, la reconnaissance de l'inséparabilité du langage et de la politique, une réflexion sur les fondements de l'autorité ethnographique, une critique de la tendance anthropologique à parler pour et non avec les autres ¾ et pose, elle aussi, la question : la connaissance pour quoi et dans l'intérêt de qui? La différence est toutefois, note Singer, que l'anthropologie médicale critique n'est, fort heureusement, pas atteinte par le doute et la perte de confiance cultivés par le post-modernisme. Elle considère même que la perspective post-moderne risque de nous conduire dans le tunnel de la dépolitisation et de rejeter ce qui a permis la constitution de l'anthropologie médicale critique. Pour sa part, Scheper-Hughes (1990) critique ce qu'elle appelle la politique post-moderne du désespoir qui invite à laisser la pratique aux mains de ceux qui incarnent les intérêts de l'hégémonie biomédicale.

Toute féconde qu'a pu être la réflexion lancée par des auteurs comme Marcus et Fischer (1986) sur la place de l'anthropologie (voir leur critique de la cohérence des paradigmes conceptuels utilisés par cette discipline), il faut bien admettre que la tornade du post-modernisme s'est essoufflée dans le champ de l'anthropologie médicale, peut-être en raison précisément de l'entreprise de déconstruction systématique à laquelle il s'est livré. Car enfin, le fait de mettre en cause la vérité du discours médical et de refuser les catégories qu'il a forgées, ne doit pas impliquer de mettre en cause et de refuser dans le même mouvement toutes les catégories anthropologiques, comme tendent à le faire ceux que séduisent les professions de foi post-modernistes. Dès lors, le post-modernisme s'identifie plutôt à une sorte de négativisme, rongé par le doute et la culpabilité érigés en doctrine, comme pour théoriser un échec. Si l'autoréflexivité qu'il a encouragée a utilement marqué cette discipline - comme d'autres d'ailleurs -, il ne doit toutefois pas nous interdire d'aller plus avant dans la connaissance de l'être humain. La question instigatrice du post-modernisme fut sans doute celle, légitime, de savoir jusqu'où les anthropologues pouvaient représenter l'Autre, sans être prisonniers de leurs propres images. Mais cette question devait bientôt devenir celle de l'intérêt et de la pertinence des questions que se pose l'anthropologie pour le public (Ahmed et Shore 1995), et de l'autorité dont se prévalent les anthropologues, les "médicaux" comme les autres, pour écrire ce qu'ils écrivent. Or la question de la pertinence soulevée par ces auteurs a toutefois muselé de nombreux chercheurs. La question même de savoir si le texte ne crée pas une autre réalité que celle qu'il prétend décrire, n'est-elle pas de nature à nous conduire à renoncer à toute écriture, et donc à notre discipline? Si le contexte et les enjeux politiques et économiques doivent bien évidemment être pris en compte, et que la question de l'usage qui est fait de la connaissance ne doit pas être évacuée d'un revers de main, on ne saurait toutefois pour autant s'interdire de poursuivre le travail de compréhension de ce qui fait à la fois l'unité des sociétés et leurs différences.

Ce que propose le post-modernisme, à savoir de s'appuyer sur les représentations des gens que l'on étudie, porte à confusion. Sans doute peut-on partir de l'emic, mais il faut ensuite s'en distancier. Partir de l'emic, ce n'est pas reprendre le discours du sens commun. Sinon, en quoi le discours scientifique se distinguerait-il du discours profane? Ce n'est pas faire excès de positivisme que de penser qu'il y a quelque danger à vouloir nier la valeur de tous les outils forgés par notre discipline, et qu'il y a là aussi peut-être un manque d'humilité. Car choisir de se flageller en affirmant que l'anthropologue n'a aucune légitimité à parler ou qu'il n'a rien à dire de plus que les gens qu'il étudie, semble bien être la marque d'un certain narcissisme. S'il est vrai que l'étude des autres nous en apprend beaucoup sur nous - et sans doute inversement -, certains anthropologues outre-atlantique ne sont-ils pas en train de placer, derrière cette vitrine où s'exposent à nous les sociétés humaines, une feuille de tain pour se délecter à se regarder eux-mêmes en train de se faire quelque hara-kiri intellectuel? Ce narcissisme épistémologique ne doit en aucun cas se confondre avec l'attitude qui consiste à interroger avec les outils de l'anthropologie ¾ toujours à affiner ¾ nos propres sociétés. Il y va de la santé de notre discipline, de son développement et de son acuité, mais aussi de la connaissance de l'individu et de la société.

Du transfert des objets au transfert des concepts

Les recherches menées en Occident ont également bénéficié d'interrogations nées de l'ethnologie conduite ailleurs, sur des thèmes à portée et à validité universelle. Il en va ainsi de la question de l'efficacité à laquelle ont utilement contribué, à partir d'une analyse du processus thérapeutique en général, Csordas et Kleinman (1990) qui cherchent à dépasser les explications de l'efficacité du processus thérapeutique généralement fondée sur la reconnaissance d'une analogie entre psychothérapie et guérison religieuse. Il en va de même de la question de la souffrance, analysée par Kleinman A et J. (1995) au titre d'une ethnographie de l'expérience et sur laquelle se penchent désormais de plus en plus de chercheurs en tant qu'il s'agit d'un des aspects phénoménologiques privilégiés de l'expérience de la maladie. La question de la souffrance est abordée de façons diverses. C'est ainsi que Benoist et Cathebras (1993), s'interrogeant sur les conceptions et les représentations du corps, nous livrent des réflexions perspicaces sur la dichotomie toujours actuelle entre souffrance morale et souffrance psychique et sur le dualisme cartésien entre corps et esprit dont elle témoigne et dont la médecine psychosomatique se fait l'écho. La question de la souffrance est aussi examinée dans le registre des affects, à partir de l'expérience vécue des victimes d' "agressions ordinaires" en milieu périurbain de la région parisienne (Dray 1999). Elle est également abordée de façon plus large et plus politique, avec la catégorie de "souffrance sociale" (Kleinman, Das et Lock 1997), qui intègre les multiples dimensions du mal que révèlent les situations contemporaines productrices de traumatisme social. Les auteurs examinent les différentes situations (guerres, famines, maladies, torture, génocides, etc.) résultant de ce que le pouvoir (politique, économique ou institutionnel) inflige aux individus et plaident pour la non séparation des questions morales, politiques et médicales.

Force est donc de reconnaître l'héritage reçu de l'anthropologie médicale "exotique". L'anthropologie, qui a appris à envisager la maladie autrement qu'avec une perspective biomédicale sur les terrains exotiques, doit, de la même façon en Occident, considérer les matériaux ethnographiques sans prendre appui sur la perspective biomédicale. Ainsi par exemple, les débats complexes tenus dans le milieu des professionnels de la santé sur la question de savoir si le Sida est une maladie "contagieuse" ou "transmissible" ne soulèvent pas qu'un problème technique. L'usage des notions de "contagion" ou de "transmission" est en soi un objet pour l'anthropologue puisque qu'il a tout à la fois des raisons et des implications sociales.

À cet égard, un des apports de l'anthropologie médicale exotique à l'anthropologie médicale en Occident, réside dans la possibilité que cette dernière a de repenser les concepts mêmes utilisés par la médecine. Il en va ainsi d'un certain nombre de notions comme celles de la "prévention" ou de la "contagion". Si ces termes sont utilisés dans le cadre de l'anthropologie médicale exotique pour désigner des systèmes de représentations dont personne ne s'étonne qu'ils puissent ne pas corroborer une vision occidentale de la contagion ou de la prévention (Vidal, 1999 ; Bonnet et Jaffré, ouvrage en cours de rédaction sur les théories de la contamination en Afrique de l’Ouest), ils ne sont jamais suffisamment pris avec autant de distanciation lorsqu'on réfléchit sur les sociétés occidentales. Pourtant, il s'en faut de beaucoup pour que cette "vision occidentale" soit une et homogène, et surtout pour que le contenu de ces notions tel qu'il est construit par les sujets étudiés, soit identique à celui du discours médical. La mise à l'épreuve du terrain, dans nos sociétés, permet de prendre la mesure de la nécessité pour l'anthropologie de renouveler le contenu de ces notions, d'en relativiser la portée et le sens. C'est pourquoi les notions de "prévention", ou de "contagion", ne doivent, pas plus que celle d'"efficacité", être envisagées à l'aune de la perspective médicale (Fainzang 1992, 1996 ; Véga 2000). Ce travail de redéfinition des catégories utilisées à la fois par le milieu médical et par le sens commun est d'autant plus nécessaire qu'il permet, par la mise à distance de nos objets, un affinement de nos outils conceptuels. On notera à cet égard l'apport des recherches qui ont, en Occident comme ailleurs, proposé une analyse sociologique et historique de certains concepts, de leur genèse ou de leur évolution. Il en va ainsi du travail de Young (1995) qui montre que le Syndrome de stress post-traumatique (PTSD : Post-traumatic Stress Disorder) a été inventé en vue de rendre compte des troubles psychiques que connaissent les vétérans américains de la guerre du Vietnam, et qui, loin de se réduire à un phénomène psychiatrique, est aussi un produit culturel et moral. On citera également le travail de Bonnet et Guillaume (1999) qui analysent ce qui se joue à travers l'abandon du concept de "santé maternelle et infantile" au profit de celui de "santé de la reproduction".

Toutefois, si appliquer au terrain occidental les problématiques forgées en terrain exotique (comme par exemple les théories de la contagion ou les modèles d'interprétation du mal) peut avoir une portée heuristique certaine en ce qu'ils permettent d'examiner autrement l'ethnographie occidentale et de décrypter les logiques symboliques qui la sous-tendent, il ne s'agit pas pour autant de transférer abusivement tous les concepts élaborés ailleurs, car ils recouvrent une réalité sociale et culturelle spécifique et ne peuvent supporter une extension excessive au risque d'une perte de compréhension. On sait qu'un concept perd en compréhension ce qu'il gagne en extension. On ne peut donc les appliquer en toute liberté à des contextes nouveaux sans perdre parfois de leur précision théorique. Il en va ainsi de mots comme ceux de "tribu" ou de "rituel", qu'il faut réexaminer avec beaucoup de précaution, sous peine de voir se diluer la précision de ces termes dans le contexte où ils ont été élaborés. Cela ne fait d'ailleurs parfois guère avancer la compréhension de ce que l'on étudie (parler de la "tribu" des médecins par exemple pour désigner ce groupe professionnel n'a guère de sens ni d'intérêt). En revanche, il s'agit de tester la validité de certains concepts et surtout de construire de nouvelles approches face à des objets qui n'étaient jusqu'à lors pas étudiés avec les outils de l'anthropologie sociale. De la même façon, il est indispensable de repenser nos catégories, à la lumière de ce que nous savons des sociétés autres, et de les affranchir du contenu que leur assignent les sciences médicales pour en interroger la portée sociale. La comparaison est un aspect important de notre discipline en ce qu'elle est la condition même d'une pensée critique. Mais le travail comparatif doit être mené avec grande précaution car reconnaître la relativité de concepts et de catégories ¾ comme par exemple le normal et le pathologique ¾ ne doit pas conduire au relativisme culturel. Il convient en effet d'envisager ces notions non pas comme figées ou comme des constructions culturelles données de toute éternité, mais comme des constructions sociales, sujettes aux variations des contextes sociaux qui les ont vu naître ou qui les ont élaborées. La variation des contextes sociaux (historiques, politiques ou socioculturels) sait aujourd'hui rester au centre de l'attention anthropologique, dans nos sociétés comme ailleurs. A ce sujet, Dozon (1997) se félicite de ce que les travaux conduits aujourd'hui sur le sida en Afrique savent éviter l'écueil du culturel, et D. Bonnet (2000) montre, à propos de la drépanocytose, que la culture d'origine n'est pas de facto un obstacle à la compréhension d'un discours scientifique occidental par les patients immigrés, dont les conduites ne sont pas réductibles à celui d'une culture, et que leur identité sociale ne se résume pas à leur identité ethnique [8].

L'intérêt actuel de l'ethnologie pour les populations immigrées et pour l'effet passerelle que comporte le passage éventuellement problématique d'une culture à une autre, a permis à certains auteurs de considérer sous un jour nouveau des aspects qui n'étaient jusqu'à lors envisagés que sur un plan a-historique, et à critiquer certains travaux dits d'ethnopsychiatrie. Cette critique a été l'occasion de mises au point salutaires (Rechtman 1995, Fassin 2000b) sur les dérives auxquelles conduit l'usage irréfléchi de la notion de culture, comme celle qui consiste à rabattre le sociopolitique sur le psychopathologique, mâtiné de culturel [9].

De l'anthropologie médicale "chez soi"
à l'anthropologie sociale

En retour, les travaux sur les sociétés dites contemporaines ont fait évoluer la réflexion sur bien des questions d'ordre anthropologique général. Ainsi, le déplacement des recherches anthropologiques dans les sociétés occidentales a permis de nourrir la réflexion dans le domaine de l'anthropologie des genres affectée au domaine médical. Sans doute, le traitement social différentiel des sexes est-il plus immédiatement visible dans les sociétés traditionnelles où la séparation entre les hommes et les femmes est plus marquée. Mais l'ethnologue peut sans peine exercer son regard sur les systèmes symboliques occidentaux qui attribuent également des places sociales différentes, appuyées sur de prétendues dispositions psychologiques différentes, elles-mêmes parfois sous-tendues par des représentations du corps qui dépassent largement les seules différentiations sexuelles. Cayleff (1988) montre ainsi que les explications étiologiques que fournit la médecine ont toujours présenté les femmes comme psychologiquement et émotionnellement vulnérables et que la conceptualisation médicale, le diagnostic et le traitement des désordres des nerfs ont été largement marqués par les idéologies du genre. L'approche sous l'angle du genre s'est également développée en France et dans les pays anglophones au cours des dix dernières années en particulier à propos du sida. Là encore, si les représentations et les places sociales assignées aux deux sexes sont fort contrastées en Afrique, la connaissance qu'en ont les anthropologues les aident à déceler la construction sociale des genres chez nous. Ainsi certains travaux ont analysé la façon dont les femmes ont été occultées ou au contraire désignées dans les représentations de la maladie, dans les pratiques et les politiques de lutte contre le sida et ont proposé une approche de l'inégalité de traitement à travers l'étude des représentations, des humeurs, des rapports sociaux de sexe et de la construction sociale de la sexualité autour du sida, en Afrique, en Europe et dans les Amériques (Journal des anthropologues, 1997 ; Farmer, Connors et Simmons (1996).

De même, l'anthropologie médicale pratiquée dans nos sociétés a-t-elle contribué à développer l'anthropologie des systèmes de santé puisque, en Europe comme en Afrique, des chercheurs ont tenté d'analyser l'attitude des professionnels de la santé face au sida. S'est posée tout particulièrement dans ce cadre, le problème de l'"annonce" de la maladie et de ses implications sociales (Dozon et Vidal 1993), de la prise en charge, de la prévention, etc. De nombreux travaux conduits sur ces questions ont visé à mesurer la position des anthropologues face au sida et à évaluer la part respective de l'action et de la réflexion, avec une attention particulière dévolue aux questions éthiques (Broqua, Loux et Prado 1998).

La pratique de l'anthropologie médicale dans les sociétés occidentales a en outre contribué à l'affirmer comme discipline de sciences sociales par différence avec la santé publique, en donnant un contenu différent à certaines notions, comme on le voit à propos de l'analyse même des "systèmes de santé". Alors que, pour la santé publique, un système de santé désigne l'ensemble des moyens et des activités dont la fonction est la production de la santé, comprenant les professionnels et les institutions de santé, ainsi que les organismes chargés de l'organisation administrative et financière, pour les anthropologues, en revanche, c'est un champ social qui rassemble des intervenants et des patients partageant des représentations multiples de la santé et de la maladie et comprend, outre les structures de soin biomédical, l'automédication, les recours aux guérisseurs, aux médecines parallèles, les pratiques d'ordre religieux, etc. qui ont toujours pour finalité le maintien ou la restauration de la santé, sans obéir aux mêmes logiques. A cet égard, Bibeau (1995) a souligné la nécessité d'impliquer l'anthropologie et les sciences sociales dans l'analyse des systèmes de santé, avec une approche qui ne dissocie pas le système de la réponse qui lui apporte la communauté. Comme on le voit, l'anthropologie, qui a une approche moins normative que celle de la santé publique, n'en est pas moins susceptible d'apporter des outils à la seconde. Sur ce point, R. Massé (1995) a rédigé un précieux manuel recensant ce que l'anthropologie peut apporter aux médecins et offrant une vaste synthèse des travaux effectués, avec notamment, à partir de l'exemple d'une anthropologie de la santé appliquée à la population immigrée au Québec, une démonstration des options anthropologiques de la santé publique). Les travaux sur la santé publique ont été l'occasion pour les anthropologues de reposer des problèmes propres à l'anthropologie générale, telle que l'articulation entre le global et le local. Ainsi D. Fassin (1999) s'interroge sur l'articulation du local (qui est "l'échelle d'observation habituelle des anthropologues") avec le global (qui constitue leur "horizon de pensée") dans le domaine de la santé. Lier le local et le global dans le domaine des bio-politiques et proposer de parler de globalisation de la santé, c'est pour lui se situer dans la perspective d'une anthropologie critique, non exclusive toutefois d'une implication dans les programmes sanitaires (Fassin 2000c). En effet, renouant avec une économie politique de la santé qu'il envisage comme signifié et signifiant du changement social, Fassin prône de porter une attention accrue pour l'interdépendance mondiale des déterminants de la santé, à l'instar d'auteurs comme Farmer, attention dont il note le manque dans un grand nombre de travaux d'anthropologie médicale. A cet égard, s'appuyant sur des travaux menés au Sénégal, en Equateur et en France, Fassin envisage la santé comme "l'épreuve de vérité" du politique (Fassin 2000a).

D'autres sous-domaines de l'anthropologie médicale, qui se sont ouverts plus récemment à l'investigation dans nos sociétés, tirant bénéfice de la réflexion entamée à propos des terrains étrangers, ont permis en retour d'alimenter l'anthropologie sociale en général : il en va ainsi de l'anthropologie des médicaments. La structuration de ce champ de recherche opérée initialement par Van Der Geest et Whyte (1988) à partir de recherches conduites dans les pays en développement a donné lieu à de nombreux travaux sur les domaines de la prescription, de la distribution et de l'utilisation des médicaments. L'anthropologie du médicament se développe aujourd'hui dans les pays anglophones et en France sur des questions diverses et autour de grands problèmes de santé publique, communs aux pays du Nord et du Sud : les surconsommations médicamenteuses, l'accès aux médicaments, les transgressions des normes de prescriptions par les professionnels, les détournements d'usage des médicaments, les stratégies commerciales, l'automédication, l'observance (Haxaire et al. 1998). La question de l'observance est sans doute une des plus largement traitées, bien qu'elle ne soit certainement pas la seule à devoir être examinée, surtout si l'on veut bien admettre le travers que peut receler une interrogation sur l'observance dès lors qu'elle implique d'étudier le phénomène avec le regard du médecin. Trostle (1988) considère ainsi l'idée de "compliance" comme une idéologie qui établit et justifie l'autorité du médecin. L'approche anthropologique du médicament s'est également appuyée sur l'analyse de ses usages sociaux et sur l'étude des catégories et des relations sociales construites autour de la production et de la distribution du médicament. Cependant, une anthropologie du médicament ne doit pas s'isoler du projet anthropologique général : il s'agit non seulement de connaître et de comprendre ce qui relève de l'usage des médicaments mais aussi ce que l'usage des médicaments nous révèle des individus et de la société (Fainzang, 2001).

Comme on l'aura compris ici, il ne s'agit pas seulement de mettre à mal les fondements du grand partage et d'affirmer qu'il y a autant de pertinence à travailler chez nous que dans les pays les plus traditionnellement étudiés par notre discipline [10], mais de souligner la nécessité, pour la connaissance des sociétés humaines, de mener des travaux qui se nourrissent des réflexions conduites et des résultats obtenus ici comme ailleurs. Ce qui veut dire qu'il convient à la fois de se servir de ce que nous a appris l'anthropologie exotique pour comprendre ce qui se passe chez nous, mais aussi de se nourrir des travaux conduits chez nous pour réinterroger les matériaux recueillis ailleurs. Ce mouvement dialectique est ce qui doit constamment sous-tendre une véritable démarche comparative, tant sur le plan de la construction des objets que sur celui des concepts. Si l'héritage de l'anthropologie exotique est certainement très riche pour l'anthropologie médicale conduite en terrain occidental car il lui donne les moyens de produire une analyse distanciée de nos conduites les plus quotidiennes, en retour, l'anthropologie médicale conduite chez soi permet de poser dans des termes nouveaux des questions fondamentales concernant les comportements de l'individu en société.


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* Sylvie Fainzang, anthropologue Cermes (Inserm) 182, boulevard de la Villette, 75019 Paris, France, [email protected].

[1] En témoigne le colloque européen "Medical Anthropology at Home", organisé par l'Université d'Amsterdam, et qui s'est tenu à Zeist (Pays-Bas) en avril 1998.

[2] Voir le n° spécial de la revue Anthropology and Medicine, "Medical Anthropology at Home" (van Dongen & Fainzang, eds., 1998), qui se propose d'examiner un certain nombre de questions épistémologiques liées au choix d'un terrain proche.

[3] Un problème que connaissent également les chercheurs travaillant dans les sociétés de l'ailleurs (Raynaut 1995).

[4] Une perspective qu'avaient en partie adoptée les travaux précurseurs de Latour et Wolgar (1988).

[5] À cet égard, je ne partage pas le point de vue de F. Zimmermann (1995) pour qui l'on ne peut récuser totalement le point de vue médical sous peine de ne plus faire que de l'histoire des religions.

[6] Dont certains résultats ont été présentés lors d'un atelier organisé par Olivier de Sardan et Gruénais en 1998.

[7] Voir par exemple Hours (1998) qui analyse l'humanitaire comme un fait social, un enjeu de pouvoir et un acteur sur la scène internationale, méritant d'être examiné d'un point de vue externe. Il estime qu'il faut considérer les rôles qui y sont tenus dans toute leur complexité et s'attacher à cerner les déterminants sociaux des conduites des acteurs et leurs conséquences réelles. Ainsi, la question sous-jacente de l'efficacité qui coure tout le long de son étude est-elle posée in fine, de manière explicite: efficacité pour qui?

[8] L'analyse du contexte social est également revendiquée par Olivier de Sardan (1999) comme un axe fort de l'anthropologie de la santé envisagée comme partie intégrante de l'anthropologie du développement.

[9] On notera que les travaux récents de Mary Douglas (1992, 1995) relatifs à une "théorie de la culture" qu'elle appelle de ses vœux, ne la dispensent pas d'être attentive au contexte socio-politique dans lequel émerge les phénomènes étudiés, comme celui de l'exclusion.

[10] Même si le défi majeur qu'a représenté par exemple l'irruption du sida pour les disciplines médicales a rendu plus crucial encore le rôle des sciences sociales et de l'anthropologie en particulier.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 31 mars 2009 9:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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