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Le défi de la mondialisation pour le Sud
Introduction
L'ouvrage sur Le défi de la mondialisation pour le Sud est le fruit d'une collaboration entre le CRESFED de Port-au-Prince et le CETRI (Centre Tricontinental) de Louvain-la-Neuve. En effet, en juillet et août 1995, un séminaire fut organisé en commun sur les politiques de développement et un certain nombre des idées contenues dans cet ouvrage ont été exposées au cours de ce séminaire.
La mondialisation de l'économie est à la fois un fait nouveau et ancien. Ancien, parce que depuis des siècles, les échanges commerciaux se sont établis entre différentes régions du monde et plus tard entre État-nations. C'est cependant un fait nouveau, dans la mesure où une intégration des différents processus de la production, de la distribution, de la publicité et de la recherche sont aujourd'hui intégrés. Par ailleurs, la mondialisation se fait dans le cadre d'une réorganisation de l'accumulation capitaliste et par conséquent sur la base de critères exclusivement de nature économique et centrés sur le profit.
Les effets de la mondialisation sont multiples, aussi bien au Sud qu'au Nord. Il n'est pas possible de les énumérer tous, car ils affectent l'ensemble des activités humaines, non seulement économiques, mais également politiques et culturelles. Nous avons voulu dans cet ouvrage mettre l'accent sur l'importance de ce phénomène pour le Sud, à la fois pour sa vie économique, ses projets politiques et certains effets culturels. Il a fallu faire des choix pour pouvoir dégager quelques lignes essentielles.
Pour pouvoir agir face à une telle situation, il est nécessaire d'utiliser d'abord une analyse. Celle que nous avons adoptée s'adresse à l'ensemble de la situation, à la fois économique, politique et culturelle, sans isoler les différents aspects les uns des autres. Une telle approche globale permet de découvrir l'existence de systèmes articulés les uns aux autres dont la compréhension exige la prise en compte de chacun d'entre eux. Par ailleurs, il s'agit également d'une analyse de classes, c'est-à-dire des différents groupes sociaux en liaison mutuelle, formant une structure sociale et où chacun des éléments forme partie d'un tout. Sans doute, la réalité des classes n’est-elle pas la même dans toutes les sociétés et il ne s'agit pas d'appliquer purement et simplement les catégories élaborées dans des sociétés industrielles à des ensembles sociaux qui n'ont pas connu ce phénomène économique et technique comme central dans leur développement économique. N'empêche que les analyses [4] de la croissance en termes purement économiques, ne tenant pas compte des structures sociales existantes, aujourd'hui également à l'échelle mondiale, ne permettent pas de rendre compte de la réalité. C'est la grande faiblesse des documents présentés par les organismes financiers internationaux, tels que la Banque Mondiale ou le Fonds Monétaire International (FMI).
Enfin, l'analyse que nous adoptons privilégie le point de vue des groupes sociaux ou des nations les plus défavorisées. Autrement dit, la réalité est lue avec les yeux des groupes subalternes. C'est une position sociale et idéologique préalable à l’utilisation des instruments de recherche et d'analyse. Cela a l'avantage d'exprimer clairement le point de départ, alors que souvent la soi-disante objectivité de certaines lectures du réel recouvre de fait un point de vue particulier, celui des groupes sociaux dominait l'évolution des forces productives.
Les considérations présentées dans cet ouvrage ont pour but de contribuer à une reconstruction progressive des rapports sociaux. En effet, lorsque l'on privilégie aujourd'hui le marché, on oublie souvent que ce dernier est un rapport social. Il ne faut ni idéaliser ni diaboliser le marché, mais l'analyser dans sa réalité sociale complète. Lorsque le néo-libéralisme parle de la main invisible régulant l'ensemble des échanges, il réfléchit dans l'abstrait, sans mettre en lumière le fait que tout rapport marchand est un rapport social, se situant à l'intérieur d'une structure de rapports sociaux précis, qui commande l'orientation même des échanges. Par ailleurs, comme dans le système capitaliste, l'économie impose sa logique et ses critères à l'ensemble des rapports humains, c'est donc un changement de société qu'il faut viser. Or, l'histoire nous apprend que cela ne se réalise pas sans luttes sociales, souvent très dures, et qui aujourd'hui semblent au creux de la vague, à cause de l'échec du socialisme des pays de l'Est européen et de la vague triomphante du néo-libéralisme contemporain.
Dans les pages qui suivent il n'y aura pas beaucoup d'allusions à la société haïtienne, mais celle-ci est cependant impliquée dans l'ensemble des mécanismes qui seront décrits et analysés. On se rappellera l'importance des structures sociales, qui en Haïti jouent un rôle fondamental dans la détermination de la croissance et dans l'utilisation de l'aide économique internationale. On se rappellera aussi l'importance des mouvements sociaux, qui ont eu des effets politiques fondamentaux dans les changements de la société haïtienne. Par ailleurs, l'État-nation est véritablement à reconstruire, dans tous ses éléments, ce qui paraît être le point fondamental de la transformation sociale de Haïti, pour éviter que le pays ne devienne qu'une annexe des États-Unis. Enfin, la culture spécifique du pays forme [5] une base importante d'un nationalisme positif et de la construction idéologique. La culture haïtienne a été et sera surtout dans l'avenir la source première de la citoyenneté.
L'illusion du post-modernisme face à la mondialisation de l'économie est de croire que la réalité ne peut pas être analysée ni envisagée comme un ensemble, mais à cause de sa complexité qu'elle doit être étudiée et conçue dans ses particularités. Sans nier l'importance des particularités et les erreurs qui ont été commises par des systèmes englobants d’explications ou d'action, aussi bien capitalistes que socialistes, il ne faut pas tomber non plus dans la parcellisation de la pensée et l'éclatement de l'action. Rien n'est plus utile au capitalisme comme système mondial que de représenter le réel comme éclaté, alors qu'il forme lui-même un système. Rien n'est plus fonctionnel à la dilution des luttes sociales, que de les présenter comme des éléments isolés destinés à transformer exclusivement des aspects concrets de la société civile. Tout en rejetant les dogmatismes et en acceptant que toute démarche théorique en sciences sociales doit rester heuristique, c'est-à-dire ouverte sur l'interrogation du réel, il est essentiel de regarder la réalité comme un ensemble et de découvrir quelles sont les structures sociales qui se construisent avec la mondialisation de l'économie.
Voilà pourquoi nous avons réuni en un ouvrage quelques textes produits au cours des deux dernières années sur le sujet de la mondialisation et de ses effets pour le Sud.
F. HOUTART
30-08-1995
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