Georges-Arthur Goldschmidt
Traducteur, écrivain et essayiste
né en Allemagne en 1928 et naturalisé Français en 1949
HEIDEGGER ET LA LANGUE ALLEMANDE
V. De Fichte à Heidegger.
Article tiré d’un séminaire prononcé au Collège international de philosophie, de 2004 à 2007. Article publié dans la revue LENDEMAINS, no 122-123, 2006, pp. 246-259.
[246] Le refus de l’Occident est l’articulation de base de toute une partie de la pensée allemande, das Fremde ist das Entartete, l’étranger, c’est ce qui est dégénéré. Cette idée est présente dès 1508 chez Conrad Celtis p. ex. A cet égard Heidegger s’inscrit dans une longue tradition qui de Jahn à Klages ou Spengler traverse tout le XIXe siècle, l’originalité de Heidegger, c’est de l’avoir transférée avec son vocabulaire propre et son timbre au domaine de la philosophie puisque l’impropre, das Uneigentliche est justement ce par rapport à quoi se constitue dès Walther von der Vogelweide ce qu’on a nommé der Primat der Innerlichkeit allemande par rapport au frelaté de la romanité.
Du texte de Luther An den christlichen Adel Deutscher Nation (A la noblesse chrétienne de nation allemande) aux textes politiques de Heidegger en passant par les Reden an die deutsche Nation de Fichte qu’on a appelé le créateur du « totalitarisme national » (Rovan), c’est toujours la même illusion de pureté, d’authenticité, de destin particulier de l’Allemagne, comme plus proche d’un espace idéal, d’une sorte de géographie poétique qui est à l’œuvre chez un grand nombre de « penseurs » et dont nous avons vu les effroyables aboutissements.
Luther puis Kant et surtout Hegel reconstruisent entièrement la langue théologique et philosophique allemande par la Destruktion opérée à partir du latin : Sein, Nichts, Werden deviennent des termes nouveaux et d’une portée singulière, libérant déjà la pensée des traditions figées des imitations du XVIIe et XVIIIe siècles français. Heidegger tente la même Destruktion, régénération que les « romantiques », mais au mauvais moment et de la mauvaise manière, si bien que sa langue se trouve incluse dans la concordance avec la LTI, au point de devenir le Wegweiser aux yeux des étudiants de l’époque, à qui il est peut-être facile de reprocher aujourd’hui des contresens auxquels ce qui était dit entraînait infailliblement. Là où le philosophique côtoie à ce point le politique, les niveaux de langue importent.
Il n’avait pas en son temps échappé à Fichte que la décomposition du vieil Saint Empire allait ouvrir la voie à la récupération de l’Allemagne par la Prusse. Ce problème de la nation allemande dans sa naissance anti-napoléonienne et anti-romaine était tellement riche d’ambiguïtés que l’expression Deutschland das Land der unbegrenzten Möglichkeiten, se justifiait pleinement. Dès 1806 hélas tout était en germe de ce qui allait au XXe siècle submerger l’Europe et ravager le jardin des malentendus.
[247] Il est vrai, comme Fichte le dit dans le VIIIe et le XIIIe discours, que l’Allemagne est en 1806 encore à venir et comme en 1933, elle est face à son destin, mais à partir d’une même récusation de l’humanisme, de Rome et de la latinité. Les conclusions qu’en tirent et Fichte et Heidegger sont assez proches et les premières sont de toute évidence la source des secondes.
Dès 1803, Ernst Moritz Arndt avait proclamé la mission civilisatrice de l’Allemagne qui se devait de civiliser les barbares slaves et toute la Kultur était marquée inconsciemment, et bientôt consciemment, par cette revendication qu’on n’osait pas trop formuler à l’égard de la France. Pour Fichte (7e discours) n’est propre à l’Allemagne que ce qui est issu d’elle et l’éducation doit faire surgir une nation nouvelle grâce à une Nationalerziehung (153), une éducation à la nation, pour laquelle la langue ne sera pas simplement un moyen de parvenir d’une intuition obscure à des concepts clairs, mais qui devra commencer par un alphabet des sensations (ABC der Empfindungen), une langue totalement issue de la vie comme doit l’être la nation allemande, elle-même, Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles (ce que les Allemands perdent §§ 4 et 5, 107) montre bien l’échec d’une telle éducation.
Le conflit entre rhétorique et philosophie dans l’éducation des jeunes gens semble se manifester aussi dans l’identité entre Fichte et Heidegger puisque pour tous deux l’allemand est la seule langue qui vaille. Il semble que l’un et l’autre aient pris le mot die Sprache au mot. Il y a en effet en allemand confusion entre langage et langue : die Sprache, c’est l’un et l’autre et langue et langage, lequel ne se révèle vraiment qu’en composé die Zeichensprache p. ex., le langage des signes. De ce fait, prendre l’allemand pour die Sprache en soi est d’autant plus naturel que die Sprache pourrait aussi se traduire par le parler. Die Sprache, c’est tout à la fois le langage dans sa généralité et la langue parlée, en l’occurrence d’autant plus évidemment l’allemand. Jadis, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’allemand avait deux mots, die Sprache et die Zunge, le terme biblique employé par Luther et qui perd déjà ce sens chez Herder. Dans la langue moderne, die Zunge n’est plus que l’organe.
La nation allemande, comme le remarque Fichte dans son VIIIe discours, avait pour propre, comme chez les anciens Grecs, de ne pas correspondre à l’Etat qui d’ailleurs n’existait pas, mais de se manifester comme visible dans les multiples principautés en tant que confédération invisible. C’était un invisible d’autant plus présent en tant que droit des esprits à s’exprimer partout où s’étendait la langue allemande (so weit die deutsche Zunge reichte, 139) que l’Allemagne n’existait pas en tant qu’état.
Idylle aussi terrifiante que charmante ; la Gemütlichkeit, et Fichte l’entendait aussi ainsi, comme l’expriment, plus tard, les peintures de Spitzweg ou de Waldmüller en était largement l’expression et pas seulement sur le plan populaire, car le mépris qui l’entoure a contribué à susciter la catastrophe du XXe siècle. Il y aura lieu en effet d’approfondir ce kitsch qu’on aurait tort de sous-estimer et dont [248] Heidegger est dans certains textes postérieurs à 1945 si éminemment représentatif.
Très vite, devant le vide politique qui fut le lot de ce pays surtout après la mort de l’empereur Maximilien dont Dürer conçut le projet de char triomphal, la pensée d’Allemagne se réfugia dans une rêverie, presque subconsciente, un matériau informulé qui fermentera pendant trois cents ans et se retrouvera au début du XIXe siècle sous la forme d’un nationalisme rétréci qui deviendra vers la fin du XIXe siècle purement biologique.
C’est en 1806 aussi que la confédération germanique ramène le nombre d’états allemands de 366 à une soixantaine et c’est en 1806 aussi, comme le rappelle Joseph Rovan, qu’un libraire de Nuremberg, Johann Philipp Palm, écrit son pamphlet Deutschland in seiner tiefsten Erniedrigung (L’Allemagne en son humiliation la plus profonde). Il est vrai que le concept de nation allemande naît avant tout du temps de Napoléon sur le plan politique, elle avait été jusque-là plus ou moins mythique.
La Révolution Française devient très vite l’exemple a contrario. C’est depuis Conrad Celtis environ, qui écrivait entre 1486 et 1502 d’ailleurs en latin, que se manifeste la germanité comme opposition du pur et de l’authentique contre la corruption romaine. Ce n’est que contre Rome que la germanité peut se penser comme telle. Ce sont la Révolution Française et l’occupation napoléonienne qui réactualisent cette Rome antigermanique, illustrée non tant par Fichte d’ailleurs que par Friedrich-Ludwig Jahn (1778-1852), le fondateur des associations de gymnastique, de Ertüchtigung, de revigoration nationale, à propos duquel Heine écrit dans l’Ecole romantique : « le patriotisme de l’Allemand consiste en ce que son cœur devient plus étroit, qu’il se rétrécit comme le cuir au froid, qu’il hait ce qui est de pays étranger, qu’il n’est plus citoyen du monde, plus européen, mais qu’il ne veut être rien qu’allemand. Alors nous vîmes la voyouterie idéaliste dont monsieur Jahn a fait un système ; alors commença l’opposition minable, lourdaude et mal lavée contre cet état d’esprit (Gesinnung) qui est le plus magnifique et le plus sacré de ce qu’a produit l’Allemagne, à savoir contre cette humanité, contre cette fraternité humaine d’ensemble, contre ce cosmopolitisme dont se revendiquaient nos grands esprits Lessing, Herder, Schiller, Goethe, Jean-Paul et tous les gens cultivés en Allemagne. » (III, 379)
Bien sûr le ton est suranné, presque ridicule, mais ce dont il s’agit, est bel et bien de ce dont il est question dans la Lettre sur l’humanisme et dans l’interview du Spiegel, à savoir la Deutschheit en tant que surmontement (Überwindung) de la métaphysique.
Heidegger le dit bien, il ne s’agit pas de nationalisme mais de la Deutschheit en tant que rencontre avec le Geschick des Seins, or c’est précisément cette même revendication d’authenticité et de vérité qui traverse comme une même constante toute une tendance similaire qui va de Ernst-Moritz Arndt à Ludwig Klages, prise entre Urvolk et Erlösung et passage, pour le moins étrange, par Hölderlin qui par deux fois au moins apparaît dans un contexte militaire, d’une part dans Über den Humanismus en 1947 où il est question des jeunes Allemands qui savaient ce [249] qu’était Hölderlin, en présence de la mort et qui ont pensé et vécu autrement que ce que l’opinion publique donnait pour allemand.
Cette mort était celle des mêmes jeunes Allemands qui emportaient les Hymnes de Hölderlin dans le paquetage (im Tornister), während des Feldzugs (pendant la campagne, le front de 1914-1918), puisque Der Ursprung des Kunstwerks est de novembre 1935, comme seconde occurrence.
Il y a là à la fois sanctification et banalisation du sacrifice de ces jeunes gens, ce qu’accentue l’euphémisme de Feldzug (9) qui en 1957 innocentait du même coup les meurtrières entreprises hitlériennes en les transformant en Feldzüge.
A tous coups et dans Über den Humanismus en particulier, on le voit das Deutsche exprime la geschichtliche Zugehörgkeit où Geschichtlichkeit doit être comprise au sens fort de surrection de l’Etre dont le lieu est l’Allemagne telle que le nazisme était censée la réaliser par ce que dans le discours du Rectorat : « 1’auto-affirmation de l’université allemande », il nomme les trois liens par l’Arbeitsdienst, le service du travail, le Wehrdienst et le Wissensdienst. Le service du travail n’est pas, pas plus que le Wissensdienst, un terme qu’il est possible de transfigurer philosophiquement.
Tous ces termes, même s’ils peuvent être compris dans leur portée philosophique, n’en sont pas moins ces termes là, tels que les comprennent les lecteurs ou les auditeurs ordinaires de langue allemande. Arbeitsdienst, c’est le camp de travail, tel qu’il a été institué le 10 mai 1933 par la DAF (Deutsche Arbeitsfront) trois jours après le discours de Heidegger, élément essentiel du « völkischer Staat ». Wehrdienst, c’est le service armé que les nazis vont réinstituer en violation des accords internationaux. Heidegger va au devant des intentions hitlériennes, il voulait instituer un national-socialisme d’une autre envergure certes mais dont le contenu profond est de même nature : une germanité assumant l’être et débarrassée de tous les éléments inauthentiques.
Ce n’est pas par hasard, à cet égard, que Heidegger s’oppose avec violence à Erwin Kolbenheyer, l’un des fonctionnaires culturels les plus connus de l’Allemagne nazie car en rien Heidegger n’est à ranger aux côtés des Hermann Burte et autres Hans Blunck.
D’abord, il est beaucoup plus subtil et ne se contente pas de condamnations superficielles ni des basses vulgarités des écrivaillons nazis. Chez Heidegger, il s’agit de beaucoup plus, du surgissement même du propre (das Eigentliche), qui pour lui peut enfin se manifester dans sa germanité même, mais dans elle seule. Heidegger, le 30 I 34 commente avec véhémence la conférence que Kolbenheyer est venu faire à Fribourg et prend ses distances avec le biologisme du personnage et son côté populiste et docile et sa conception platement fonctionnaliste. Heidegger parle de Geschichte der gewaltsamen Befreiung und höchsten Bindung, d’histoire de libération violente et de liaison la plus forte. Ce qui est déterminant, c’est la geschichtlich-politische Wirklichkeit, la réalité historial-politique. Contre Kolbenheyer Heidegger dit (5e volume 36-37, 209-13) : « Kolbenheyer sieht nicht und kann nicht sehen ; dass der Mensch als Volk ein geschichtliches Wesen ist, dass [250] zum geschichtlichen Sein gehört die Entscheidung zu einem bestimmten Seinwollen und Schicksal Einsatz des Handelns, Verantwortung im Ertragen, und Durchhalten, Mut, Zuversicht, Glaube, Opferkraft. All diese Grundverhaltungen des geschichtlichen Menschen sind nur möglich auf dem Grunde der Freiheit. » (Kolbenheyer ne voit pas et ne peut pas voir que l’homme en tant que Volk est un être historial, que de l’être historial fait partie la décision d’un certain vouloir être et d’un destin Engagement de l’action, responsabilité dans le fait de supporter et de tenir, courage, foi et force du sacrifice. Toutes ces dispositions fondamentales de l’homme historial ne sont possibles que sur le fondement de la liberté.)
L’essentiel est dans une pensée qui non seulement ne calcule pas (nicht rechnet) mais surtout qui répond à l’exigence de l’être.
Le sacrifice (Das Opfer qu’on retrouve à maints endroits, en particulier dans la postface à « Was ist Metaphysik »), est un terme essentiel de la propagande nazie, c’est peut-être l’un des mots les plus employés de l’époque. Déjà Hitler dans Mein Kampf parlait de verzichtfreudiger Opferbereitschaft, de disposition au sacrifice joyeusement prête au renoncement.
Ernst Jünger, dont on néglige le national-socialisme fondamental mais élégant, a fait du sacrifice pour le plaisir du sacrifice, c’est die Begeisterung der Männlichkeit (l’enthousiasme de la virilité) l’articulation de base de ce livre terrifiant qu’est Der Kampf als inneres Erlebnis.
Même si le mot n’est jamais prononcé, la pensée est claire, tout ce qui ressortit d’une Europe plus ou moins cosmopolite et « humaniste » est undeutsch, ne fait pas partie de la « Sippe », la pensée de Heidegger s’inscrit dans un vieux projet politique né au XIXe siècle et qui vise à l’élimination de la « civilisation » comme étrangère et importée. La germanité pour Heidegger ou Jünger (je renvoie aux travaux en particulier de Michel Vanoosthuyse) est non pas biologique mais essentiellement guerrière, Der Krieg als Stahlbad und Jungbrunnen der Nation.
Heidegger condamne d’ailleurs explicitement le racisme biologique et le concept même de race comme dans le texte Die Geschichte des Seyns (L’Histoire de l’Etre, vol. 69, 223) mais tout en le revendiquant d’une autre manière. La race est un « Machtbegriff », un concept du pouvoir et qui présuppose la subjectivité : « nur wo das Sein des Seienden wenngleich verhüllt und unbegriffen als Macht west kommt der "Rassen" gedanke zur Geltung ; er wird als ein Bestandstück der Selbstbehauptung dem Bewusstsein eines Volkes eingeschärft und zwar im Zusammenhang einer Betonung des "biologischen Vorstellens überhaupt, zumal dann wenn das "Leben" bereits als "Kampf um das Dasein" vorbestimmt ist (vgl. die hohe Einschätzung Darwins im russischen Kommunismus) » (Seul là où l’être de l’étant quoique voilé et non compris, règne (west) en tant que pouvoir, la pensée par races est mise en avant ; elle est rabachée à la conscience du peuple en tant que partie prenante de l’auto affirmation et à savoir en relation avec l’accent mis sur la représentation "biologique" comme telle, d’autant plus quand la "vie" est d’ores et déjà prédéterminée comme "lutte pour la vie" (cf. la haute estime de Darwin dans le communisme russe d’aujourd’hui).
[251] Ce qui importe à Heidegger c’est la façon dont l’Etre de l’étant peut se manifester politiquement, d’où le soutien apporté à Hitler de façon explicite en 1933-34, d’où aussi le désaveu du racisme biologique. Mais à l’inverse, il peut aussi se manifester comme un stade nécessaire de l’histoire de l’Etre, car il continue en ces termes : « A l’inverse, là où la représentation par race et la prise en compte des forces raciales se fait jour, cela doit être compris comme un signe de ce que la pure essence de pouvoir de l’Etre a été lâchée par lui-même au sein de l’état d’abandon d’Etre de l’étant. Mais ceci caractérise l’ère de l’accomplissement de la métaphysique. Le soin de la race est une mesure nécessaire à laquelle tend la fin des Temps modernes (Neuzeit). Lui correspond la mise à contribution préétablie de celle-ci (Einspannung) dans l’essence de la "culture" dans une "politique culturelle" qui elle-même n’est que le moyen de la légitimation du pouvoir (Machtermächtigung). »
Pour Heidegger comme pour Fichte le destin philosophique de l’histoire est assumé par l’Allemagne telle qu’il la conçoit. La langue, die Sprache est, on l’a vu, exclusivement l’allemand dont Heidegger dit dans Hebel der Hausfreund : « Eigentlich spricht die Sprache. Der Mensch spricht erst insofern er der Sprache entspricht. » (En réalité c’est la langue qui parle. L’homme ne parle que dans la mesure où il est en conformité avec la langue où il parle à partir d’elle.)
Seul l’allemand est langue et tout le problème est là.
La raison de la Lettre sur l’Humanisme est essentiellement politique avec une visée très précise, il s’agit de mettre fin à une civilisation européenne gangrenée par ce que Heidegger dans une lettre du 2 octobre 1929, publiée dans la Zeit du 22 XII 1989, nomme « die Verjudung des deutschen Geistes » (l’enjuivement de l’esprit allemand), c’est-à-dire une civilisation non guerrière et non totalitaire. Comme bien d’autres Heidegger lui aussi n’a qu’une ennemie, la « gueuse ».
L’Opfer (c’est à la fois le sacrifice et la victime) ne vaut que par la Gemeinschaft sacrificielle. C’est ainsi que le sacrifice apparaît en 1929. Dans sa postface à Qu’est-ce qu’est la métaphysique Heidegger écrit que le sacrifice est la dépense (pour ne pas traduire Verschwendung par gaspillage, comme il conviendrait) parce que s’élevant des abysses de le liberté et dégagée de toute contrainte de l’être humain dans l’établissement de la vérité de l’être pour l’étant (Das Opfer ist die allem Zwang enthobene, weil aus dem Abgrund der Freiheit erstehende Verschwendung des Menschenwesens in die Wahrung der Wahrheit des Seins für das Seiende) Paroles d’une langue impérieuse et terrible, hélas non sans Anklang, sans ressemblance avec celle de la SS, il suffit à cet égard de lire les textes publiés par Hans Buchheim pages 240-259. Il est aussi peu fortuit que Heidegger parle de Wehrdienst, de service armé, comme second élément de liaison.
Cela correspond trop au vocabulaire national-socialiste de l’époque pour qu’on puisse impunément se contenter de le traduire par une sorte de transfiguration philosophique censée donner un autre sens aux mots de la tribu d’autant plus que, comme bien d’autres phrases de ce discours, elles rendent un son assez terrifiant, ce lien établi par le Dienst « verlangt die in Wissen und Können gesicherte und [252] durch Zucht gestraffte Bereitschaft zum Einsatz bis ins Letzte » (ce lien exige la disposition à l’engagement ultime assuré en savoir et pouvoir et raidi par la discipline), Zucht et gestrafft, mots terribles, sans équivalents comme tant d’autres de ce type en français, Zucht c’est l’éducation répressive, le dressage qui donne le dérivé Züchtigung, châtiment corporel, gestrafft signifie en position de garde à vous.
Tout ce vocabulaire, et qui reviendra un peu partout entre 1939 et 1943, est un vocabulaire de la dureté, un vocabulaire de dressage qui donne à l’allemand de Heidegger ce timbre autoritaire, glacé et farouche impossible à rendre en français.
La langue de Heidegger est, comme il le disait lui-même à Marburg, celle d’une « formale Anzeige », d’une annonce formelle, une langue de proclamation, presque de Verkündung et qui par là même côtoie, à son insu la LTI, elle aussi essentiellement proclamative. Ce qui pose problème, c’est la concomitance du mode d’expression, c’est la proximité inévitable.
Dans un Befehlsblatt (une sorte de feuille de route de la SS de 1937), on lit cela en termes semblables associant Freiheit et Gehorsam, sans liberté intérieure pas d’obéissance et Pflicht. L’adhésion à la Gemeinschaft est sans restrictions, elle implique Freiheit des Opfers d’où dans la postface Das Opfer ist der Abschied vom Seienden auf dem Gang zur Wahrung der Gunst des Seins (le sacrifice prend congé de l’étant sur la voie de la garantie de la faveur de l’être). On est ici au cœur de l’exaltation sacrificielle qui dès cette époque, on est en 1934, emporte l’Allemagne. La langue est à ce point spécifique que toute traduction est bien en peine d’en rendre le caractère implacable, définitif et sans réplique.
Il en va de même pour l’Einsatz, comme l’écrit Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz il figure en bonne place dans ses Mémoires (DTV 2908), p. ex. page 124 : « Der RFSS verlangte Pflichterfüllung, Einsatz der ganzen Person bis zur Selbstaufgabe » (le Reichsführer SS exigeait l’exécution du devoir (la fameuse Pflicht luthérienne) et engagement de la personne entière, jusqu’au renoncement à soi-même). Einsatz est un terme essentiel dans l’organisation de la SS. Selbstaufgabe ce sont les termes mêmes de Heidegger, Einsatz bis ins Letzte du fameux discours dit du Rectorat, Die Selbstbehauptung der deutschen Universität ?
C’est, hélas, le même vocabulaire, il y a superposition et à cette époque ces mots étaient pour le moins codés et Pflicht ainsi que Einsatz ne sont pour cette raison plus employables et instantanément connotés. On sait ce qu’étaient les Einsatzgruppen qui étaient chargées des exécutions de masse en Pologne.
Einsatz est un terme clé de l’organisation interne du national-socialisme, dès le début. Einsatz est au demeurant aussi un mot spatial issu de setzen, der Einsatz, c’est ce qu’on a inséré à l’intérieur de quelque chose.
Il y a pour Heidegger identité de vocabulaire, il y a Einsatz de la langue dans sa totalité. Ce qui est frappant c’est l’apparition soudaine de certains mots comme cet Einsatz ou Durchhalten jusque-là absents de son expression philosophique et qui transforment radicalement l’enjeu même du philosophique, en effet, mais le ramè-[253]nent tout entier au Geschehen allemand de l’époque et en soi, la philosophie en tant que manifestation du Volk en tant que Volk.
Le Volk est allemand comme il l’est pour Fichte, si bien qu’il n’y a de Sprache qu’allemande. Il se trouve hélas que ce mot devint un des mots clés de la langue nazie (le LTI).
En plus, Heidegger donne à Einsatz ce sens nouveau d’intervention armée, de mise en œuvre énergique, que le mot n’avait pas jusque-là. La réutilisation des termes et leur politisation, leur recrutement à d’autres fins est une des caractéristiques de la LTI à laquelle Heidegger ne cesse de recourir.
La tragique erreur de Heidegger, c’est d’avoir voulu localiser le philosophique, d’en avoir cru, tel Hegel, mais inversement sa réalisation possible, du moins en tant que signe, par la germanité. Ce n’est pas par hasard que Heidegger consacre tout un semestre, de 1934 à 1935, à Germanien de Hölderlin où il tente, le texte est d’ailleurs magnifique, de délocaliser suprêmement cette Allemagne sans y parvenir. L’Allemagne comme lieu possible de la manifestation de la vérité historiale de l’être, c’est la grande illusion qui ne répond en rien à l’Erwartung, telle que la formule Hölderlin dont le poème pourrait donner une interprétation tout aussi exaltée mais toute différente de celle de Heidegger.
De plus l’allemand n’est en rien la langue de la philosophie comme l’a encore récemment rappelé Andreas Kemmerling, un philosophe de Munich, Deutsch war niemais die Sprache der Philosophie (l’allemand n’ a jamais été la langue de la philosophie), et pour que les choses soient bien claires, il ajoute quelques lignes plus bas : « Das Deutsche war niemals eine internationale Sprache der Philosophie » et continue t-il : « Doch selbst zu den Zeiten, als die Werke deutschsprachiger Philosophen ihren größten Einfluss auf die internationale philosophische Diskussion hatten, war Deutsch nicht die Sprache der Philosophie. » (Même aux temps où les œuvres de philosophes de langue allemande avaient leur influence la plus grande sur la discussion philosophique internationale, l’allemand n’était pas la langue de la philosophie.) (Sprache in Not, Göttingen, 1999)
Or toute la pensée de Heidegger implique la langue allemande comme étant le philosophique en soi et la revendication de germanité se veut être retour à l’originel d’où la signification philosophique de la Révolution nationale.
C’est toujours ce même mythe auquel succombent tant de ces intellectuels allemands fascinés par la fameuse Menschheitsdämmerung (Vondung, 29) qu’avait déjà signalée Ernst Bloch après bien d’autres.
Klaus Vondung a parfaitement montré le fonctionnement de cette pensée apocalyptique dont en l’occurrence Heidegger n’est qu’un représentant entre beaucoup de cette étrange conception de l’Allemagne comme lieu de l’Umwälzung, terme qu’il emploie dès 1933 à plusieurs reprises. On est en pleine « nationale Bombastik » (le pompeux national), comme on dit.
On voit bien que le philosophique est localisé, du moins authentifié, par le Vaterland (la patrie). Au semestre d’hiver 34/35, Heidegger nous le dit bien (vol. 39, 120), la patrie est l’être lui-même.
[254] Heidegger est victime de l’apocalyptisme qui a si longtemps mutilé la pensée en Allemagne (Vondung 187), d’autant plus que « Das Vaterland ist das Seyn selbst, das von Grand aus die Geschichte eines Volkes als eines Daseienden trägt und fügt : die Geschichtlichkeit seiner Geschichte. » (La patrie est l’Etre lui-même qui de façon fondamentale porte et dispose l’historialité de son histoire à partir de l’histoire d’un peuple en tant qu’il est), dit-il. Il s’agit bel et bien de l’Allemagne telle qu’elle réalise son propre destin et par le nazisme.
Seyn écrit avec « y ». La patrie écrit-il encore n’est pas une idée en soi, abstraite intemporelle, mais la patrie, le poète la voit en un sens originelle, historiale. On est ici dans la langue telle que l’emploie Fichte pour dire les mêmes choses, sauf que Fichte ne renonce en rien aux idéaux humanistes. Tous les esprits créateurs ou novateurs « sont des homme originels (ursprüngliche Menschen), ils sont, si on les considère en tant que peuple, un peuple originaire, le peuple tout bonnement, des Allemands » (sie sind wenn sie als ein Volk betrachtet werden, ein Urvolk, das Volk schlechtweg, Deutsche) (Fichte, 9e discours).
Il y a une fonction poétique, créatrice spécifique, en soi allemande, commune à Fichte et à Heidegger et un vocabulaire semblable. Ce « Volksgeist » comme le rappelle Vondung (189) est essentiellement apocalyptique, il ne peut se réaliser que dans la Umgestaltung (transmutation), précisément la Umwälzung (retournement) que Heidegger identifiait dans le national-socialisme, or cette Umwälzung, à bien des égards, est la « gänzliche Umschaffung des Menschengeschlechts » le complet retournement de l’espèce humaine (Fichte, Reden, 147), dont le modèle pourrait être la Gründlichkeit, Ernst und Gewicht der Denkweise (le sérieux radical et le poids de la manière allemande de penser), telle que la voit Fichte (217).
Comme la Badische Zeitung (le journal local du Pays de Bade méridional), Heidegger constate dans Gelassenheit (sérénité) « die zunehmende Gedankenlosigkeit » (14), l’absence croissante de pensée, ce qui n’est pas très neuf et constate que « Die Bodenständigkeit des heutigen Menschen ist im Innersten bedroht (la liaison au sol de l’homme contemporain est menacée dans son intimité même). Gelassenheit est rempli de formules toutes faites du par cœur de journal local que ne désavouerait pas la Badische Zeitung (18) de l’époque et peut-être d’aujourd’hui, car le kitsch de Heidegger reste toujours éminemment politique. Lorsqu’il écrit page 18 : « Cela nous donne à penser et nous demandons que se passe-t-il ici, chez ceux qui ont été chassés de leur lieu natal autant que chez ceux qui sont restés dans leur lieu natal (Heimat) ? Réponse : L’enracinement de l’homme d’aujourd’hui est menacé au plus intime. Plus encore: la perte de l’enracinement n’a pas été seulement provoquée par des circonstances extérieures et le destin en cela n’est pas dû uniquement non plus à la négligence et à la façon superficielle de vivre des hommes. La perte de l’enracinement vient de l’esprit de l’ère dans laquelle nous a jetés notre naissance. » Quand on lit cela ainsi en français, cela est plutôt banal et pas très neuf, une vieille tarte à la crème de la déploration. Quand on lit cela en allemand cela donne tout autre chose. Ceux qui ont été chassés de leur patrie ce sont les Heimatvertriebenen, terme très précis qui désigne exclusivement les Alle-[255]mands qui vivaient au-delà de la frontière de l’Oder-Neisse, c’est-à-dire en Silésie, Poméranie et Prusse Orientale que les accords de Yalta après ce qui s’est passé ont légitimement attribué à la Pologne et à la Russie. Il s’agit d’un terme à cette époque, politiquement codé.
Ces gens, dont les regrets étaient parfaitement légitimes, avaient été reclassés en Allemagne de l’Ouest. Arrivés d’octobre 1945 à décembre 1947 environ, au nombre de dix millions environ, ils avaient été expulsés manu militari par Staline qui espérait ainsi submerger les trois zones d’occupation américaine, anglaise surtout et française à un moindre degré, pour de simples raisons d’éloignement d’ailleurs. Staline avait ainsi voulu noyer l’Ouest sous un flux incontrôlable et inabordable. Or, en moins de deux ans, tous les « Flüchtlinge », comme on les appelait d’abord, étaient parfaitement intégrés à la RFA qui fit à cet égard un effort sans précédents, suivi trente ans plus tard d’une prise de conscience de la shoah tout aussi extraordinaire !
Mais en 1959, faire référence aux Heimatvertriebene, en dehors, en plus d’un contexte politique précis, c’était se revendiquer de la droite la plus extrême, des milieux proches du NPD et en tout cas de l’aile la plus droitière de la CSU. Heidegger voulait montrer à ses auditeurs et lecteurs où il se situait au plus profond, il leur donne à entendre qu’il n’y a rien à regretter du passé allemand hitlérien.
Il en est de même à la même époque, en 1952, dans Was heißt Denken ?, dans la transition entre IV et V ajoutée en page 159, Heidegger dit à ses auditeurs, comme il le note lui-même avant sa conférence du 20 Juin 1952 : « Mesdames et messieurs, aujourd’hui s’est ouverte à Fribourg l’exposition "Des prisonniers de guerre parlent". Je vous demande d’y aller pour entendre cette voix sans timbre et de ne plus la perdre de l’intérieur de l’oreille. La pensée est Andenken, souvenir, est tout autre chose que la fugitive remise au présent de choses passées. La pensée (Andenken) pense ce qui nous concerne. Nous ne somme pas encore dans l’espace convenable pour pouvoir réfléchir à la liberté et même de pouvoir en parler aussi longtemps que nous fermons les yeux face à cet anéantissement de la liberté. »
Heidegger a parfaitement raison d’inviter ses auditeurs à voir cette exposition, mais pourquoi pas le moindre mot sur le reste, la Déportation ne fait pas partie de l’Andenken et moins encore de la Weltnacht, dont il est question dans Wozu Dichter ?, ni l’extermination des malades mentaux et des enfants dits débiles que Heidegger connaissait parfaitement du fait de son amitié pour son collègue de Fribourg Eugen Fischer, directeur du Kaiser Wilhelm Institut jusqu’en 1942 (date de sa mise à la retraite) et l’un des organisateurs de l’élimination des malades mentaux qui se rendit en 1942 à Paris pour une conférence sur l’identité entre juifs et bolcheviks, qui présida une commission du congrès international antijuif à Cracovie en 1944.
Il y aurait lieu de revenir sur ce genre d’inserts à l’intérieur des textes philosophiques et sur leur signification politique très précise. Tout se passe comme s’il n’y avait rien eu, d’où le recours à une langue fleurie et douceâtre.
[256] Robert Minder, qui n’est jamais que germaniste, a consacré un essai à Hebel der Hausfreund dans un livre, Dichter in der Gesellschaft (Le poète dans la société), où il analyse de façon précise le style et la langue de Heidegger dont il relève le blumiger Styl, le style fleuri dans ce texte qui en 1957 allait droit au cœur des nostalgiques d’un passé nazi récent. Il est curieux que les seuls auteurs auxquels, outre bien sûr Hebel, Heidegger fasse référence soient justement trois auteurs nationalistes fort proches de nazis, Wilhelm Altwegg, Wilhelm Zentner et surtout Emil Strauss dont la conception de l’authenticité du peuple à travers sa figure du Dr. Haugh dans le roman Das Riesenspielzeug (Le jouet géant) n’est pas éloignée de celle de Heidegger.
Tout se passe comme si Heidegger naturalisait, apaisait son exaltation d’antan pour devenir un Leisetreter (quelqu’un qui marche à pas silencieux) comme dit Minder, après avoir été Schmetterer (trompeté à tous vents). Heidegger désormais emploie une langue immobile, figée, encastrée dans le territoire local, seul authentique. Son habileté consiste à transformer Hebel, qui fut essentiellement un esprit urbain et libéral, en territorialiste limité à son seul terroir du Pays de Bade. Robert Minder signale aussi que dans le Feldweg (le chemin de champs) Heidegger reprend volontairement le vocabulaire faussement paysan de Walter Darré, le Reichsbauernführer, comme le titrait le jargon du LTI.
En 1929, Walter Darré avait publié un livre au titre révélateur et assez heideggérien en somme : « Das Bauerntum als Lebensquell der Nordischen Rasse » en remplaçant Rasse par Volk, ce qui revient au même, on est sur le Feldweg. Ce n’est pas par hasard que Heidegger reprend en 1950 dans le Feldweg, dans Hebel et ailleurs, le vocabulaire et les conceptions de Walter Darré qui ne mourra d’ailleurs qu’en 1953, passablement ungeschoren, sans qu’il ait eu beaucoup de comptes à rendre. Forstwart (garde forestier), hegen und pflegen (cultiver et soigner) etc. le Töpfer (le potier, 47), das massige und schwere des Steins (le dense massu et lourd de la pierre) sont des termes et des associations verbales que tout auditeur allemand reconnaît aussitôt et qui dans leur disposition grammaticale sont de véritables déclarations politiques dont la consonance ne peut qu’échapper au lecteur français.
Comme le disait Heidegger, pour penser il faut parler allemand. Dans divers chapitres du Doktor Faustus, Thomas Mann a analysé ce vocabulaire et ses conséquences et on accordera, tout de même, à Thomas Mann une relative connaissance de l’allemand.
Citer Thomas Mann dont les positions de « gauche » sont trop connues ne paraîtra pas sérieux auprès de certains, mieux vaut prendre un penseur aussi national révolutionnaire que Heidegger ou du moins aussi conservateur, à savoir Rudolf Borchardt qui écrit : « La masse du peuple allemand justement n’a jamais vraiment intégré la culture européenne qui lui a été importée et s’est trouvé toujours en grande partie en muette révolte contre elle... Il n’y a que dans le peuple allemand que vit secrètement, et se tient obstinément dans les recoins des individus et de l’ensemble, le soupçon rageur d’avoir été en réalité nargué par le christianisme et [257] seulement dupé et exploité par Rome, d’avoir été la risée des cours, d’avoir été ridiculisé par le Moyen-Age et l’Eglise et abêti par la science et d’avoir été énervé par la culture féminine, par les manières et la politesse, d’avoir été trahi par l’esprit et d’avoir été détourné par Goethe de la voie véritable et que la forme noble qui est la seule rupture véritablement et authentiquement allemande par la culture occidentale a littéralement mis à bas le vieil empire allemand » (Reich) (Merkur 650, 475).
Si on ne voit pas que le germanique se définit, à cette époque, très largement par son hostilité à tout ce qui est romain ou occidental ou plutôt dans son antériorité supposée, on ne peut saisir ce dont il s’agit au profond de la pensée de Heidegger car il est l’héritier d’une longue tradition qui, il est vrai, ne s’était jamais manifestée avant Fichte sur le plan philosophique. Fichte a été pris au sérieux par le mouvement kleindeutsch, le mouvement nationaliste en vue de l’unification, sans l’Autriche d’avant 1848, mais sa pensée en tant que nationale était restée jusqu’à lui en marge de la philosophie.
Avec Heidegger il y a transfert de cette masse historique, de ce poids d’une Allemagne à venir, celle dont ne cesse de se moquer Nietzsche sur le philosophique comme tel. C’est une Allemagne d’hier, de demain, toujours en devenir, incertaine et confuse, comme Nietzsche la décrit en d’innombrables passages, mal dégrossie et comme il le dit ni faite ni à faire (1884) qui désormais sera le fond de pulsion de la pensée de Heidegger, comme une présence muette et continue, une sorte de retournement, en effet, de Kehre, mais dont il fut suffisamment naïf pour la croire réalisable, sinon réalisée par le national-socialisme.
Retrouver ce qui n’a jamais été, est en ceci l’expression d’une vieille obsession allemande : attendre le réveil de Frédéric Barberousse. Il y a chez Heidegger une déception originelle et sur le plan biographique, cela se lit à livre ouvert dans sa langue, une honte de ses origines. Les chaussures de van Gogh ne sont pas là par hasard, c’est un vieux débat là aussi, la sagesse populaire contre les nobles, c’est le thème même du Volksbuch ou de Hebel volontairement mal compris. L’aspect politique, presque subversif des récits de Hebel est ramené par Heidegger à une politique instinctuelle, de sensibilité bio territorialiste.
Chose étrange, à la fin du texte intitulé « Der metaphysische Ort der Höderlinischen Dichtung » (tome 39, 292-293) (le lieu métaphysique de son cours sur Germanien), il écrit :
Den Griechen ist mitgegeben : die erregende Nähe zum Feuer des Himmels, das Betroffenwerden durch die Gewalt des Seyns. Aufgegeben ist ihnen die Bändigung des Unbändigen im Erkämpfen des Werkes, das Fassen, Zum-Stand-bringen.
Den Deutschen ist mitgegeben : das Fassenkönnen, das Vorrichten und Planen der Bereiche und des Rahmens, das Ordnen bis zum Organisieren. Aufgegeben ist ihnen das Betroffenwerden durch das Seyn.
(Aux Grecs a été dévolue l’excitante proximité du feu du ciel, le fait d’être frappé de la violence de l’être. Chargés ils ont été de dompter l’indompté dans l’acquisition par combat de l’œuvre, la saisie, la mise en état.)
[258] (Aux Allemands est dévolu : la capacité à saisir, la préparation et la planification des champs d’action (Bereiche) et du cadre, la mise en ordre jusqu’à l’organisation. Dévolu leur est d’être frappé par l’Etre.)
Cet « Organisieren », on le voit à l’œuvre au moment même où Heidegger écrit ces lignes, dans le T4 et l’ensemble de l’entreprise d’extermination et sa mise au point p. ex. lors de la session du Ostministerium du 4 février 1942 où est commentée en présence d’Eugen Fischer, l’ami de Heidegger, la « Verschrottung » des Ostvölker (Müller-Hill, 21). L’emploi du mot organisieren est tout autre chose qu’innocent.
Cette Dichtung est, comme celle de Hans Carossa à qui n’est pas par hasard dédié Was ist Metaphysik, à la fois hors de toute préoccupation sociale et correspond pourtant tout à fait aux objectifs du national-socialisme. Ralf Schnell a très bien montré dans une conférence faite précisément en 1984 à Fribourg à quel point la Dichtung national-socialiste était toute entière fondée sur l’insurrection et le retour : « Nationalsozialistische Dichtung ist eine Dichtung des Aufbruchs und der Heimkehr » (Merkur 435, 397). Aufbruch, surrection, et Heimkehr sont, en effet, les deux pôles autour desquels gravite l’écriture de Heidegger après 1950.
Il est ici en plein accord avec le programme nazi tel qu’il a toujours été affiché et tel que le retracent d’innombrables documents ; la mission de l’Allemagne était, on le sait bien, de concevoir et de réaliser la Endlösung dont le Vorrichten et l’Organisieren appartenaient bel et bien à l’essence même de l’être. Il est étonnant que la correspondance soit à ce point flagrante avec ce qui est alors en train de se dérouler aux marges polonaises de l’Allemagne.
Cet apocalyptisme, il le partage hélas avec tout le personnel nazi, sait que Hitler parlait pour le deutsche Volk d’une « vom Schöpfer des Universums zugewiesene Mission » (Mein Kampf I, 234, Vondung, 279) de nombreux écrits p. ex. le roman de Bernhard Kellermann évoque der schwarze Aschenregen auf die sterbende Stadt (la pluie noire de cendres sur la ville mourante) en même temps que se montrent les « Vorboten des Reichs des neuen Menschen » (Vondung, 275) de telle rêveries qu’étrangement on retrouve chez un aussi grand esprit que Heidegger parcourent l’histoire de la pensée allemande depuis toujours.
Toujours dans ses Vorlesungen sur der Rhein de Hölderlin (vol. 39, 292-293) Heidegger écrit : « Das jeweils für ein Volk Schwerste das "Nationale" in seinem freien Gebrauch wird aber nur errungen, indem gekämpft wird um das jeweils Aufgegebene, d.h. um die Erwirkung der Bedingungen der Möglichkeit des freien Gebrauchs. In diesem Kampf und nur in ihm erreicht ein geschichtliches Volk sein Höchstes » (Ce qui en l’occurrence est le plus dur pour un peuple le "national" dans son application n’est acquis que dans la mesure où on combat pour ce qui a été imparti, c’est-à-dire dans l’effectuation des conditions de la possibilité d’une libre application. Dans ce combat et en lui seul un peuple historial atteint son point culminant.)
La catastrophe philosophique allemande commence avec Fichte dans une invention de l’Allemagne en tant qu’exclusive détentrice du philosophique.
[259] Dans un texte célèbre, toujours ignoré et prophétique de Heinrich Heine « Sur l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne » il écrit : « Le tonnerre allemand est certes lui aussi allemand et il n’est pas très dégourdi et il arrive plutôt lentement, mais il vient et lorsque vous l’entendrez retentir comme jamais rien n’a retenti dans l’histoire du monde, alors sachez-le : le tonnerre allemand a enfin atteint son but. A ce bruit les aigles tomberont morts des airs et les lions dans les déserts iront se réfugier dans leurs royales cavernes. On représentera alors une pièce en Allemagne en comparaison de laquelle la Révolution Française n’apparaîtra plus que comme une innocente idylle. »
Il avait écrit quelques lignes plus haut : « Des kantiens vont faire leur apparition qui jusque dans le monde du visible ne voudront entendre parler d’aucune piété qui impitoyablement fouailleront de l’épée et de la hache le sol de notre vie européenne pour en extirper jusqu’aux dernières racines du passé. »
A la fin de ce livre Heine dit aux Français de se méfier, de ne pas broncher, de ne surtout pas applaudir au réveil allemand car avec leur manière impolie les Allemands pourraient bien les renvoyer à leurs chères études. Avec en effet l’épée et le canon, les « barbares du Nord », comme il les appelle dans le Ier livre de son Ecole romantique, déferlèrent cent ans plus tard, on le sait, sur la France, sous la conduite de ces philosophes qui habillés comme le dit encore Heine de « la brillante livrée du pouvoir » devinrent des « philosophes d’Etat » qui passent leur temps à inventer des « justifications philosophiques pour tous les intérêts de l’Etat. »
Dans son Denktagebuch Hannah Arendt cite Heidegger qui dit avoir perdu le contact : « Er ist in der Tat nicht mehr der Exponent, das Mundstück der Zeit. » I, 43 [17] (Il n’est plus l’emblème, l’embout de notre temps, en effet).
Heidegger n’a pas voulu éviter le glissement d’une certaine vision de la germanité sur le philosophique, il en a établit bien plutôt la coïncidence par un ajustement apparent. Il y avait trop longtemps qu’une certaine conception de la germanité était là à fleur d’histoire, sans véritable réfèrent, sans lieu, sinon institutions anciennes, sans signe de reconnaissance pour ne pas apparaître comme l’immanquable et définitif recours du philosophique, mais c’était s’égarer du tout au tout sur la nature même de la pensée et sur la nature de cette germanité inventée.
Est-ce sa Sprachnot, comme dit Gadamer (113), qui est à l’origine de cette Kehre qui a inversé sa propre pensée au point de la lui dérober pour la faire sombrer dans cette adhésion jamais démentie. Il n’est hélas pas possible de la détacher de cet accent, de cette inflexion qui la marque presque à chaque pas.
Fin du cinquième article de cinq.
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