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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Stanley HOFFMANN, “L’ordre international.” In ouvrage sous la direction de Madeleine Grawitz et Jean LECA, TRAITÉ DE SCIENCE POLITIQUE. Tome I. La science politique, science sociale. L’ordre politique. Chapitre 11, pp. 665-698. Paris: Les Presses universitaires de France, 1re édition, 1985, 723 pp. Une édition numérique réalisée avec le concours de Roger Gravel, bénévole, Québec. [Jean Leca nous a accordé le 4 avril 2018 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[665]

TRAITÉ DE SCIENCE POLITIQUE.
Tome I. La science politique, science sociale. L’ordre politique
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre XI

L’ordre international.”

Par Stanley HOFFMANN

Section 1. La notion d’ordre international [665]

1. Définitions et remarques préalables [665]
2. Les spécificités du problème de l’ordre international [667]
3. Les niveaux de l’ordre international [670]
4. Les modèles d’ordre international [673]
5. Les dimensions du système international [675]
Section 2. L’ordre international contemporain [682]

1. L’originalité de l’ordre interétatique contemporain [682]
2. La dimension horizontale du système diplomatico-stratégique [684]
3. La dimension verticale [688]
4. La dimension fonctionnelle [691]
5. Le désordre et le renouveau de l’éthique [694]
Bibliographie [696]


Section 1. La notion d’ordre international

1. Définitions et remarques préalables

Il y a bien des moyens de définir ce qui constitue l’ordre social. La définition la plus générale est la suivante : c’est l’ensemble des normes, pratiques et processus qui assurent la satisfaction des besoins fondamentaux du groupe social considéré. Elle a l’inconvénient d’être vague, mais l’avantage de purger le mot ordre de tous les aspects normatifs ou idéologiques qui l’encombrent souvent. Elle a aussi l’avantage de permettre la comparaison entre divers types de groupes sociaux, et entre groupes sociaux du même type.

Le groupe dont il sera question ici est la société internationale. Il ne s’agit pas, à proprement parler, du genre humain considéré comme une société unique, précisément parce que, comme le disait Jean-Jacques Rousseau [66] *, il n’y a pas de société générale du genre humain. Celui-ci a constamment été, et reste, divisé en unités dont la nature a changé au cours des siècles, mais toujours suffisamment nombreuses et complexes pour qu’aient échoué toutes les tentatives pour établir un empire universel, tous les rêves de fédération mondiale. Lorsqu’on parle de société internationale, on se réfère, de ce fait, non pas à une mais à deux réalités. La première est l’ensemble interétatique : les rapports qui existent entre les différentes unités, agissant sur la scène mondiale en tant que détentrices des pouvoirs publics et comme l’expression des volontés et des aspirations des individus et groupes qui les composent. [666] La deuxième est la société transnationale : les rapports qui se nouent à travers les frontières de ces unités, entre les individus et les groupes.

L’étude de l’ordre international appelle trois remarques préliminaires.

La première est que le problème de cet ordre se pose de façon tout à fait différente de celui de l’ordre politique intérieur, ou de celui de l’ordre dans les groupes sociaux qui existent au sein d’une unité politique. Ce qui caractérise l’ordre international, c’est l’anarchie, au sens de l’absence d’un pouvoir central supérieur à celui des unités ; et c’est aussi l’absence ou la faiblesse des valeurs communes. On voit tout de suite le problème – analytique et normatif : peut-il y avoir à la fois anarchie, et ordre ?

Deuxièmement, le problème de l’ordre se pose différemment, selon la nature des unités. Pour simplifier, disons qu’il y a, principalement, trois types de structures. Celle qui semble la plus éloignée de la pure anarchie, c’est évidemment l’empire, imposé par un peuple à d’autres. La structure qui en résulte est verticale, pouvoir de commandement qui cherche à reproduire les rapports entre gouvernants et gouvernés au sein de l’entité originelle. Néanmoins, on ne peut traiter l’empire comme une variété d’ordre étatique, à la fois pour des raisons internes – les rapports entre la puissance impériale et les pays soumis sont rarement identiques aux rapports entre le pouvoir et les sujets dans l’entité dominante – et pour des raisons externes – il y a toujours des rapports entre empires, ou entre l’empire et d’autres unités, dans la mesure même où il n’y a jamais eu d’empire universel, et où chaque empire a donc dû se protéger contre tout ce qui, à ses frontières, pouvait le menacer. Le deuxième type de structure est celui de l’ordre féodal : fragmentation de la puissance publique, puzzle de pouvoirs (à la fois publics et privés) dont les juridictions se chevauchaient, de liens hiérarchiques sans frontières territoriales nettement délimitées, enchevêtrement de droits et d’obligations portant sur les mêmes terres ; anarchie, donc, mais mitigée par l’absence même d’un concept de propriété absolue et de souveraineté exclusive, et par l’importance des normes communes, coutumières et surtout religieuses. Pour simplifier encore, disons que l’empire offre une sorte de pouvoir central (mais non universel) et guère de valeurs communes et le système féodal l’inverse. La troisième structure n’a ni l’un ni les autres : c’est le milieu constitué par des entités « souveraines », c’est-à-dire des unités dont le pouvoir central prétend au monopole de la force au-dedans (pour reprendre la définition que Max Weber donne de l’État) et revendique, au-dehors, le droit exclusif de décider au nom de ses sujets ; il s’agit donc d’un milieu fondé sur une différenciation territoriale nette entre les unités, sur l’idée qu’à chaque territoire ne correspond, en principe, qu’un seul pouvoir central. Historiquement, ce peut être le pouvoir de villes souveraines (Grèce antique, Italie de la Renaissance), ou celui d’États (ce qu’on a parfois appelé le « système des traités de Westphalie », mais ceux-ci ne faisaient que ratifier un état de fait plus ancien). Précisément parce que le problème de l’ordre et de l’anarchie se pose avant tout dans ce troisième type de structure, c’est elle qui, dans la théorie des relations internationales, est généralement prise comme objet d’étude. C’est pourquoi, lorsque nous traiterons ici de l’ensemble interétatique, c’est de ce type de structure que nous parlerons. Et justement parce qu’il n’est pas évident qu’on peut [667] vraiment parler d’ordre à propos d’une structure anarchique, j’ai préféré le mot ensemble au mot société, qui suppose une réponse positive.

Troisièmement, alors qu’il existe une littérature très abondante sur l’ensemble interétatique et ses problèmes, on ne peut pas en dire autant pour la société transnationale. Cela tient principalement à trois facteurs. L’ampleur de cette société dépend de celle des moyens de communication, de la facilité matérielle avec laquelle des échanges à travers les frontières peuvent s’organiser. De tels moyens ont toujours existé, mais ce n’est guère que depuis les grandes découvertes et, surtout, la révolution industrielle que les échanges ont connu un essor énorme. De plus, l’établissement et l’intensité des rapports transnationaux sont liés au type de régime économique pratiqué au sein des principales unités : la condition préalable, c’est que des pouvoirs publics acceptent qu’une partie de la vie économique, scientifique, intellectuelle leur échappe en quelque sorte, et puisse s’organiser, au-dedans et au-dehors, de façon relativement autonome. Enfin, même lorsque c’est bien le cas, comme à l’ère « libérale » du xixe siècle, cette société transnationale fonctionne dans un cadre et selon des règles fixés par l’État ou les États prépondérants : c’est une autonomie à la fois limitée et conditionnelle.

2. Les spécificités du problème
de l’ordre international


La plupart des analystes de l’ensemble interétatique mettent l’accent sur la spécificité du problème de l’ordre dans ce domaine. Nous trouvons, dès le départ, deux points d’interrogation.

En premier lieu, si l’on entend par ordre la satisfaction des besoins élémentaires ou fondamentaux du groupe, de quel groupe parlons-nous ? Hedley Bull [12] distingue entre l’ordre international (mais il faudrait dire : interétatique) et l’ordre mondial. Celui-ci permettrait d’assurer les besoins fondamentaux de l’humanité : la survie, le minimum nécessaire à l’existence, des hommes et des femmes ; l’ordre interétatique ne concerne que les besoins essentiels des États : le maintien de leur existence et de leur sécurité. On voit tout de suite que l’ordre interétatique peut être assuré sans que l’ordre mondial le soit le moins du monde : il suffit d’imaginer des États qui se respectent les uns les autres, mais qui, également, manifestent la plus parfaite indifférence envers des pratiques intérieures qui permettraient, ici et là, aux pouvoirs établis de se livrer au génocide, ou à l’exploitation économique, de couches importantes de la population, etc. En termes juridiques, c’est le problème de la différence entre droits des États (et respect mutuel de la souveraineté), et droits de l’homme. Inversement, on voit aussi que l’ordre mondial suppose nécessairement, au minimum, un ordre interétatique très particulier, doté de procédures efficaces de coopération entre États, et même de moyens de contrainte imposables aux États, afin d’assurer la satisfaction minimale des besoins humains, au besoin contre les gouvernements. Il y a donc tension, plutôt que complémentarité, entre les deux notions d’ordre, qui correspondent, l’une à une société globale partiellement fictive, [668] l’autre à un groupe à la fois réel (les États), abstrait (qu’est-ce que l’entité État, indépendamment des individus et des groupes ?), et extraordinairement limité.

En second lieu, si l’on n’envisage, comme la littérature politique le fait en général, que l’ordre interétatique, on voit immédiatement pourquoi et à quel point la satisfaction des besoins fondamentaux des États (survie et sécurité) est sans cesse menacée. Les deux problèmes clés de la vie politique : qui commande, qui gagne, reçoivent des réponses tout à fait différentes, selon qu’il existe, ou non, un consensus sur l’organisation et la régulation du groupe, des procédures efficaces pour le choix des dirigeants et la répartition des ressources, et des règles pour la solution des conflits. Or, dans l’ensemble interétatique, à la différence du groupe social qui constitue la nation : 1) Les rapports sociaux ne forment pas un mélange de « société » (relations de mutualité correspondant à une division poussée du travail) et de « communauté » (coopération inconditionnelle, correspondant à un « vouloir-vivre-ensemble » collectif), mais un mélange de société limitée (rapports de coexistence entre unités qui ne se distinguent pas par une division du travail bien considérable, mais au contraire se ressemblent en ce sens qu’elles remplissent les mêmes fonctions) et d’anarchie résultant du recours à la force et de l’absence ou de la faiblesse des institutions communes ; 2) Il n’y a pas de monopole central de l’usage légitime de la force à la disposition de pouvoirs publics, dont le rôle serait de définir et d’assurer les fonctions collectives et dont l’autorité s’appliquerait directement aux individus. Au contraire, nous sommes dans le domaine du chacun-pour-soi (self-help), dans un milieu que domine la possibilité constante du recours à la force et dont les institutions communes dépendent entièrement du consentement des unités souveraines.

D’où un triple problème :

1. En matière politique, il y a évidemment une différence fondamentale entre la façon dont la puissance (power) est utilisée, au sein d’une entité politique proche du type idéal de la nation dont le régime repose sur un consensus populaire, et la « politique de puissance » (power politics) dans le milieu interétatique. Certes, comme certains théoriciens se réclamant de Hobbes [31] l’ont souligné, toute politique est affaire de puissance (Hans Morgenthau) [59]. Mais Raymond Aron [5] a eu raison de mettre l’accent sur le contraste entre les deux types idéaux. Dans un cas, la puissance est au service de valeurs communes, la contrainte ne s’exerce que selon certaines règles et dans des secteurs bien délimités, les conflits entre groupes ne peuvent mettre enjeu que des formes limitées de puissance (pas la force), la hiérarchie sociale n’est pas sans cesse menacée. Dans l’autre cas, l’affrontement des unités risque sans cesse de devenir violent et d’affecter de ce fait l’ensemble des rapports interétatiques (sans parler des rapports intraétatiques), et la hiérarchie entre les unités est toujours contestée. Il y a donc, en ce qui concerne la puissance, différence à la fois quant à l’étendue du domaine où elle peut se déployer à l’état brut, et quant à l’intensité ou à la forme. Aron en concluait que si, comme la politique intérieure, la politique étrangère n’a pas de fin unique et nécessaire (par exemple, la victoire pour le joueur de football), la « conduite diplomatico-stratégique » a néanmoins un sens – le risque de guerre – et un impératif – le calcul des moyens. La« pluralité des centres de décision », qui impose ce calcul, le rend en même temps aléatoire, [669] puisque dans le milieu interétatique règnent les soupçons, la méfiance, l’incompréhension de l’autre, l’hostilité, alors que dans le type idéal de la société nationale, les conflits n’empêchent pas la transparence et se déroulent dans un contexte de coopération. Les rapports conflit-coopération sont en quelque sorte inversés, dès lors qu’on est dans un ensemble où chaque élément a la possibilité de recourir à la force.

2. En matière juridique, il existe des différences profondes entre le droit public interne et le droit international. L’école de juristes qui tend à minimiser, dans le droit, l’importance de la règle, du commandement, de la sanction, et à mettre l’accent sur les aspects fonctionnels et sur le droit en tant que processus social cherche à effacer ces différences. Mais elle ferme les yeux sur l’essentiel : le contraste entre les groupes sociaux qui élaborent et que réglementent ces deux types de droit. Le groupe national se compose d’individus et de groupements à qui les normes juridiques élaborées par le pouvoir central s’appliquent, et l’intégration sociale fait que (et provient en partie du fait que) le réseau juridique couvre l’ensemble de la société. La sanction du droit est assurée, directement sur les individus et groupes, par l’État (justice et police). Dans l’ensemble interétatique, le groupe, c’est, pour l’essentiel, les États : le droit est de nature contractuelle, et non verticale, il ne s’applique pas directement aux individus et groupes intraétatiques, et le domaine de la réglementation est loin de couvrir l’ensemble des rapports transnationaux. La sanction est à la fois faible (vu le peu de poids des institutions communes) et livrée au self-help. Ainsi, entre le droit public et le droit international, il y a une triple différence : en ce qui concerne le degré d’institutionnalisation (il n’y a pas de pouvoir exécutif, législatif et judiciaire mondial comparable aux pouvoirs publics internes), la substance même (droit d’uniformisation vs droit, fort souvent, de différenciation), et l’autorité ou l’efficacité (possibilités d’autodestruction du droit international). Ce qui ne signifie pas qu’il ne joue aucun rôle dans l’ordre mondial : il assure, en fait, un minimum d’ordre en rendant prévisibles, en soustrayant aux conflits ou à la mise en cause perpétuelle, de très nombreuses activités interétatiques ou transnationales. Mais c’est dans le domaine essentiel des rapports de puissance qu’il est le plus faible.

3. En matière éthique, on retrouve le même contraste. Dans l’ordre interne, le conflit des conceptions (ou idéologies) est rarement destructeur, le cadre politico-constitutionnel et les valeurs communes donnent aux individus et aux groupes des occasions ou des chances d’action morale importantes : l’ordre étant assuré, ils peuvent se mettre à la recherche de la justice. Dans l’ordre interétatique, comme l’ont bien vu Aron [5] et Arnold Wolfers [84], les conflits de valeurs appuyées sur des bras séculiers armés peuvent souvent embrasser tout le champ des rapports entre les unités, la menace qui plane sur la survie et la sécurité de celles-ci dans l’univers du self-help réduit et parfois détruit les chances d’action morale, et le premier impératif est la survie : la justice ne vient qu’ensuite.

Ces traits spécifiques indiquent tous la précarité de l’ordre interétatique. C’est à la fois un ordre sans cesse menacé, puisque la guerre vient régulièrement mettre [670] en question la survie et la sécurité d’au moins certaines des unités (parfois même celles des plus importantes), et un ordre fondé sur la force, sur les équilibres et calculs de forces instables et incertains. Mais l’ensemble interétatique n’est pas non plus en proie au chaos et à l’anarchie en permanence ; si j’ose dire, la paix existe. Si elle existe, c’est parce que le régime du chacun-pour-soi parvient souvent à empêcher que le self-help ne mène à la guerre de tous contre tous. Lorsque la paix existe, le champ et l’intensité des rapports interétatiques de coopération peuvent croître. Comment, malgré tout, l’ordre peut s’instaurer et durer ; quelles formes particulières il revêt dans un milieu décentralisé où les conflits (matière première de tout ordre social) risquent sans cesse de déchirer les conventions de la non-violence et de faire sauter les ponts de la coopération ; comment ces formes changent et l’ordre se reconstitue après avoir sombré : telles sont les questions qui ont intéressé les penseurs – à la fois les philosophes du passé, et les spécialistes contemporains des sciences sociales. Nous examinerons brièvement leurs apports respectifs, en commençant (malgré la chronologie) par la « science » des relations internationales, qui se veut avant tout analytique (et parfois, capable de prédire), alors que les grands auteurs du passé étaient, eux, à la fois analytiques et prescriptifs (distinction que je reconnais imparfaite dans la mesure où l’analyse scientifique débouche inévitablement, comme le disait Aron, sur des « conseils de sagesse », ou même sert surtout à fonder et à justifier certains préceptes, comme dans l’école « réaliste » contemporaine).

3. Les niveaux de l’ordre international

On peut, dans les sciences sociales contemporaines, distinguer trois niveaux dans l’étude de l’ordre international. Le plus élémentaire ou descriptif, c’est le tableau des pratiques et institutions qui ont assuré ou assurent encore un minimum d’ordre, l’analyse de leurs avantages et faiblesses respectifs, la critique des efforts ratés pour faire mieux. Ainsi, Hedley Bull, déjà cité, passe en revue le rôle du droit et des organisations internationaux, le système classique de l’équilibre, les insuccès des tentatives pour aller au-delà de l’État national ; I. L. Claude [15], lui aussi, a montré pourquoi le système de l’équilibre a mieux réussi que la sécurité collective, et pourquoi l’idée d’un gouvernement mondial n’a pas pris.

Plus intéressant est le second niveau, que l’on pourrait appeler celui de la théorie générale des rapports entre États. L’école « paradigmatique », à l’heure actuelle, reste l’école « réaliste » qui met l’accent sur le rôle prédominant des États comme acteurs sur la scène mondiale, sur la nécessité du calcul des forces dans un domaine livré à la « politique de puissance », sur l’importance cruciale des moyens militaires parmi tous les éléments de la puissance, et sur celle des considérations géopolitiques dans la détermination des objectifs des États. L’école réaliste fait la critique, elle aussi, des illusions idéalistes : c’est la nature même du jeu qui assure, en quelque sorte, la faiblesse du droit international, l’échec des efforts pour transférer le monopole de la force légitime à l’organisation internationale, l’instabilité de la diplomatie de l’équilibre. Mais, en même temps, elle cherche à montrer que le jeu n’exclut pas le maintien de l’ordre, et que l’intérêt bien compris des joueurs est de [671] ne pas pousser le self-help trop loin. Ainsi, dans l’œuvre de Hans Morgenthau et de George Kennan [42], la critique du légalisme et du moralisme s’accompagne d’un éloge de la diplomatie modérée, d’un plaidoyer pour une définition limitée de l’ « intérêt national ». Un ordre qui repose sur l’équilibre des forces, la limitation des ambitions, la résistance aux pressions démagogiques du dedans, l’absence de croisades idéologiques, est à la fois une réalité occasionnelle (au xviiie et au xixe siècle) et un idéal sensé. C’était déjà, avant la seconde guerre mondiale, le sens de l’œuvre de E. H. Carr [14] : contre Toynbee, champion de la sécurité collective, Carr à la fois montrait la force à l’œuvre dans tous les secteurs des relations internationales (y compris l’économie « libérale ») et recommandait aux États nantis de faire, sans guerre, des concessions aux puissances montantes. Dans le livre de Bull, la description des techniques d’ordre s’inscrit dans le cadre d’une théorie « grotienne » selon laquelle il existe une société interétatique, imparfaite certes en raison de l’absence d’un pouvoir central, mais réelle, correspondant à l’acceptation de certaines normes communes, à la reconnaissance réciproque de besoins communs par les États.

Le troisième niveau est celui des théories des systèmes interétatiques. L’école réaliste part de la politique étrangère ; c’est l’État qui est l’acteur privilégié. Les théories systémiques partent, elles, de l’ensemble constitué par les unités en compétition, et cherchent à en dégager les principales variables et les « règles du jeu », malgré l’absence, dans le milieu interétatique, des normes constitutionnelles qui servent de cadre souvent fort contraignant aux activités des partis, des administrations, des intérêts, dans la société nationale. L’idée de départ, c’est que même dans un milieu sans souverain au sommet, la liberté de manœuvre des centres de décision est limitée par la configuration de l’ensemble, et que celle-ci détermine aussi les traits spécifiques de l’ordre qui existe à un moment donné (ou bien permet de comprendre pourquoi il n’existe pas).

Il n’est pas question ici de faire la synthèse des théories systémiques, qui posent des problèmes allant bien au-delà de l’étude de l’ordre interétatique. Mais il convient de mentionner les principales caractéristiques de ces théories :

1) Elles distinguent toutes, expressément ou non, entre la structure du système, c’est-à-dire, en gros, la distribution de la puissance dans le champ diplomatique, et les processus, c’est-à-dire les relations entre les unités (c’est Morton Kaplan [40] qui a codifié la distinction). Mais elles ne s’accordent pas entre elles sur deux points essentiels. D’une part, sur la définition des variables à retenir dans l’étude des systèmes. Kenneth Waltz [80] estime que celle-ci doit consister seulement en une analyse des rapports entre la structure et les processus : elle ne doit se préoccuper strictement que de ce qui est interétatique. À l’autre extrémité, Aron pense qu’il faut prendre en considération des variables que Waltz tient pour exogènes : la nature des régimes intérieurs aux unités, les forces transnationales (idéologies ou technologies), le système économique mondial. Il est évident que la conception étroite et rigoureuse de Waltz aboutit à une notion de l’ordre qui est assez mécaniste (équilibre des forces), la conception très ouverte (laxiste, selon Waltz) d’Aron aboutit à mettre l’accent sur toutes sortes de facteurs qui sont autant de conditions préalables [672] ou de menaces pour l’équilibre. D’autre part, les théories ne s’accordent pas sur le caractère contraignant ou déterminant du système. Morton Kaplan tend à en faire une société dotée de règles nécessaires et suffisantes au maintien du jeu, au fonctionnement du système – règles qui s’imposent aux joueurs ou qu’ils ne violent qu’à leurs risques et périls. Aron, une fois encore, est sceptique sur ce point : ce sont les acteurs qui fixent, et peuvent changer, les règles, et chaque configuration laisse une certaine marge de choix aux joueurs (et surtout aux plus puissants).

2) Toutes ces théories aboutissent à des typologies. La plupart d’entre elles (Kaplan, Waltz, Aron) distinguent les systèmes bipolaires des systèmes multipolaires, selon le nombre de grandes puissances ; pour ces théories, et contrairement à celle du système capitaliste mondial de Wallerstein [77], c’est la structure « horizontale » de la puissance qui compte pour la typologie des systèmes, non le mode d’organisation « verticale » des rapports d’échange économiques. Mais alors que pour Waltz, plus le nombre de « pôles » diminue, plus le système a de chances d’être stable, Kaplan et Aron estiment que la dialectique de l’hostilité a de plus grandes chances de l’emporter, la diplomatie de la flexibilité et de la modération de moindres chances de réussir, dans les systèmes bipolaires (d’autant plus qu’un système bipolaire a de fortes chances d’être hétérogène, selon la définition d’Aron qui distingue les systèmes homogènes et hétérogènes suivant que les États appartiennent au même type et se réclament des mêmes valeurs, ou non). La théorie de Robert Gilpin [23] diffère des précédentes, en ce qu’elle décrit le système international comme un ensemble dominé par une puissance hégémonique, dont l’autorité décroît à mesure que les coûts de la domination l’emportent sur les avantages, que la loi des rendements décroissants s’applique et que des rivaux se mettent à la défier ; à ce moment, survient une guerre qui fait surgir une nouvelle puissance hégémonique. L’ordre, ici, est lié, pour sa forme et sa durée, à l’existence et aux traits de chaque État dominant.

3) Curieusement, aucune des théories systémiques ne propose de schéma très satisfaisant du changement. La définition même du système par Waltz ne permet de prendre en considération que les changements dans la répartition de la puissance ; elle néglige, comme l’a fait remarquer un critique, John Ruggie [67], la différence entre un système d’unités du type féodal et un système où celles-ci sont des entités territoriales souveraines, et elle néglige aussi ce que Ruggie, après Durkheim, nomme la « densité dynamique » des rapports entre unités, facteur important de changement dans la mesure où cette densité, quand elle augmente, peut modifier ou vider de son contenu la souveraineté des États et transformer la nature même de la puissance ou les conditions de son utilisation. Dans la théorie très ouverte d’Aron, ce sont les guerres générales qui provoquent le changement de système, et les causes de ces guerres peuvent être, et sont généralement, multiples. La théorie de Gilpin, a fait remarquer Robert Keohane [45], n’explique pas pourquoi ce sont certaines puissances qui deviennent dominantes et pas d’autres.

4) Toutes les théories des systèmes internationaux postulent que l’ordre, dans la mesure où il existe, dépend à la fois de la configuration de la puissance (malgré [673] leur désaccord sur ce qui constitue la plus souhaitable) et des pratiques (coalitions, alliances, mesures unilatérales d’armement et d’expansion) des États. Elles s’opposent ainsi à la théorie, d’ailleurs sommaire, de Wallerstein, pour laquelle l’ordre résulte des échanges inégaux imposés par le système capitaliste mondial, et qui nie l’autonomie des États, simples instruments de ce système. Les théories des systèmes interétatiques ne nient nullement les phénomènes de domination, mais elles mettent l’accent sur la domination par l’État ou sur la régulation du marché mondial par les États.

4. Les modèles d’ordre international

On ne saurait dire que l’étude scientifique des relations internationales ait abouti à des conclusions bien nettes sur l’ordre interétatique : à la précarité des techniques d’ordre et des calculs de forces s’ajoute la cacophonie des analyses. Que trouvons-nous si nous consultons les grands penseurs du passé ?

Nous trouvons d’abord que l’idée même de l’ordre est beaucoup plus centrale. Les théoriciens modernes l’abordent à travers l’étude de l’essence de la politique étrangère ou des types de systèmes, la philosophie politique l’aborde en général directement – et doublement : elle se demande s’il existe en fait un ordre et de quelle sorte ; et elle indique ce qu’il faudrait faire pour le consolider ou le créer. Prenons la première question comme fil conducteur ; nous sommes en présence de deux modèles.

Le premier est celui de la paix précaire ou de l’ordre troublé. Il se développe dès que la conception catholique de la communauté chrétienne – où Dieu est le seul souverain véritable, les Princes sont considérés comme les serviteurs du droit divin et du droit naturel et la force est soumise aux conditions très strictes (quant aux causes, aux procédures et aux moyens) de la doctrine de la guerre juste – commence à reculer sous la pression des faits : l’apparition des États modernes, de la souveraineté absolue, la perte d’autorité du Pape et de l’Église, la sécularisation du droit naturel [38]. Le nouveau modèle est à la fois une position de repli et une prise de conscience du nouveau système interétatique. Il analyse celui-ci comme un milieu où existent des forces capables d’assurer un minimum d’ordre ; elles résultent de la sociabilité commune ou des intérêts communs, elles conduisent à des normes communes : celles du droit des gens. Ainsi, la politique mondiale n’est pas un état de guerre : Locke [55] distingue soigneusement l’état de nature (où se trouvent les États) de l’état de guerre. Celui-là a pour trait distinctif non la violence, mais l’absence d’un souverain et d’un juge communs. D’où toutes les faiblesses et tous les abus du self-help. Mais les États n’en reconnaissent pas moins des obligations de respect et d’assistance mutuels, qui découlent du droit naturel, alors que l’état de guerre est un état de malfaisance générale. C’est d’ailleurs pourquoi l’état de nature est préférable à un despotisme universel.

Au contraire, le second modèle est celui de l’ « état de guerre » ; on le trouve en filigrane dans l’œuvre de Thucydide [74], et bien sûr, mis en préceptes, dans celle de Machiavel [57] (encore que, pour lui, la politique intérieure ne soit guère moins [674] belliqueuse). On le trouve à l’état pur chez Hobbes repris (et corrigé) par Rousseau et Kant [39], puis par Hegel [29]. Dans les rapports entre États, tout n’est que la guerre, ou la préparation à la guerre ; les soi-disant normes communes sont fragiles, temporaires, proportionnelles à la quantité de puissance qui les appuie, subordonnées à une convergence passagère d’intérêts. Il n’y a pas de Raison commune qui modère les ambitions et calculs de chacun, il n’y a qu’une rationalité instrumentale : la quête des meilleurs moyens pour les buts particuliers, le calcul des forces, qui aboutissent non à l’harmonie mais au conflit. La guerre est consubstantielle à la structure de l’ordre interétatique et même aux pratiques (l’équilibre) qui cherchent à l’empêcher, selon Rousseau. Ce sur quoi les tenants de ce modèle ne sont pas d’accord, c’est l’origine de cet état de choses : est-ce la nature humaine (Hobbes), l’impossibilité pour l’homme d’agir conformément à sa conscience morale dans l’état de nature (Kant), la corruption de l’innocente nature humaine par la société civile (Rousseau), l’aliénation imposée par les relations de production des sociétés capitalistes (Marx) [58], la division du monde en États (Hegel) ?

Le désaccord n’est pas moins grand, dans chacun des deux camps, sur les préceptes. Les tenants du premier modèle pensent tous que les moyens de renforcer l’ordre précaire existent, mais leur choix des prescriptions dépend de leur analyse des causes profondes de la précarité. En gros, on peut distinguer deux écoles. Waltz [78] avait, dans son premier livre, proposé de distinguer trois « images » des causes de la guerre : la nature humaine, le régime intérieur des unités, la structure anarchique du milieu interétatique. Passons sur la première « image » qui ne nous mène pas loin à elle seule. Certains philosophes pensent que l’ordre commun sera beaucoup plus solide, si l’on agit sur le régime politique et économique intérieur : c’est la doctrine des libéraux, qu’ils préconisent un régime fondé sur le consentement populaire, la séparation des pouvoirs, le règne de l’opinion éclairée, la limitation du domaine de l’État, ou qu’ils prêchent l’économie libérale, c’est-à-dire la substitution du marché au commandement, l’abandon des conquêtes et le triomphe de la théorie des avantages comparatifs, le commerce source de richesse pour les individus et non plus source de puissance pour l’État (Adam Smith, Cobden, J.-B. Say, etc.) [70]. D’autres offrent des recettes pour rendre moins anarchique la structure du milieu interétatique : ainsi, comme dans les cas de Hume [36], c’est la doctrine de l’équilibre des forces.

Quant aux champions du deuxième modèle, ils se divisent en deux catégories. Certains considèrent que l’ « état de guerre » est, malgré tout, supportable : Hobbes distingue la guerre de tous contre tous interindividuelle, qui menace la survie de chacun, et exige donc l’abandon de la liberté originelle et l’établissement du Léviathan, et la guerre entre États qui n’affecte pas nécessairement tous les individus, surtout ceux des États forts : aussi les contrats entre États, soutenus par les armes de ceux-ci, sont-ils plus solides que ceux des faibles individus tout nus dans l’état de nature. Hegel, qui voyait dans la guerre une force nécessaire et bienfaisante, une sorte de rude remède contre la déliquescence de la société civile, pensait que les conflits entre États civilisés finiraient par se ritualiser. Optimisme non partagé par ceux qui estimaient que l’état de guerre était insupportable ou scandaleux. Kant – rejoignant ainsi la pensée libérale – professait à la fois le devoir [675] d’établir des régimes constitutionnels, seuls capables de résister à l’appel de la guerre, entre lesquels se formerait une confédération abolissant le recours à la force, et l’existence d’un « plan de la nature » qui contraindrait les hommes à renoncer à la guerre, en la rendant trop atroce. Marx attendait de la révolution prolétarienne la fin des guerres entre les États. Rousseau, qui – contrairement à Kant – pensait que la compétition entre États ou bien empêcherait le remplacement des tyrans ou des princes par les « républicains », ou bien entraînerait ceux-ci dans les guerres habituelles, ne voyait d’autre solution que l’isolement [32].

Revenons à l’affrontement des deux modèles. Chacun correspond à une partie de la réalité : le premier à ce qu’Aron a nommé « une pratique et une théorie des époques heureuses où, à l’intérieur d’une civilisation stabilisée, les rivalités entre États, qu’il s’agisse des moyens ou des enjeux, se tenaient à l’intérieur des limites tracées par un code non écrit du légitime et de l’illégitime » [7] – les époques des systèmes multipolaires homogènes. Le second modèle décrit fort bien les époques de guerre totale, et de marche vers celle-ci. Il a, de plus, la sombre vertu de souligner la fragilité des normes communes et des remèdes préconisés par les tenants du premier. La logique de conduite que le second modèle met en lumière – par exemple dans la métaphore célèbre de Rousseau sur la chasse au gibier : ce que veut le chasseur, ce n’est pas un gain commun, mais un avantage particulier – est en effet celle du comportement des États. Mais les tenants du premier modèle reprennent l’avantage, quand ils font remarquer que la volonté manifestée par tous les joueurs de maximiser leur puissance ou leurs gains respectifs risque d’entraîner des désastres pour tous, et que même la quête de l’avantage particulier exige parfois la prudence et la modération, sous peine de provoquer une redoutable coalition de ceux qui se sentent menacés. Même si le règne du self-help laisse peu d’autorité aux normes et organisations communes, le simple jeu des calculs individuels peut, dans certaines conditions, aboutir à l’ordre précaire, plutôt qu’à la guerre permanente.

5. Les dimensions du système international

Si l’on passe des théories aux données empiriques, il convient de résumer les conclusions des recherches sur les méthodes par lesquelles l’ordre interétatique a été établi et maintenu. On peut partir de l’idée des trois dimensions du système, que j’ai présentée ailleurs : [34] : la dimension horizontale – les relations entre les principaux acteurs ; la dimension verticale – les rapports entre les forts et les faibles ; la dimension fonctionnelle – quels domaines les relations interétatiques recouvrent-elles ? À propos de chaque dimension, on peut s’interroger sur les mécanismes d’ordre, sur les techniques ou instruments, sur les conditions de leur succès.

C’est la dimension horizontale que les chercheurs ont le plus étudiée. En effet, l’ordre ou le désordre, la paix ou le chaos, dépendent avant tout, dans un ensemble d’unités en compétition, des rapports qui s’établissent entre celles des entités dont la puissance est suffisante pour provoquer des conflits armés de grande ampleur. Le problème qui se pose à chaque unité est à la fois de pouvoir faire avancer ses propres pions, et de freiner l’avance des autres. Le mécanisme qui a joué dans les systèmes [676] multipolaires est celui de l’équilibre. On sait que ce terme a été utilisé dans des sens multiples, fort bien clarifiés par Ernst Haas [26] notamment. Parfois, il sert à désigner n’importe quelle répartition de la puissance. Parfois, il désigne une politique ; c’est-à-dire la volonté active d’un État de faire en sorte que les ambitions d’un autre soient mises en échec par l’opposition concertée de ceux qui risquent d’en être les victimes : ainsi, la politique de l’Angleterre au xviiie et au xixe siècle. Parfois, le terme s’applique à un système, et décrit un ensemble multipolaire dans lequel les grandes puissances se coalisent systématiquement pour modérer les ambitions de l’une d’entre elles ; il se peut que tous les États ainsi coalisés ne mènent pas délibérément une politique d’équilibre et que la plupart d’entre eux n’aient d’autre souci que leur intérêt immédiat, mais le fonctionnement du système est évidemment meilleur lorsqu’un ou plusieurs États se sont donné pour objectif le maintien de l’équilibre dans le système (cf. la politique de Bismarck de 1871 à 1890 ou le rôle traditionnel de l’Angleterre).

Le système de l’équilibre (balance of power) représente une sorte de compromis entre le principe de la souveraineté ou du self-help, et celui de l’intérêt commun. Lorsqu’il fonctionne à la perfection, il incite chacun des joueurs à modérer de lui-même ses desseins, afin de ne pas se laisser imposer cette limitation par les autres. Le mécanisme de l’équilibre, c’est la coalition : soit celle de « tous contre un », soit, lorsque l’ambitieux a pris la précaution de s’entourer d’alliés, la coalition de blocage constituée par ceux qui veulent préserver le statu quo. C’est donc un mécanisme qui exige une très grande souplesse : il ne faut pas d’alliances permanentes, qui rendraient le système rigide ; ce qui suppose une certaine indifférence envers le régime politique de l’État avec lequel on s’allie. De plus, c’est un mécanisme qui cherche à la fois (ou tantôt) à dissuader et (ou tantôt) à vaincre l’adversaire si l’on n’est pas parvenu à le dissuader. Ce qui explique la diversité des techniques utilisées. La dissuasion peut prendre la forme de la menace de guerre, mais aussi celle, plus alléchante, de compensations territoriales, ou de formules de neutralisation ou d’internationalisation d’un territoire convoité par l’adversaire en partie pour empêcher d’autres pays de le dominer. En cas d’échec de la dissuasion, la guerre menée pour des objectifs limités – faire reculer l’État trop remuant – est un instrument indispensable : ainsi, dans ce système, le recours (unilatéral) à la force est un facteur de désordre, le recours (collectif) à la force une technique d’ordre. Les périodes de l’équilibre, dans la mesure même où les États ne se donnent que des objectifs limités et ne se combattent qu’avec modération, sont celles où fleurissent la diplomatie et le droit international. Mais ce droit, tout en s’efforçant de délimiter le domaine où l’État peut, en toute souveraineté, exercer sa puissance, tout en réglementant les moyens de la guerre, en cherchant à en réduire les effets (protection de la neutralité) et en tentant d’en protéger les victimes, se garde bien de porter atteinte à la liberté qu’a chaque État de recourir à la force s’il le veut.

Les travaux d’auteurs tels que Edward Gulick [24] et Henry Kissinger [50] ont également porté sur les conditions nécessaires au bon fonctionnement du balance of power system. Il faut que la puissance des Grands ne soit pas trop inégale ; il est bon qu’ils puissent entrer en compétition dans des zones éloignées de leurs intérêts vitaux ; surtout il est essentiel, à la fois qu’ils soient vigilants (faute de quoi des transformations [677] redoutables pour l’équilibre – comme les progrès de la Prusse de 1862 à 1871 ou ceux de Hitler dans les années 30 – pourraient se produire sans dissuasion ni répression) et qu’ils restent flexibles. Or, la flexibilité disparaît lorsque s’efface le « code non écrit du légitime et de l’illégitime », lorsque le sentiment d’appartenir à une communauté (querelleuse) des Grands est submergé par l’égoïsme national. Cela risque de se produire lorsque la montée des nationalismes soumet la délicate diplomatie de l’équilibre à des pressions irrésistibles. De plus, le mécanisme des coalitions à fins limitées se détraque, au début du xxe siècle, parce que chacune des alliances qui se font face a, non plus des objectifs concrets, mais pour objet le maintien global de la crédibilité du camp ; et le nationalisme menace la survie même d’une des unités, plurinationale, l’Autriche-Hongrie, tout en rendant toute nouvelle frustration insupportable à deux des principaux rivaux : l’Allemagne et la Russie [54]. L’autre source d’échec possible, c’est – comme en 1789 – la transformation révolutionnaire du régime d’un des principaux acteurs : dans ce cas, même une coalition de tous les autres, menée selon les méthodes antérieures, n’arrive pas à arrêter le dynamisme et le prosélytisme conquérants de l’adversaire [48].

Y a-t-il des mécanismes d’ordre comparables entre rivaux des systèmes bipolaires ? Waltz, qui les croit stables, en ce sens qu’ils n’engendrent pas de guerre générale, ne s’appuie que sur le cas très particulier du système interétatique contemporain. Remarquons, d’une part, que les systèmes multipolaires d’équilibre connaissaient des guerres générales (impliquant toutes les grandes puissances), mais que celles-ci étaient limitées en intensité et quant aux buts, et que ces systèmes permettaient des transformations considérables dans la répartition de la puissance (apparition de nouveaux Grands, élargissement du champ diplomatique) sans guerre générale au sens de guerre mettant fin au système lui-même. D’autre part, l’analyse du système bipolaire des cités grecques par Thucydide montre plutôt l’instabilité et l’absence de mécanisme « horizontal » d’ordre : l’alliance inégale entre chaque rival et ses clients est peut-être conçue par l’un comme un instrument d’équilibre, mais l’autre y voit une menace, et la guerre en sort. Pour chacun des deux rivaux, il n’y eut rapidement le choix qu’entre l’abaissement et la guerre « totale ».

Ainsi, les conclusions auxquelles on aboutit à propos de la dimension horizontale des systèmes sont mixtes : même en ne considérant que les ensembles interétatiques, c’est-à-dire quelques siècles d’histoire, on voit que le mécanisme qui assure le mieux la modération, celui de l’équilibre, n’a vraiment bien fonctionné que pendant des périodes limitées ; que ce bon fonctionnement dépend de conditions d’homogénéité passagères, et est particulièrement soumis aux aléas des transformations intérieures aux Grands ; que parmi les forces transnationales qui influent sur le comportement des États, les forces centrifuges, comme le nationalisme, l’emportent sur les forces inverses : l’échec de l’Internationale ouvrière en 1914 l’a bien montré. Néanmoins, les zones et périodes d’ordre, même fondé sur la possibilité en quelque sorte tournante d’un recours à la force, ont existé.

Quand on passe à la dimension verticale, le spectacle est plus sombre à certains égards – en ce sens que nous rencontrons fort souvent le triomphe de la force pure et simple ; c’est le domaine où, selon la formule des généraux athéniens cités par [678] Thucydide, les puissants font ce qu’ils ont la force de faire, les faibles font ce à quoi ils sont contraints. Mais – inversement – ce triomphe de la force a souvent assuré l’ordre, un ordre hiérarchique et rude. La seule formule qui a parfois protégé les États faibles en les sauvant des dents d’une grande puissance (souvent en échange d’une sorte de droit de contrôle collectif du Concert européen) a justement été le mécanisme de l’équilibre ; encore ne fut-ce pas toujours le cas, comme les partages successifs de la Pologne au xviiie siècle l’avaient montré. Mais, nous l’avons vu, le jeu de l’équilibre n’a pas toujours été bien joué, et pendant ces éclipses les Grands ont régulièrement cherché à mordre sur les territoires qu’ils convoitaient. De plus, le système de l’équilibre n’avait pour champ que l’Europe et ses environs immédiats. La chasse aux ressources et aux territoires était libre dans le reste du monde – sauf en Amérique, protégée par la doctrine Monroe ; mais l’Amérique centrale, elle, n’échappait point aux interventions des États-Unis.

En fait, la constitution d’un Empire est l’un des phénomènes les plus fréquents dans l’histoire des relations internationales ; mais ce n’est pas le mieux connu, malgré la très abondante littérature sur l’impérialisme, depuis le début de ce siècle. Hobson, Hilferding, Rosa Luxemburg, Lénine [10] ont tous étudié l’impérialisme comme un phénomène économique, lié au fonctionnement du système capitaliste, même si les interprétations qu’ils en donnaient étaient fort divergentes. Schumpeter [69] seul l’a analysé en tant que phénomène politique, tendance à l’expansion « sans but » de la part des élites au pouvoir. Mais lui aussi n’a mis le doigt que sur une sorte d’impérialisme – celle des castes militaires et féodales encore au pouvoir dans certains pays d’Europe ; selon lui, un régime fonctionnant suivant la logique pure du capitalisme ne serait pas impérialiste : on est dans la ligne de la pensée libérale. Comme l’a reconnu Benjamin Cohen [16], l’impérialisme est bien un phénomène politique, à distinguer de l’exploitation et de la domination économiques : la formation d’un Empire, c’est tout cela, plus la maîtrise politique. Et un simple survol de l’histoire montre deux choses : d’abord, qu’on retrouve ce phénomène quel que soit le régime économique prédominant : il y a eu des empires bâtis sur l’esclavage, des empires coloniaux mercantiles – Venise, le Portugal, les Pays-Bas, le premier Empire britannique  – , des empires coloniaux correspondant au capitalisme industriel moderne. De plus, si la volonté de profits économiques a rarement été absente, elle n’a pas été la seule ni toujours la principale motivation : la soif de conquêtes d’un Napoléon, la rage de domination raciale d’un Hitler, l’ambition de la sécurité absolue dans le cas de l’Empire que s’est constitué I’urss, le prosélytisme religieux (Mohammed) et fort souvent (même dans l’expansion romaine) une notion de mission civilisatrice ont joué un rôle capital.

Les techniques ont varié. Mais toujours, la force a joué le rôle central, à la fois dans la conquête des territoires et dans la protection de l’Empire contre les menaces du dehors et les révoltes du dedans – une protection qui, souvent, parut exiger une expansion constante, laquelle avait d’ailleurs bien d’autres causes (volonté de domination économique ou de contrôle des grandes routes commerciales, ambitions des souverains, etc.). Dans le maintien de l’Empire, la force a pris des formes variables : occupation et annexion, ou bien armée mobile au centre, vite déployée dans les régions « protégées » en cas de menace ; l’analyse de Luttwak [56] sur la [679] stratégie de l’Empire romain est exemplaire à cet égard. Mais la force seule n’a jamais suffi. Les empires reposaient sur cinq piliers : 1) La force ; 2) La diplomatie – une diplomatie « verticale » de manipulation de la politique intérieure des vassaux, semblable à celle qui maintient l’ordre dans les « camps » ou alliances inégales que se constituent les Grands, rivaux dans les systèmes bipolaires : Athènes et Sparte hier, Washington et Moscou aujourd’hui ; réseaux où le Grand s’assure de la fidélité de ses « alliés » à la fois en veillant à ce que les gouvernants de ces vassaux soient des « amis » sur qui on peut compter, et en les faisant souvent venir au centre de l’Empire, pour rapport mais aussi pour les combler de faveurs ; 3) La bureaucratie, bien étudiée par Eisenstadt [19] et efficace surtout lorsqu’elle laisse subsister les coutumes et une certaine administration indigènes ; 4) La garantie de paix que constitue ce que les Anglais appellent law and order (mais les Romains l’avaient déjà compris) : un système de droit (tel le jus gentium, droit contractuel privé de l’Empire romain), de bonne justice, et de police vigilante ; 5) Enfin, bien sûr, des récompenses économiques pour les vassaux loyaux.

C’est lorsque la force devient le pilier unique que l’Empire est menacé ; ou encore, lorsque les coûts du maintien de l’Empire finissent par dépasser les ressources du centre, soit parce que la guerre et la domination politique en prélèvent une part croissante, soit parce que la consommation privée augmente aux dépens de la part que prélèvent les pouvoirs publics ; ou encore, phénomène souligné par Gilpin, lorsque la puissance impériale est affaiblie par la concurrence d’autres États dont elle n’a pas empêché la montée et que son propre exemple a souvent inspirés ; ou encore – facteur transnational – lorsque se développe, au centre, une idéologie delà décolonisation, c’est-à-dire que s’affaiblissent le sentiment de supériorité, le sens de la mission, la conviction de la légitimité de la conquête, ce qui risque d’autant plus de se produire que le régime du centre est fondé sur des principes démocratiques que l’Empire viole ou contredit, et que les peuples asservis, longtemps dociles, revendiquent à leur tour. Quant aux conditions d’établissement des empires, elles sont également multiples. Pour la phase moderne, il y a certes tous les facteurs invoqués par les théoriciens de l’impérialisme (économique) : sous-consommation (Hobson), capitalisme des monopoles (Hilferding, Lénine), les grands groupes financiers et industriels ayant besoin du manteau de l’État pour s’assurer la domination des marchés. Mais, pour toutes les phases, il faut faire entrer en ligne de comptes deux autres facteurs : l’avantage technologique des conquérants (certains empires, constitués par les Européens dans l’Afrique du xixe siècle, le furent par une poignée d’hommes pourvus d’armes modernes), l’état souvent très faible des groupements politiques conquis, peuplades sans États ou bien anciens États en pleine déliquescence, incapables d’opposer une résistance organisée ; facteur « périphérique » que négligent les théories qui n’examinent que la poussée du « centre », et qu’ajustement mis en lumière Tony Smith [71],

L’Empire n’est pas la seule formule d’ordre vertical dans l’histoire des relations internationales. Il faudrait aussi traiter du cas, fort spécial, des rapports hiérarchiques enchevêtrés de l’Europe féodale, où survivait l’idée de l’Empire, et où les liens personnels de vassalité, et l’influence très grande de l’Église, se conjuguaient pour assurer un ordre à la fois complexe et troublé. Il faudrait, si l’on s’en tient aux [680] systèmes interétatiques, se rappeler aussi l’existence de rapports hiérarchiques moins contraignants que l’Empire, même en dehors des zones policées par le jeu de l’équilibre : maintien de l’indépendance de certains pays, même en pleines aires de colonisation, en raison de leur habileté à se défendre, politique (Siam) ou militaire (Abyssinie, avant 1935) ; ou encore, maintien de l’indépendance formelle des États d’Amérique latine malgré la prépondérance écrasante d’un pays : les États-Unis, pour des raisons complexes telles que la résistance des esprits, dans cette nation, à la domination politique directe (quitte à recourir à des interventions périodiques et à établir des protectorats) ; enfin, la dépendance économique de pays formellement indépendants (ainsi, le Canada et le Mexique). La Chine d’avant 1914 est un cas intéressant : les grandes puissances européennes, plus le Japon, se sont à la fois servies et quelque peu neutralisées, et les États-Unis, en insistant sur la « porte ouverte », ont contribué à préserver l’indépendance formelle du pays. Quand l’équilibre n’a plus joué, le Japon entreprit de coloniser son faible et vaste voisin.

Alors que la théorie marxiste-léniniste de l’impérialisme faisait sortir la guerre entre États capitalistes de l’affrontement des grands monopoles pour le contrôle des ressources et de marchés, il est intéressant de constater que la guerre de 1914 n’est nullement le résultat des chocs coloniaux (ceux-ci avaient plutôt opposé l’Angleterre à la France et à la Russie, et les affrontements de l’Allemagne et de la France à propos du Maroc n’ont pas mené à la guerre). Mais des guerres générales illimitées sont bien sorties de certaines tentatives impériales : celles qui ont eu pour terrains les champs diplomatiques essentiels, plutôt que les périphéries. Ainsi, la grandiose tentative napoléonienne s’est heurtée à la coalition que l’Angleterre, inlassablement, édifiait ; l’affreuse entreprise hitlérienne a plongé (malgré eux !) dans la guerre les pays qui étaient les plus visés, et c’est l’ambition du Japon de se constituer une vaste zone de« co-prospérité » en Asie de l’Est et du Sud-Est qui a provoqué la résistance diplomatique, tardive, des États-Unis, puis la décision des Japonais d’attaquer l’Amérique avant d’être étranglés par la pression économique de Washington.

Passons à la dimension fonctionnelle. L’étude des relations interétatiques a été, très largement, celle de la conduite diplomatico-stratégique : les enjeux, ce sont l’indépendance ou la soumission ou même l’élimination des unités, l’expansion territoriale ou la frustration des forts, le maintien ou la rupture de l’équilibre. C’est pendant les guerres générales illimitées que les fonctions du système se multiplient : naissance et mort non seulement des États mais des régimes, diffusion accélérée des technologies nouvelles et des idéaux. Pendant les périodes où règne l’ordre « horizontal », les idées circulent, certes, ainsi que les techniques économiques, mais surtout du fait des échanges transnationaux. Ce qui pose le problème des rapports entre l’ensemble interétatique et la société transnationale, et particulièrement celui des échanges économiques. Problème double : dans quelle mesure ceux-ci ont-ils relevé de cette société, plutôt que du système des États ? Et dans quelle mesure l’organisation des échanges a-t-elle contribué à l’ordre international ? La réponse à la première question ne peut être qu’historique. D’une part, il n’y a eu de société transnationale relativement intense et autonome qu’à des époques limitées. Le plus souvent, le drapeau a suivi les marchands, les échanges commerciaux préparaient [681] les implantations d’abord économiques puis politiques (c’était le cas dans la constitution des empires coloniaux du xixe siècle, comme l’ont montré Staley [73], et Robinson et Gallagher [64]). La société transnationale d’échanges « dépolitisés » fut, au xixe siècle, un idéal libéral (cité plus haut), et une réalisation partielle, mais il faut insister sur le mot partiel. En effet, une bonne partie des échanges avaient lieu, de façon inégale, au sein même des empires, la puissance coloniale se réservant, sinon le monopole, du moins des avantages considérables, dans l’exploitation des ressources locales, et dans l’exportation de ses propres capitaux et produits : encore une fois, nous retrouvons le jeu de la puissance, étendu au domaine économique derrière les barrières coloniales.

D’autre part, et de plus, dans les échanges entre États formellement souverains ou entre empires, le rôle de la puissance resta considérable. D’abord, le pays le plus puissant dans l’économie mondiale, c’est-à-dire à la fois le plus développé et le mieux pourvu en moyens d’expansion et de contrôle économiques du fait de sa flotte et de son vaste réseau de bases – on voit qu’il s’agit de puissance à la fois économique et militaire – l’Angleterre, a (comme toute la jeune école de l’économie politique internationale américaine, après Kindleberger [49], l’a noté) fixé les règles du jeu : c’est non seulement le fameux imperialism of free trade décrit par les auteurs anglais, mais aussi le système monétaire du xixe siècle, centré sur l’or et sur la livre rattachée à l’or. Ensuite, précisément parce que ces règles apparemment libérales (celles du commerce) et automatiques (les monétaires) paraissaient avantager Londres aux dépens des pays concurrents, ceux-ci n’ont pas tardé à se défendre en s’inspirant des théories de l’économie nationale de Friedrich List : néo-mercantisme présenté comme provisoire, nécessaire pour la protection des industries naissantes, mais qui mena assez rapidement tant au protectionnisme industriel (et à la diminution progressive de l’avance anglaise, face à l’essor de l’Allemagne et des États-Unis) qu’au protectionnisme agricole, jugé indispensable pour préserver, tantôt les petits paysans « épine dorsale » de la IIIe République, tantôt les Junkers, tantôt les entrepreneurs agricoles américains. Ainsi, ni les démonstrations de l’absurdité des conquêtes (reprises encore, à la veille de la guerre de 1914, par Norman Angell) [2], ni les dénonciations de l’interventionnisme étatique par l’école libérale n’avaient pu triompher.

Les longues périodes où l’État considérait la richesse uniquement sous l’angle de la puissance, et cherchait des avantages relatifs dans la compétition pour les ressources et les marchés ont-elles contribué à l’ordre ou au désordre ? La réponse paraît évidente (et c’est justement parce que le mercantilisme menait à la guerre que les libéraux associaient la liberté économique à la paix). L’est-elle vraiment ? Il y eut, certes, des guerres de rapine, non seulement entre conquérants « avancés » et conquis « sous-développés » (nous avons déjà mentionné le facteur économique dans les conquêtes impériales, mais aussi souligné que les empires étaient, à leur manière, des zones d’ordre) mais encore entre rivaux européens (Angleterre et Pays-Bas). La montée des protectionnismes a certes contribué à la chute du « code commun » de la diplomatie européenne à partir de la fin du xixe siècle. Les politiques économiques et monétaires suivies par la plupart des États pendant la grande crise de 1929 – ce que les Anglais ont baptisé beggar thy neighbor policies, mesures cherchant [682] à faire payer les frais de la crise par le voisin – ont certainement contribué au détraquement général du système interétatique. Néanmoins, la plupart des guerres importantes, qui ont mis à mal ou détruit l’équilibre européen, n’ont pas d’explication économique : les ambitions de Louis XIV ou de Frédéric II, le rêve de Napoléon, la volonté de puissance prussienne de Bismarck, le malaise de grande puissance « encerclée » de l’Allemagne wilhelmienne, le délire racial de Hitler ont bien d’autres racines. Le cas du Japon de 1941 est-il l’exception ? Mais là encore, la volonté de domination économique exclusive est inséparable de la revendication géopolitique d’une place au soleil. Constatons, néanmoins, que si le système économique interétatique n’a pas été le principal facteur de désordre, la grande espérance d’une sorte de pacification du monde par le progrès économique : commerce et industrie, fort bien décrite par Aron [4], ne s’est guère réalisée avant 1945. Et constatons enfin que même la dépolitisation limitée du xixe siècle, l’établissement avant 1914 d’une sorte de société transnationale des hommes d’affaires, des savants, des syndicalistes, n’a empêché ni la « nationalisation » des intellectuels et des prolétaires, ni la manipulation des financiers par les gouvernements (cf. les études de Kennan [43] sur les rapports germano-russes et franco-russes), et n’a pu exister qu’aussi longtemps que les régimes des principaux pays ont fait confiance, pour leur développement économique, à la libre entreprise et au marché.

En conclusion : l’ordre interétatique a toujours été, sous formes multiples, l’ordre de la puissance et particulièrement de la force militaire – d’où sa précarité. Et si les guerres générales n’ont pas toujours mis en cause l’existence même des unités, c’était, souvent, grâce au mécanisme de l’équilibre, et parce que les moyens d’une destruction totale – d’une possibilité pour le perdant de dévaster le vainqueur – n’existaient pas. Ce n’est plus le cas…

Section 2
L’ordre international contemporain


1. L’originalité de l’ordre interétatique contemporain

Qu’en est-il de l’ordre interétatique contemporain ? On a souvent noté son originalité multiple. C’est le premier système mondial : le champ diplomatique couvre désormais toute la terre (et même une partie de l’espace !). C’est la première fois que le jeu peut mener non seulement à la mort de quelques joueurs, mais à celle de tous, et à la fin du jeu, du fait de l’invention des armes thermonucléaires. C’est un système à la fois bipolaire – deux États seulement ont cette capacité de « destruction mutuelle assurée » – et furieusement hétérogène (la rivalité des deux Grands est à la fois un conflit de puissance et une guerre idéologique) ; mais ce système a, jusqu’à présent, montré une souplesse (capacité d’« absorber » d’énormes changements [683] dans la répartition de la puissance) et une modération (absence d’affrontements armés entre les principaux adversaires) remarquables, plus caractéristiques des systèmes d’équilibre que des systèmes bipolaires du passé. À quoi tient cet ordre (tout relatif) dans un monde où chacun des Grands s’est constitué un réseau d’alliés ou de vassaux, où l’inégalité entre riches et pauvres s’accroît, où la fragilité interne de beaucoup d’États provoque d’innombrables interventions et de conflits armés, où la multiplication des unités introduit un facteur de complication supplémentaire : la contradiction entre le principe de la souveraineté, principe égalitaire qui reste le fondement de l’ordre et du droit internationaux, et une réalité extraordinairement hétérogène, puisque les « unités » souveraines vont des empires à des États presque fictifs, de pays à systèmes politiques complexes et différenciés à des pays gouvernés de la façon la plus rudimentaire ?

Ce problème, sur lequel s’est penchée la science politique contemporaine avec d’autant plus de vigueur que sa connaissance de l’histoire, ou son intérêt pour l’histoire, ne sont pas toujours considérables (avec, certes, des exceptions éclatantes : Morgenthau, Deutsch [18], Kissinger – trois Européens  – , Rosecrance [65] et Osgood [62] aux États-Unis, Aron en France, Bull en Angleterre), est un problème triple. Pourquoi un certain ordre règne-t-il ? Comment, c’est-à-dire quelles en sont les formes (et les limites) ? Quelles chances a-t-il de durer ? Nous les examinerons de nouveau en considérant l’une après l’autre les trois dimensions du système. Trois remarques préliminaires s’imposent. La première, c’est que l’étude de l’ordre international contemporain est devenue, pour des raisons que j’ai données ailleurs [33], très largement une spécialité américaine ; l’autonomie intellectuelle et organisationnelle de la science politique y est pour beaucoup, les ressources des fondations et universités américaines y sont pour quelque chose, la position des États-Unis dans le système mondial évidemment aussi (mais elle n’explique pas tout : à la volonté d’indépendance de la France n’a jamais correspondu une politique intensive destinée à orienter la recherche dans cette direction, malgré la présence d’individus aussi impressionnants qu’Aron, Hassner, Grosser et Duroselle). Deuxièmement, ceux qui ont étudié l’ordre contemporain, ses conditions et ses perspectives sont, dans l’ensemble, étonnamment optimistes, même s’ils ne souscrivent pas tous aux idées de Waltz [81] sur la stabilité du système bipolaire et les avantages de la prolifération des armes nucléaires. On connaît la conclusion d’Aron [3] dès 1948 (et il la soutenait encore à la veille de sa mort) : paix impossible, guerre improbable. Enfin, les travaux ont évolué dans le sens d’une spécialisation croissante à quelques exceptions près (parfois plus apparentes que réelles : la rigueur de la théorie générale de Waltz exclut une bonne partie de la réalité) ; en particulier, les experts en stratégie et les chercheurs des relations économiques internationales ont développé des concepts et des jargons distincts, et des problèmes difficiles de raccordement et de synthèse se posent.

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2. La dimension horizontale
du système diplomatico-stratégique


La dimension horizontale reste la plus importante dans le système diplomatico-stratégique. Les deux Grands ont su, jusqu’à présent, à travers tous les hauts et les bas de leurs rapports, préserver la paix globale. Pourquoi ? L’explication la plus fréquente est la révolution nucléaire, définie par Bernard Brodie [11] et par Aron [6] comme la capacité de l’État qui possède l’ « arme absolue » de détruire l’adversaire sans avoir à infliger d’abord une défaite aux armées de ce dernier ; lorsque deux grandes puissances rivales ont cette capacité, elle devient suicidaire et, selon la formule mémorable de Churchill, la sécurité est l’enfant robuste de la terreur, et la survie la sœur jumelle de l’anéantissement. Comme d’habitude, les choses ne sont pas tout à fait aussi simples. D’une part, les Américains ont eu, pendant une bonne douzaine d’années, un monopole de bombes, puis un quasi-monopole des moyens de les lancer sur le territoire de l’autre ; leur modération, dans cette phase, s’explique en partie par un facteur d’ordre intellectuel – le refus de la guerre préventive – et par un facteur externe – la menace conventionnelle de Furss en Europe : ainsi, l’équilibre bipolaire a été un « équilibre des déséquilibres ». D’autre part, comme le disent Kennan [44] et les autres critiques de la dissuasion nucléaire, peut-on prouver que I’urss et les États-Unis en seraient venus aux mains, en l’absence de bombes thermonucléaires ? Ni l’expansionnisme soviétique, ni la volonté de puissance américaine ne vont de pair avec une politique de grandes agressions armées. Mais il paraît au moins vraisemblable que la révolution nucléaire a renforcé les incitations à la prudence. Que la conviction soviétique (déjà signalée par Kennan alors même qu’il faisait découvrir à l’Amérique l’existence du péril soviétique) selon laquelle le cours de l’histoire garantit le triomphe du « socialisme », et la foi américaine dans l’efficacité d’un containment sans grande guerre aient contribué à maintenir la paix est également plausible.

Comment un ordre qui n’est plus celui des systèmes d’équilibre fonctionne-t-il donc ? Il ne l’est plus pour deux raisons : ces systèmes étaient multipolaires, alors qu’aujourd’hui, la distance entre les deux Grands et les autres, dans le domaine diplomatico-stratégique, est immense. De plus, l’équilibre des forces nucléaires n’est pas une affaire de coalitions : « Le recours aux alliés pour rétablir un équilibre compromis appartient au passé » [5 a], au niveau des forces stratégiques centrales, même si ce recours est encore essentiel en ce qui concerne l’équilibre global (mais plus dans un jeu d’alliances tournantes, au contraire), et surtout pour les équilibres régionaux. En fait, au niveau stratégique central, chacun des Grands déteste la complication que les forces nucléaires des tiers (même de leurs propres alliés) entraînent : la rupture entre I’urss et la Chine a été en partie causée par le conflit entre la volonté monopolisatrice de celle-là, et le défi de celle-ci. On connaît le peu d’enthousiasme américain pour la force de frappe française (l’anglaise, Washington a pu se la subordonner).

Le mécanisme crucial, c’est la dissuasion nucléaire : la menace de représailles intolérables mais certaines, en cas d’agression. Stratèges et hommes d’État ont mis [685] au point une sorte de formule pour la dissuasion stable – c’est-à-dire pour pouvoir gérer les crises sans avoir ni la crainte que l’adversaire ne prenne un avantage énorme en frappant le premier, ni la tentation de le faire soi-même. Cette formule comporte, d’une part, la protection de la force de représailles, afin que, même après une « première frappe » adverse, elle reste en état d’infliger des pertes inacceptables, et d’autre part, l’absence tant d’un réseau de défense passive suffisant pour mettre le gros de la population à l’abri que d’un réseau de défense active (anti-fusées, de protection urbaine) suffisant pour pouvoir espérer dévaster l’autre sans risquer de subir des pertes civiles terribles. Invulnérabilité des forces nucléaires, vulnérabilité de la population : telle est la fort paradoxale équation de l’équilibre stable, dont la théorie a été faite par Glenn Snyder [72], Thomas Schelling [68] et Albert Wohlstetter aux États-Unis, Aron [5, 6, 8] en France. Indépendamment même de l’évolution technologique (voir plus loin), l’incertitude n’en a pas moins toujours régné sur deux points liés : de quelles agressions la menace protège-t-elle, et qu’est-ce qui la rend vraisemblable ? À mesure que I’urss rattrapait les États-Unis et que l’on arrivait à ce que McGeorge Bundy [13] a nommé la « dissuasion existentielle » (état de fait, dans lequel chacun a la capacité de détruire l’autre), la menace d’une destruction totale devenait moins vraisemblable – puisque suicidaire – sauf pour dissuader l’autre d’une attaque atomique directe. Mais pour le dissuader d’une attaque – atomique limitée, ou conventionnelle – contre un tiers dont la protection est jugée essentielle (Europe occidentale, pour les États-Unis), la menace des « représailles massives », terrifiante, cessait d’être entièrement plausible. D’où, au cours des années 60, le passage à la doctrine de la « riposte graduée », moins terrifiante, mais plus plausible, et (malgré les craintes exprimées par certains commentateurs, et par des hommes d’État européens, à l’époque) nullement moins « dissuasive », dans la mesure où le risque d’« escalade » en cas de guerre conventionnelle ou de recours aux armes nucléaires tactiques restait très considérable. À l’autre bout de la chaîne, en quelque sorte, il a toujours été évident que l’on ne pouvait empêcher ni des opérations adverses limitées, ni des guerres de libération nationale menées par des alliés de Moscou, en brandissant la menace nucléaire dans des zones d’intérêt secondaire. Et si, dans les zones vitales, la crédibilité de la menace nucléaire « graduée » contre une agression conventionnelle est renforcée par la présence de forces conventionnelles capables à elles seules de freiner l’ennemi, celui-ci est bien obligé de se montrer tout aussi prudent lorsque l’enjeu qu’il pourrait désirer est à la fois très important pour l’adversaire et indéfendable par celui-ci avec des moyens conventionnels : car dans ce cas le risque d’une escalade très rapide au niveau nucléaire est élevé (Berlin, Moyen-Orient).

Les effets de la dissuasion réciproque ont été très importants.

1) Il y a eu, non pas diminution de la violence – il y a trop de facteurs de conflits dans ce monde – mais décentralisation : la stabilité au niveau central et global n’a pas empêché l’instabilité aux niveaux inférieurs (guerres conventionnelles, guerres de guérillas, subversion). Du moins, toutes ces guerres ont mis aux prises soit des pays tiers, soit un Grand et un tiers (allié ou non de l’autre Grand).

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2) II y a eu, du même coup, fragmentation du système diplomatico-stratégique en sous-systèmes régionaux. Là, l’issue des conflits a dépendu beaucoup plus de l’équilibre des forces dans la région et de facteurs purement intérieurs (cf. la faiblesse du Sud Viêt Nam) que de l’équilibre nucléaire stratégique. Les effets 1 et 2 ont ramené l’attention sur le problème des guerres limitées qui peuvent toujours, suivant la formule de Glausewitz, être la continuation de la guerre par d’autres moyens (Kissinger [51], Osgood).

3) Les affrontements militaires directs entre les Grands ont été remplacés par les crises, déclenchées soit par l’action de l’un dans une zone considérée comme vitale par l’autre (blocus de Berlin, 1948 ; pression soviétique sur Berlin, 1958-1961 ; crise des fusées à Cuba, 1962), soit par ricochet d’une guerre entre tiers (Moyen-Orient, 1973). Ces crises ont pu être « gérées » sans violence, et leur issue a dépendu tantôt du rapport des forces régional (Cuba), tantôt du fait que l’importance même de l’enjeu pour le Grand sur la défensive imposait la plus grande prudence à l’autre (Berlin).

4) La stabilité au niveau stratégique, l’intérêt commun à éviter la destruction générale, par accident ou escalade, le souci de ralentir les dépenses militaires ont permis à des négociations pour la maîtrise des armements stratégiques de s’engager. Elles n’ont abouti qu’à des résultats limités : arrêt des essais nucléaires des deux Grands dans l’atmosphère (1963), des systèmes de défense anti-missiles (1972), limitations quantitatives des armements offensifs par un accord provisoire de 1972, puis par un accord non ratifié mais généralement respecté depuis 1979. On pourrait soutenir que le bénéfice essentiel de ces longues discussions complexes a été la communication entre les Grands.

5) Les systèmes bipolaires du passé ont toujours été instables : l’équilibre précaire risquant à chaque moment d’être rompu par la défection d’un allié ou le choix d’un des deux camps par un neutre. Le paradoxe du système nucléaire bipolaire c’est que, les grandes manœuvres dans les zones vitales étant trop risquées, la recherche d’avantages marginaux dans les zones secondaires (Afrique, Asie du Sud-Est) ou l’exploitation de facteurs intérieurs dans les pays de ces zones n’en sont devenues que plus fébriles ; mais en même temps, ces gains ne sont pas de nature à affecter de façon dramatique l’équilibre global. De plus, chacun des Grands a reconnu implicitement, l’un la zone de domination impériale de l’autre (Europe de l’Est), l’autre le« droit » des États-Unis de préserver leur influence prépondérante en Amérique centrale même aux dépens de forces alliées à Moscou.

Cet ordre complexe, qui a duré près de quarante ans, pourra-t-il durer toujours ? Ou bien la dialectique fatale aux conflits bipolaires : celle de la crédibilité et de l’engagement, finira-t-elle par l’emporter sur les « règles du jeu » qui l’ont maintenu jusqu’à présent ? Il y a deux raisons d’inquiétude qui risquent de se conjuguer.

a) La première a trait aux rapports politiques entre les deux Grands. L’expérience des systèmes d’équilibre montre que la modération, c’est-à-dire la frustration [687] partielle que ces mécanismes engendrent, tant chez les Grands aux ambitions rognées que chez les Petits qui se cherchent des protecteurs pour avancer leurs propres pions, finit par provoquer une sorte de court-circuit : plus on a fait des compromis avant, plus, la fois suivante, on est tenté de ne plus céder, surtout quand on peut estimer que la situation de l’autre sera plus forte à l’avenir si l’on cède cette fois-ci, et que l’autre a de meilleures raisons de reculer, parce que l’enjeu est moins grave pour lui (1914). L’ampleur même du conflit d’intérêts entre les deux Grands, sans parler de leur querelle idéologique, garantit des crises futures, ainsi que la persistance du risque de manipulation de chacun d’eux par des alliés ou clients importants. Peut-on être sûr que la « gestion des crises » sera toujours réussie, et qu’il n’y aura jamais d’affrontement militaire direct ?

b) Le deuxième facteur est technologique. Pour de multiples raisons, les deux Grands sont passés d’armes nucléaires imprécises anti-cités (complétées par des armes tactiques à portée réduite), à des armes stratégiques précises, capables de frapper les forces ennemies y compris une partie des forces stratégiques de l’adversaire (missiles terrestres). Une partie de l’arsenal suprême redevient ainsi vulnérable ; et l’on se rapproche de la guerre « normale », c’est-à-dire de la possibilité d’infliger d’abord une défaite aux forces de l’autre, dans l’espoir d’éviter la destruction totale. Chacun cherche désormais à dissuader l’autre, en se donnant les moyens – crédibles – de mener une guerre nucléaire anti-forces ou à objectifs militaires limités, plutôt qu’en menaçant l’autre d’une dévastation totale. Alors que dans la « destruction mutuelle assurée » il n’y a pas de vainqueur possible, l’idée d’une victoire de type classique redevient concevable. Certes, le risque de l’escalade persiste : la destruction totale restant possible, les chances de maîtriser un conflit nucléaire restant incertaines, la « dissuasion existentielle » joue encore. Néanmoins, trois possibilités (contradictoires) se présentent ; toutes trois sont dangereuses pour l’ordre que nous connaissons. L’une – apocalyptique – est qu’en cas de crise grave chacun soit tenté de frapper le premier les forces stratégiques vulnérables de l’autre, de peur de perdre, soit ses propres forces nucléaires vulnérables, soit d’autres éléments militaires importants si l’autre prend l’initiative. La course aux systèmes défensifs dans l’espace risque d’avoir le même effet : faire renaître l’espoir, ou la peur, de l’avantage pour qui frappe le premier. C’est la « stabilité en cas de crise » qui est ainsi minée par l’évolution technologique. Elle pourrait être rétablie si chacun, par exemple, renonce à la compétition dans l’espace, ou remplace ses fusées terrestres à têtes multiples, qui constituent des cibles de choix, par des fusées à tête unique, ou par des fusées mobiles, ou même par des sous-marins. N’en subsisteront pas moins les autres possibilités. Ou bien l’un ou l’autre se risquera à un emploi limité des armes nucléaires pour protéger ou conquérir un enjeu majeur, dans l’espoir d’empêcher l’escalade et de circonscrire les dégâts grâce à la précision nouvelle des armes, mais – la « friction » intervenant – sans y parvenir. Ou bien, le risque même de l’escalade, la difficulté probable de toute limitation de la guerre après un premier recours à l’arme nucléaire dans des zones très peuplées et truffées de telles armes, pourrait amener les adversaires à renoncer, en fait ou en doctrine, à l’idée d’un pareil recours, ce qui permettrait de revenir à des guerres conventionnelles (de préférence limitées) même entre les deux Grands. C’est ce que bien des [688] Européens de l’Ouest redoutent dans la mesure où, à leur avis, une telle guerre deviendrait plus probable si I’otan renonçait à la menace du premier emploi par peur des effets catastrophiques d’un échec de la dissuasion et d’une mise à exécution de la menace. C’est la forme actuelle du dilemme « menace de guerre nucléaire totale, effrayante mais peu crédible - risque de guerre limitée plus vraisemblable mais moins terrifiant ». Cette fois-ci, l’effet dissuasif de ce risque pourrait être bien moindre que dans le cas de la « riposte graduée ».

3. La dimension verticale

Pour le moment, les duellistes, tout en accumulant les armes, gardent la poudre sèche. Beaucoup de commentateurs ont disserté sur les effets de cette sorte de paralysie sur la hiérarchie interétatique, c’est-à-dire sur la dimension verticale du système. Le retard indéfini du « paiement en espèces » ou de la « minute de vérité » entre les Grands aurait permis une sorte d’émancipation des Petits, à laquelle contribuerait ce que le général Gallois [21] a appelé le pouvoir égalisateur de l’atome.

La hiérarchie n’est évidemment plus ce qu’elle était. Mais il convient, en premier lieu, de bien comprendre pourquoi. Cinq causes viennent à l’esprit :

1) La première, c’est la possibilité pour un client « faible » d’un Grand de le faire chanter, par exemple en menaçant soit de s’effondrer, soit même de changer de camp, si son grand frère ne vient pas à son secours. Il n’y a là rien d’original : dans tout système bipolaire, la lutte des Grands pour l’allégeance des Petits donne des atouts à ces derniers. Les autres causes, liées, sont beaucoup plus nouvelles.

2) La première est l’émancipation des anciennes colonies, la destruction des empires d’outre-mer, qui a abouti à la création d’États nouveaux, pourvus des droits que la souveraineté confère, et surtout des possibilités de manœuvre et de protection collectives que donne l’appartenance à I’onu et à diverses organisations régionales. (Il faut bien voir que plusieurs de celles-ci : Foua, asean, la Ligue arabe malgré ses divisions incessantes, l’oea malgré la lourde présence des États-Unis, la Communauté européenne, servent à renforcer les États petits et moyens par la technique de l’association ; l’Assemblée générale de l’onu a la même fonction.)

3) La raison suivante est de l’ordre des valeurs : c’est la résistance à l’usage de la force contre les faibles, qui s’est développée dans les pays occidentaux, une sorte de sentiment de culpabilité post-impérial (le fameux « syndrome vietnamien » joue un rôle comparable aux États-Unis).

4) De plus, il est certain que chacun des Grands a de bonnes raisons, souvent, de craindre qu’une intervention trop brutale dans un pays tiers ne provoque la contre-intervention du rival, entraînant des risques et des coûts supérieurs à l’enjeu ; quant aux moins Grands désireux de rétablir la hiérarchie bouleversée par les plus faibles, l’exemple de la Grande-Bretagne et de la France à Suez (1956) a montré qu’il pouvait y avoir « collusion » objective des superpuissances pour les rappeler [689] à l’ordre, celui de la faible « leçon » administrée par la Chine au Viêt Nam en 1980 a montré l’influence modératrice exercée par la nécessité de ne pas trop s’exposer aux représailles soviétiques et au mécontentement américain.

5) Enfin, la fragmentation du système, l’autonomie relative des sous-systèmes régionaux du fait de la (relative) neutralisation réciproque des deux Grands, donne aux acteurs sur ces scènes plus réduites une (relative) liberté de manœuvre, et l’occasion (ou l’illusion : pensons au Shah d’Iran, à Nasser, à Soekarno, à Nkrumah) de s’ébrouer « comme des Grands » et de rechercher une prépondérance régionale (ainsi, en 1983, la Libye ou la Syrie).

L’émancipation relative des Petits et des moins Grands s’est manifestée de deux façons particulièrement impressionnantes. Il y a eu – plus lentement que certains ne le craignaient – une prolifération des armes nucléaires et des moyens de s’en donner, malgré les pressions des nantis (en particulier le traité de non-prolifération de 1968). Pour le moment, ce processus n’a pas eu d’effets désastreux, mais en sera-t-il toujours ainsi lorsque ces armes seront introduites dans des régions où les haines sont inexpiables, les enjeux rien moins que la vie et la mort des États, et les conditions de la dissuasion stable qui existe entre les deux Grands absentes ? Surtout, les États petits et moyens ont recouru à la force avec beaucoup plus d’alacrité, et parfois beaucoup moins de limites, que les Grands : guerres du Moyen-Orient (Israël-États arabes, Irak-Iran), de Corée, du Viêt Nam, de l’Inde et du Pakistan, interventions turques à Chypre, invasion du Cambodge par Hanoï, guerre des îles Malouines, etc. Tantôt ces opérations se déroulaient en quelque sorte dans l’interstice du conflit américano-soviétique, tantôt chaque belligérant avait eu le soin de recevoir l’aide ou la protection d’un des Grands. Mais même dans ces derniers cas, il est à peu près impossible de ramener ces luttes à la compétition des deux rivaux : la complexité, l’hétérogénéité du système les empêchent de tout réduire à leur affrontement.

Faut-il donc donner raison à Robert Tucker [75], pour qui la subversion de la hiérarchie traditionnelle n’engendre que le chaos ? Mais il faut bien voir, en second lieu, que le dialogue des Athéniens et des malheureux dirigeants de Melos n’a pas entièrement perdu sa pertinence. Les Grands ne permettent pas tellement plus qu’hier aux moins Grands de mettre en cause l’ordre fragile du système. Et il leur reste bien des moyens :

1) L’usage pur et simple de la force, s’il n’a pu empêcher la décolonisation – en partie parce que la force a du mal à maintenir soumis un peuple bien organisé pour la guérilla, en partie parce que les métropoles n’avaient ni les moyens ni la volonté de « mettre le paquet » contre ceux qui invoquaient le droit à l’autodétermination – reste néanmoins le privilège des puissants. L’urss a maintenu son Empire en Europe de l’Est par la force, et, malgré les coûts, envahi l’Afghanistan ; elle a profité de circonstances favorables (absence prévisible de réaction américaine) pour installer par Cubains transportés des régimes clients en Angola et en Éthiopie. L’Amérique a utilisé la force plus discrètement mais avec succès au Guatemala (1954) [690] et à Grenade. Israël s’est agrandi par la conquête dans une région où sa force militaire en fait une sorte de superpuissance locale. Et le Viêt Nam est toujours au Cambodge malgré les guérillas que la Chine y soutient.

2) Si les alliances donnent aux clients des moyens de chantage, elles fournissent aux Grands des instruments de contrôle ou de pression non négligeables, en particulier par l’usage de l’aide économique et de l’assistance militaire.

3) La prudence fréquente qui caractérise les interventions armées directes des Grands est contrebalancée par la formidable expansion de ce qu’on pourrait appeler l’arme subversive : si la conquête n’est pas toujours possible ni désirable, la manipulation de la politique intérieure des Petits est d’autant plus tentante et fréquente que ces États sont plus frêles et artificiels.

4) L’émancipation ou les grandes manœuvres d’États qui aspirent au statut de « puissances hégémoniques régionales » trouvent leurs limites dans les faiblesses intérieures, économiques, sociales et politiques, qui rétablissent tôt ou tard la vérité : absence d’instruments d’action efficaces, conflits internes qui rendent une telle action au-dehors intenable, manque de moyens militaires malgré les ressources économiques, endettement, etc.

Tel est le tableau. Jusqu’à présent, peut-on dire, à la fois la subversion partielle de la hiérarchie classique et sa persistance partielle contribuent à donner à l’ordre interétatique une allure hobbésienne : ce n’est plus (sauf à l’Est) la paix rugueuse des empires, c’est une sorte de guerre de tous contre tous, mais supportable par sa fragmentation même. Le risque principal pour l’ordre global provient non de la novation (émancipation querelleuse des Petits), mais de la tradition (subordination forcée des Petits) : car dans un système bipolaire, celle-là, tout en multipliant les violences partielles, démine quelque peu l’affrontement central, ou soustrait certaines zones à son domaine, tandis que celle-ci : le jeu classique des manipulations des régimes faibles, des alliances inégales, des clientèles acquises afin de mettre le rival en échec, risque, comme dans les affaires de Corcyre et Potidée, comme dans les Balkans de 1914, d’aboutir à la grande explication là où intérêts vitaux des Grands, autonomie partielle des clients, hostilités régionales et troubles intérieurs se conjuguent : dans le Moyen-Orient sans trop de doute, peut-être aussi en Extrême-Orient (où le jeu est plus complexe encore, puisqu’y participent les Grands, deux moyennes puissances et plusieurs Petits).

4. La dimension fonctionnelle

Qu’en est-il de la dimension fonctionnelle ? Elle a fait l’objet d’un nombre considérable d’études surtout depuis la fin des années 1960, lorsque la crise du système monétaire mondial (le régime de Bretton Woods, aux changes fixes) puis celle du pétrole ramenèrent d’autant plus l’attention sur les dimensions économiques [691] de la politique internationale que la détente, provisoirement, permettait de mettre les casse-tête stratégiques entre parenthèses.

Première surprise : tout le monde est désormais d’accord pour reconnaître à la fois que la société transnationale est fortement politisée et que la politique économique mondiale n’est pas exclusivement interétatique. L’ouvrage collectif édité par Robert Keohane et Joseph Nye [46] est fort clair à ce sujet. D’une part, l’ordre du jour des États est au moins autant économique que « diplomatico-stratégique » ; à la fois parce que la stratégie globale, par la faute bienfaisante des armes absolues, est devenue visqueuse, sinon gelée et – avant tout – parce que, partout, la croissance, le développement, le bien-être sont devenus les objectifs essentiels : aspiration des peuples, et responsabilités des États eux-mêmes (c’est pourquoi, quelle que soit l’importance des échanges par rapport à l’avant 1914 – Waltz, toujours paradoxal, a soutenu qu’ils étaient supérieurs alors – leur sens politique a totalement changé, étant donné l’énorme accroissement des fonctions des États) ; or, la satisfaction de tels besoins ne peut être assurée par l’autarcie. D’autant moins que les règles du jeu fixées (comme dans le passé) par la puissance économique et militaire dominante : les États-Unis, sont celles de l’économie internationale « ouverte », avec l’abaissement des barrières douanières et la convertibilité des devises. Il y a, certes, des économies dirigées fermées : celles des pays « socialistes » ; mais dans la mesure où ils ne s’isolent pas, et veulent bénéficier des échanges et crédits internationaux, ils contribuent eux aussi, à leur manière, à la politisation des rapports économiques.

D’autre part, chacun reconnaît aussi que les relations économiques mondiales sont menées non seulement par les États, mais par toute une série d’autres acteurs transnationaux. Certains sont privés, et disposent d’une marge considérable d’autonomie à l’égard des États d’origine comme des États où ils opèrent : les entreprises multinationales, qui agissent conformément à une logique globale du profit, laquelle, souvent, tient fort peu compte des frontières (voir les travaux de Raymond Vernon [76]). D’autres sont des acteurs publics, de deux espèces : des « morceaux » de gouvernements qui ont, eux aussi, leur autonomie et s’allient parfois avec les « morceaux » correspondants à l’étranger contre d’autres fragments de la bureaucratie nationale : gouverneurs de banques centrales, responsables de l’énergie, militaires, etc. Et des organisations régionales ou internationales, dont les fonctions sont économiques et les secrétariats parfois fort influents.

Reste, évidemment, l’autre question posée à propos de la dimension économique avant 1945. Ce système à la fois interétatique et transnational est-il un facteur d’ordre ? Deuxième surprise : nous trouvons deux grandes théories antagonistes (l’une riante, l’autre sombre) et toutes deux répondent oui.

1) La théorie sombre est celle de l’école de la dépendance, ou des rapports centre-périphérie (André Gunder-Frank [25], Samir Amin [1], Galtung [22] et bien d’autres). Elle est sombre parce qu’elle décrit l’exploitation, à la fois des pays de la périphérie (sous-développés) et des couches sociales « périphériques » dans les pays avancés, par les élites (bourgeoisies) de ces derniers. En particulier, les pays exploités sont condamnés, soit à demeurer exportateurs de produits primaires, soit à ne monter que des industries construites dans le seul intérêt des multinationales [692] et contrôlées par elles ; les surplus et les techniciens, les fonds et les cerveaux sont en quelque sorte confisqués par les exploiteurs. Un développement économique autonome, guidé par l’intérêt des masses pauvres – une agriculture capable de les nourrir au lieu d’être tournée vers l’exportation, une industrie correspondant aux besoins fondamentaux plutôt que l’introduction de technologies complexes – est, de ce fait, exclu. Cette théorie a fait l’objet de nombreuses critiques (Tony Smith, Raymond Vernon), notamment parce qu’elle sous-estime la capacité de résistance des « périphéries » et aussi les bénéfices qu’elles peuvent tirer des investissements étrangers pour leur essor. Mais ce débat sur les réalités ne doit pas nous faire oublier que la théorie reconnaît, et proteste contre, l’existence dans le domaine des rapports économiques d’un ordre qui est, une fois de plus, celui des forts : les « centres » capitalistes. Car c’est bien à une théorie renouvelée de l’impérialisme économique, nécessité capitaliste, que nous avons affaire.

2) La théorie rose est celle de l’école de l’interdépendance ; elle est très largement américaine (Richard Cooper [17], Edward Morse [60], le livre écrit conjointement par Keohane et Nye [46], Vernon, etc.). La forme la plus achevée est l’idée de F « interdépendance complexe » (Keohane et Nye). Il y a non seulement fragmentation géographique mais fragmentation et spécialisation fonctionnelles du système international, éclaté en sous-systèmes « verticaux » dont le diplomatico-stratégique n’est qu’un exemple ; à chaque forme de puissance – monétaire, commerciale, énergétique, etc. – correspond un sous-système qui a sa propre configuration. Les sous-systèmes autres que le diplomatico-stratégique sont des jeux, qui, eux, ne comportent pas le recours à la force, laquelle ne sert à rien quand il s’agit d’échanges et de développement. À la différence, fort souvent, du jeu stratégique, ils ne sont pas, du moins à long terme, des jeux à somme nulle ; l’interdépendance des variables économiques donne en effet à chaque joueur un intérêt à favoriser la croissance des autres joueurs ; nous sommes dans un domaine où chacun brigue un gain absolu, non un avantage relatif. L’idée qui ressort de ce modèle est celle de parties dont l’issue est déterminée, non par le rapport des forces militaires des joueurs, mais à la fois par la structure propre à chacun des jeux (répartition du type de puissance qui y est engagé : la puissance n’est pas « fongible », elle est hétérogène) et par des facteurs plus aléatoires (importance relative du jeu pour chaque joueur, habileté dans l’art de former des coalitions et de maîtriser l’ordre du jour). C’est une image attrayante, puisqu’il s’en dégage à la fois l’idée d’une sorte d’apprivoisement de la puissance des Grands (dans la double mesure où la hiérarchie varie suivant les sous-systèmes, et où le jeu ne comporte pas l’usage de la forme de puissance la plus caractéristique du Grand : la force) et celle d’un « dépérissement des souverainetés » [8 a]grandes et petites – au profit de solutions collectives. L’ordre qu’on voit ainsi se propager est fort original, car – sans supposer d’autres valeurs communes qu’une vague idée de solidarité économique, ni d’autre pouvoir central commun que celui de ce que ces auteurs nomment des « régimes internationaux » – on s’achemine vers l’ébauche d’une société mondiale dont les processus s’apparentent à ceux d’une société politique « interne » : une définition nouvelle, moins égoïste et moins à court terme, de l’intérêt national, l’utilité du compromis, l’avantage de la [693] solution collective par rapport aux tentatives de gains individuels, l’intérêt à créer des organismes qui facilitent, exécutent et perpétuent ces compromis, voilà ce qui assure l’ordre, même en l’absence de toute puissance hégémonique (Keohane [47]). On le voit : les deux théories mettent l’accent sur des techniques absolument différentes – la logique prédatrice, économique et politique, du capitalisme dans un cas (facteur interne aux économies dominantes), dans l’autre, la négociation (bargaining) et l’institution internationale qui à la fois en résulte et l’incarne – comme dans la conception de Jean Monnet, théorisée par Ernst Haas [27] dont beaucoup des« indépendantistes » sont les disciples. L’ouvrage collectif édité par S. Krasner [53] sur les « régimes internationaux » est à la fois édifiant et troublant (en raison d’un mélange d’incertitudes conceptuelles et de tautologies). L’une des théories réalise une sorte d’unité du diplomatico-stratégique et de l’économique, au profit de celui-ci, considéré comme le moteur de toute la politique mondiale (c’est un marxisme désossé) ; l’autre sépare nettement l’économique de ce qu’on pourrait appeler le clausewitzien (et le fragmente).

Or, on peut arriver à une conclusion moins assurée (déprimée ou satisfaite) quant à l’existence et à la solidité de l’ordre économique mondial, à partir d’une approche différente, qui reconnaît aussi la diversité des jeux ou sous-systèmes, mais se montre moins convaincue de la victoire de la logique entraînante de l’interdépendance. En effet :

1) Nous restons, même ici, dans le domaine du self-help : la crise du pétrole, en 1973, a montré que certains États, en se coalisant autour d’un quasi-monopole (ou d’un oligopole), peuvent obtenir une formidable redistribution des ressources par une méthode de choc fort différente du bargaining. La puissance dominante, dans chaque jeu, peut chercher, soit à obtenir un gain relatif, soit à se débarrasser de fardeaux devenus insupportables (c’est-à-dire à réduire sa vulnérabilité à l’interdépendance) en changeant fort unilatéralement les règles du jeu (cf. les États-Unis et le système monétaire, en 1971 puis en 1973 – et d’ailleurs depuis : volonté de gérer leur monnaie au gré de priorités de politique économique interne tout en maintenant son rôle de monnaie mondiale).

2) Malgré – ou à cause de – leur autonomie relative en tant qu’acteurs, les banques privées et les organisations techniques internationales peuvent être amenées par la logique même de l’interdépendance, ou de l’intérêt mutuel, à mener des politiques qui se révéleront désastreuses en cas de récession internationale : c’est la menace que l’endettement des pays sous-développés (même certains producteurs de pétrole) fait peser sur l’ensemble des rapports économiques mondiaux.

3) La faiblesse des « régimes internationaux », qui sont loin de couvrir tous les domaines de l’« interdépendance » (cf. les difficultés quant au régime des océans) et de disposer de pouvoirs contraignants – même le « régime » le plus poussé : celui de la Communauté européenne, est souvent paralysé – soumet les sous-systèmes économiques non à une sorte de rationalité commune, mais aux aléas [694] des coalitions, de la très fréquente volonté des joueurs de faire passer l’intérêt national immédiat avant l’intérêt du groupe, et des efforts de certains pour accroître leur indépendance même au prix de coups de canif dans le tissu de l’interdépendance.

4) L’économie est à la fois un champ et une arme : si la « politisation » des sous-systèmes économiques ne signifie pas que c’est le rapport des forces militaires qui les domine, il n’empêche que, dans le jeu diplomatico-stratégique, l’arme économique est fort souvent utilisée (cf. les travaux de K. Knorr [52]) : embargos, sanctions ou récompenses. Ce qui perce quelques trous supplémentaires dans ce tissu, et montre bien que les rapports entre les sous-systèmes sont plus complexes, moins rassurants, que la théorie de l’ordre par l’interdépendance ne le suggère.

5. Le désordre et le renouveau de l’éthique

Un ordre qui, au sommet, maintient la paix globale par la préparation de la guerre atomique sous toutes ses formes et la multiplication d’armes dont on espère que l’horreur même empêchera l’usage, mais qu’on n’est pas du tout certain de pouvoir maîtriser en cas d’emploi ; un ordre dont les aspects les plus visibles quotidiennement – à la fois retombées de ce curieux équilibre de la dissuasion, et produit des circonstances intérieures et régionales – sont la frénésie des acquisitions d’armes et la prolifération des conflits armés à échelle réduite (mais seulement par rapport à l’apocalypse collective) ; un ordre économique furieusement inégal et marqué par le contraste éclatant entre le vieux principe de souveraineté et l’impossibilité évidente de résoudre dans l’isolement à peu près aucun des problèmes que pose l’impératif du bien-être et du développement – ainsi que par la crise de la science économique, qui fait que même les champions de telle ou telle méthode de progrès national ou collectif n’ont plus de certitudes : voilà où nous en sommes. On comprend pourquoi les chercheurs ne s’intéressent plus guère qu’à des parties différentes du monstre, ou le réduisent à un squelette rassurant.

Le risque de voir un jour la « paix impossible » – guerres locales ou chaos économique – rendre la guerre générale moins improbable incite cependant beaucoup de chercheurs et de penseurs à faire de la « praxéologie », c’est-à-dire à tirer des préceptes de leurs analyses, ou, carrément, à dégager une sorte de politique morale qui permettrait de fonder un ordre moins fragile et moins injuste. Ce qui frappe dans ces travaux, c’est le discrédit des institutions qui avaient jadis été le lieu des espérances. La paix par le droit n’apparaît que sous la forme des « régimes internationaux » déjà nommés – mais on reconnaît en général (cf. les travaux de Robert Jervis [37]) qu’ils ont peu de chances dans le domaine de la sécurité. Nul ne croit plus à celles de la sécurité collective, par trop contraire, à la fois, par son côté contraignant, à la liberté de jugement et d’action qu’implique la souveraineté, et, par l’obligation faite à la « communauté » internationale de punir tout agresseur, aux impératifs de prudence à l’ère nucléaire, où la localisation des conflits paraît fort préférable à leur universalisation. L’échec des Nations Unies en ce qui concerne [695] le règlement pacifique des différends, leur recul en matière de peace-keeping (rétablissement ou maintien de la paix non par la sécurité collective mais par l’envoi de forces d’interposition) résultent à la fois de l’impossibilité pour l’organisation mondiale de transcender la guerre froide, et de l’accroissement du nombre des conflits graves entre ces États non alignés sur lesquels Dag Hammarskjöld avait voulu s’appuyer pour impressionner les Grands. La paix par la Fédération n’a plus guère de champions : ceux qui avaient mis leurs espoirs dans cette belle formule, ou dans la contagion de fédéralismes régionaux fonctionnels, ont dû prendre en compte les échecs des tentatives d’intégration, constatés par Ernst Haas [28]. Il y a encore des mouvements populaires, parfois véhéments, pour le désarmement, partiel ou total ; mais les chercheurs, eux, ne visent pas si loin, et se contenteraient soit d’un « gel » nucléaire, soit d’une reprise un peu vigoureuse de l’arms control, soit d’accords pour la limitation des ventes d’armes et le maintien à un niveau raisonnable d’équilibres militaires régionaux.

Il est symptomatique de ce qu’on pourrait appeler la désillusion politique que les deux principales entreprises de praxéologie : celle du Council on Foreign Relations de New York, le « projet des années 80 », et l’entreprise plus « radicale » (et utopique) dirigée par Richard Falk [20], le« projet des modèles d’ordre mondial », sont toutes deux bien plus disertes sur les modes souhaitables d’ordre coopératif et de transferts de souveraineté dans le domaine économique (modes inspirés par les théoriciens de l’interdépendance dans le premier cas, par les doctrinaires de la dépendance qui prônent, à la Galtung, un mélange d’« auto-suffisance » individuelle ou collective des pays pauvres et de gestion centrale des « biens communs » du genre humain, sous la direction de ces pays, à l’encontre des deux puissances impériales). Dans le domaine diplomatico-stratégique, le « projet des années 80 » dit fort peu de choses (sauf qu’il faut chercher à sauvegarder le « régime de la dissuasion nucléaire » et à freiner la prolifération), le projet radical compte sur la volonté des peuples pour mener au désarmement ; l’écologie passe d’ailleurs avant la stratégie…

Le renouveau, aux États-Unis et, dans une moindre mesure, en Angleterre, des travaux de morale appliquée à la politique reflète à la fois le regain d’intérêt de philosophes pour les problèmes de morale sociale, celui de politistes pour la dimension éthique de leur champ, et l’idée qu’il est, au fond, plus important d’aider le citoyen et l’homme d’État à clarifier leurs buts et leurs choix que de prescrire plus ou moins péremptoirement des processus et des institutions souhaitables. Ce renouveau résulte aussi de l’idée que même si, dans le domaine des relations internationales, le souci de l’ordre passe avant celui de la justice, chaque ordre a des traits propres, qui expriment une conception sous-jacente de la justice ; or, dans le passé, cette conception était celle d’une justice fondée sur le droit des plus forts, dans toutes les dimensions du système ; mais précisément, à l’heure actuelle, ce droit n’est plus reconnu par les plus faibles, qui ont désormais certains moyens de résistance, et, surtout, à l’ère atomique, les périls de la force comme mode de règlement des conflits et comme soubassement des Empires sont devenus énormes. D’où l’idée qu’un accord sur ce qui est juste devient un préalable à l’ordre – mais un tel accord [696] est-il concevable dans un monde aussi cacophonique ? Nous sommes ici bien au-delà de l’école réaliste, qui se contentait, au mieux, de baptiser moral l’intérêt national bien compris, par crainte des pièges et hypocrisies du moralisme dans le monde furieux des États.

La réflexion actuelle est diverse. Certains souhaitent un ordre assez modestement fondé sur ce que Michael Walzer [82] a appelé le « paradigme légaliste » : la reconnaissance mutuelle par les États de leur droit à l’indépendance (non-intervention mais aussi devoir de résistance à l’agression), fondé sur le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. D’autres, comme Richard Beitz [9], veulent appliquer au monde entier les principes dégagés par John Rawls [63] dans sa théorie de la justice pour les seuls citoyens d’une communauté politique, et cherchent à définir des normes de justice non pour les États mais pour le genre humain. D’autres enfin adoptent une position intermédiaire [35]. Tous ces travaux examinent les conditions dans lesquelles, à l’ère nucléaire, la guerre pourrait encore être considérée comme juste (cf. la déclaration des évêques américains [61] : comme ces derniers, la plupart des auteurs condamnent à peu près tout recours aux armes atomiques, mais hésitent à condamner la menace) ; les chances et le contenu souhaitable d’une politique internationale des droits de l’homme ; les formes que devrait prendre une politique de justice distributive surmontant les égoïsmes des États riches ainsi que la corruption et les craintes des régimes des pays pauvres. Volonté d’approfondissement, à l’heure où l’impératif de la survie et celui du développement semblent dicter quelques conseils de modération et d’entraide aux hommes d’État malgré le choc des intérêts, idéologies et valeurs ? Ou bien « espoir des désespérés », dernière échappée qui s’ouvre aux chercheurs peu rassurés par ce que leurs analyses découvrent, mais dépourvus d’illusions politiques ?

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* Les références bibliographiques de ce chapitre sont indiquées par des chiffres entre crochets renvoyant à la bibliographie finale.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 2 avril 2022 13:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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