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LE RACISME.
Ténèbres des consciences.
Avant-propos
Tentative de définition du racisme
Hanania Alain AMAR
Le mot race apparaît dans la langue française vers la fin du XVe siècle, en 1490 environ. Au XIXe siècle, on l'utilise essentiellement dans le domaine hippique pour parler des chevaux de bonne race. Il faudra attendre 1932 pour que le terme racisme, suivi par celui de raciste apparaisse dans notre langue. En fait, on le trouve dans le dictionnaire Larousse dès 1930. Sur le plan législatif, il fut utilisé pour la première fois en France dans la promulgation du décret-loi Marchandeau, du 21 avril 1939, qui réprimait la diffamation commise par voie de presse envers « un groupe de personnes appartenant par leur origine à une race ou à une religion déterminée » dans le but d'inciter à la haine. L'utilisation du mot race sur un plan juridique en validait et établissait le concept et ouvrait ainsi la porte aux lois raciales de Vichy et aux statuts des Juifs, puisqu'il y en eut deux moutures.
Le mot race ne vient pas de racine, mais de ratio : sphère, ordre des choses [1].
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On en retrouve trace dès le IVe siècle après J.-C. : ce sont des savants qui l'utilisent à propos d'animaux ou de fruits au sens d'espèce. Étymologiquement, précise Bernard This [2], le vocable race vient de l'ancien provençal razza attesté vers 1180 qui désigne « la bande d'individus qui se sont concertés dans un certain but, complot, conjuration ». En Italie, razza signifie la convention entre gens du même métier ou membres d'une même famille.
Rappelons l'existence du Code Noir, promulgué en 1685, qui avait pour but de « régler ce qui concerne l'état et la qualité des esclaves » dans les Antilles françaises et en Guyane. Le vocable race n'y figure pas. La référence à l'esclave est manifeste et il est bien évident que l'esclave ne peut être que noir ! Une deuxième version du Code Noir voit le jour en 1724 pour la Louisiane. La notion de race y est beaucoup plus évidente [3].
Les dictionnaires y sont « tous allés de leur définition » ! Selon le Robert, le mot race ne serait apparu pour l'espèce humaine que vers 1684. This mentionne le Petit Larousse illustré de 1969 qui définit le racisme comme :
« Un système qui affirme la supériorité d'un groupe racial sur les autres, en préconisant en particulier la séparation de ceux-ci, à l'intérieur d'un pays (ségrégation raciale) ou même visant à l'extermination d'une minorité (racisme antisémite des nazis). »
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Il cite avec consternation Charles Richet [4], médecin français qui écrivait en 1919 :
« Nous créerons parmi les races qui peuplent la terre, une véritable aristocratie, celle des blancs de race pure, non mélangée avec les détestables éléments ethniques que l'Afrique et l'Asie introduiraient parmi nous. »
Hitler et ses semblables n'ont eu qu'à se servir parmi la multitude d'écrits de ce genre et laisser parler leur haine viscérale, mais le dictateur nazi n'était, certes, pas le seul coupable.
Le régime nazi a fonctionné comme un gigantesque ordinateur zélé, bête, mais efficace, qui a rejeté les individus non formatés correctement, non conformes à ses propres exigences. Il a pratiqué l'amalgame par rapport aux sujets « indésirables » : Juifs, Tziganes, francs-maçons, communistes, malades mentaux, homosexuels, opposants politiques. Pour les cinq dernières « catégories », il n'était pas question de race même si l'objectif proclamé était la race aryenne exaltée par Adolf Hitler et Joseph Goebbels. N'oublions pas que ces deux chantres du nazisme étaient tous deux petits, bruns, malingres (de surcroît, Goebbels était estropié), mais ils glorifiaient une race aryenne constituée d'individus grands, blonds, aux yeux bleus, modèle qu'ils étaient loin d'incarner !
Que dire alors du sort de ces « déshérités » particulièrement malchanceux affligés de « tares » cumulées ? Tous les cas de figure ont existé en prenant en compte les variables honnies par les nazis : Juifs, Tziganes, homosexuels, francs-maçons, communistes, malades mentaux...
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Certes, les bourreaux ne pouvaient pas les exterminer deux ou plusieurs fois pour leurs « crimes » contre la prétendue race aryenne, mais tant de ces victimes ont vécu une effroyable déshumanisation conduisant à leur anéantissement physique et psychique, comme en a si douloureusement témoigné Primo Lévi.
Laissons Axel Kahn [5] conclure ce chapitre : « Les races humaines, au sens strict, n'existent pas, c'est clair. Mais l'important dans le racisme, c'est que les gens voient une différence et l'appellent race. Et il ne suffît pas de supprimer ce mot pour supprimer le racisme. À cet égard, l'exemple de l'ancienne Yougoslavie est terrible : les trois peuples qui s'entretuent sont tous des Slaves du Sud, le même groupe ethnique, le même lignage indifférencié, les uns convertis au catholicisme, les autres à l'orthodoxie et les troisièmes à l'islam. Et le racisme est très fort entre eux. La réalité ou la non-réalité des races jouent très peu dans l'esprit et la naissance du racisme. Scientifiquement, pour qu'il y ait une race, il faut qu'elle soit génétiquement isolée des autres, autrement on a un continuum. Chez l'Homme, il existe des groupes ethniques différents : un Viking et un Pygmée ne se ressemblent pas, et, en moyenne, on peut même faire la différence entre un Alsacien et un Corse, mais c'est un continuum. Du Groenland à l'Équateur, vous traverserez des régions avec un passage progressif, par exemple les gens sont de plus en plus foncés. Au sein d'une espèce animale, une race est un groupe d'individus dont les ressemblances créent une homogénéité importante, la diversité génétique au sein d'une race étant petite par rapport à la diversité génétique entre deux races.
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Ce n'est pas du tout le cas chez l'Homme où existent davantage de différences génétiques entre deux Noirs qu'entre un Finlandais et un Andalou ou un Chinois.
Les premiers hommes se sont, semble-t-il, diversifiés en Afrique. Ce n'est qu'ensuite qu'un petit nombre d'Africains auraient émigré, peuplant le reste du monde. C'est pourquoi la diversité génétique est aujourd'hui plus grande en Afrique qu'ailleurs.
Mais toutes ces considérations scientifiques, ethnologiques, ont peu d'importance car le racisme, c'est le rejet de l'autre.
On craint l'autre et on veut rapidement se donner les moyens intellectuels de lui dénier la dignité qui protège les gens de son clan, de sa famille, de son groupe, de sa race. C'est un phénomène d'autojustification pour légitimer qu'on n'étende pas la protection due à la dignité des gens du clan aux personnes d'un groupe extérieur. Si les personnes sont physiquement très différentes, ce sera plus facile à faire valoir qu'entre Bosniaques serbes et musulmans.
D'après les principes de l'évolution, il n'y a aucune raison de penser que se soient différenciées des capacités mentales différentes selon les régions du globe. L'Homme est récent. Tous les hommes de la planète sont très probablement issus d'un petit groupe d'individus qui a vécu il y a 150 000 ou 200 000 ans en Afrique. Les conditions qui ont permis à l'homme de survivre dans une nature hostile étaient les mêmes partout. Il a pu se maintenir et proliférer parce qu'il était plus intelligent que les autres espèces vivantes. »
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NOTES ET RÉFÉRENCES
Pour faciliter la consultation des notes en fin de textes, nous les avons toutes converties, dans cette édition numérique des Classiques des sciences sociales, en notes de bas de page. JMT.
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[1] Cf. Cicéron, Catilinaires, 2, 9 : in Dissimuli rationae. L. : dans une autre sphère, dans un ordre de choses différent.
[2] B. This : Mythes et racisme, Paris, Le Coq-Héron, n° 92/1984, pp. 21-28.
[3] Le Code Noir désigne un ensemble de textes comportant : l'Édit du Roi Louis XIV sur la police de l'Amérique française, rédigé par Jean-Baptiste Colbert dès 1681, signé par son fils Jean-Baptiste Colbert en 1685 et promulgué sous forme de décret royal par Louis XIV le 20 mars 1685. Le Code Noir est composé de l'ensemble des textes législatifs relatifs à l'esclavage depuis 1685. Censé au départ défendre les Noirs contre les abus, ce Code Noir en soixante articles servit en réalité à codifier l'esclavage et la traite des Noirs, présentant ceux-ci comme une véritable marchandise.
En 1723, il s'applique à Bourbon (devenue plus tard l'île de la Réunion) et à l'île Maurice. C'est au tour de la Louisiane de le mettre en application en 1724.
La Convention abolit l'esclavage en 1794 et Napoléon Bonaparte le rétablit en 1802 pour l'inclure dans le Code Civil en 1803. Il ne sera abrogé qu'en 1848.
II comporte des dispositions consternantes dont nous livrons quelques extraits :
Art. 2.
Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine.
Enjoignons aux habitants qui achètent des nègres nouvellement arrivés d'en avenir dans huitaine au plus tard les gouverneur et intendant desdites îles, à peine d'amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire instruire et baptiser dans le temps convenable. Art. 12.
Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres différents. Art. 33.
L'esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse ou le mari de sa maîtresse, ou leurs enfants avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort.
Art. 38.
L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois à compter du jour que son maître l'aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lys sur une épaule ; s'il récidive un autre mois à compter pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d'une fleur de lys sur l'autre épaule ; et, la troisième fois, il sera puni de mort.
Art. 42.
Pourront seulement les maîtres, lorsqu'ils croiront que leurs esclaves l'auront mérité, les faire enchaîner et les faire battre de verges ou cordes. Leur défendons de leur donner la torture, ni de leur faire aucune mutilation de membres, à peine de confiscation des esclaves et d'être procédé contre les maîtres extraordinairement.
Voir : Louis Sala-Molins : Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, 2002, P. U. F., collection Quadrige.
[4] C. Richet : La Sélection humaine, Paris, F. Alcan, 1919, pp. 58, 232.
[5] Les Idées, janvier 1997. « Le racisme à l'épreuve de la science », par Jean-Claude Oliva. Entretien avec le professeur Axel Kahn, médecin généticien, directeur de l'unité de recherches en génétique et pathologie moléculaire de l’INSERM, membre du Comité national consultatif d'éthique.
Site Internet : www.regards.fr/archives/1997/199701/19970lide01.html
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