Sylvie FAINZANG
“De l'autre côté du miroir.
Réflexions méthodologiques
et épistémologiques sur l'ethnographie
des anciens alcooliques”.
Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de C. Ghasarian, De l'ethnographie à l'anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, pp. 64-75. Paris : Armand Colin, Éditeur, 2002.
Interroger aujourd'hui sa pratique ethnographique sur un terrain contemporain semble résolument s'inscrire dans le contexte général de la réflexion critique qui a cours de nos jours sur les questions méthodologiques, épistémologiques et théoriques que soulève le travail de l'ethnologue. Toutefois, faire part de ses interrogations, de ses doutes, ou de ses difficultés n'implique pas d'emboîter le pas du post-modernisme et de sacrifier à la mode autocritique et, à l'occasion, flagellante qu'il a contribué à fabriquer. Cette démarche dite réflexive ne me paraît avoir d'intérêt que dans la mesure où la réflexion qu'elle propose peut apporter quelque chose à la connaissance de l'autre, but que l'on ne peut servir qu'en recentrant sur les personnes étudiées ce sur quoi doit porter notre regard. Elle ne doit donc pas se tromper d'objet et ne pas conduire l'ethnologue à mirer sa propre image à travers le prisme du terrain. C'est dans ce contexte que se situe ici ce qui se propose d'être une contribution à la problématisation de la pratique ethnographique, à partir d'une expérience de recherche dans une association d'anciens alcooliques.
La décision de travailler sur une association d'anciens alcooliques ne fut pas le fruit d'une longue préméditation, liée à l'appel d'un nouvel objet ou d'un nouveau terrain. Si cette étude s'inscrit dans le droit fil de mes recherches en anthropologie de la maladie en France, menées à partir de 1985 dans une commune de la région parisienne (La-Ville-du-Bois, Département de l'Essonne), entreprises dans une perspective comparative avec mes travaux africanistes antérieurs (Fainzang 1986), le choix de cet objet fut en vérité, d'abord, accidentel. En effet, alors que je menais mes enquêtes sur les représentations et les conduites relatives à la maladie dans cette commune d'Ile-de-France (Fainzang 1989), je fus amenée à donner un léger infléchissement à mon objet en passant de la maladie en général à la "maladie alcoolique" en particulier, et, plus précisément, à un mouvement d'anciens buveurs intitulé Vie libre, au sein duquel les sujets réorganisent toute leur existence, de manière à la fois individuelle et collective, en vue de lutter contre l'alcoolisme. Il y avait donc là matière à poursuivre mes recherches sur la façon dont les individus et les groupes gèrent, intellectuellement et pratiquement, la maladie. Le premier contact avec le mouvement se fit par l'entremise d'une habitante du lieu où j'effectuais mes enquêtes, qui me proposa de rencontrer des "malades" et m'invita à assister à une réunion de l'association Vie libre. La rencontre avec ce groupe et la décision que je pris de poursuivre sa fréquentation en vue d'en faire le nouvel objet de mes investigations, me fit à fois sortir du lieu que j'avais choisi pour cadre de mes enquêtes et entrer dans un réseau. Cela constituait donc à la fois un élargissement de mon précédent terrain et une focalisation sur l'un de ses aspects.
Ma rencontre avec ce type d'association a donc été fortuite, et l'univers des individus qui y adhèrent fut pour moi une véritable découverte. Je me suis alors documentée sur les autres mouvements pour constater que les plus célèbres d'entre eux étaient à vocation religieuse (Croix d'or, Croix bleue) ou spiritualiste (Alcooliques Anonymes). Mon choix aurait pu se porter sur ces mouvements, a priori plus susceptibles de fournir matière et objet à l'investigation ethnologique. J'ai cependant choisi le plus rationnel de tous les mouvements ¾ en ce qu'il revendique des modes d'explication et de prise en charge de la maladie appuyés sur le discours scientifique de l'alcoologie, et dont le discours est relayé par de nombreux médecins ¾, pour y déceler les aspects symboliques, entreprise intellectuelle d'autant plus exaltante que les mécanismes mis en oeuvre pour construire son efficacité sont moins évidents à cerner. Le choix d'étudier un mouvement à l'exclusion des autres fut motivé par la spécificité de ce mouvement au regard des autres associations d'anciens buveurs (et tout particulièrement des Alcooliques Anonymes), et par le fait que le discours sur la "maladie alcoolique" qu'il diffuse se range sous un modèle que j'avais étudié lors de ma précédente recherche, où l'apparition de la maladie faisait l'objet de la mise en accusation de la société. Toutefois, bien que laïque, l'action thérapeutique qui s'organise à partir de cette assertion n'en recèle pas moins une dimension symbolique qui ressortit, au moins de manière analogique, au domaine religieux. A cela, il convient d'ajouter que les relations que j'avais nouées avec l'informatrice qui m'avait permis de connaître ce mouvement, me fournissaient une excellente introduction, ce qui est un élément appréciable pour l'accès au terrain.
Le mouvement Vie libre est composé d'anciens buveurs, hommes et femmes, et de leurs conjoints, appartenant pour la majeure partie d'entre eux aux catégories socioprofessionnelles des milieux populaires et des petites classes moyennes. A l'image des autres organisations d'anciens buveurs, Vie libre organise des réunions régulières dans lesquelles un certain nombre de points sont débattus. Il peut s'agir de tenter de régler un "cas" difficile (celui d'un membre du groupe en rechute ou celui d'un "malade" extérieur au mouvement), de faire part aux autres membres des difficultés rencontrées (dans son milieu familial ou dans sa pratique de militant), ou de prendre en charge de nouveaux malades. L'association suscite en outre des activités extra militantes, et en particulier festives, qui visent toutes à permettre aux individus de réorganiser leur vie, de renouveler leur réseau de relations et le sens de leurs actes.
D'emblée, la nécessité de me trouver une place dans le groupe s'est posée. Ma participation aux réunions était acceptable, mais à quel titre étais-je là? Comme médecin? Comme psychiatre? Qui étais-je? Le premier souci de mes informateurs fut de savoir si j'étais moi-même concernée par le problème de l'alcoolisme? Lors de ma rencontre avec le mouvement, je me présentai comme "ethnologue", et exprimai le souhait de participer aux prochaines réunions du groupe. On m'invita alors à faire un exposé sur l'alcoolisme dans les sociétés traditionnelles. J'acceptai de répondre à cette demande, consciente toutefois que je risquai par là même de me situer en position de spécialiste, et non plus comme un membre du groupe, dans une assemblée d'individus réunis autour d'une cause commune.
La distance que devait immanquablement créer cette position, et qui me semblait préjudiciable à une immersion et une participation optimales, me mit en situation de chercher à en compenser les funestes effets, en me rapprochant des membres du mouvement. J'ai donc choisi de me placer dans une position de plus grande affinité avec le groupe, en prenant une carte d'adhésion. Si un acte tel qu'une prise de carte est un élément important dans une démarche d'insertion, elle n'est pas sans poser le problème de savoir jusqu'où l'observateur peut et/ou doit adhérer. Aucune recette, certes, ne peut être donnée puisque chacun gère en fonction de ses idées les nécessités de l'immersion sur le terrain et celles de rester fidèles à ses convictions et à ses choix de vie.
Fort heureusement, le mouvement prévoit pour ses membres différents statuts en vertu de quoi on peut adhérer soit au titre d'abstinent soit au titre de sympathisant, lequel suppose un accord avec les objectifs de lutte contre l'alcoolisme sans pour autant qu'il nécessite de s'abstenir de boire. En effet, l'entrée d'un nouveau membre dans le mouvement s'accompagne de l'obtention d'une carte. Cette carte est rose ou verte. A l'issue d'une période probatoire de six mois, anciens buveurs et conjoints n'ayant pas bu une goutte d'alcool se voient remettre la "carte rose", qui signe l'accès au statut de "buveur guéri" pour l'ancien buveur, et d'"abstinent volontaire" pour son conjoint ou ses proches. La détention de la carte rose donne le droit de vote et la possibilité de prendre des responsabilités au sein du mouvement. La carte verte marque l'adhésion aux objectifs du mouvement et confère le statut de sympathisant mais non d'abstinent. C'est donc le statut que je résolus de prendre. La difficulté fut de résister à l'insistance que montraient les membres du groupe pour que je prenne une carte rose, témoignant ainsi qu'ils étaient prêts à me compter comme l'un des leurs. Mais je ne voulais pas les tromper. Il n'était pas concevable de leur laisser entendre que j'allais me livrer à une abstinence totale, alors que j'avais nulle intention de me priver, dans ma vie personnelle, de ce qui était pour moi un inoffensif plaisir. On me demanda si j'étais bien sûre de ne pas avoir un alcoolique dans ma famille, ce qui aurait fait de moi quelqu'un qui serait, comme eux, immédiatement concernée par l'alcoolisme, et m'aurait peut-être incitée à prendre la carte rose. Au désir qu'ils eurent très vite de m'intégrer, pensant sans doute accroître ainsi le nombre de leurs porte-parole, je ne pouvais répondre de façon entièrement favorable. Tandis que, quelques années plus tôt, sur un terrain africain, j'avais déployé tous mes efforts pour me rapprocher de mes informateurs, ici, au contraire, je tâchais de m'en distancier. Il y a là sans doute un aspect propre aux situations de militantisme où les gens tentent de s'agréger de nouvelles forces. Mais à être trop proche, je risquais de perdre l'acuité du regard que le métier d'ethnologue exige. Ils acceptèrent donc que, comme ethnologue, je me cantonne au rôle de sympathisant, même si certains ne comprirent pas tout à fait pourquoi j'étais là, comme me le révéla un jour l'un d'entre eux, qui croyait encore, au bout d'une année de fréquentation assidue du groupe, que j'étais oenologue.
Le fait que l'ethnologue ait été ici une femme ne semble avoir eu aucune incidence sur le déroulement de l'enquête, dans la mesure où les membres du mouvement Vie libre se définissent avant tout soit comme "buveurs guéris", soit comme "abstinents volontaires", les uns et les autres exprimant parfois le désir de se retrouver entre eux en-dehors des réunions plénières, et cela sans distinction de sexe, afin d'évoquer leur condition spécifique d'ancien alcoolique ou de conjoint d'alcoolique.
Mon adhésion n'eut pas pour effet de me contraindre à militer, puisque, "carte rose" ou "carte verte", milite qui veut. La liberté que j'avais de m'investir ou non dans la pratique militante ne me dispensa pas cependant de subir les conséquences du fait d'être partie prenante d'une société où se jouent des conflits, et par rapport auxquels j'étais tenue de me situer, comme par exemple, par rapport à la loi Evin sur l'alcoolisme. Il était clair, malgré tout, que planait dans le groupe une certaine attente. En l'occurrence, nombreux sont ceux qui attendaient notamment de moi qu'en tant qu'intellectuelle, j'écrive pour faire connaître l'action du mouvement. Déterminée à accéder à cette requête, je m'empressai d'ajouter toutefois que mon livre serait sans complaisance, et que je resterais seule maître de sa teneur. Contrairement à ce que j'avais pu connaître antérieurement, notamment lors d'une recherche sur la polygamie africaine en milieu immigré en France (Fainzang & Journet 1988), où je devais réaliser une ethnographie discrète et faire oublier ma curiosité, j'étais tenue ici de faire mon travail ostensiblement, et j'étais même rappelée à l'ordre si, lors de réunions, je ne notais pas quelque chose qui était jugé important par les membres du mouvement. (Leur vigilance tombait toutefois dans les moments autres que les réunions, qui ne sont pourtant pas les moins porteurs d'informations pour un ethnologue). L'attitude de l'ethnologue sur le terrain est donc en grande partie déterminée par le statut (clandestin ou au contraire militant par exemple) de son objet (le phénomène, le groupe ou la situation qu'il étudie), au regard de la société globale.
La participation aux réunions en tant que membre de l'association implique, pour l'ethnologue comme pour les autres, de se plier à certaines pratiques ritualisées, comme l'embrassade. Ainsi, en arrivant, chacun embrasse tous les autres (les hommes se serrent parfois la main). Le rôle de cette gestuelle est de réaffirmer les liens d'amitié et de solidarité entre des individus qui sont liés par une expérience commune, celle de la souffrance causée par l'alcool. Mais s'embrasser permet aussi de sentir l'haleine de ceux sur qui on a des doutes. Cet usage de l'embrassade est tacite. On ne peut se dérober à l'embrassade car ce serait laisser entendre que l'on veut s'exclure de la grande famille Vie libre, et que l'on refuse le rôle que s'est donné le groupe, c'est-à-dire celui de soutien affectif et celui de soignant contrôlant l'état de son malade.
Le choix de l'immersion s'accompagnait de la volonté de participer à toutes les activités des membres du mouvement, telles que Fête annuelle, sorties collectives, méchouis, visites à l'hôpital, etc., et de me comporter à leur image. En effet, assister aux réunions du groupe ne me paraissait pas devoir épuiser la saisie de l'objet étudié, les constructions symboliques élaborées par les sujets et les conduites qu'ils adoptent. Il s'est donc agi non seulement de faire des tournées avec eux dans les services hospitaliers pour observer leurs modes d'entrée en relation avec des alcooliques, mais aussi de les voir vivre au quotidien, afin d'examiner comment leur rapport à l'alcool, à la maladie et aux autres s'y exprime.
La familiarité acquise par la fréquentation assidue de ses informateurs, favorisée par l'appartenance à une même culture occidentale, ne prémunit malheureusement pas l'ethnologue contre les "gaffes", lesquelles peuvent être préjudiciables à la poursuite de son enquête. S'il n'est pas rare d'entendre des ethnologues exotisants (dont je fus) évoquer avec amusement ou désolation les erreurs commises auprès des populations étudiées, imputables à la méconnaissance de leur culture, en milieu occidental, on n'est guère plus à l'abri des bévues culturelles, dès lors qu'on se trouve face à un groupe qui partage un système de représentations différent de celui de l'observateur. En effet, si l'ethnologue peut imaginer sans difficultés qu'offrir des chocolats fourrés aux membres du mouvement Vie libre comporte le risque de se voir considéré comme un provocateur pour la raison que certains (chocolats) sont fourrés à l'alcool, il lui est certainement moins facile d'imaginer qu'offrir du parfum à une informatrice coquette, ou que proposer un sirop contre la toux à la victime d'une vilaine quinte, puisse être un objet de réprobation. La seule présence de substance alcoolisée peut être objet de malaise chez les anciens buveurs ou leurs conjoints, en raison des représentations associées à l'alcool. Et si consommer un coq au vin est inconcevable pour de nombreux anciens buveurs, quand bien même l'alcool est détruit par la cuisson comme les alcoologues s'évertuent à l'expliquer, c'est parce que l'on est en présence d'un système symbolique où l'alcool revêt une valeur bien autre que la seule valeur d'agent toxique.
Suivant en cela les injonctions du terrain, je fus amenée à me détourner momentanément des anciens buveurs pour me concentrer sur leurs conjoints. Au fur et à mesure de l'enquête, je pris en effet conscience de la place prise par les conjoints et de l'importance qui leur est accordée dans la doctrine et la vie du mouvement. Je constatai ainsi que les conjoints de buveurs avaient tendance à se considérer tout autant malades que les alcooliques eux-mêmes, et revendiquaient également la souffrance, dont l'expression est favorisée par le fait qu'il leur est reconnu un statut spécifique à l'intérieur du groupe, suggérant un rapport non moins spécifique à l'alcool et à la maladie. Cette donnée m'a conduite à m'interroger sur le contenu de l'idée de contagion.
Une des difficultés inhérentes à la position de l'ethnologue est la nécessité dans laquelle il (ou elle) se trouve de ne pas émettre d'avis ni de jugement sur ce qu'il observe. Ainsi, de même que je ne pouvais dire que je désapprouvais tel ou tel type de traitement administré par un guérisseur africain, de même étais-je supposée devoir ne rien dire lorsque je voyais un homme suggérer à un autre d'administrer des anti-dépresseurs à son épouse pour l'empêcher de recommencer à boire, un conseil qu'il se sentait d'autant plus autorisé à donner que les anciens buveurs estiment qu'ils connaissent mieux que quiconque la "maladie alcoolique". A l'instar de certains guérisseurs africains qui, chez les Bisa du Burkina par exemple, ont été victimes de la maladie qu'ils savent désormais soigner ("Il faut avoir connu la maladie pour pouvoir la reconnaître", disent-ils), ici, il faut avoir connu la maladie pour la comprendre et pour comprendre les "malades alcooliques".
Ma proximité avec le groupe, en même temps que ma position de personne un peu en marge, me mit en position de recevoir des confidences, par exemple de conjoints qui, craignant la désapprobation du groupe, se gardent de lui faire part de leur consommation épisodique d'alcool, tout en ayant opté pour la prise de la carte rose. Toute la difficulté est que ces confidences doivent garder le statut de confidences vis-à-vis des autres membres du groupe, mais doivent prendre le statut de matériau ethnographique dans le cadre de l'enquête.
La difficulté devient plus grande encore quand la confidence retraitée en matériau ethnographique pose, dès lors qu'il s'agit de le rendre public, un problème d'ordre éthique, lié au fait qu'il rend difficile de concilier plusieurs nécessités: celle de restituer la vérité des faits dans la recherche en sciences sociales, celle de respecter les souhaits du groupe étudié, et celle d'œuvrer efficacement pour la santé publique, comme on va le voir avec l'exemple qui suit.
L'action de ce mouvement repose sur le postulat, d'ailleurs commun à tous les groupes d'anciens buveurs, selon lequel l'alcoolique sevré doit observer une abstinence totale et définitive s'il veut sortir de son alcoolisme. Ce point de vue est partagé par la majeure partie des alcoologues en France qui considèrent que lorsque la dépendance s'est installée, l'atteinte des membranes cellulaires de l'individu est telle que la prise d'un verre d'alcool, même dix ou quinze ans après son sevrage, pourrait le faire retomber dans la dépendance. Ce point de vue est controversé. Des études américaines ont ainsi établi qu'un certain pourcentage d'anciens buveurs pouvaient boire de façon normale quelques années après leur cure. Ces études ont été dénoncées par ceux qui considèrent qu'elles portent préjudice aux alcooliques stabilisés, dans la mesure où elles peuvent conduire ces derniers à essayer de boire à nouveau et donc à retomber dans le cycle infernal de la maladie. Selon les détracteurs de ces études, il faut dire aux anciens alcooliques qu'il est impossible de boire de nouveau une seule goutte d'alcool de sa vie. Il n'était bien sûr pas de ma compétence ni de mon ressort de me prononcer sur cette question. Ce qui m'a intéressé dans cette affaire est la manière dont les anciens buveurs gèrent ce type de situation. En l'occurrence, dans le groupe que j'ai étudié, il s'est trouvé un ancien buveur qui, après une cure de désintoxication, n'a jamais complètement cessé de boire et qui aujourd'hui, huit ans après, boit un peu, régulièrement, ainsi qu'il me l'a confié, tout en vivant normalement. Sa femme le sait, sans doute certains membres du groupe le savent-ils, mais personne n'en parle. Il est une sorte de cas limite, de cas tabou sur lequel il faut faire le silence et les allusions qui laissent entendre que certains membres du groupe ne sont pas dupes ne donnent jamais lieu à une parole ouverte, explicite sur son cas. Tout se passe comme s'ils étaient soucieux de ne pas mettre en question un principe fondamental de la lutte anti-alcoolique menée par les associations d'anciens buveurs, alors même que le groupe ne se prive pas d'un libre parler lorsqu'il s'agit d'une véritable rechute. Or ici, point de rechute. Cet ancien alcoolique vit normalement tout en continuant de boire un peu, et fournit à ce titre un contre-exemple au modèle abstinent que diffuse Vie Libre. Son cas est subversif puisqu'il infirme le postulat sur lequel se fonde l'action militante du mouvement. Si ce cas est tu, c'est qu'il met en cause cette équation et que la croyance dans sa validité totale (et pour tous) est jugée nécessaire à la guérison de la plupart.
Dans ces conditions, que doit faire le chercheur? Que doit-il écrire et ne pas écrire? Doit-il diffuser la vérité des faits au risque de faire vaciller les bases de la volonté d'abstinence de nombreux alcooliques sevrés? Ou doit-il, par respect pour le groupe, taire ce contre-exemple? Comme on le voit, le problème est celui des choix auxquels l'ethnologue est confronté, entre celui de servir une association, de servir la cause qu'elle défend ou celui de servir la réflexion et la connaissance. La question revient à établir des priorités dans les objets que l'on s'assigne. Pour quelle cause œuvre le chercheur? Pour l'action ou pour la connaissance? Les deux s'accordent-ils toujours? Cette question pose le problème de la responsabilité du chercheur face à l'action, car si son désengagement de l'action le situe dans la recherche fondamentale, comment peut-il gérer des données dont la connaissance portée au public est susceptible de nuire à l'action menée par d'autres. La question est donc celle de la soumission du chercheur à un impératif militant. Par ailleurs, quels bénéfices comporterait le fait de dissimuler ces données et pour qui? De quelle efficacité s'agit-il? Y a-t-il toujours compatibilité entre efficacité en santé publique et efficacité en sciences sociales? Voilà donc les questions qui m'assaillirent. Toutefois, le rôle de l'ethnologue n'est pas de chercher à changer la culture ou la situation qu'il étudie, mais de la comprendre. Il ne s'accommode donc pas d'un travail militant car, pour la comprendre, il lui faut d'abord la décrire, mais en aucun cas la prescrire [1]. Je tranchais alors en m'accrochant à ma mission scientifique. Traitant cette donnée comme un matériau ethnographique, je devais non pas contourner le problème mais au contraire souligner et analyser les raisons qui en faisaient précisément un problème. Cela me conduisit à montrer que la manière dont le groupe gère le cas de ce buveur révèle que ce type d'associations ne peut supporter une telle dissidence, qui sape les fondements même de sa doctrine et de son activité militante contre l'alcoolisme, et à intégrer cette analyse dans le cadre d'une réflexion sur la gestion de la parole dans le groupe étudié.
La scientificité et la distance que l'ethnologue tente de conserver ne l'empêche pas de pouvoir être atteint par la charge émotionnelle de certaines situations observées ou vécues sur le terrain. Dans ces conditions, il lui faut se contraindre à garder un certain recul pour en analyser les ressorts et, dans tous les cas, veiller à ce que soit maintenue la distance à l'objet. La distance est toutefois très difficile à maintenir compte tenu du fait qu'il peut partager avec ses informateurs un certain nombre de représentations, imprégné qu'il peut l'être des discours du sens commun en tant que membre de la même société. La difficulté est probablement plus grande encore si l'ethnologue est également médecin (ce que je ne suis pas), dans la mesure où son regard peut être biaisé par un autre discours, le discours médical. Et je me risquerai à affirmer qu'il est préférable de ne pas être médecin pour faire de l'anthropologie de la maladie tout comme il est préférable de ne pas être prêtre pour faire de l'anthropologie religieuse.
Le maintien de cette distance passe par l'adoption d'une posture intellectuelle qui consiste à considérer tous les matériaux recueillis comme étranges, sinon étrangers à soi. Sous cet angle, il me semble tout à fait faux de croire comme le font certains auteurs (cf. Hennigh 1981) , et peut-être même préjudiciable pour l'ethnologie, que les chercheurs occidentaux puissent être leurs propres informateurs. Même culturellement proche, l'"informateur" doit rester un autre.
Mais tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant. Car si je perçois l'autre comme un autre et si je parviens à le construire comme un autre lorsqu'il est trop proche, comment, lui, me perçoit-il? Me perçoit-il comme un autre ou comme un proche? La proximité ou la familiarité établie avec ses informateurs n'est pas sans poser de vrais problèmes: qui n'a pas connu sur son terrain le cas d'un homme ou d'une femme qui considérait l'ethnologue comme son propre fils ou sa propre fille? Et qui ne s'en est pas enorgueilli, comme la preuve tangible d'une intégration parfaitement réussie? Mais si une des femmes du groupe me considérait effectivement, disait-elle, comme sa fille, moi, je ne la considérais pas pour autant comme ma mère! L'implication de certains sujets dans la relation d'enquête est parfois plus grande que celle de l'ethnologue. La relation n'est jamais symétrique. C'est une des raisons pour lesquelles il me paraît hypocrite de préférer parler d'"interlocuteur'" plutôt que d'"informateur", au motif que le recours à la notion d'"interlocuteur" rendrait mieux compte de l'implication du chercheur sur le terrain. La situation d'interlocution suppose une égalité, ou plus exactement un échange, qui n'est pas réalisé ici. Car, quoi qu'on en dise, l'autre ne produit pas de discours sur cette relation comme le fait l'ethnologue au moyen de l'écriture ethnographique. En outre, revendiquer le statut d'interlocuteur, c'est se donner un trop grand rôle sur le terrain. Il convient d'apprendre à se fondre, à taire ce que l'on pense, et essayer de se faire oublier. La reconnaissance de ce syndrome du caméléon qui doit affecter l'ethnologue n'est pas une concession au positivisme, puisqu'il est évident que la présence de l'ethnologue sur le terrain est productive, et qu'on ne peut occulter son impact sur le recueil des données, mais au moins réduit-elle le risque d'étouffer les faits observés sous le poids de l'observateur. Aussi, contre ce que l'on a pu appeler le narcissisme méthodologique, il me semble préférable de prôner une humilité méthodologique. De la tentative de neutralité et d'humilité méthodologiques seules, peuvent naître les conditions d'une réflexion féconde sur la production du savoir ethnologique. Si l'on ne peut se débarrasser d'un revers de la main des problèmes que l'on rencontre sur le terrain et qu'il est légitime et nécessaire de les considérer avec l'attention d'un entomologiste, il ne faut pas pour autant se tromper d'objet et ne pas se contenter de regarder, après l'avoir habillée de tain, la loupe avec laquelle on se propose de les examiner.
Références bibliographiques:
Fainzang Sylvie, 1986, "L'intérieur des choses". Maladie, divination et reproduction sociale chez les Bisa du Burkina, Paris, L'Harmattan (Préface de Marc Augé).
Fainzang Sylvie, 1989, Pour une anthropologie de la maladie en France. Un regard africaniste, Paris, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Fainzang Sylvie, 1996, Ethnologie des anciens alcooliques. La liberté ou la mort, Paris, Presses Universitaires de France (Collection: "Ethnologies").
Fainzang Sylvie & Odile Journet, 1988, La femme de mon mari. Etude ethnologique du mariage polygamique en Afrique et en France, Paris, L'Harmattan.
Ghasarian Christian, 1997, "Les désarrois de l'ethnographe", L'Homme 143: 189-198.
Hennigh Lawrence, 1981, "The Anthropologist as Key Informant: Inside a Rural Oregon Town", in: Anthropologists at Home in North America, Methods and Issues in the Study of One's Own Society, (Messerschmidt ed.), Cambridge, Cambridge University Press: 121-132.
[1] Sur ce qui distingue à ce propos l'ethnographie critique de l'ethnographie traditionnelle, cf. Ghasarian 1997.
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