Georges-Arthur Goldschmidt
Traducteur, écrivain et essayiste
né en Allemagne en 1928 et naturalisé Français en 1949
HEIDEGGER ET LA LANGUE ALLEMANDE
I. Langue et espace.
Article tiré d’un séminaire prononcé au Collège international de philosophie, de 2004 à 2007. Article publié dans la revue LENDEMAINS, no 117, 2005, pp. 124-140.
[124] La langue allemande souligne sa relation à l’espace tout autrement que le français. Le français élude ce que l’allemand souligne. Tout y est situé selon une position précise et selon les changements de lieu. L’allemand, contrairement au français, a largement gardé la flexion venue du latin. Toute la grammaire allemande, donc la pensée intime de la langue, (voir ce qu’en dit Heidegger dans Was heißt Denken) est marquée par la relation à l’espace concret et figuré tel que le mentionne Leibniz qui se dit Raum et signifie d’abord, campement, espace libre ou lit et qui apparenté à room anglais semble provenir d’un verbe indo-européen, déboiser donc créer un espace libre.
À chaque instant la relation à l’espace est précisée puisque l’ensemble prépositionnel qui sert à donner son sens à tout le système verbal repose sur un ensemble de particules ou prépositions spatiales ou locutions adverbiales qui établissent la signification du verbe employé : dessus ou sur, dessous ou sous, autour de, hors de (p. ex. auf, unter, über, um, etc.). Plus de 500 mots souches sont fabriqués avec le seul über = au dessus, plus de mille rien qu’avec auf = sur. Avec aus = hors de, en, existent env. 1200 substantifs et qui peuvent aussi bien être des verbes, ce qui fait 2400, si mon compte est bon et ainsi à l’avenant, de préposition en particule.
La localisation de la pensée dans l’espace est particulièrement marquée en allemand au point que les concepts en deviennent d’une certaine manière visibles. De plus ce que Freud appelle Wortvorstellung (représentation de mot) tient une place essentielle dans le langage philosophique toujours ramené plus ou moins à une figuration concrète, à un schéma a priori, à une silhouette qui se dessine devant l’œil intérieur. Tout S/Z [1] repose sur une sorte d’édification visuellement sous-jacente groupée autour de quelques articulations fondamentales.
Ce n’est pas par hasard que les §§ 22 à 24 de S/Z insistent tant sur la Räumlichkeit, la spatialité, sauf qu’en allemand la figure verbale de Raum est cubique, Raum comme room est aussi une chambre, une pièce, ce n’est que tardivement que ce sens d’espace s’est étendu au français. Or la Räumlichkeit ne tardera pas à se confondre avec l’idée de Reich puisque dès le discours fait aux 600 chômeurs rassemblés le 22 octobre 1933 dans le grand auditorium de l’université de Fribourg, Heidegger regrette que 18 millions d’Allemands soient encore exclus du Reich, ce qui revenait à dire que la Sarre, les Sudètes et la partie perdue de la [125] Prusse occidentale (West-Preussen et Posen) étaient encore inclus dans l’espace allemand tel qu’il fonde en tant que spatialité la pensée de Heidegger.
La préposition spatiale détermine la signification. L’ensemble des verbes est construit sur leur organisation spatiale, si bien que contrairement à une idée inexpugnable, il n’y a guère de pensée dite « abstraite » possible en allemand, sans référence verbale aux éléments spatiaux. La plus grande partie du vocabulaire allemand est ainsi constituée de mots dont un composant établit toujours une représentation spatiale et celle-ci dut-elle passer inaperçue à l’usager.
On aurait du mal à trouver une phrase où ne figurerait pas au moins un seul préfixe ou une préposition spatiale : auf, über, etc. La traduction directe ne peut en rendre compte, ainsi le re de revenir wiederkehren ou de retourner (zurückkommen) p. ex. n’implique aucune localisation spatiale, mais il se trouve que wieder et zurück indiquent l’un le retour dans le temps et l’autre le retour dans l’espace.
Si je puis dire Die Wiederholung holt manches zurück, on ne peut le traduire en français que par « la répétition ramène ou fait remonter bien des choses », sans pouvoir séparer le re- spatial français (zurück) du re- temporel (wieder) et tout est à l’avenant. L’espace, der Raum est partout présent et enclôt partout l’expression.
Là où Thomas Mann emprunte à sa façon le deutscher Sonderweg, la voie particulière de l’Allemagne et affirme son anti-occidentalisme et en vient, pourtant deux ans plus tard, à soutenir la République de Weimar, Heidegger, lui s’il part de prémisses comparables suit un parcours tout différent.
Heidegger édifie sa pensée à une époque clé du désarroi allemand. Incertitude et désorientation dominent. Ce pays vaincu et humilié est parcouru alors de courants contradictoires et de convulsions d’une force extrême : de la gauche révolutionnaire à l’extrême droite. Tous les courants intellectuels et artistiques se croisent au milieu d’un extraordinaire bouillonnement d’idées et d’oppositions. C’est l’époque des grands mouvements de jeunesse, en particulier où la Bündische Jugend prend le relais du Wandervogel, le mouvement des « oiseaux migrateurs », un mouvement qui réunissait des centaines de milliers de jeunes allemands, hippies avant la lettre dans un premier temps qui tentaient d’échapper aux contraintes et aux artifices de la vie moderne et urbaine et formèrent les sinistres Kinderbataillone, ces très jeunes gens dont on se débarrassa tant à Verdun qu’en d’autres lieux d’épouvante. Après la guerre ils se divisent selon des clivages politiques de plus en plus nets qui entraînent autant d’orientations de pensée différentes.
Or, c’est, dans ce climat de malaise, d’exaltation et de désorientation que Joseph Rovan, Christian von Krockow, Nicolaus Sombart, Hans-Ulrich Thamer ou bien d’autres ont très bien décrits que la pensée de Heidegger prend place au sein de ce que lui-même et d’autres nomment le Verfall, le déclin.
La pensée de Heidegger dans Sein und Zeit procède d’un état de contraction, de resserrement de l’espace corporel, tel que l’éprouvaient beaucoup d’Allemands au lendemain de la catastrophe où sombra le ruheloses Reich, l’empire agité de l’agité et déjà amateur de génocides, (von Trotha en Namibie, le Sud-Est africain) [126] Guillaume II. Tout un pan de la pensée allemande d’alors se referme sur elle-même, c’est ce qu’on a nommé la Festungsmentalität, l’esprit de forteresse.
C’est dans ce climat très particulier que naît Sein und Zeit comme la manifestation la plus cohérente et la plus radicale du très ancien soulèvement allemand contre ce qu’on nomme la métaphysique occidentale « mit beklemmendem Ungestüm » (avec une oppressante tempétuosité) comme le dit Thomas Mann dans le Doktor Faustus. Il s’agit d’un rejet massif, essentiel tel que l’exprimera en 1947 la Lettre sur l’Humanisme et tel que le concrétise la langue de Sein und Zeit, vite célèbre dans les milieux étudiants et intellectuels du temps, langue de délimitation du champ linguistique. S/Z inaugure une langue nouvelle, jamais écrite encore et pourtant d’emblée à la fois familière et saisissante, inédite et reconnaissable, tout à la fois, au point que Heidegger dira lui-même à une étudiante qui comme tant d’autres emprunte sa langue, l’anecdote est bien connue, hier wird nicht geheideggert, ici on ne heideggerise pas.
Il convient donc de s’interroger sur cette langue qui six ans après S/Z s’engage dans une proximité fatale avec la LTI, la lingua tertii imperii, la langue du troisième Reich dont Victor Klemperer, Lutz Winckler ou Peter von Polenz parmi d’autres ont entrepris l’analyse, proximité fatale au point que les discours de 1933-34 ou les cours de 1935 paraissent joindre le dire philosophique à la LTI, cette étape capitale sur la voie du suicide de l’Europe. Il convient donc dans un premier temps de situer cette expression linguistique au sein même de l’emploi ou plutôt des emplois de la langue allemande.
On s’efforcera de voir comment la pensée gigantesque de Heidegger s’institue à la fois dans son dire et dans ce qui s’y dérobe, mais aussi dans la tragédie de la proximité au nazisme comme si celle-ci pouvait quelque part déjà être recelée dans cette pensée même par un malentendu qu’il convient d’interroger. Tout se passe comme si sa pensée était toute entière dans une formulation piégée par son usage de la langue, mais qui s’exprime aussi dans des textes lumineux et irréfutables comme p. ex. Seyn und Macht dans Besinnung, vol. 66.
Heidegger est cependant totalement tributaire de sa situation au sein de la langue au point où il la fait sienne comme si certaines conséquences en avaient été impliquées dès le début. Ce qui ne cesse de frapper le lecteur, c’est à partir de 1927 (S/Z) le rôle qu’y a joué une langue sans réplique, une langue de propulsion, de poussée en avant et de créations de figures verbales magnifiques pour ensuite, en pleine guerre passer dans les Vorlesungen à une langue lyrique, puis de donner lieu, à partir de 1950 à une langue toute différente, neutre, presque indifférente, sinon plate dans certains textes.
La philosophie ne peut guère échapper aux tentations que lui offre la langue allemande, à celle en particulier qui rend la laideur haïssable (laid = haïssable, hässlich). Il est même fort difficile de résister à ses sollicitations et il faut avoir le philosophique chevillé au corps pour ne pas répondre aux appels du mot que lui fait la [127] langue allemande. On sait que très tôt on a attribué à l’allemand une proximité toute particulière avec le philosophique et une disposition à son expression. L’allemand a été estimé être la langue du propre (das Eigentliche), la seule à pouvoir exprimer la vérité.
Dès le XVIe siècle, cette idée est présente dans les écrits des humanistes allemands, tels Conrad Celtis ou Ulrich von Hutten sinon Luther dont le célèbre texte An den christlichen Adel deutscher Nation n’est pas resté sans écho, le « los von Rom » (débarrassons nous de Rome), en ayant été l’articulation première. Ce problème sera à la base du Ve Discours de Fichte p. ex. et traversera comme un ressentiment secret tout un pan de l’histoire de la pensée allemande.
Il y a lieu d’abord de remarquer que deutsch n’est pas une désignation géographique, mais un adjectif formé sur -tiut, taut qui signifiait peuple, teutisk = du peuple, deutsch est formé en -isch comme völkisch, ce qui n’est pas un hasard. Deutsch signifie du peuple et Deutschland est le pays du peuple, ce n’est pas une désignation ethnique comme Belge. Deutschland est une désignation différente p. ex. du gothique alaman, une peuplade frontalière germanique, d’où aussi Der Alemanne, Kampfblatt der Nationalsozialisten Oberbadens où Heidegger s’est tout de même plu à écrire (Der Alemanne, bulletin de combat des nationaux-socialistes du Haut-Pays de Bade).
Rien que le mot Deutschland, lorsqu’on se met à jouer de ce qu’il veut dire, pose d’emblée une revendication d’authenticité toute particulière : le pays du peuple, le seul à se désigner ainsi. Une vieille revendication de pureté germanique traverse, en effet, toute une partie de l’histoire confuse et complexe, en tout cas dramatique de ce pays et la réalisation de cette revendication de pureté, s’est toujours tragiquement terminée par une série de catastrophes qui marquent langue et pays au plus profond.
Pour l’essentiel, d’ailleurs l’usage de l’allemand est largement dominé par l’Obrigkeitsdenken, par une pensée orientée vers et par l’autorité, ainsi jusqu’au milieu du XIXe siècle un supérieur ne s’adressait jamais directement à un subordonné, mais à une tierce personne supposée : « Morgen früh geht er Brot holen. », structure qui a profondément marqué l’expression de la pensée. Cela ne reste pas sans conséquences politiques. Le sujet l’est en allemand encore plus qu’en français puisqu’il est ein Untertan, un mis dessous, un soumis, le mot « sujet » est moins directement compréhensible, le sens est le même, mais il se voit moins, au dessus du Untertan (celui qui est mis dessous = le sujet) se situe die Obrigkeit, l’autorité hiérarchique littéralement « Ce qui est au dessus », comme si la soumission était clairement inscrite dans la disposition linguistique.
Cela n’empêcha pourtant pas les Allemagnes de connaître un extraordinaire développement de la presse et un affinement constant des modes d’expression et ceci surtout à la moitié du XVIIIe siècle qui verra la philosophie s’exprimer en allemand pour la première fois avec Christian Wolff.
C’est à partir de ce moment là, qu’au désespoir de Goethe, se met véritablement en place la confusion entre pensée et germanité, comme affirmation essen-[128]tielle de détention de la vérité, chez Fichte, chez Jahn, Ernst-Moritz Arndt et bien d’autres. La soudaine découverte des ressorts et des possibilités d’expression de l’allemand, envisagées par opposition au français, vont conduire au début du XIXe en Allemagne à un recentrement autour de ce qui jusque là ne s’exprimait qu’indirectement. La philosophie sera le terrain de cette redécouverte et il n’est pas fortuit que ce soit par rapport au français qu’a lieu ce recentrement comme chez Fichte qui en fera le lieu de la philosophie.
Au cours de l’histoire il y a eu assimilation entre espace et germanité, l’Allemagne s’est rapidement assimilée à son espace sensoriel minutieusement inventorié par la langue, peut-être parce que longuement vouée à une vie de pure et simple survie matérielle, tout au long de la Guerre de Trente ans (1618-1648). Pour mémoire il suffit de se souvenir du Simplicissimus de Grimmelshausen (1668) pour se rendre compte à quel point était impossible l’établissement d’une langue fixée telle qu’elle se développe au même moment en France à Paris et plus tard à Versailles.
C’est que l’entrée en langue est à ce point différente qu’entre le français et l’allemand, la traduction ouvre c’est le cas de le dire des voies insoupçonnées. Tout se passe dans l’intervalle informulable entre les langues où l’une n’est pas l’autre et où elles sont toutes les deux, sans qu’on n’entende ni l’une ni l’autre, puisque chacune ne peut parler que dans la sienne.
Au XVIIIe siècle la langue atteint avec Wieland, Karl-Philipp Moritz ou Goethe une perfection d’expression qu’elle n’avait pas connue jusque là. Ainsi l’importance de Goethe vient essentiellement de sa position linguistique. On a beaucoup écrit sur son style qui d’une certaine manière répond à Leibniz qui dans son texte aujourd’hui bien connu : « Unvorgreifliche Gedanken zur Verbesserung der deutschen Sprache : Pensées sans préalables concernant la pratique et l’amélioration de la langue allemande » écrivait :
Je trouve que les Allemands ont déjà porté leur langue à un niveau élevé dans tout ce qui peut être saisi par les cinq sens et qu’appréhende aussi l’homme du sens commun ; tout particulièrement choses du corps, de l’art ou de l’artisanat, car les lettrés s’occupant presque uniquement du latin, ont abandonné la langue maternelle à sa pratique naturelle qui ne fut pas si mal utilisée, selon les enseignements de la nature même par ceux qu’on dit non lettrés.
Il y a en allemand le mythe d’une Urwüchsigkeit, une croissance de la langue à partir d’elle-même soulignée par la faculté qu’elle donne de fabriquer l’ensemble du vocabulaire à partir de quelques racines concrètes : la psychologie, c’est la Seelenkunde (la science de l’âme), l’ancien nom de la philosophie die Weltweisheit, sagesse du monde et l’oxygène (der Sauerstoff) la matière aigre, la cirrhose du foie die Schrumpfleber, un foie qui se recroqueville ou pire der Mutterkuchen = le placenta. L’allemand traduit la terminologie gréco-latine en langue « naturelle » comme le dit Leibniz, ce qui donne une apparence de contact immédiat avec la réalité. La physique de la langue va au-devant du mythe de l’authenticité de la lan-[129]gue comme langue première particulièrement apte de ce fait à accéder à la vérité de la pensée.
Tout, d’une certaine manière, est ramené à une figuration spatiale, on peut en donner d’innombrables exemples, rien que dans le vocabulaire de Freud, ainsi « rapport » ou « relation » qui en français n’évoquent rien de précis, à moins de passer par le latin, deviennent en allemand un objet de représentation précis Zusammenhang, ce qui est accroché ensemble, ou Beziehung, ce qui tire vers.
Traduire c’est übersetzen, faire passer par dessus, sur l’autre rive ou übertragen, porter par dessus, réfléchir c’est überlegen, mettre dessus.
Il est difficile de trouver une page d’allemand, sans y voir apparaître composés ou non les verbes liegen, stehen et leurs factitifs, legen et stellen, c’est-à-dire être couché et poser à plat et être debout et mettre debout, c’est un peu la différence entre poser et mettre, à cette différence près que ces verbes expriment toujours la verticalité et l’horizontalité et sont omniprésents. On retrouve stehen être debout jusque dans le verbe verstehen = comprendre.
Ces verbes déterminent pour ainsi dire toute la disposition spatiale de l’allemand, il est difficile de ne pas passer par eux, jusqu’à en mourir, im Sterben liegen ou en avoir les oreilles décollées (abstehende Ohren haben) et même si vous ne pouvez pas sentir quelqu’un vous en passez par là, ich kann ihn nicht ausstehen. Il s’établit avec tous ces radicaux mécaniquement de nombreuses chaînes signifiantes.
Il est probable qu’on ne rencontrera peu de pages p. ex. de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel sans y trouver le composé de l’un de ces verbes. Verstehen (comprendre), ou aufheben (soulever, garder), überlegen (réfléchir), vorstellen (représenter), setzen (asseoir), etc. impliquant tous une représentation spatiale sous-jacente, sans parler du fameux Gestell que nous retrouverons p. ex. dans Die Technik und die Kehre (La technique et le retournement).
La verticalité est d’ailleurs une dimension essentielle des langues indoeuropéennes et de leur statut de stehen que l’on retrouve de même dans der Staat, l’état qui montre en allemand simplement plus nettement qu’en français qu’il est debout et assure le statut de l’ensemble civique.
Ce n’est pas par hasard que dans un texte de Kant Mutmasslicher Anfang der Menschengeschichte (Début supposé de l’histoire humaine) Kant donne comme premier attribut de l’homme, du Mensch, das Stehen, l’être debout, puis das Gehen qui n’en est que le mouvement et das Sprechen, sur lequel on ne manquera pas de revenir.
Le verbe stehen a pris un aspect presque symbolique par la phrase célèbre de Luther à la diète de Worms, en 1521 : « hier stehe ich und kann nicht anders », me voici devant vous, littéralement, je suis debout ici pour m’exprimer, il le dit devant les Stände, les états qui ont sûrement un Vorstand, un comité de direction (du debout-devant) et un Vorstandsvorsitzender, un président, c’est-à-dire un debout-devant-les-assis-devant. Il doit être difficile d’être plus absurdement concret et en prise sur ce qui est ainsi pris pour le réel. De même, gestehen, avouer c’est-à-dire [130] se tenir debout pour parler. Et bestehen, c’est soit réussir, soit subsister, survivre. La racine apparente des verbes et des substantifs est souvent sans le moindre rapport de signification apparent, si bien que tous les concepts correspondants ont tous une figuration spatiale, ce qui ramène peut-être la fameuse philosophie allemande à sa figuration concrète et à ses origines païennes et forestières.
D’avoir été debout on en vient à s’asseoir sich setzen, sans parler de sitzen, être assis et asseoir qui reviennent dans d’innombrables composés verbaux dans lesquels une localisation spatiale est toujours présente ainsi das Gesetz la loi, c’est-à-dire ce qui est établi (setzen) ou die Satzung, disposition légale, sans parler de der Satz (la phrase) etc.
Dans un passage essentiel de Le moi et le ça que Freud illustre d’un croquis célèbre, il explique que le moi porte une oreillette (Hörkappe) et que comme elle, il est assis de travers sur le ça (sitzt ihm schief auf) tout un programme qui passe d’ailleurs mal en français qui devrait en l’occurrence faire penser à « La récupération de la plus-value » ou au « Petit Rose » de Klossowski, car la langue allemande est ici, chez Freud, au cœur même du sexuel, l’adolescent énervé dit en effet ich habe einen Ständer, un qui est debout, ein Ständer est fait sur stand comme de nombreux autres noms communs : (Abstand = distance, Zustand = état de choses, Beistand = assistance etc.) comme si tout était ramené aux interdits de pensée qui traversent la langue, d’où Freud. A quoi donc pense l’inconscient de langue allemande à voir de si près ce stehen dont le latin stare ne se voit plus en français ?
La figuration spatiale est partout présente dans le langage philosophique qui a toujours une consonance sensorielle : Tragweite (portée), Rückgang (retour), fortschreitende Ausarbeitung (S/Z, 24-25) élaboration progressive, Vorzeichnung (249) (préfiguration), Grundbefindlichkeit (184) ou Selbstauslegung (196) (autointerprétation) décrivent des processus concrets. Ainsi Selbstauslegung, c’est le dépliement de soi-même. Il y a toujours visualisation des concepts et restitution de l’espace sonore. Toute la portée de la pensée de Heidegger provient en partie de cette très forte figuration spatiale.
L’allemand tel que nous le connaissons fut écrit avant d’être parlé. La prononciation contemporaine de la DBA (Deutsche Bühnenaussprache) est issue de la traduction de la Bible par Luther. Toutes les lettres se prononcent, les lettres muettes n’existent pratiquement pas. N’en déplaise à Fichte, l’allemand est très largement issu du latin, et justement là où il paraît le plus allemand. Ce qu’il doit à Luther, c’est avant tout l’organisation du vocabulaire.
Luther est de plus le grand créateur de la plupart des associations verbales classiques ainsi le mot Verzweiflung = désespoir est un mot issu de la langue religieuse : il est en effet fait de Zweifel le doute, de ver- qui peut avoir trois sens généraux, de travers, mauvais ou disparition, perte et enfin empêcher, barrer et de -ung désignant une action, une formation, donc l’état de doute conduit au désespoir.
[131] La fabrication d’unités verbales repose sur l’utilisation des préfixes et suffixes sur la possibilité de les ajouter à n’importe quel substantif et de faire d’un infinitif, d’un participe présent au passé un nom commun, un adjectif ou un nouveau verbe. On peut faire n’importe quel substantif avec un certain nombre de suffixes exprimant un état de choses en tum, sal, nis, heit ou keit. Langsamkeit, Geschwindigkeit, Wendigkeit, Gesundheit ou même Tischheit, Stuhlheit ou bien Ereignis, Fäulnis, Erlebnis, Scheusal, Trübsal etc. (vitesse, mobilité, santé, tabléité, chaiséité, événement, ,pourriture, etc.).
Tout verbe est aussi substantif habituel das Laufen, das Fahren, das Essen, das Denken (le se déplacer, le courir, le manger, le penser) et de plus tous ces substantifs peuvent être associés à n’importe quel préfixe et se modifier en cours de route : das Abfahren mais die Abfahrt, die Vorfahrt mais das Vorfahren.
Fahren comme tous les verbes peut se combiner avec la plupart des préfixes an, ab, durch, nach, zu, aus, mit, vor qui sont appelées particules séparables, tous les verbes peuvent aussi s’associer aux particules dites inséparables que résume le célèbre « j’ai mis le cerbère en enfer » et qui ont toutes plusieurs significations comme les précédentes.
L’ensemble du système prépositionnel peut se figurer par un cube qui renferme toute la langue allemande et finit par contenir toutes les modalités d’expression durch, an, ab, auf, in, unter, über, zwischen, vor, hinter dont in, an, auf, über, unter, vor, hinter, gouvernent à la fois le datif et l’accusatif puisque l’allemand a conservé les déclinaisons du latin. Ces prépositions ou adverbes se combinent avec n’importe quel radical.
En plus et ceci est hérité du latin, l’allemand marque, comme s’il était grammaticalement constitutif, le changement de lieu par le passage du datif à l’accusatif Dans la moindre phrase où est employée une préposition de lieu, celle-ci influe sur la structure grammaticale. Ich steige auf das Dach, ich stehe auf dem Dach, je monte, je suis sur le toit. Le français ici se contente de changer de verbe. En revanche l’usage ne garde pas toujours la trace d’anciens gestes, si en français on raccroche encore le téléphone, on ne le hängt plus auf, mais depuis 1950 environ man legt auf. On modifie constamment la langue au fil de l’évolution technique.
On sait ainsi que l’allemand généralise difficilement les concepts et les ramène presque toujours à une figuration gestuelle, ainsi p. ex. sortir et entrer sont intraduisibles tels quels, il faut préciser la manière dont on entre et sort, si c’est à pied ou en voiture Einfahrt ou Ausfahrt pour les véhicules, Eingang ou Ausgang pour les piétons. L’un des verbes clés de l’allemand est en effet fahren = aller en véhicule, alors que aller à pied est gehen.
L’allemand précise ce que le français se contente de nommer, ainsi un delco est un Stromverteiler (distributeur de courant), le radiateur est un refroidisseur (Kühler) et un accélérateur est ein Vergaser, un gazeur, mais n’insistons pas sur les étendues du gazage, en allemand, bis zur Vergasung, disait-on jadis à Berlin. Le réalisme l’emporte, l’arc en ciel est ainsi un arc de pluie (Regenbogen) et bien malin qui dira si c’est par hasard ou par principe.
[132] De même les directions spatiales hin et her sont omniprésentes et n’ont pas d’équivalent en français, her indique le mouvement vers, hin le mouvement d’éloignement. Si je dis de quelqu’un er läuft die Treppe herunter il descend l’escalier, j’indique en même temps que je suis en bas. Mais si je dis er läuft die Treppe hinunter, c’est que je suis en haut.
Vor (devant) marque le mouvement en avant et nach (après) le fait de suivre, avec ces deux prépositions-préfixes on construit des centaines de verbes dont le sens spatial est ainsi marqué. Le français a ici, là, là-bas ; là-bas est vaste et vague, alors que les trois points spatiaux sont en allemand marqués avec la plus grande précision hier, da, dort : le regard aurait du mal à s’égarer dans l’espace allemand.
Aussi fréquente est la particule herum avec laquelle on forme des dizaines de verbes et qui signifie mouvement autour de, alors que la particule um peut simplement vouloir dire autour et qui à son tour donne lieu à d’innombrables verbes. Avec « um » Heidegger invente das Umhafte, une splendide trouvaille verbale qui signifie à peu près « l’entourant » (S/Z) section C du chapitre III.
C’est aussi une des tentations qu’offre la langue allemande, prendre les mots pour les choses, leur description verbale pour leur essence d’autant plus que leur représentation est si adéquate qu’il y a de quoi se tromper.
La description immédiate de la réalité devenue souvent invisible en français est restée apparente en allemand, ainsi toute la morphologie est dès l’abord identifiable, ce qui paraît être dans le droit fil de cette Durchsichtigkeit, cette transparence qui fait tout voir, qui traque le secret dans ses moindres recoins, d’où unheimlich, qui n’est pas de la maison ou à l’inverse geheim qui est secret donc abrité dans la maison. L’espace du dehors a toujours le Heim pour centre de la Heimat.
L’entourement spatial est véritablement la donnée fondamentale de la langue allemande. On peut d’ailleurs se demander si elle n’a pas ainsi conservé de très anciennes structures tribales, si la relation avec la forêt universellement présente dans l’espace germanique et la limitation d’un champ visuel qui avait déjà effrayé les armées romaines, n’y sont pas pour quelque chose. Le mot Einhegung, délimitation, l’indique bien, il signifie entouré de haies de protection, mot probablement de la Guerre de Trente ans (1618-1648).
Toute l’armature philosophique est spatiale, simplement Grundsatz = principe ne veut pas dire autre chose que l’assise de fond, de même qu’expérience n’est qu’un dérivé du verbe fahren, die Erfahrung = le fait d’avoir beaucoup voyagé, la représentation, die Vorstellung, c’est le fait de mettre quelque chose de vertical devant. C’est le cheminement spatial plus que le but qui se trouve décrit. Fahren est aussi intraduisible que wandern, aller en véhicule et cheminer pour le plaisir, mais ces deux verbes qui ont tous eux pour point de départ le Heim (le foyer) et expriment l’ensemble de la relation de la langue à l’espace : la poésie allemande du XIXe siècle a cet espace pour matière. Il suffit de lire Eichendorff pour s’en rendre compte, sans parler de tous les autres, ni de la peinture romantique (Spitzweg ou le célèbre C. D. Friedrich). Das Wandern ist des Müllers Lust (aller à pied est le plaisir du [133] meunier), comme on l’entend dans la Belle Meunière de Schubert. Le terme die Erfahrung, l’expérience, ramène au voyage fahren, l’expérience est issue du voyage.
Et la Darstellung, la fameuse Selbstdarstellung de Freud aujourd’hui traduit et ce n’est pas si bête par Freud présenté par lui-même, ce n’est que le mettre debout là, devant vous. Dar- n’est rien d’autre que da, là : mettre là debout, dresser une idole, en somme. L’objet der Gegenstand, ce qui est debout contre, ce qui se dresse devant vous, sens originel d’ailleurs en français d’objet mais où il est devenu invisible. Le resserrement spatial, l’abondance des signalisations donnés par la langue ne met pas le « locuteur » à distance de ce qu’il veut dire.
On ne peut s’y réfugier derrière la feinte du vocabulaire censément manquant comme en français, la facilité du vocabulaire oblige l’imaginaire à se déployer non dans la réserve mais dans l’accumulation (On est frappé à la lecture par la densité sans alinéas de bien des livres écrits en langue allemande).
Il y a en allemand une visibilité philosophique qui ramène les concepts (Begriff = ce qu’on empoigne) à leur figuration concrète, si bien que ne sont véritablement « abstraits » que les termes importés du latin et du français. Subjekt, Negation, das Negative, Abstraktion, das Absolute, der ou das Moment, das Medium, das Sollizitieren et il ne s’agit ici que des toutes premières pages de la Phénoménologie de l’Esprit.
De ce fait l’espace allemand est dit plus « authentique » finit par faire le fond de pensée de tout un pan de la pensée philosophique ainsi localisé. Si bien, que das Eigentliche est en effet l’écho profond de la Kultur. Kultur et civilisation (en allemand le mot porte sur la relation de l’homme à la nature) font souvent mauvais ménage comme nous l’indiquent les événements récents. Si le français a son « éducation » ce qui conduit hors vers autre chose (ducere), l’allemand a son Erziehung on n’éduque pas on tire hors de, il y a là une certaine idée de contrainte qu’éducation ne contient pas, de plus Erziehung ne se différencie qu’à peine de Zucht élevage par la force. Die strenge Zucht est-elle à la base de la culture ?
L’espace linguistique donne l’illusion de l’accès immédiat et direct à la réalité des choses comme si la langue allemande avait un accès privilégié à la vérité : L’espace de vie (le Lebensraum qui a tenu tant de place dans la propagande) paraît être l’espace originel, authentique, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’orientation d’ensemble de la pensée. Il implique une figuration très précise, presque enfantine et qu’on retrouve précisément toute entière dans la géographie et presque la topographie des contes des frères Grimm ? Tout au bout, mais ceci est un tout autre sujet, se trouve précisément toute la Rassenlehre biologiste que Heidegger ne cesse d’ailleurs de dénoncer, car pour lui la conception de race n’existe pas.
Il est possible que ce découpage de l’espace ne soit pas resté sans influence sur la mise en place de l’ensemble des relations des êtres humains entre eux dans l’espace linguistique allemand, comme si le décor était privilégié par rapport au psychologique puisque le fondement même de la pensée philosophique ne [134] s’instaure jamais fortuitement là où elle s’instaure, à savoir par le Dasein qui n’est rien d’autre qu’une désignation par une situation dans l’étendue. Pour celle-ci au demeurant l’allemand n’a pas de mot approprié (Ausbreitung, à la rigueur, est le fait de l’action d’étendre) : le Dasein fondateur de toute pensée, c’est l’être là où on me montre, où d’un geste autoritaire on m’enjoint d’être, je peux montrer le da, sans y montrer personne, si bien que c’est toujours le da qui l’emporte sur le « sein » (être), nulle oreille allemande ne s’y trompe, tout comme le « es » l’emporte toujours sur le « ich » et toute la question est là.
Les égards, même pour les modalités ordinaires du Dasein sont des Rücksichten (S/Z, 289), des regards en arrière, der Rücken, le dos. Ce n’est pas pour rien que tout le § C du IIIe chapitre de S/Z est tout entier consacré à la Räumlichkeit (où figure das Umhafte de plus haut) puisque celle-ci est constitutive de l’In-der-Welt-sein, de l’Innerweltlichkeit de l’étant.
L’un des termes clés, dit-on, de la philosophie allemande, le verbe aufheben ne veut rien dire d’autre que lever de terre et garder en l’air, das Stück Brot hebe ich mir für morgen auf, ce morceau de pain, je me le garde pour demain, sans parler de ce verbe concret qui joue un grand rôle dans la pensée de Heidegger reichen (tendre quelque chose à quelqu’un en étendant le bras).
On dirait que le danger est toujours présent et que l’oreille allemande est perpétuellement aux aguets. Il existe ainsi des dizaines de verbes pour décrire les bruits rascheln, säuseln, sirren, knistern, knarren, knirschen, verbes onomatopéiques que l’allemand a tous conservés et qui peuvent tous indiquer un danger qui approche.
L’espace sonore est tout à fait différent de l’espace sonore du français, il va de 800 à 1800 hertz et l’allemand va de 250 à 3000 hertz, le champ auditif linguistique est beaucoup plus étendu qu’en français, ce qui exige un effort respiratoire beaucoup plus ample et influe sur la tenue du corps forcé à un effort plus grand dans l’élocution. Et si la musique y a joué un tel rôle, ce n’est pas seulement pour des raisons politiques, le choral luthérien avait à cet égard des fonctions de rassemblement très précises.
La musique et le chant correspondent surtout à des structures très profondes de langue dont l’élocution même fait une large place au Leib, au corps dans la Lebenswelt telle que Husserl l’étudie si bien dans la seconde partie de la Crise des sciences européennes, der Leib et non der Körper.
On ne peut se défaire, cependant, d’une sorte d’impression de vision brute, quadrangulaire de l’espace, comme s’il y avait une crudité du paysage spatial, cru en allemand et brutal sont le même mot roh. Le cru et le cuit, en somme, l’espace vaste, où le regard porte loin comme dans le célèbre tableau de Chintreuil, l’espace qui va de ville en ville est tout autre que l’espace resserré, l’espace de la Rodung, de la trouée percée dans la forêt, (l’essart) l’espace à courte portée, de la Thuringe, peut-être qui a tant fait naître la langue allemande, mais l’espace aussi de Joseph von Eichendorff et de son admirable Taugenichts, son vaurien amoureux de belles italiennes et de jeunes comtesses, l’espace ouvert.
[135] L’aspect de restitution immédiate est particulièrement souligné et le recours à la structuration verbale de l’onomatopée ou de la gestuelle (aufschultern ou schieben et drücken pousser verticalement et horizontalement, d’ailleurs on pousse un tiroir Schieblade ou Schiebkasten etc.) est le fondement de la langue.
La précision même de la vision de l’espace se reflète dans l’évolution des arts plastiques : au Moyen-Age et à la Renaissance l’art allemand se caractérise par une figuration anguleuse très soulignée, les eaux-fortes de Martin Schongauer ou de Albrecht Dürer en sont parmi des centaines d’autres des exemples frappants, sans parler de l’affouillement, du creusement indéfini de l’espace dans les retables allemands. La Holzschnitzerei, l’art de la sculpture sur bois définit de manière concrète cette relation intime à l’espace et au volume. La peinture du XVe et XVIe siècles allemande le reflète fort bien. Grünewald, Hans Baldung, Altdorfer ou les grands sculpteurs sur bois comme Tilmann Riemenschneider ne laissent guère de place aux formes calmes et aux formes apaisées. La comparaison avec la peinture italienne de la même époque est à cet égard flagrante.
C’est souvent un espace torturé qui y est figuré, rarement plan mais toujours rempli et compliqué, c’est un espace « déçu » pour oser cette métaphore, un espace échoué, celui de l’enfance, mais un espace toujours exposé à l’Unheimlich à la menace comme le décrivent les frères Grimm, E. T. A. Hoffmann ou tant d’autres. Toute la peinture allemande est aux prises avec un espace serré, rempli (Spitzweg, les Expressionnistes etc.). Cet espace est vert et l’épaisseur forestière, le matériau allemand type a peut-être influé sur la mise en place de certains éléments de langue.
La couleur verte a véritablement constitué l’imaginaire allemand (Wilhelm Müller, Eichendorff) au point d’être la couleur de base du vêtement. Le vert est bien sûr une couleur du dehors, de l’espace environnant, de l’espace du déploiement du corps. Les feuilles de chêne sur les revers et qu’on voit aussi sur certaines photos de Heidegger, le disent fort bien.
C’est un espace de la déception qui sombre d’autant plus facilement dans l’apocalypse que celle-ci est quelque part toujours présente au fond de l’horizon historique allemand comme l’a montré Klaus Vondung dans un livre célèbre intitulé Die deutsche Apokalypse. Toute la littérature allemande est parcourue par une immense déception spatiale, par l’espace enfantin perdu à jamais, d’où l’obsession du paradis perdu qui caractérise les langues dites « bibliques » telles justement que l’allemand.
C’est que l’allemand est avant tout une langue du corps, mais du corps souvent réduit à ses emplacements, à ses fonctions et dont la nature érotique semble avoir été annulée au fil du temps. Il est remarquable que le langage érotique soit pauvre et grossier : ficken, bumsen et qu’il n’y ait pratiquement pas de littérature érotique allemande.
Tout se passe comme si l’enveloppe érotique de la langue, si forte encore par moments au XVIIIe siècle, disparaissait au XIXe, pensons pourtant à Eichendorff et à son propre à rien, son Taugenichts. C’est une langue encore toute proche de sa [136] confrontation avec le baroque italien et la sensualité. Tout se passe comme si, en même temps, de formidables interdits la traversaient, dus peut-être aux guerres épouvantables qui de 1535 à 1648 n’ont cessé de déchirer ce pays, sans compter ce qui suivit. Une immense et fondamentale déception ne cesse de parcourir l’histoire de cette langue et cette déception est d’ordre spatial.
Il s’agit on l’a vu de plaquer autant que faire se peut l’objet sur sa désignation, si bien qu’il peut très bien en résulter une littéralité, ce tierischer Ernst, cette gravité animale, comme le dit joliment la langue qui en vient à prendre les mots pour les choses et à manquer de distance par rapport à son énoncé.
Rien ne reflète autant que les contes des frères Grimm comment tout l’imaginaire allemand gravite autour du jardin perdu, du lieu originel vert, forestier et fleuri et de plus étagé, à plusieurs niveaux, comme c’est le cas dans tant de ces contes. Le jardin enchanté n’est plus et l’espace est toujours dramatique, profondément conflictuel.
L’obsession de l’espace purifié, le « heil und sauber » intact et propre, l’hygiénisme et l’eugénisme ne prennent pas par hasard tant d’importance en Allemagne au moment justement où l’espace d’enfance, le cadre où s’épanouissait le fameux « romantisme » est menacé par la modernité. Il est d’ailleurs curieux de constater que l’eugénisme fut à cette époque surtout une préoccupation des pays du nord, la Suède entre autres. Au XIXe siècle l’Allemagne s’apparaît à elle-même comme l’espace sain.
Les circonstances historiques destructrices qui ont ravagé l’Allemagne, tout au long du XVIIe siècle qui a vu justement le français constitué et apte à résoudre tous les problèmes de son temps, ont peut-être contribué à limiter l’expression linguistique et à lui impartir des zones à la fois réduites et innombrables, comme si à certains égards la Kleinstaaterei (la division en une multitude de petits états) ressemblait à la langue et l’inverse. Du coup la revendication spatiale soulignée par la structure linguistique et l’obsession naissante de la Bodenständigkeit (encore le fameux stehen, le mot est fait sur Stand aussi bien prétérit que nom commun : état de ce qui est debout) la Bodenständigkeit est une Urständigkeit, un état originel, l’enclavement au sol devient une dimension fondamentale du politique comme légitimée par la langue.
La présence si forte de l’espace dans la langue est peut-être liée à des structures inconscientes, comme si plus que d’autres langues européennes, et on rejoindrait ainsi les préoccupations de la philologie allemande du XIXe siècle, la langue allemande contenait davantage de traces de tout ce qui échappe à l’histoire et donc à la civilisation, comme si elle exposait plus directement les motifs même de l’Unbehagen, face aux impératifs de la culture en général, comme si en somme Freud n’avait pas surgi par hasard dans l’espace linguistique allemand. L’archaïque, ce qui est de l’ordre de l’inconscient, affleure plus ou moins, est plus ou moins refoulé profondément selon le polissage des langues par la civilisation. Aussi n’est-il pas étonnant que les nazis aient tant pu utiliser la langue allemande, qui d’ailleurs n’en peut rien et en fut la victime.
[137] En plus intervient la structure grammaticale de l’allemand qui n’est peut-être pas étrangère à la mise en place du philosophique. Il se trouve, en effet, que l’allemand joue de l’effet retard d’une manière particulière, puisqu’on ne comprend une proposition subordonnée que lorsqu’on ne l’entend plus. Le sens n’est délivré que lorsque la phrase s’est entièrement déroulée, il faut qu’elle soit dite pour qu’il apparaisse. Toute phrase comportant une subordonnée ne délivre son sens que par le verbe moteur toujours placé en dernière position selon une réduction progressive qui va d’un cercle concentrique qui peut être gigantesque et englober des milliers de possibilités, à un seul sens dernier, irréductible et définitif. « Das beim Händler bestellte Fahrrad war noch nicht geliefert » (le vélo commandé chez le marchand n’était pas encore livré). Une simple phrase énonciative comme « ich weiss, dass mein Bruder heute morgen, als er mit seinem Fahrrad zur Schule fuhr gerade noch einen Unfall hat vermeiden können » n’est élucidée qu’à la fin : « je sais que ce matin mon frère a évité de peu un accident en allant à l’école à vélo ». Après mon frère précédé de dass (que) toutes les possibilités existent qui se réduisent progressivement jusqu’à la fermeture ultime.
« Der Begriff der sittlichen Schuld ist denn auch ontologisch so wenig geklärt, daß Auslegungen dieses Phänomens herrschend werden konnten und blieben, die in seinen Begriff auch die Idee der Strafwürdigkeit, ja sogar des Schuldhabens bei… einbeziehen oder selbst ihn aus diesen Ideen heraus bestimmen » (le concept de faute morale est même alors ontologiquement si peu éclairci que des interprétations de ce phénomène pouvaient devenir dominantes et le rester qui dans son concept englobent et déterminent aussi la punissabilité oui même de la culpabilité à l’égard de tel ou tel) (S/Z, 282-83, § 58) « englobent » et « déterminent » sont en allemand en fin de phrase, ou bien encore : « Für die existenziale Bedeutung von Sicht ist nur die Eigentümlichkeit des Sehens in Anspruch genommen, dass es das ihm zugängliche Seiende an ihm selbst unverdeckt begegnen lässt. » (S/Z, § 31, 147) Pour la signification existentiale de la vue claire (peu auparavant Heidegger s’est expliqué sur « vue » (Sicht) seule est prise en considération la propriété du voir, de sorte qu’il puisse rencontrer l’étant qui lui est accessible à découvert :) « puisse rencontrer » est en allemand tout à la fin.
Tout le texte est fait de propositions qui se lisent ainsi et dont le sens s’élucide toujours progressivement, à l’inverse du français. Cette construction fait penser au fameux cône de Bergson et elle est presque elle-même déjà de nature philosophique. Il est en outre possible et fréquent dans la langue usuelle de séparer l’article et le nom auquel il se rapporte et de l’en séparer par plusieurs mots, autre forme de l’expansion vers la gauche de la langue allemande comme disent les grammairiens français. « Die bis heute fortbestehende Verlegenheit bezüglich der Interpretation des Seins des Raumes... » (S/Z, 113, § 24) littéralement « le jusqu’à aujourd’hui subsistant embarras quant à l’interprétation de l’Etre de l’espace... » cinq mots séparent l’article du nom ou bien : « Die auf sich zurückkommende, sich überliefernde Entschlossenheit wird dann zur Wiederholung einer überkommenen Existenzmöglichkeit » (345) (la résolution qui revient sur elle-même et se livre devient répétition [138] d’une possibilité d’existence convenue) où trois mots séparent l’article du nom auquel il se rapporte. On voit très bien l’usage philosophique ainsi appelé par la grammaire.
Le problème donc du philosophique, c’est qu’il se trouve en présence d’une surabondance de vocabulaire, à partir de peu de racines. La tentation est grande d’utiliser toutes les combinaisons possibles. Il n’est donc pas du tout sûr qu’il soit possible de distinguer toujours ce qui est de l’ordre de la pensée et ce qui est de l’ordre de l’association linguistique. Il y a une réserve de mots et une disposition grammaticale qui conduisent la pensée.
Même si les mots disponibles ne sont pas immédiatement utilisés, ils constituent un fond de pensée, une sorte d’énergie potentielle où il est toujours possible de puiser en cas de panne de pensée. Il n’y a rien à craindre de son éventuelle défaillance, le vocabulaire est là qui permet de la prolonger comme on veut. Les exemples en sont nombreux, p. ex. dans Der Weg zur Sprache de 1959 ou dans Die Technik und die Kehre.
La langue a de quoi subvenir à tout instant à l’imagination du philosophe, or il se trouve que jusqu’à une date récente personne n’a vraiment usé de cette faculté pas même Hegel chez qui justement, et c’est tout particulièrement sensible dans la première partie de la Phénoménologie, c’est largement la pensée qui conduit le vocabulaire et non l’inverse, bien que la partie II Die Wahrnehmung (la perception) ne résiste pas aux sollicitations du langage. N’est-il pas en effet étrange que percevoir soit en allemand prendre pour vrai (wahrnehmen), alors qu’en français c’est regarder, prendre à travers (per capere).
Il est vrai qu’à partir de 1830 environ les choses changent sensiblement comme nous le rappelle le Jugement sur la philosophie de Victor Cousin de Schelling et traduite en 1834 par Félix Ravaisson jadis publiée par le Cahier n°6 du collège international de philosophie. « Les Allemands ont si longtemps philosophé entre eux qu’ils se sont peu à peu écartés, dans leurs idées et leur langage des formes universellement intelligibles. »
La question est en effet de savoir ce qui est proprement linguistique et ce qui est philosophique ou bien l’allemand est en soi philosophique, de part en part, et uniquement allemand, en ce cas le philosophique ne peut passer dans une autre langue ou bien ce qui est tenu pour uniquement philosophique est peut-être purement de l’ordre de la langue employée. Il se peut très bien qu’on confonde aisément ainsi des faits lexicaux ou grammaticaux avec la philosophie. Fichte en particulier ne résiste pas toujours au jeu sur Grundsatz et Grund et gründen p. ex. dans le § 2 de la Wissenschaftslehre (Über den Begriff der Wissenschaftslehre).
Der Grund est le concept de base de Was ist Metaphysik, de Heidegger, mais dans ce texte littéralement fondateur, il en déplace presque volontairement le sens à partir d’un sous-entendu d’Eigentlichkeit implicite qui ramène le concept à sa localisation au sein d’un espace inentamé.
Toute la question, par ailleurs, serait de savoir comment s’est opéré le glissement vers l’apocalypse et précisément à partir du Zeigen (le montrer) et du Zei-[139]chen (le signe) des §§ 16 et 17 de S/Z, de la Verweisung (le renvoi indication) et de la Zeigung (la monstration). Tout s’opère d’une part tout au long de ces paragraphes sur la faculté de création verbale qu’offre la langue et sur l’exclusion qu’implique ce vocabulaire de l’authenticité. Tout s’opère aussi sur le postulat préalable du Verfallen, cette sorte de déchéance (§ 68c), de la Dienlichkeit (78) (l’utilisabilité, la servance) et de la Bewandtnis la caractéristique (84), dont la Schuld semble hélas être le fait de certains auxquels tout le monde pense en 1927 déjà.
On ne peut à la lecture de S/Z se défendre de penser au contexte contemporain que ce livre nécessairement recèle. La Jugendbewegung est là à toutes les pages (Heidegger n’invoque pas par hasard Yorck von Wartenburg) qui n’était pas forcée de déboucher sur une Bewegung ultérieure.
On peut se demander si parfois le linguistique ne l’emporte pas sur le philosophique, ce que semblent avoir très bien vu les lecteurs de l’époque car Sein und Zeit a eu un grand retentissement par delà les milieux uniquement universitaires. On ne peut détacher une expression linguistique de ses intentions ni surtout de ses sous-entendus. Lorsqu’au cours du déroulement d’un texte aussi puissant, il est tant recouru à un vocabulaire intentionnellement aussi codé, on ne peut que s’interroger sur ses conséquences politiques.
Est-ce la langue qui opère ou le philosophe qui pense ? Pourquoi Heidegger insistera-t-il tellement sur la spécificité de l’allemand et donnera-t-il tant d’importance à ce qui est justement si particulier à cette langue (Le Nachhängen p. ex. S/Z, 159). La question se pose dans les mêmes termes pour le fameux Unheimlich de Freud et de Heidegger (S/Z, 189).
Il est vrai aussi que tout part précisément de Fichte qui est apparemment celui de son temps qui a mis le plus la langue allemande au premier plan du philosophique, à en faire l’essence. C’est que la langue risque fort de parler haut dans la philosophie allemande. Elle a plus d’un tour dans son sac et c’est toujours elle qui parle en dernier en philosophie. A vouloir jouer le jeu de la langue c’est celle-ci qui l’emporte, ses ressources sont en effet sans limites, nous l’avons vu, à partir de quelques radicaux simples qui font naître l’illusion de l’unité possible.
Une fois de plus, et l’allemand est ici exemplaire, on voit à quel point la philosophie peut facilement s’aider de la langue au point, peut-être, d’en confondre les ressources avec elle-même. L’extension des propositions subordonnées permet en effet des emboîtements, grâce à la qualificative notamment, que le français ne permet pas sous cette forme, mais la grammaire est-elle une garantie de pensée ? Cette même pensée s’est pourtant associée au nihilisme linguistique le plus criminel de l’histoire européenne, la LTI et tout ce qui l’entoure. Quelle identification se fit là ? Adhésion d’autant plus étonnante et jusque sur le plan de la langue que celle-ci a été au devant d’une adhésion mortelle pour cette pensée elle-même.
Cette langue recèle des pièges au point de s’enlever la parole et on peut se demander si Heidegger ne fut pas essentiellement, et ce serait là aussi sa grandeur, un penseur privé de langue. L’essence du philosophique est peut-être de dé-[140]fier la langue, de lui échapper, puisqu’elle ne put l’en séparer alors que pourtant aussi tout l’éloignait du piège politique où elle s’est laissé prendre.
La question qu’il convient de poser est de savoir comment s’est fait à un moment donné la liaison entre cette pensée et le nazisme. Est-ce par delà une rencontre momentanée, déjà par elle-même problématique, quelque chose de plus profond lié peut-être au déroulement linguistique, à certaines tentations qui ont toujours accompagné l’usage de la langue allemande et issues d’un ressentiment profond qui empêche de voir cette face de l’allemand qu’on ne veut pas voir, l’allemand de Heine ou de Nietzsche, de Kafka ou de Wittgenstein.
D’où vient-il que cette immense pensée, celle de Martin Heidegger, la seule qui nous importe vraiment, soit à ce point au sein de l’irréversible catastrophe, son propre instrument, quel aveuglement fondamental recèle-t-elle ?
On n’en finira plus jamais de s’interroger sur elle. Que signifie cet égarement d’une pensée à ce point inaugurale ? Tout se passe comme s’il y avait eu tout au long du XXe siècle un destin tragique de la pensée avec l’issue que l’on sait. D’où vient-il que Heidegger ait été à ce point par son ralliement au nazisme l’un des artisans moraux de l’irréversible destin de l’Allemagne, d’où vient-il qu’il ait autant contribué par sa parole, ne fut-ce qu’en 1934 à son anéantissement hitlérien ?
Fin du premier article de cinq.
[1] S/Z = Sein & Zeit (S&Z est cité dans l’édition Max Niemeyer de 1941).
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