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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

INTERVENTIONS ÉCONOMIQUES pour une alternative sociale, no 24, automne 1992
Présentation (no 24)


Une édition électronique réalisée à partir du texte de la revue INTERVENTIONS ÉCONOMIQUES pour une alternative sociale, no 24, automne 1992, 170 pp. Un numéro intitulé: “Emploi et concertation.” Montréal: département de science économique, Université du Québec à Montréal. [Madame Diane-Gabrielle Tremblay, économiste, et professeure à l'École des sciences de l'administration de la TÉLUQ (UQÀM) nous a autorisé, le 25 septembre 2021, la diffusions en libre accès à tous des numéros 1 à 27 inclusivement le 25 septembre 2021 dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Présentation (no 24)

Concertation et emploi

Le Collectif

La concertation est à la mode. Du Forum pour l’emploi en 1989 au Rendez-vous économique du secteur privé — où en 1991, le Conseil du patronat invitait les centrales syndicales et d’autres groupes à examiner différents projets générateurs d’emplois — en passant par les multiples tables ou organismes de concertation au niveau local, régional ou sectoriel, le discours et la pratique de la concertation se sont considérablement développés au cours des dernières années au Québec.

Les différents énoncés de politique économique parus à la fin de l’année 1991 [1] font une large place à la nécessité de la concertation et du partenariat. En coeur, ils affirment que l’État doit être un acteur parmi d’autres, un partenaire, un accompagnateur. Les centrales syndicales, particulièrement la CSN, longtemps opposées à toute approche de concertation ou de participation, ont également adopté un discours « concertationniste ». Les municipalités, les MRC, les gens d’affaires, et même une partie des groupes communautaires emboîtent le pas.

Plus qu’une mode, cela semble être un véritable mouvement. Peut-on pour autant parler de consensus ? S’agit-il de l’émergence d’une tendance à la collaboration et à la bonne entente entre « partenaires sociaux », qui ferait suite à l’affrontement quasi permanent qui a caractérisé les relations de travail dans les années 1960 et 1970 au Québec ? Comment interpréter cet apparent virage social survenu en quelques années, et vers quoi nous mène-t-il ? Quelles [8] leçons peut-on tirer d’expériences similaires menées dans d’autres pays ? Voici quelques unes des questions auxquelles les textes rassemblés dans ce numéro tentent de répondre. Pour contribuer à cette réflexion, nous proposons dans les lignes qui suivent une mise en situation et quelques points de repères. Et pour commencer : quelles sont les origines de ce mouvement en faveur de la concertation ? À quoi peut-on faire remonter cette vague de concertation ?

Au commencement était la crise...

Très schématiquement, on peut attribuer cette évolution à quelques grands facteurs, en partie interreliés :

1. la dégradation de la situation économique, dans le contexte d’une internationalisation accrue des échanges et de l’accentuation de la concurrence ;
2. la réorganisation du travail au sein des entreprises, en lien avec l’introduction de nouvelles technologies, mais aussi avec l’évolution de la concurrence internationale ;

3. la crise de l’État-providence et l’apparente incapacité des politiques économiques à « venir à bout » des difficultés économiques des dernières décennies ;

4. la volonté des populations locales de maîtriser leur développement, et celle des travailleurs et travailleuses de contrôler le contenu de leur travail.

Reprenons ces éléments un peu plus en détail.

Le Canada fait partie du groupe sélect des sept principaux pays industrialisés dont les sommets annuels défraient les manchettes des journaux et, surtout, tracent la voie d’une laborieuse coordination des politiques économiques. Certes, le caractère d’éternel allié des Etats-Unis lui a sans doute valu son adhésion à ce groupe restreint, plus que l’importance de son économie. Il n’en demeure pas moins que le Canada est considéré comme un des pays les plus développés, dont le niveau de vie est parmi les plus élevés au monde, comme en fait foi un récent rapport de l’ONU. Dans les 30 années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, cette réalité a été alimentée par de très forts taux de croissance économique, des gains de productivité annuels importants, un taux de création d’emploi important malgré un taux de chômage supérieur à la moyenne des autres pays de l’OCDE. Le PIB par habitant a ainsi plus que doublé de 1950 à 1980. Cette croissance a alimenté, en [9] même temps quelle a rendu possible, la progression des dépenses publiques, en particulier les dépenses sociales. C’était ce que l’on a appelé « le cercle vertueux de la croissance ».

Les problèmes, pourtant déjà potentiellement présents, ont commencé à se manifester à la fin des années 1960, et au début des années 1970 ; de façon peu perceptible dans les premières années, ceux-ci ont fini par prendre de plus en plus d’ampleur. Les gains de productivité ont d’abord progressivement ralenti. Cette chute des gains de productivité s’est du reste manifestée dans presque tous les pays industrialisés, et a entraîné des réactions en chaîne : inflation (les entreprises cherchant à maintenir leur marges de profit et les salariés la progression du pouvoir d’achat), dégradation de l’emploi devant la perte de compétitivité de nombreuses entreprises, dévaluations monétaires (dans le cas canadien, cela s’est manifesté nettement à partir de 1976, alors que le taux de change du dollar canadien passait de 1,04$ à 70 cents dans les années 1980).

Devant la montée de la concurrence internationale, en particulier celle des nouveaux pays industrialisés, l’économie canadienne, comme d’autres économies ailleurs dans le monde, a alors cherché à maintenir sa compétitivité, et ses entreprises ont tenté de préserver leurs marchés, essentiellement en jouant sur les prix de vente et les coûts de production. Ce faisant, les entreprises canadiennes (et québécoises) ont largement négligé l’amélioration de la formation, de la recherche et développement (R&D) et de la qualité de leurs produits. Plusieurs années plus tard, elles se réveillent et constatent le retard accumulé face à leurs concurrents. Plus que conjoncturels, les problèmes apparaissent dès lors clairement structurels.

Le mot d’ordre est donc lancé : il faut améliorer la compétitivité par tous les moyens, trouver de nouvelles « recettes ». Pour ce faire, l’apport de tous les « acteurs » s’avère nécessaire, y compris bien sûr celui des travailleurs et travailleuses, par l’intermédiaire des multiples cercles de qualité, de l’implantation de la « qualité totale », etc. La réorganisation du travail au sein des entreprises explique dès lors en partie le développement de la concertation au sein de celles-ci.

À cet égard, l’expérience de la société Atlas à Sorel, dont traite le texte de Pierre Paquette, illustre bien les motifs et les contenus de telles expériences de concertation à l’échelle de l’entreprise. C’est bien souvent placés devant l’alternative d’une fermeture ou d’une réorganisation en profondeur que les travailleurs optent pour la concertation avec l’employeur, en vue de maintenir leurs emplois.

[10]

De façon analogue, l’introduction de technologies nouvelles peut se traduire par des transformations de tâches, éventuellement des pertes d’emplois, ce qui favorise également la concertation employeur-employés en vue de diminuer ou de compenser les effets potentiellement négatifs de ces réorganisations.

Dans ce nouveau contexte d’internationalisation des échanges — des marchandises et des capitaux —, de regain de la concurrence et de réorganisation de la production, les politiques économiques traditionnelles ne sont pour leur part plus efficaces à assurer la croissance stable, un haut niveau d’emploi et une répartition équitable des fruits de la croissance. Ce sont les fondements mêmes de l’État providence qui se trouvent remis en cause. Ceci engendre plusieurs phénomènes : d’une part, une réorientation des politiques économiques et sociales vers une plus grande flexibilité des marchés et « l’incitation » à retourner sur le marché du travail à n’importe quelles conditions ; d’autre part, la volonté de rechercher des consensus parmi les « partenaires sociaux » et la collaboration de ceux-ci dans la mise en œuvre des différentes politiques. Lorsque ni l’État ni le marché ne fonctionnent, l’appel aux partenaires et au consensus prend de l’importance.

Tant que l’État-providence pouvait assumer les coûts sociaux des transformations économiques et des réorganisations du travail, certains drames individuels pouvaient être évités. Mais à partir du moment où l’État et les entreprises refusent d’assumer ces coûts et que les individus se retrouvent seuls devant les difficultés associées à une perte d’emploi notamment, les réorganisations sont freinées par les travailleurs et les travailleuses et leurs syndicats ; ceux-ci refusent, avec raison bien souvent, de payer le prix de réorganisations qu’ils n’ont pas voulu. Deux voies s’offrent ici : on impose ces réorganisations, ou on les négocie. Or, il s’agit là d’éléments qui échappent souvent au domaine traditionnel de la négociation, et dont les solutions dépassent aussi bien souvent le strict cadre de l’entreprise où se vivent les problèmes. Ceci appelle la création de nouveaux lieux pour discuter et gérer les transitions ; or, ceux-ci n’existent pas. Il se développe donc différentes structures de concertation où les différents acteurs socio-économiques se rencontrent, discutent et cherchent des solutions, sans toutefois que ceci ne constitue, tout au moins au début, des négociations formelles.

Ces rencontres et structures de concertation peuvent se développer à l’initiative des différents gouvernements, mais aussi, et la plupart du temps, à l’initiative du « milieu ». C’est notamment le cas [11] de toutes les expériences des dernières années témoignant de la volonté de populations locales de maîtriser le développement de leur quartier, de leur ville, de leur région. Qu’il suffise de rappeler [2] des expériences telles celles du Rassemblement gaspésien-madelinot, du Comité pour la relance de l’emploi dans l’Est de Montréal (CREEM), du Comité pour la relance de l’emploi et de l’économie du Sud-Ouest de Montréal (CRESSOM), ou encore des États généraux du monde rural pour se convaincre de cette nouvelle volonté de prise en charge des populations. Une récente enquête de la CSN [3] dénombrait près de 200 organismes ou tables de concertation en matière de développement régional et local au Québec, et encore ne s’agissait-il que d’une liste partielle. La nature a horreur du vide. Là où aucun mécanisme n’est prévu pour rassembler les acteurs concernés, négocier et gérer les changements, il s’en crée à la douzaine.

Un mouvement parallèle s’observe dans les entreprises où, de plus en plus, les travailleuses et travailleurs veulent avoir leur mot à dire dans l’organisation du travail, les choix technologiques, voire la gestion et les décisions d’investissement de l’entreprise.

La concertation apparaît donc souhaitée par les différents acteurs socio-économiques, mais pour des raisons parfois différentes, et le contenu de la démarche souhaitée peut également différer de l’un à l’autre. Ainsi, si la vague de la concertation peut être porteuse d’espoir, en ce qu’elle peut permettre d’identifier des solutions et de gérer les transitions, elle risque aussi d’être porteuse de désillusions si les objectifs, les modalités, les conditions et les limites ne sont pas clairement établies. Mais avant d’aborder ces éléments, il est bon de clarifier un certain nombre de concepts.

Concertation, partenariat, consensus :
clarifions les concepts


Les mots concertation, partenariat, consultation, sont souvent utilisés concurremment, quand ce n’est pas l’un pour l’autre. Tous sont souvent associés à des degrés divers de consensus. Il y a pourtant d’importantes distinctions et nuances à faire, qui se révéleront utiles à l’analyse. Certes, ceci pourrait faire l’objet d’un essai en soi ; dans le cadre de ce texte, et pour faciliter la compréhension des enjeux, nous nous contenterons de suggérer ici un petit « glossaire ».

[12]

Quelques définitions

La concertation renvoie généralement au fait de rassembler autour d’une même table différents intervenants ou acteurs pour discuter et échanger sur un même sujet. L’objectif de cet exercice peut varier. Souvent la concertation ainsi définie sert d’abord à s’entendre sur des constats : faire le portrait des problèmes que connaît une entreprise, une région, dresser un diagnostic, cerner les solutions possibles, pour éventuellement s’entendre sur des décisions communes.

C’est dans un tel contexte que peut s’établir une reconnaissance commune par les différents acteurs ou intervenants des problèmes ou des solutions possibles. Il importe toutefois de souligner que la concertation, soit essentiellement l’échange ou la discussion, ne conduit pas toujours à un compromis et a fortiori à un consensus, lequel implique une large vision commune, presqu’une identité de point de vue. Il arrive souvent que les acteurs s’entendent sur l’identification des problèmes, voire sur le diagnostic, mais qu’ils n’arrivent pas à s’entendre sur les solutions possibles. Le consensus est donc autre chose que la seule concertation. Il n’en reste pas moins que le fait d’échanger sur des situations communes, d’analyser les problèmes et les solutions possibles, constitue déjà un pas important. De plus, il s’agit certes d’une réalité nouvelle pour bon nombre d’acteurs qui, auparavant, ne connaissaient que l’affrontement. Nous y reviendrons un peu plus loin.

La consultation signifie que l’un des intervenants a le pouvoir de prendre seul les décisions, mais reconnaît que celles-ci peuvent être éclairées à la lumière des connaissances des autres intervenants. Lorsqu’il y a concertation, on convient généralement que les décisions ne peuvent être prises par un seul des acteurs, mais doivent être soumises au processus de la discussion ou de l’échange et à l’atteinte d’un consensus. Ainsi, les deux perspectives sont fondamentalement différentes. Dans le cas de la consultation, l’acteur qui possède le pouvoir de décider peut choisir de tenir compte ou non des avis exprimés : il est en quelque sorte le seul maître à bord.

La négociation renvoie davantage au domaine des relations de travail, bien qu’elle puisse également s’appliquer à d’autres situations. Elle se distingue nettement de la consultation, car elle renvoie à un processus d’échange où les deux parties possèdent des atouts et ont intérêt à discuter ensemble pour arriver à s’entendre.

[13]

Dans la négociation, les demandes en provenance des différents acteurs sont souvent opposées, les intérêts et les objectifs de chacun divergents. Chaque partie veut alors faire valoir et triompher son point de vue. Le meilleur exemple est celui de la négociation d’une convention collective dans un syndicat local entre un employeur et des travailleurs et travailleuses. La négociation peut aboutir à un règlement sans affrontement, mais peut aussi donner lieu, on le sait, à de vifs affrontements.

Le partenariat renvoie à un projet commun, ou conjoint, entre différents intervenants, que l’on nomme dès lors « partenaires ». Il s’agit d’une collaboration entre différents organismes « dont les risques, les capacités et les ressources sont mis en commun et partagés au sein de projets profitant à chaque partenaire [4]... » Il peut s’agir d’un investissement, de la mise sur pied d’un programme de formation, de recherches, etc. Le partenariat entre organismes publics et privés est très répandu dans certains pays (États-Unis, Japon...) et depuis plusieurs décennies. Ainsi, par exemple, dans la région du Nord-Est américain (route 128 près de Boston), le partenariat université-entreprise est très développé et a largement contribué à la santé économique de la région pendant les années 1970-1980. Au Québec, ce genre de partenariat est moins courant, mais se développe tout de même, notamment par le biais des centres de liaison et de transfert (université-entreprise) mis en place par le gouvernement (CRIQ, CRIM, CEFRIO, etc.). La mise sur pied de fonds régionaux d’investissements (les SOLIDES) par l’Union des municipalités régionales de comté (UMRCQ) et le Fonds de solidarité de la FTQ est une autre forme de partenariat, à l’échelle régionale cette fois.

La participation, quant à elle est une notion plus générale qui recouvre tant la consultation que la concertation ou la partenariat, ou même la négociation. Elle signifie que l’on a son mot à dire dans la prise de décision, mais les formes de participation peuvent varier de façon importante.

Le partage du pouvoir ?

La notion de concertation au niveau de la société, en tant que mode de gestion des conflits de distribution, repose implicitement sur l’idée d’un nouveau partage du pouvoir. Pour simplifier, prenons l’exemple d’un jeu. Une grande partie du pouvoir du joueur A tient dans sa capacité de cacher son jeu à l’acteur B [5]. Le pouvoir patronal tient à l’incertitude des investissements, le pouvoir syndical à la [14] menace d’arrêter le travail, et le pouvoir étatique à celui d’imposer des lois. La concertation, si elle signifie un partage du pouvoir, implique de révéler ses projets aux autres. On se concerte, en effet, afin de rendre les événements plus prévisibles. Cela implique donc que les partenaires n’utilisent pas pleinement les outils de pouvoir qu’ils détiennent. Mais quel est l’intérêt de groupes opposés de partager le pouvoir ?

Il faut s’interroger plus à fond sur l’émergence de la notion de concertation. Une situation politique qui exige la concertation signifie en fait qu’aucun des acteurs ne prétend détenir le pouvoir. L’État ne peut intervenir sans la collaboration des acteurs pour mettre en œuvre ses politiques ; les actions industrielles des syndicats restent inefficace pour protéger le pouvoir d’achat ; les patrons ont de la difficulté à soutenir la concurrence. L’idée de concertation repose sur le constat que les stratégies traditionnelles sont devenus inefficaces. Pour combien de temps et à quel prix le jeu de la concertation doit-il se jouer ? Tout dépend de la façon d’institutionnaliser ces nouveaux rapports de pouvoir. L’idée que la crise actuelle puisse, en fait, devenir l’état normal des choses devrait galvaniser les efforts de concertation. Dans le cas contraire, la stratégie des acteurs est de devenir de plus en plus agressif. Les patrons gagnants deviennent de plus en plus intransigeants, les syndicats défendent exclusivement les membres les plus payants et l’État construit de plus en plus de prisons ! Le partenariat, fait de projets ad hoc et limités, constitue-t-il une réponse suffisante à l’ampleur du défi social et économique actuel ?

L’État dans ce contexte a un rôle pivot. Puisque l’emploi est un enjeu central, mais non unique, de la concertation, il semble qu’il soit le seul capable d’encadrer des actions cohérentes d’une ampleur suffisante. Toutefois on peut se questionner sur deux aspects de la concertation qui concourent à ce qu’elle prenne une forme suffisamment structurée pour être légitime et efficace.

On peut se demander d’abord, si l’orientation idéologique du gouvernement a une incidence quelconque sur sa volonté de partager son pouvoir de décision et d’administration des politiques. Est-il pensable, ensuite, que l’État puisse accorder une place privilégiée aux « partenaires » tels qu’ils existent actuellement ? Ne serait-il pas souhaitable par exemple que les différents syndicats se concertent entre eux avant de se concerter avec d’autres partenaires ? Comment résoudre le problème de ceux qui ne veulent résolument pas faire partie du processus de concertation ? L’État pourrait-il confier des responsabilités dans le domaine de l’emploi aux partenaires [15] sans recréer les multiples difficultés entourant le fonctionnement de la CSST ? La population accepterait-elle qu’une partie importante des décisions politiques soient « partagée » avec des groupes aux intérêts restreints ? Et puis, pour terminer, si la concertation implique le partage du pouvoir, il est probable qu’un consensus ne soit atteint qu’au prix d’un compromis.

Il est évident que les partenaires s’engagent dans un processus de concertation en vue de tirer des gains mutuels de cette collaboration. L’échange, basé sur les ressources de pouvoir que détient chacun des acteurs, est souvent abstrait pour les partenaires. Considérons par exemple, le fait pour une centrale syndicale de promettre la paix sociale en échange du plein-emploi. Les partenaires y trouveront-ils leur compte ?

Il est évident que la concertation ne peut être imposée par l’Etat et qu’elle lie les acteurs dans une relation de confiance, elle-même pouvant reposer sur l’équilibre des forces. Seule l’expérience peut renforcer la légitimité des actions entreprises. L’institution de structures permettant aux acteurs de concrétiser cette collaboration en découle. Ce type de structure — néo-corporatiste — renvoie à une action commune, sans qu’il soit nécessaire de rechercher l’unanimité ou encore de bannir toute critique, et consacre la volonté de résoudre un problème durable.

En ce sens, la concertation s’exerce dans une perspective à moyen et long terme. C’est une approche en pleine compatibilité avec les exigences du développement régional notamment, ce dont traite le texte de David Rolland sur la région suédoise d’Uddevalla.

La concertation telle quelle s’exerce en Suède, en Norvège ou en Autriche est-elle une panacée ? Quels types d’avantages semble-t-elle offrir ? C’est le thème du texte de Hoang-Ngoc et Lallement qui, à l’aide d’une comparaison internationale cernent d’une manière précise les notions de corporatisme et de néo-corporatisme.

La concertation : pourquoi ? pour qui ?

La vague de la concertation signifie-t-elle donc que l’harmonie règne entre patronat et syndicats ? Le mouvement syndical québécois considère depuis des décennies que le patronat et les syndicats ont des intérêts fondamentalement opposés. Tant la CSN que la FTQ l’ont écrit dans des énoncés de principes et de politiques. Il peut cependant arriver, qu’au delà de ces divergences [16] d’intérêts, existent des convergences d’objectifs : l’amélioration de la formation professionnelle, l’arrêt de l’exode régional, la revitalisation du tissu urbain, sont autant d’exemples de thèmes où les objectifs patronaux et syndicaux, comme ceux de l’État d’ailleurs, peuvent converger. En ce qui concerne la création d’emplois et la diminution du chômage, il peut également y avoir convergence, mais ce n’est pas nécessairement le cas, et les moyens pour y arriver feront certes l’objet de discussions, voire d’oppositions.

Doit-on taxer davantage les entreprises pour que l’État puisse créer des emplois ? Les employeurs diront plutôt que l’État devrait diminuer les taxes et les charges sociales pour que les entreprises elles-mêmes puissent créer des emplois. Là-dessus, il n’y aurait certes pas consensus entre le patronat et les syndicats sur les moyens à prendre pour améliorer la situation de l’emploi. En effet, le patronat recherche d’abord une meilleure rentabilité pour accroître ses activités, alors que les syndicats visent plutôt le maintien de l’emploi, l’amélioration des conditions de vie et de travail, et la réduction des inégalités. Notons d’ailleurs que ces objectifs syndicaux à l’échelle d’une entreprise peuvent parfois entrer en opposition avec les objectifs d’amélioration de la situation de l’emploi pour l’ensemble de la main-d’oeuvre, et particulièrement pour la main-d’oeuvre précaire ou les personnes en chômage, notamment les jeunes et les femmes, moins souvent protégés par un syndicat. Le développement des emplois précaires et des doubles échelles salariales, ainsi que les débats suscités par la question de l’équité salariale (pour les femmes ! est-il nécessaire de le rappeler ?) témoignent de façon éloquente des conflits d’objectifs qui peuvent apparaître à l’intérieur même d’une organisation syndicale, entre les intérêts de ses membres, et ceux des « exclus » du syndicalisme, voire de l’emploi.

Il se peut que dans certains secteurs, certaines régions, et pendant des périodes plus ou moins longues, ces objectifs divergents (entre patronat et syndicat, ou entre syndicat local et main-d’oeuvre locale/régionale) convergent. La concertation est alors un moyen permettant d’échanger sur l’analyse de la situation, et ultimement de s’assurer que les objectifs poursuivis soient compatibles et qu’ils ne soient pas abandonnés en cours de route.

Il faut donc garder à l’esprit que la concertation n’est pas une fin en soi, mais plutôt un moyen pour rassembler, convaincre, informer, négocier. Ainsi, si l’on veut développer une concertation sur le thème de l’emploi, comme le recherche le Forum sur l’emploi (dont traite l’article de Michel Payette), il faut par exemple [17] s’entendre sur le fait que l’emploi devienne le critère principal des décisions à caractère socio-économique, et non la rentabilité et la croissance à tout prix. Cela n’est certes pas chose facile et l’histoire du Forum pour l’emploi (...et non le « plein emploi », en raison précisément de l’opposition patronale) en témoigne de façon éloquente. De plus, concertation et discussions ne se traduisent pas toujours par des décisions et des actions, comme nous l’avons mentionné au début, de sorte que la réalité du chômage n’en est pas transformée instantanément pour autant. Au contraire, un long chemin reste visiblement à parcourir avant d’en arriver à des décisions, des politiques et des programmes ayant un effet sur la réalité du chômage et de l’emploi précaire notamment.

Cela ne signifie pas qu’il soit impossible d’en arriver à un consensus sur l’objectif de l’emploi. En effet, si des pans de plus en plus larges de la population et un nombre croissant d’intervenants, y compris une partie du monde des affaires, acceptent l’idée que l’emploi doit constituer un objectif prioritaire, c’est qu’ils reconnaissent que le sous-emploi constitue un coût social et économique énorme qui compromet les bases même de la croissance.

L’emploi constitue d’ailleurs l’objectif principal dans les pays qui ont non seulement réussi à maintenir un taux de chômage peu élevé, mais accru le plus le niveau de vie de leur population [6]. Reste toutefois à s’entendre sur les moyens à prendre pour arriver à une meilleure situation sur le plan de l’emploi. Ainsi, en soi, la concertation ne permet pas d’y arriver, sans compter que certains sont sceptiques à l’égard des possibilités d’atteindre le « plein emploi » par le biais de la concertation. C’est notamment le cas de Louis Gill, qui a publié un ouvrage sur les limites du partenariat, et évoque quelques-unes des difficultés sous-jacentes à une telle entreprise, dans le texte qu’il a écrit pour Interventions économiques.

Vers une négociation sociale ?

Les différentes structures de concertation existantes au Québec permettent certes à différents intervenants de se rencontrer, de discuter et éventuellement d’établir des consensus. C’est à partir de ces différents lieux d’échange que peuvent également s’élaborer des expériences de partenariat. Il ne s’agit cependant aucunement de lieux de négociation, où des projets et des conceptions différentes s’affrontent ; les acteurs qui s’y retrouvent ne négocient rien pour la [18] simple et bonne raison que ces tables disposent de peu de — si ce n’est d’aucun — pouvoir.

Pourtant, on l’a vu, de nombreux enjeux dépassent le cadre de la seule entreprise et trouvent des dénouements à l’échelle du secteur économique, de la région, ou à l’échelle nationale. La nécessité de négocier à l'échelle sociale les transitions, virages, et adaptations apparaît de plus en plus importante. Mais de tels lieux de négociation n’existent pas pour le moment au Québec. Il n’existe que des lieux de concertation, importants certes, mais éclatés, et dont la fonction reste limitée. Ces lieux peuvent cependant fort bien être vus comme les précurseurs d’éventuelles structures de négociation à l’échelle de l’ensemble de la société. Tout se passe comme si on n’en était pour l’instant qu’à apprivoiser nos différences (entre acteurs sociaux), qu’à traverser l’étape des constats.

Comment apprécier l’appel aux partenaires socio-économiques présent dans les différents énoncés de politiques économiques rendu public à la fin de 1991 par les Ministres Bourbeau, Picotte, Johnson, Tremblay, sans parler de la réforme Côté (santé) et du groupe de travail Ryan (sur les structures municipales) ? Il n’est pas question ici de se livrer à une analyse approfondie de ces énoncés ; nous comptons bien y revenir dans un prochain numéro. Nous voudrions cependant souligner une ambiguïté importante de ces documents.

Certes, il s’agit d’un virage important en ce que l’on affirme la nécessité d’une stratégie globale, d’une intervention de l’État pour redynamiser l’économie québécoise. Après des années de discours néo-conservateurs, et comparativement à la stratégie fédérale, il y a là un saut qualitatif important. Cependant, l’État, loin d’être le moteur, apparaît ici comme un acteur parmi d’autres. Au lieu de défoncer les portes et d’ouvrir le chemin, l’État reste en quelque sorte en retrait invitant les « partenaires » à accomplir ce qu’il ne sait faire. La concertation apparaît dans ce cadre en ordre dispersé, et non comme un élément d’une stratégie globale. Le lien entre les différentes structures, tant régionales que sectorielles, pour ne pas dire nationales n’est pour le moins pas évident.

Les conditions de la concertation

La concertation peut porter sur différents objectifs. De fait, les différentes expériences de concertation, ou de participation au sens large, tant au Québec, au Canada, ou ailleurs dans le monde ont [19] porté et portent encore tantôt sur la stabilité des prix, la formation, la recherche d’emploi, etc. ... La concertation en soi ne mène pas au plein emploi. Dans le cadre d’un projet de société faisant appel à la participation des « acteurs » socio-économiques, qui refuse l’accroissement des inégalités, nous croyons qu’un certain nombre de conditions doivent être satisfaites. Celles-ci s’appliquent particulièrement au cas du Québec et nous les présentons ici schématiquement.

1. L’objectif de toute démarche de concertation rassemblant des acteurs aux intérêts divergents doit être clairement établi : l’emploi. On peut, et on doit, intégrer d’autres objectifs en les associant à celui de l’emploi : les prix, la compétitivité, etc. ... Mais ceux-ci doivent être en quelque sorte subordonnés à celui du développement de l’emploi de qualité et à la capacité de chacun et chacune d’occuper un emploi correspondant à ses qualifications.

2. L’objectif de l’emploi doit être intégré à celui, plus large, du développement, ce qui inclut bien sûr l’environnement, l’aménagement, la qualité de vie en général.

3. Les différents acteurs doivent être organisés ; ceci n’est pas évident dans le cas du patronat au Québec.

4. La concertation ne nie pas le conflit ; elle n’est pas incompatible avec l’équilibre des pouvoirs et les rapports de force ; au contraire, elle suppose une certaine répartition des pouvoirs. On ne peut partager que ce que l’on a... De la part des participants, la concertation peut donc fort bien s’accompagner de mobilisations. Vue ainsi, elle constitue le premier pas d’une démarche de négociation sociale.

5. La concertation doit profiter à tous ; sinon, cela revient à faire accepter aux autres ses propres objectifs et ne peut que suscité la méfiance voire l’échec.

6. Pour être efficace, la concertation doit être intégrée à tous les niveaux ; ceci s’oppose à l’éclatement des structures actuelles. Ceci suppose également une stratégie globale de relance de l’emploi.

7. La concertation implique des mécanismes et des structures (des institutions) pour que le processus soit durable.

8. Le rôle de l’État reste primordial ; si celui-ci ne peut se substituer aux acteurs, il ne peut non plus abdiquer son rôle de coordination et de réduction des incertitudes.

[20]

9. Le rôle du mouvement syndical est d'une grande importance ; en tant qu'organisations représentant les travailleurs et travailleuses, les centrales syndicales ont un rôle à jouer pour mettre de l'avant des perspectives, proposer des solutions, qui dépassent le cadre du strict niveau local ; la concertation, dans cette perspective, s'apparente là encore à une démarche de négociation sociale. Le morcellement syndical constitue cependant un obstacle à ce que le mouvement syndical exerce pleinement ce rôle. Des regroupements et ententes doivent donc au Québec être visés.

10. Le régime de négociation actuel, décentralisé, ne facilite cependant pas les ajustements globaux et l'établissement des solidarités ; une réforme des modes de négociation peut donc être envisagée.

*
*    *

Les textes du présent dossier veulent donc contribuer à la réflexion sur le thème de la concertation et de l’emploi. Le premier texte, de Lien Hoang-Ngoc et de Michel Lallement, traite des différentes formes de corporatisme et analyse la situation de différents pays à cet égard, en s’intéressant aux relations professionnelles et au degré de consensus que l’on observe dans ces pays. Le texte de David Rolland, sur la politique régionale à la suédoise, prolonge la réflexion sur le cas de la Suède, en montrant comment, dans un contexte où la concertation à l’échelle sociale est très développée, la politique industrielle et la politique régionale sont deux dimensions complémentaires pour assurer le plein emploi. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le texte de Louis Gill nous amène à nous interroger sur la concertation, comme moyen d’en arriver au plein emploi ; il questionne notamment le rôle que devrait jouer l’État dans un tel processus alors que pour le moment au Québec, l’État ne participe pas ou peu au processus de concertation sur l’emploi.

Enfin, pour conclure le dossier, nous avons demandé à deux personnes associées au processus de concertation au Québec de nous écrire des textes permettant de situer concrètement l’évolution en cours au Québec. Michel Payette, secrétaire général du Forum pour l’emploi, relate l’histoire du Forum et trace les perspectives d’avenir de cette organisation. Pour sa part, Pierre Paquette, secrétaire général de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), se penche sur les enjeux associés à la participation syndicale dans [21] l’entreprise (le cas des Aciers Atlas), et les situe dans le contexte des nouvelles stratégies syndicales.

Comme le prochain numéro de la revue traitera également de la question de l’emploi, nous invitons nos lectrices et lecteurs à nous faire parvenir des textes en réponse à ce dossier sur la concertation et l’emploi.

[22]


[1] Nous faisons ici référence aux divers projets déposés par le gouvernement Bourassa en ce qui concerne l’emploi, les grappes industrielles, le développement régional et le développement de la grande région de Montréal notamment, des projets souvent cités sous les noms des ministres responsables, soit les Plans Bourbeau, Tremblay, Picotte, Johnson.

[2] Le collectif de la Revue Interventions économiques prépare actuellement un numéro sur la question du développement local à paraître en 1993.

[3] Voir à ce sujet : Choisir le Québec des régions, enquête réalisée sous la direction de Benoît Lévesque, Vincent van Schendel, Michel Paquet et Maurice Sauvé, CSN mars 1992.

[4] C. Stratton : « Pourquoi des partenariats ? » dans : Les mécanismes de la création d’emploi ; le cas des États-Unis. OCDE, 1989.

[5] Cette définition du pouvoir s’inspire de Crozier, L’acteur et le système

[6] Voir à ce sujet Goran Therborn : Why some people are more unemployed than others The Strange Paradox Of Growth and Unem- ployment, Verso, Londres, 1986, et D. Bellemare et L. Poulin-Simon : Le défi du plein emploi, Montréal, Saint-Martin, 1986.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 novembre 2021 14:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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