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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges Guille-Escuret CNRS, UPR 191, Ivry-sur-Seine, “J.-F. Baré, éd., Les applications de l'anthropologie. Un essai de réflexion collective depuis la France.” In revue L'Homme, revue française d’anthropologie, 1996, tome 36 n° 140. pp. 174-178. COMPTE RENDU. [Autorisation formelle accordée par J.-F. Baré le 15 mars 2015 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[174]

Georges Guille-Escuret

CNRS, UPR 191, Ivry-sur-Seine

J.-F. Baré, éd.,
Les applications de l'anthropologie.
Un essai de réflexion collective
depuis la France
.”

In revue L'Homme, revue française d’anthropologie, 1996, tome 36 n° 140. pp. 174-178. COMPTE RENDU.


Fruit d'une discussion poursuivie pendant plusieurs années sous la triple égide de l'ORSTOM, du CNRS et de l'Université Paris X-Nanterre (qui accueillit un séminaire sur ce sujet), ce livre présente l'état actuel de l'anthropologie appliquée en prenant au moins un parti : celui d'une « retenue du jugement » placée au service d'une « démarche délibérément documentaire » (p. 11). Autant dire tout de suite que l'objectif n'est pas de provoquer un débat dès longtemps empêché par une indifférence collective et acéphale, mais de fournir un large ensemble d'informations et des amorces d'analyses au cas où une véritable discussion parviendrait à s'imposer sur le devant de la scène. Si justifiable soit-elle à certains égards, cette stratégie se révèle néanmoins quelque peu frustrante pour ceux qui sont les plus favorables à ce type de recherches. Ou les plus concernés.

Non pas que des sujets « chauds » ou des thèmes névralgiques aient été évacués au [175] nom de cette aspiration à une neutralité de ton : bien au contraire, un hommage doit être rendu à la virtuosité discrète de Jean-François Baré qui a trouvé le moyen d'aborder à peu près toutes les questions, y compris celles qui sont susceptibles d'embarrasser ou d'agacer la communauté anthropologique, sans jamais faire mine de quitter sa « réserve » (aux deux sens du terme, hélas) de chercheur appliqué. Éditeur du volume, il s'y est réservé cinq textes, mais personne ne l'accusera de s'être fait la part belle car, hormis l'introduction, ce sont les sujets grinçants (l'entreprise, le développement) ou austères (les cadres juridiques et éthiques, le rapport formation/emploi) qu'il a pris en charge, laissant à ses collaborateurs des cibles mieux perçues par la profession, sinon plus faciles à circonscrire : Gérard Lenclud présente en deux chapitres les aspects épistémologiques et la tradition française en la matière ; Bruce Albert complète les remarques de Lenclud par quelques aperçus sur l'anthropologie anglo-saxonne et, surtout, il examine, à propos des minorités et du développement, l'alternative désormais bien connue entre « application » et « implication » ; enfin, Marc-Éric Gruénais et Annie Hubert proposent deux réflexions sur l'anthropologie médicale. Globalement, l'ouvrage est assez équilibré et la relative sur-représentation de ce dernier thème correspond à un investissement sensiblement supérieur des médecins dans le domaine appliqué [1]. On regrettera pour la forme l'absence d'une intervention en ethno-écologie, ou en agro-économie, en ajoutant aussitôt que les dimensions du livre ne permettaient évidemment pas d'aborder tous les secteurs importants.

Dès lors, la frustration signalée plus haut résulte de la constatation d'une réussite paradoxale : cette entreprise démontre si bien la nécessité et l'urgence d'un programme d'application des méthodes d'observation et d'analyse forgées par l'ethnologie que la décision de retenir tout jugement devient à la longue contrariante. Au point où nous en sommes, il conviendrait avant tout de clarifier les positions sur un problème qui, lui, ne saurait tolérer la neutralité : est-il aujourd'hui décent de demander à l'anthropologie appliquée de se justifier aux yeux de l'anthropologie fondamentale ? La sobriété de ton adopté par les auteurs tend à conforter involontairement l'attitude selon laquelle le droit de cité des projets d'application devrait par principe obtenir l'approbation d'une recherche fondamentale souveraine, l'objectif étant manifestement de convaincre celle-ci. Et de lui arracher un aveu de légitimité, à défaut de pouvoir la séduire. Lenclud résume d'ailleurs l'évolution de l'université française sur ce plan : « tout semble s'être passé comme si le développement de la connaissance anthropologique était allé de pair avec l'expression d'un désenchantement croissant à l'égard de son utilité sociale, d'une réticence grandissante vis-à-vis de ses emplois possibles » (p. 75). À plus petite échelle, les vingt dernières années ont cependant montré que le désenchantement pouvait virer à la répulsion sans que la connaissance anthropologique progresse pour autant.

D'où une interrogation que cette « réflexion collective » passe donc sous silence sans nous interdire de l'inscrire à sa suite : n'est-ce pas maintenant en fonction d'une obligation éthique de solidarité avec le destin des peuples étudiés qu'il reviendrait à l'anthropologie fondamentale d'établir ses préférences, à court ou à long terme ? Le retard accumulé dans cette voie ne devrait-il pas nous inciter à penser que si des comptes doivent être rendus, c'est plutôt au domaine fondamental de le faire en direction du domaine appliqué (à ne pas confondre alors avec ses commanditaires) ? L'espoir d'une utilité de notre science en son époque impulserait une dynamique à nos programmes. Et ceux qui font la moue devant la prétendue médiocrité ou les insuffisances rationnelles des recherches appliquées oublient d'évaluer les responsabilités de la communauté qui était censée leur fournir la « trousse à outils » et les instruire sur les « tours de main ».

 [176]

Compte tenu de leurs aspirations communes, il était prévisible que les auteurs souhaitent principalement se montrer utiles et convaincants. La dimension politique du sujet n'est nullement niée, ni dissimulée : elle est seulement mise de côté. Ainsi Baré se contente-t-il de remarquer que « le problème de l'application, si complexe soit-il, dépend aussi d'une condition originelle, à savoir que des scientifiques veuillent y consacrer quelque attention » (p. 16), sans s'appesantir sur la flagrante faiblesse de cette volonté dans nos disciplines. Néanmoins, cette pudeur réfléchie n'est pas tout à fait sans conséquence sur l'argumentation. En premier lieu, les descriptions sont souvent plus satisfaisantes qualitativement que quantitativement, dans la mesure où les auteurs ne commentent pas l'état des rapports de forces entre les positions contraires : par exemple, la fonction d'expert de l'anthropologue est signalée comme un fait établi, ce qui est à la fois vérifiable puisque quelques chercheurs acceptent de l'assumer, et inexact quant aux cadres disciplinaires et institutionnels. Les ethnologues peuvent jouer le rôle d'expert, mais rares sont ceux qui s'y risquent, rares sont les institutions qui le leur demandent, et rares sont les sciences qui lancent des appels dans cette direction. Quand les aspects culturels ne sont pas purement et simplement ignorés par les planificateurs et les grandes organisations internationales, ils suscitent régulièrement des demandes annexes ou périphériques qui, de surcroît, sont moins fréquemment adressées aux anthropologues qu'à des confrères réputés plus pragmatiques (économistes, géographes, etc.)- Ensuite, en s'attachant à réfléchir « depuis la France », les auteurs ont été amenés à insister sur les contrastes majeurs avec la tradition anglo-saxonne plutôt qu'à « flairer » les convergences internationales croissantes de la présente décennie, dans un contexte au moins européen [2].

Enfin, un point névralgique mérite d'être signalé : de même que l'anthropologie fondamentale peut légitimement agacer une audience occasionnelle par un formalisme excessif et des réflexes de théoriciens, les « applicateurs » succombent volontiers à un travers symétrique en vouant un culte à l'expérience personnelle et en brandissant son arme, l'empirisme. Derechef, bien que Baré nous livre des analyses théoriques d'une finesse incontestable et qu'il ait montré dans d'autres publications qu'à ses yeux l'empirique n'annihile pas la quête d'une méthode, son souci de diffuser un message au delà des polémiques et des conflits le conduit parfois à contourner les grands dilemmes théoriques. On lui saura gré néanmoins d'avoir évoqué —même brièvement et grâce aux provocations salubres d'un journaliste anglais, Edward Pearce, devant une association d'anthropologues britanniques — « la situation de l'ex-Yougoslavie », car cette incursion dans une vaste tragédie contemporaine était essentielle pour le propos du livre. Incidemment, le discours de Pearce confirme qu'au delà des contrastes nationaux traditionnels entre les universités française et britannique, le hiatus entre les chercheurs et la presse prend la même forme : les hésitations ou les silences des anthropologues ont donc un contenu commun qui renvoie à un malaise général dans les sociétés occidentales quant aux relations entre information et connaissance.

Cependant, Baré et Pearce contestent ensemble le caractère « ethnique » du conflit. Va pour le journaliste qui condamne les préjugés charriés par le vocable. Mais l'ethnologue, en écrivant qu'autour de cet événement « traîne un trouble halo anthropologique » (p. 21), ne s'expose-t-il pas à abandonner à la fois une notion théorique et ses enjeux ? Nier la dimension ethnique de la tragédie ne conduira-t-il pas l'ethnologie à se désister de son analyse ? Si les sociologues démentent que la Bosnie est une société (et ils ne manquent pas d'arguments allant en ce sens) et si les historiens refusent de lui accorder une histoire propre (même remarque), ces violences furieuses ne sortiront pas pour autant du champ d'investigation des sciences sociales, mais leur interprétation sera laissée à un empirisme que les journalistes sont à même de mettre en œuvre sans l'aide [111] d'aucune science. Pas plus que le concept d'espèce en biologie, l'« ethnie » et la « société » n'inspirent ni ne doivent jamais inspirer la confiance. Toutefois, quand plusieurs collectivités s'affrontent, parviennent à reconnaître leurs membres et réussissent à diriger leurs comportements (même si une partie de ceux-ci souhaitent échapper à cette tutelle), il serait absurde de leur dénier une identité ethnique au prétexte qu'elles ne répondent pas aux critères reconnus du genre. C'est la définition de l'ethnie qui doit être critiquée et reconsidérée, mais surtout pas rejetée sans compensation, à l'instar de l'« espèce » zoologique chaque fois qu'elle fut confrontée à des obstacles similaires.

Dans le même ordre d'idée, l'importante réflexion déontologique du maître d'œuvre abandonne le lecteur à une énigme cruciale : l'ethnologue informé d'un meurtre doit-il faire quelque chose et quoi ? Plus de place pour le doute : à son insu ou non, Baré est un provocateur insidieux ! Car il pose froidement cette redoutable question dans le même paragraphe où il rappelle perfidement que la réflexion des auteurs se limite à la perspective la plus courante dans la discipline : une éthique a contrario, occupée à percevoir ce qu'il ne faut pas faire. Il y aurait donc là, explique-t-il dans une anti-conclusion qui ne saurait être dépassée sans quitter le parti pris d'une non-prise de parti, « l'un de ces choix consubstantiels à toute préoccupation éthique, et qui ne semble d'ailleurs spécifiable qu'au cas par cas » (p. 247). Voire. Un paradoxe affleure : une éthique purement empirique est autodestructrice dans la mesure où elle confère à l'ethnologue, juge unique de chaque drame, une responsabilité d'autant plus grande qu'elle est facultative. La déontologie fournit en principe un cadre de référence aux chercheurs, et elle se doit de restreindre le libre arbitre de celui dont le souhait est précisément de réagir en tant que membre d'une collectivité organisée : la liberté que l'on s'accorde correspond toujours à une responsabilité que l'on doit assumer. Soit dit en passant, le maintien de cette complémentarité n'est-elle pas ce qui conduit les espoirs libertaires à se démarquer des aspirations... libérales ?

Beaucoup d'ethnologues connaissent, directement ou par témoignage, des affaires de meurtres que les magistrats locaux ont toujours (officiellement) ignorées. Sans prétendre cerner ici le problème en quelques phrases, risquons deux brèves suggestions pour une discussion à venir, en remerciant Baré de ne pas en avoir détourné son regard, car le silence qui pèse à cet endroit est devenu plus lourd que n'importe quelle parole. En premier lieu, lorsqu'on prend connaissance de contextes ayant induit des morts violentes cachées aux, appareils d'État, on constate vite que, loin de présenter un désordre inextricable, une série apparaît qui semble épouser les rationalités socio-politiques habituellement analysées par l'ethnologie. À ceci près qu'en de telles circonstances ces rationalités imposent une complexité que nous avons tendance à refuser au profit de théories établies. L'examen des facteurs conduisant à un ou plusieurs assassinats révèle souvent, à l'état de germe, un risque plus sérieux. Il arrive souvent que d'un antagonisme classique se dégage une « troisième force », troisième ethnie ou troisième mode d'organisation sociale. C'est peu dire qu'il y a là un travail à accomplir en vue d'une méthode progressive.

Comment « traiter » ces réalités ? On ne saurait demander à un individu de décider seul au coup par coup : si le fait doit être mis sur la place publique, il faut que la communauté professionnelle entreprenne elle-même de le divulguer en protégeant l'anonymat des informateurs, même si ce sont des collègues. Procédure qui réclame un énorme travail (notamment une analyse comparative) dès lors qu'elle puise sa crédibilité dans la volonté de prévenir des tragédies sociales annoncées par des symptômes, et non dans une vocation punitive d'auxiliaires de police. Un principe est d'ores et déjà facile à pressentir : les chercheurs qui communiqueraient leurs observations sur de tels [178] cas ne devraient jamais prendre part à la décision concernant leur utilisation. C'est pourquoi la situation de l'ethnologue confronté à une violence meurtrière non guerrière — c'est-à-dire qui n'a pas « encore » été assumée par une organisation sociale — est exemplaire : aucune autre ne saurait mieux mettre en relief le caractère illusoire de la déontologie de la discipline tant que son fonctionnement n'est pas garanti collectivement. La possession d'un savoir infère celle de comptes à rendre, et le secret n'est pas moins pernicieux que les initiatives intempestives.

On sait qu'un livre est important quand il conduit celui qui en rend compte à s'interroger sur ses compléments, ses suites, son amélioration : la réflexion orchestrée par Baré constitue un événement qu'il fallait saisir comme tremplin, et c'est en ce sens que, par delà leur apparence critique, les remarques présentées ici doivent être comprises. Cet ouvrage est le prétexte d'un débat qui doit faire émerger ses enjeux en s'étendant à tous les membres de la communauté, débat dans lequel la neutralité ne sera plus de mise. À cet égard, nous ne saurions résumer plus clairement notre impression qu'en citant ici la conclusion que Baré donnait récemment à son commentaire d'un autre ouvrage : gardons-nous de « faire la fine bouche, à la française, devant une entreprise courageuse et pertinente dont les prolongements risquent de se révéler de toute première importance pour les anthropologues dans le monde qui vient [3] ». Ajoutons, pour le paraphraser : il faut lire Les applications de l'anthropologie.

L'anthropologie impliquée, nous dit Bruce Albert, est une « recherche anthropologique fondamentale intellectuellement et socialement investie dans la situation historique des sociétés qu'elle étudie et susceptible de mobiliser ses compétences en faveur de leur conquête de l'autodétermination » (p. 118). Il s'ensuit qu'une alternative entre « impliqué » et « appliqué » serait elle aussi ruineuse : pour que l'anthropologie appliquée s'épanouisse, il faut déjà que toute l'anthropologie soit « impliquée ».

Georges Guille-Escuret

CNRS, UPR 191, Ivry-sur-Seine



[1] Comme en témoigne récemment, aux mêmes Éditons Karthala, la création d'une collection « Médecines du monde. Anthropologie comparée de la maladie », ou encore les travaux de l'association AMADES, où l'interdisciplinarité n'est pas une fin en soi.

[2] Cf. notamment M. Hobart, éd., An Anthropological Critique of Development. The Growth of Ignorance, London, Routledge, 1993. [Voir compte rendu par J.-F. BARÉ dans L'Homme, 1994, 131 : 158-160.].

[3] J.-F. BARÉ, «Une pensée positive ? Anthropologie sociale et 'développement rural' », L'Homme, 131, juil.-sept. 1994: 136.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 22 septembre 2015 10:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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