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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Samuel JEAN BAPTISTE, Problématique des jeunes en domesticité dès la troisième enfance eu égard à la représentation de soi. Texte inédit. Port-au-Prince, mars 2018, 23 pp. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 13 mars 2018 de diffuser cet article en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

Samuel JEAN BAPTISTE

Licencié en psychologie de l’Université d’État d’Haïti

Problématique des jeunes en domesticité
dès la troisième enfance eu égard
à la représentation de soi

Texte inédit. Port-au-Prince, mars 2018, 23 pp.

Introduction [2]

1. La domesticité : une forme de travail des enfants [3]

2. L’enfant en domesticité en Haïti [5]
Enfant en domesticité en Haïti : une approche diachronique [8]
Caractéristiques de l’enfant en domesticité en Haïti [11]
La famille et l’enfant en domesticité en Haïti [15]
3. Jeunes en domesticité dès la troisième enfance et représentation de soi [17]

Conclusion et pistes de recherche [18]
Bibliographie [19]

Introduction

La domesticité infantile ou juvénile (ou encore le système restavèk) constitue un véritable problème social auquel font face les enfants et les jeunes issus généralement des familles vulnérables tant sur le plan socio-économique que sur le plan psychologique. Cette situation, dans laquelle se trouvent les enfants et les jeunes, attire l’attention des chercheurs et écrivains. Ce qui donne lieu non seulement à des publications de nature orale, littéraire, romanesque ou non scientifique, mais aussi à des études dites scientifiques.

En effet, cet article – étant un extrait de notre travail de recherche présenté et soutenu à l’Université d’Etat d’Haïti en 2016 – traite la problématique des jeunes en domesticité dès la troisième enfance eu égard à la représentation de soi. Ayant une portée théorico-empirique, il fait intervenir particulièrement les notions de la psychologie sociale et de la psychologie du développement en vue d’aborder la période de la troisième enfance, laquelle sert de transition à l’adolescence et à la jeunesse. Cette période, comprise entre six (6) et douze (12) ans, correspond à l’apparition du soi réel (ce que la personne est) et du soi idéal, à savoir, ce que la personne voudrait être (Olds et Papalia, 2005).

En outre, Chassé (2005), dans sa thèse, a également mis l’accent sur la tranche d’âge située entre 5 et 7 ans [début de la troisième enfance] où un langage interne commence à se développer, et permet à l’enfant d’avoir son propre jugement sur lui-même tout en considérant l’image renvoyée par les personnes significatives. 

Ces approches nous permettent de mieux saisir qu’à cette tranche d’âge, c’est-à-dire, de 6 à 12 ans, l’enfant commence à se faire des opinions personnelles de la façon dont il est traité et  vu par autrui, notamment par les personnes qui lui sont significatives. Ces personnes dites significatives constituent une microsociété devant lui créer un environnement psycho affectif afin de construire sa propre identité, de se faire une bonne évaluation de soi, et construire une représentation de soi positive. Tel semble ne pas être le cas lorsque l’enfant est déplacé de sa famille naturelle pour être placé ou se trouver en situation de domesticité comme un « restavèk[1] » où il est coupé de ses figures d’attachement dites figures significatives, lesquelles constituent un noyau central dans ses interactions sociales.

De là, nous allons présenter la problématique des jeunes en domesticité dès la troisième enfance eu égard à la représentation de soi à partir de trois (3) grands points :

1. La domesticité : une forme de travail des enfants ;
2. L’enfant en domesticité en Haïti ;
3. Jeunes en domesticité dès la troisième enfance et représentation de soi.

Ces trois (3) points sus-mentionnés sont d’une grande pertinence dans la compréhension de cette problématique. Cette dernière nous conduira éventuellement à des pistes de recherche.

1. La domesticité :
une forme de travail des enfants


La domesticité est vue comme l’une des principales formes de travail des enfants dans le monde dont la compréhension requiert une brève approche sur le travail de ces derniers à travers l’histoire. En effet, dans l’antiquité, les civilisations grecque et romaine pratiquaient le négoce d’esclaves femmes et hommes adultes dont les enfants n’étaient pas épargnés. Ces derniers étaient surtout chargés des tâches domestiques ; Aux XIVème et XVème siècles, certaines villes réputées riches telles que les villes de Venise, de Gênes et de Florence, ont pratiqué la vente des esclaves slaves [2] ou turcs. Parmi ces derniers, se trouvaient des enfants âgés de huit (8) ou neuf (9) ans sélectionnés en fonction de leurs capacités physiques (Schlemmer, 1996 ; Alexandre-Bidon et Lett, 1998 cité dans Benedicte, 2011).

 À partir du XVIème siècle – lequel est considéré comme l’ère des grandes navigations commerciales – le commerce d’esclaves se pratiquait à grande échelle : des milliers de familles sont prélevés en Afrique ; des enfants, venant du continent africain, sont vendus seuls ou avec leurs mères. De là, des générations vont se succéder et grandir dans l’esclavage. Cette forme d’exploitation de la force de ces hommes, femmes et enfants réduits en esclavage, a contribué grandement au développement agricole de certains pays du continent américain notamment le sud des États-Unis et le Brésil (Benedicte, 2011, pp. 5-27).

Ces pratiques ont fait naître, en Afrique, la tradition du placement des enfants connue sous le nom de « confiage ». Ce dernier désigne le placement coutumier des fillettes pauvres comme domestiques en ville, avec l’appui d’un réseau de parents ou autrui où le salaire de ces enfants leur est versé directement ou encore à la famille au village. Cette tradition a de grands impacts au niveau de la population de certains pays, notamment le Maroc où l’on compterait 66 000 à 88 000 fillettes domestiques suivant une étude nationale de 2001 (Benedicte, 2011, pp. 57-59). Et, suivant la tradition du « confiage », se développe le trafic des enfants où des personnes intermédiaires profitent de l’ignorance des familles pauvres pour exploiter les enfants et gagner de l’argent.

Ce phénomène touche des millions d’enfants et jeunes de nombreux pays à travers le monde notamment le Bangladesh – où ils sont connus sous le nom de bandha kajer meye qui signifie tied domestic workers pour reprendre l’expression de Blanchet (1996, cité dans Clouet, 2013) – l’Indonésie, le Népal, le Pérou, les Philippines, le Sri Lanka, le Bénin, le Maroc, le Paraguay et Haïti selon l’OIT [3] (2004, cité dans Clouet, 2013).

« La tradition du placement, encore vivante en Afrique et en Asie, entretient souvent l’illusion que l’enfant va recevoir une éducation en allant vivre dans une famille plus aisée [...]. Mais, en réalité, la vie des Petites bonnes et des Boys du continent africain, des Criaditos de Bolivie, des Restavèk d’Haïti est vouée aux mépris et aux tâches [domestiques] les plus dures » (Benedicte, 2011, p. 27).

Suivant ces approches, la domesticité se présente comme une forme de travail des enfants, laquelle entre dans le secteur des services. Ce secteur regroupe 54 millions d’enfants travailleurs dont 11.5 millions dans le travail domestique [4] (BIT, 2013).

En effet, l’OIT définit le concept de « travail des enfants » comme l’ensemble des activités qui privent les enfants de leur enfance, de leur énergie et de leur dignité, et nuisent à leur scolarité, santé, développement physique et mental. Ceci signifie que tous les travaux effectués par les enfants ne tombent pas forcément sous la dénomination de « travail des enfants » qu’il faut abolir. Ce dernier, dans ses formes les plus extrêmes, concerne les enfants réduits en esclavage, séparés de leur famille […] [5].

 Ne pourrons-nous pas parler d’une forme d’esclavage moderne pour ces enfants et jeunes  haïtiens dits « restavèk » ? Certes, l’esclavage a eu des formes juridiques bien définies et contraignantes, ce qui est différent dans la pratique de la domesticité des enfants en Haïti. Cependant, cette dernière, ne donne-t-elle pas lieu à une reviviscence du système esclavagiste qu’a connu ce pays ?

2. L’enfant en domesticité en Haïti

L’enfant en domesticité étant l’un des problèmes sociaux que connait la société haïtienne, est l’une des manifestations de la question sociale haïtienne découlée historiquement de la question agraire. Ce problème social, manifesté également dans d’autres pays, ne peut être étudié dans la société haïtienne en dehors de sa formation sociale. Car, il résulte non seulement de différents rapports sociaux existant entre les différentes catégories sociales, mais aussi des politiques sociales élaborées et mises en œuvre au sein de la société au lendemain de l’indépendance.

En effet, Haïti, ayant célébré son indépendance le 1er janvier 1804 suite à la victoire de l’armée indigène sur la puissante armée napoléonienne le 18 novembre 1803, a développé des politiques visant à consolider ou sauvegarder l’indépendance contre tout éventuel retour des Français. Ce qui fait qu’en 1848, l’armée occupait à elle seule 65% du budget national contre 6% pour l’éducation et la justice. (Aristide, 2003). Ce pays – divisé, suivant le décret-loi du 30 Octobre 2003, en dix (10) départements géographiques notamment l’Ouest, le Sud, le Sud-Est, le Nord, le Nord-Ouest, le Nord-Est, la Grand-Anse, l’Artibonite, le Centre, et les Nippes – s’étend sur une superficie de 27 750 km², et compte 10 911 819 habitants en 2015 (IHSI, 2015). Ces derniers sont repartis sur tout le territoire national dont la grande majorité évolue dans un espace social, ne leur donnant pas accès à certains services sociaux fondamentaux. Ils pratiquent, dans ce cas, ce qu’on appelle la migration, plus particulièrement la migration interne.

Le flux migratoire, se faisant du milieu rural au milieu urbain, est l’un des fondements économiques et institutionnels de la domesticité des enfants en Haïti dont 46% sont causés par les besoins en éducation (MAST, 2002). Ce qui fait qu’il constitue un facteur déterminant, parmi tant d’autres, dans la situation de domesticité dans laquelle se trouvent un grand nombre d’enfants et de jeunes. Ces derniers, étant à la recherche d’un mieux-être en milieu urbain (Lubin, 2002) se dirigent vers la capitale d’Haïti, Port-au-Prince – où se concentrent les principaux services sociaux de base – laquelle semble être représentée comme le principal espace géographique où se concentrent des enfants et jeunes en domesticité.

La séparation des enfants avec leur propre famille pour se trouver en domesticité dans les villes se fait sentir grandement dans la réalité socio-culturelle haïtienne.

En effet, dans la culture traditionnelle haïtienne en milieu rural, le rôle du patriarcat est fondamental au niveau des figures autoritaires du Lakou [6]. Ce dernier sert à désigner, selon Bastien (1985, p.44), un ensemble d’habitations occupées, en règle générale, par une seule famille. Au sein du lakou, surviennent des changements dans le schéma traditionnel par suites de partages des biens de la famille entre héritiers qui ont des liens de parenté s’établissant soit par consanguinité, soit par alliance conjugale ou par d’autres conventions. Ces changements créent l’insuffisance et conduisent à un détachement des membres du tronc familial en vue d’améliorer leur vie. Ce qui les amène à la migration d’un bourg à une ville (Bijoux, 1990, pp. 29-32). De là, Bijoux (1990) a mis en évidence le rôle important que joue le déplacement des enfants du milieu rural dans la diffusion de la culture traditionnelle dans les familles urbaines même les mieux occidentalisées. Le restavèk, tout en fournissant un labeur non-rémunéré en argent, maintient des rapports quotidiens avec les autres membres du ménage où ses conseils sont bienvenus en cas de détresse familiale, selon Bijoux (1990, pp. 33-35).

Cette approche fait intervenir la dichotomie « rural/urbain » dans une perspective d´échanges culturels. Toutefois, elle nie non seulement d’autres déterminants de ce phénomène, mais aussi ses traits caractéristiques et son évolution à partir des traitements discriminatoires et stéréotypés que subissent les enfants déplacés de leurs familles du milieu rural pour se trouver en domesticité en milieu urbain, ou encore d’un bourg à une ville.

Le phénomène de la domesticité des enfants et des jeunes continue de se faire sentir à grande échelle dans la réalité socio-démographique haïtienne. En effet, selon l’Institut Haïtien de Statistiques (IHS) (cité dans IPSOFA, 1998), les jeunes domestiques sont estimés à 109 000 en 1984 dont 65 000 filles et 44 000 garçons. Quatre (4) années plus tard, le MAST (2002), a estimé le nombre des enfants en domesticité à 173 000, soit 8,2% de la population infantile âgée de 5 à 17 ans dont 59% sont des filles et 41% sont des garçons. D’autres institutions notamment l’UNICEF (cité dans Aristide, 2003) estiment à 300 000 le nombre d’enfants vivant en situation de domesticité.  Et, suivant le dernier rapport du MAST (2015) en collaboration avec IBESR [7] et d’autres institutions notamment UNICEF, Restavek Freedom Foundation [8] (RFF), Bureau International du Travail (BIT), World Vision, Organisation Internationale de la Migration (OIM)  et Fondation Maurice Sixto (FMS), 400 000 enfants de 5 à 18 ans sont en domesticité [9]. Parmi ces derniers, 207 000 sont en situation non acceptable où ils réalisent des activités domestiques, lesquelles interfèrent avec leur éducation, et affectent leur santé.

Cette approche fait intervenir non seulement la dichotomie « augmentation/diminution » par rapport à ce phénomène social, mais aussi la nuance existant entre les enfants qui ne vivent pas avec leurs parents biologiques et ceux qui sont en domesticité dans des familles d’accueil, traités comme restavèk.

Notons surtout que le concept de « famille d’accueil » est utilisé ici dans son sens général, comme toute famille qui reçoit un ou plusieurs enfants chez elle. Et ce, en dehors même du dispositif du placement défini par l’IBESR. Car, suivant ce dispositif, la famille d’accueil est instituée par la loi du 15 mai 2003 dont l’article 3 stipule qu’ « un enfant peut être confié à une famille d’accueil dans le cadre d’une relation d’aide et de solidarité ». Obligation est faite à la famille d’accueil de traiter l’enfant placé comme membre de cette famille.  Elle est donc conçue comme « une mesure de protection, par ses fonctions supplétives, contribuant à élever des enfants séparés de leurs familles ; et par ses fonctions d’aide et de solidarité vis-à-vis des mineurs en difficultés » [10]. Tel n’est pas le fondement de cet article, car le dispositif de l’IBESR s’inscrit plutôt dans une démarche de désinstitutionnalisation. Cependant, cela montre à quel niveau se situent non seulement les interventions sociales définies et mises en œuvre par certaines institutions sociales, mais aussi les politiques sociales élaborées dans le champ de la protection de l’enfant au sein de la société haïtienne.

Selon Aristide (2003), la pratique de l’enfant en domesticité est liée […] à l’exploitation du milieu rural haïtien où les services sociaux de base – notamment les services relatifs à la santé, à l’éducation, aux routes, à l’énergie, à la communication – ne sont pas disponibles. Ce milieu semble être négligé par l’Etat où il y a non seulement une concentration des pouvoirs politiques et économiques en milieu urbain mais aussi des préjugés basés sur l’exclusion sociale tels que : les codes culturels, la couleur de la peau, l’origine sociale. Ces éléments constitutifs de l’exclusion sociale ont de grands impacts d’ordre psychologique, social, affectif, académique sur l’enfance et l’adolescence de tout individu au sein de son environnement social.

Enfant en domesticité en Haïti :
une approche diachronique


L’enfant en domesticité, étant un problème social, ne peut être compris dans toute son intégralité sans en faire une approche diachronique, laquelle nous est d’une grande importance dans le cadre de cette étude car elle permet de faire ressortir la genèse de la domesticité infantile et juvénile en Haïti. Cette situation, dans laquelle se trouvent les enfants et les jeunes, attire l’attention des chercheurs et écrivains. Ce qui donne lieu à des approches où des auteurs notamment Bijoux (1990) ; Lubin (2002) ; Aristide (2003), ont décrit l’image prototype d’un enfant en domesticité comme un enfant venant du milieu rural – dont les parents sont généralement des paysans pauvres – démuni, travaillant en ville et désireux d’avoir accès à un logement décent, à une bonne alimentation et à l’éducation. Ce qui peut être mieux compris à partir de la période coloniale esclavagiste de Saint-Domingue.

En effet, Aristide (2003)  aborde les fondements de la domesticité des enfants en Haïti à partir de la période coloniale esclavagiste où les enfants n’étaient pas protégés des atrocités de l’administration française de la colonie de Saint-Domingue. Cette colonie, avant 1791, se répartissait en trois (3) catégories : les Blancs ; les Affranchis et les Esclaves créoles (ceux qui sont nés dans le système esclavagiste, à savoir, les Noirs et les Mulâtres ; et les bossales, étant  ceux qui sont nés en Afrique (Barthélémy, 1989, pp.23-24). Au sein de cette colonie, il y a eu l’application du code noir – composé de soixante (60) articles – lequel fut promulgué en Mars 1685, et publié à Léogâne le 29 Septembre 1688 (Hector et Moise, 1990, p. 63) dont l’article 12 déclare que « les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves et non à ceux de leurs maris […] » (Roi Louis XIV, 1685).

Cet instrument déshumanisant, qu’est le code noir, définit l’âge de 12 ans auquel l’enfant devait travailler dans les champs avec ses parents ou encore dans la résidence du maître. Ce qui a conduit à une catégorisation parmi les gens réduits en esclavage, suivant qu’ils étaient des esclaves des villes et des esclaves des habitations. De ce fait, certains d’entre eux étaient considérés comme des esclaves de champs, d’autres comme des esclaves de maison ou encore des esclaves domestiques (Hector et Moise, 1990, p. 153). Ces derniers, attachés au service de la maison du maître, réalisaient dans la colonie les travaux domestiques tout en subissant les traitements inhumains du système esclavagiste, ayant été combattu tout au long de la période révolutionnaire (1791-1803) de l’histoire d’Haïti. Cette dite période a débouché sur la proclamation de l’indépendance de ce pays le 1er janvier 1804.

Cependant, est-ce à dire que ce système colonial-esclavagiste n’a laissé aucune trace au sein de cette nouvelle société libre et indépendante ?

Avec la période nationale de l’histoire d’Haïti, le paysage social et politique a transformé. Toutefois, Padgett (2001) dans son article dont le titre original est « Of Haitian bondage ; America’s newest immigrants have brought with them a nefarious practice - Child slavery » paru dans le magazine TIME en mars 2001, a fait cette approche basée sur la question suivante : « […] Pourquoi est-ce qu’une République noire – dont la population sous la période coloniale était presque uniquement composée d’esclaves des plantations – tolère t-elle encore l’asservissement des enfants ? » (Padgett, 2001, cité dans MAST, 2002, p. 22). Y avait-il, au lendemain de 1804, des politiques sociales visant à la protection de l’enfant ?

Les historiens semblent être unanimes à reconnaître que les tâches premières des premiers dirigeants d’Haïti ont été de sauvegarder l’indépendance – laquelle a été aux yeux des grandes puissances d’alors une menace, une anomalie, un défi, pour reprendre l’expression de l’historien américain Rayford Whittingham Logan – par rapport à un éventuel retour des colons français. Dans cette même lignée, Aristide (2003) aborde, dans le même sens, la mission des premiers chefs d’Etat de la République où l’éducation n’était pas une priorité. La mission de sauvegarder l’indépendance a conduit à la mise en place des stratégies et des politiques pouvant nous amener à la compréhension du placement de l’enfant en domesticité.

En effet, dès le début de la période nationale de l’histoire d’Haïti, des politiques agraires ont été définies par les chefs d’Etat et créent des mécontentements parmi les nouvelles catégories sociales occupant la scène politico-économique de la société, notamment les paysans. Cette situation de mécontentement par rapport aux politiques des chefs d’Etat – particulièrement les politiques agraires – nous pousse à considérer la question agraire comme la question sociale haïtienne dont la compréhension nous aide à mieux comprendre ses manifestations telles que : les inégalités sociales, l’exode rural et l’absence d’infrastructures scolaires. Ces dernières, étant fondamentales dans les politiques sociales relatives à l’éducation, n’ont pas été définies en grand nombre. Ce qui fait que tout au long du règne de Jean-Pierre Boyer, de 1818 à 1843, la société haïtienne ne comptait en son sein que quatorze (14) écoles primaires publiques. Cependant, toutes ont été situées dans les milieux urbains (Aristide, 2003).

Cette approche montre la façon dont le milieu rural haïtien a été toujours vu par les dirigeants, notamment avec la publication des 202 articles du code rural de 1826. Ce dernier, ayant séparé le milieu urbain du milieu rural, a été un outil d’exploitation des forces paysannes. Dominé et réduit à une force de travail efficace, le milieu rural a été exploité dans l’unique but de produire des denrées à exporter, suite à l’acceptation de Jean-Pierre Boyer de répondre à l’ordonnance de Charles X, laquelle réclamait initialement la somme de 150 millions de francs, puis ramenée à 90 millions de francs en 1838 en vue de la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti par la France (Blancpain, 2003, pp. 143-145).

De telles dispositions ont constitué de sérieux obstacles à tous les niveaux, notamment sur le plan éducatif, au sein du milieu rural où il a fallu attendre la loi de 1848 pour avoir, selon Mildred Aristide (2003), la première école rurale avec un curriculum se distinguant de celui des écoles urbaines. Ce qui fait qu’au début du XXème siècle, la tendance à envoyer les enfants dans les villes pour bénéficier de l’éducation qu’offrent les infrastructures scolaires devient une option en raison du manque – et même de l’absence –  de ces dites infrastructures et autres dans le milieu rural. Ce dernier, ayant fait l’objet de traitements dits « discriminatoires » au niveau de l’éducation – ce qui renforce l’analphabétisme au sein de la population – fait également face à une exclusion sociale avec les codes culturels utilisés, notamment la langue créole.

Cependant, sont-ils les seuls éléments explicatifs de ce problème social qu’est l’enfant ou le jeune en domesticité ? Ne devrions-nous pas considérer la vulnérabilité socio-économique de la population et en milieu rural et en milieu urbain comme un déterminant majeur dans la pratique du placement des enfants et des jeunes en situation de domesticité ? Ne devrions-nous pas considérer le flux migratoire qu’a provoqué l’occupation américaine d’Haïti de 1915, notamment avec la mise en place de l’agro-industrie, dans le déplacement des familles du milieu rural et dans le placement des enfants et jeunes en domesticité ?

Des recherches publiées notamment par l’UNICEF (1993) et le MAST (2002) mettent l’accent non seulement sur la pauvreté mais aussi sur le facteur migratoire comme étant des fondements du placement de l’enfant en domesticité. Cette pratique fait intervenir un contrat tacite entre la famille biologique d’origine – faisant face généralement à une précarité socio-économique – et la famille d’accueil dans laquelle l’enfant fait face à un traitement discriminatoire, à des abus d’ordre physique, psychologique, sexuel, et à une absence d’intérêt dans ses besoins d’éducation, de santé et autres. L’enfant est vu plutôt comme un serviteur domestique, appelé « restavèk » dans la langue courante.

Caractéristiques de l’enfant en domesticité en Haïti

Le serviteur domestique ou restavèk, ainsi appelé, a une description plutôt générale suivant les approches de nombreux auteurs. En effet, en 1977, Maurice Sixto à travers Ti Sentaniz, a conté la situation de domesticité dans laquelle se trouve Sentaniz à la suite de la mort de sa mère. Cette fillette a laissé, à l’âge de 9 ans, ses six (6) frères et sœurs, et aussi son village pour se trouver dans une maison où elle est surexploitée ; elle n’a pas un logement décent et elle subit des sévices corporels de la maîtresse de la maison dans une absence totale de ses droits notamment ses droits à l’éducation, au logement décent et à la santé. [11]

Cadet (2004), à travers son autobiographie Restavèk : Yon ti esklav ann Ayiti tounen yon Ameriken ki pwofesè lekòl – dont la version originale Restavec : From haitian slave child to middle-class American, publiée en 1998 – en donne également une image par rapport aux traitements que subissent les enfants dits « restavèk » réduits en situation de domesticité. Il décrit le « restavèk » comme un esclave n’ayant pas un lieu décent et défini à la maison pour dormir, et réalisant des travaux nuisant à sa santé. Et, d’après Montalvo J. Despeignes « […] Le domestique est toujours en guenilles, malfamé et traité en objet [où] il subit des châtiments corporels pour tout défaut dans l’accomplissement de sa tâche et n’a droit à aucune rémunération » (Despeignes, 1996 cité dans Lubin, 2002, p. 48).

Aristide (2003) met également en évidence la violation des droits économiques et civils fondamentaux de l’enfant – droit à une famille, droit à l’éducation, droit aux soins de santé et aux loisirs –  lorsqu’il est placé en domesticité.  Dans cette même lignée, Benedicte (2011), abonde dans le même sens par rapport à la question de violation de droits dans son approche sur les enfants domestiques. Suivant son approche, la vie des restavèk, est « vouée au mépris et aux tâches les plus dures [où] toutes sortes d’abus se cachent entre les quatre murs de la maison : Pas de déclaration légale, horaires démesurés, maladies non-soignées » (Benedicte, 2011, p. 27).

Ces auteurs – dont les textes sont d’une grande importance dans la compréhension de la vie de l’enfant en domesticité – mettent l’accent sur les abus que subit ce dernier. Pourtant, il serait censé être protégé non seulement par des institutions sociales, notamment l’IBESR et la BPM [12], mais aussi par la Convention Internationale des Droits de l’Enfant [13], et également par des articles du code du travail de la république d’Haïti, notamment les articles 341 et 345. Ces articles déclarent respectivement  qu’« Aucun enfant de moins de 12 ans ne peut être confié à une famille pour être employé à des travaux domestiques. Il ne devra pas être employé à des travaux domestiques au-dessus de ses forces ».  (Salès, 1992, p.143). Et, suivant l’article 345 :

Toute personne qui a un ou plusieurs enfants à son service contracte envers eux l’obligation de les traiter en bon père de famille, de leur fournir un logement décent, des vêtements convenables, une nourriture saine et suffisante, de les inscrire obligatoirement à un centre d’enseignement scolaire ou professionnel en leur permettant de suivre régulièrement les cours dispensés par ce centre et de leur procurer de saines distractions (Salès, 1992, pp. 143-144).

Cette description de la vie de l’enfant en domesticité constitue une approche plutôt générale de cette situation inhumaine. Cependant, ces traits caractéristiques de la domesticité des enfants, retrouvés dans les approches de ces auteurs, font-ils l’unanimité dans les définitions de l’enfant en domesticité ou du restavèk ? Comment les auteurs, ayant abordé ce phénomène, définissent-ils l’enfant en domesticité ou encore le restavèk ?

Dans Restavek : la domesticité juvénile en Haïti de l’Institut Psycho-social de la Famille (IPSOFA, 1998), les définitions de Karine Derenoncourt (Le petit enfant domestique, 1984) et Daniella Devesin (Profil de l’enfant en domesticité, 1984) ont été présentées et présentent l’enfant en domesticité ou le restavèk comme un enfant qui effectue des travaux souvent ménagers dans la maison où il est placé sans aucune rémunération. Cette approche limite la question de la domesticité des enfants aux travaux domestiques non-rémunérés, et néglige les sévices corporels, les traitements cruels, dégradants, discriminatoires et inhumains, lesquels sont signes de violation des droits au sein de l’environnement de l’enfant.

Lubin (2002), dans son article, présente la situation des enfants en domesticité en Haïti en mettant en évidence la recherche d’un mieux-être pour les enfants en raison des faibles moyens économiques de leurs parents naturels. En effet, selon son approche, l’enfant en domesticité est généralement un enfant placé ou trouvé dont la présence est de rendre service afin de recevoir en retour des éléments indispensables à sa survie et éventuellement les cours dans une école. Il subit, alors, la domination et l’autorité des membres de la famille. Ce qui l’affecte tant sur le plan psychologique que sur le plan émotionnel (Lubin, 2002). Ces différentes approches liées à nos observations directes nous permettent de considérer trois (3) éléments clés dans la définition de la domesticité infantile ou juvénile. Ce sont :

a) Déplacement : L’enfant en situation de domesticité est un enfant déplacé de sa famille naturelle pour se trouver dans une famille n’y étant pas nucléaire. 

b) Travaux domestiques et autres non rémunérés : L’enfant en domesticité est responsable des travaux domestiques et tous autres travaux sans aucune rémunération. Il est vu comme un serviteur domestique où il réalise des travaux pouvant nuire à sa santé physique et mentale, et interférer avec son éducation.

c) Abus physiques, psychologiques et/ou sexuels : L’enfant en domesticité grandit dans un environnement social caractérisé par des abus de toutes sortes, lesquels sont d’ordre physique, psychologique et/ou sexuel. Il reçoit des traitements discriminatoires et presqu’inhumains.

Ainsi, nous reprenons la définition de l’enfant en domesticité comme tout enfant déplacé de sa famille naturelle pour être placé ou se trouver dans une famille d’accueil – suivant un contrat tacite – où il réalise des travaux domestiques et autres non rémunérés, et subit des abus de toutes sortes notamment les abus physiques, psychologiques et/ou sexuels dans un environnement social marqué par un non-respect de ses droits. [14]

Cette approche – étant d’une grande importance dans le cadre de ce travail – permet d’établir la différence entre l’enfant en domesticité et tout autre enfant déplacé de sa famille naturelle pour être placé notamment par le processus de l’adoption formelle, laquelle se définit comme « le transfert complet de tous les droits et devoirs par rapport à l’enfant des parents d’origine ou des parents biologiques à la nouvelle famille » (MAST, 2002, p. 23).

Pourtant, ne revient-il pas le droit à tous les enfants de jouir d’un environnement familial pouvant conduire à leur plein épanouissement tant sur le plan physique que sur le plan psycho-social ? Quelles sont les principales fonctions de la famille dans le développement psycho affectif de l’enfant ? La famille d’accueil, ne peut-elle pas offrir un environnement social favorable au développement affectif de l’enfant ?

La famille et l’enfant en domesticité en Haïti

« La famille, dans la culture haïtienne, est considérée comme le groupe social constitué par les individus unis par les liens de parenté. » (Bijoux, 1990, p. 29). En effet, l’enfant, faisant partie d’une famille, doit être protégé et soutenu, car « faire partie d’une famille, c’est participer à un réseau de relations affectives » (Campeau, Sirois, Rheault, Dufort, 2004, p. 199). Cependant, basé non seulement sur nos observations directes, mais aussi sur la littérature à ce sujet, tel parait ne pas être le cas pour l’enfant en domesticité, vu et traité comme un esclave, un serviteur domestique ou encore comme un « restavèk ».

La situation de domesticité se présente comme un paradoxe face à la précarité socio-économique et également à la rupture significative dans les liens d’attachement et d’appartenance. L’enfant est déplacé de sa famille nucléaire ou naturelle pour se trouver dans une famille élargie ou une famille d’accueil, ce qui fait intervenir subitement l’expérience de la séparation. L’enfant se trouve séparé de sa figure primaire d’attachement, laquelle constitue, selon Mary Ainsworth, une base sécuritaire lui permettant d’explorer le monde physique et social (Carignan, Moreau et Malo, 2009).

Ce déplacement de l’enfant de sa famille biologique d’origine, n’a-t-il pas un impact d’ordre traumatique dans son développement psycho affectif ? Ne crée-t-il pas une confusion au niveau de la construction de la représentation de soi ?

Selon Morval, Cyr, Palardy-Laurier, et Rubin-Porret (1986, pp.71-122), la toute première expérience que vit un enfant se trouvant dans une famille d’accueil est celle de séparation. Cette dernière se présente non seulement comme une coupure avec des personnes significatives notamment son père, sa mère, sa fratrie et ses amis, mais aussi une coupure avec un milieu de vie regroupant son habitation familiale, son école, son quartier et son milieu de loisirs. Et, selon Bowlby cité par les auteurs sus-mentionnés, c’est l’ensemble du vécu antérieur et actuel de l’enfant constituant la clé pour comprendre sa réaction face à cette séparation [ou encore face à ce détachement].

John Bowlby et Mary Ainsworth (cité dans Bee, 1997), ayant théorisé sur le concept d’attachement, avancent la thèse selon laquelle l’attachement proprement dit ne se forme que vers l’âge de six (6) mois, notamment à partir des premières relations de l’enfant avec sa figure maternelle. Un lien affectif finit par se créer entre lui et sa mère que nous pouvons observer à partir des comportements d’attachement tels que : le fait de sourire ; d´échanger des regards ; de toucher une personne. Ces manifestations créent un sentiment de sécurité dans le développement psychosocial de l’enfant.

Selon Chassé (2005), l’enfant commence à développer un langage interne entre 5 et 7 ans lui permettant d’avoir son propre jugement sur lui-même, tout en considérant l’image qui lui est renvoyée par ses figures significatives ; Ce langage interne atteint la maturité dès le début de la période de l’adolescence, soit à 12 ans. En effet, tout au long de la troisième enfance, il devient capable d’utiliser un système de signes lui permettant de représenter la réalité (Deldime et Vermeulen, 1997, pp. 124-125). Ce qui lui permet de développer des attitudes positives ou négatives à l’égard de l’objet de la représentation (Boivin, 2009), laquelle est placée à l’interface du psychologique et du social (Moscovici, 1988).

Le jeune, ayant traversé la période de la troisième enfance – période située entre 6 et 12 ans – où ses capacités cognitives ont franchi un pas important dans le développement de soi, continue de modeler des apprentissages sociaux. Ce qui fait que la famille, jouant le rôle de premier milieu de construction sociale personnelle, demeure très importante dans le monde social adolescent [en d’autres termes, dans la période se situant entre la fin de l’enfance et le début de l’âge adulte] (Cloutier, 1982).

En effet, la famille étant une microsociété, constitue le premier milieu socio-affectif de l’enfant au sein de laquelle se réalise sa socialisation, laquelle se définit, selon Guy Rocher,  comme  « le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise les éléments socio-culturels de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous l’influence d’expériences et d’agents sociaux significatifs, et par là s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre » (Campeau et al., 2004, p. 187). De là, des auteurs, notamment les sociologues Berger et Luckman, (cité dans Campeau et al., 2004, pp. 186-228) et  Baggio (2011) distinguent deux types de socialisation : l’une dite socialisation primaire étant celle que subit l’individu pendant son enfance au sein de la famille ; et l’autre dite socialisation secondaire où le jeune intègre – dans son système de pensée – les valeurs véhiculées dans d’autres espaces sociaux notamment l’école, les groupes de pairs, etc.

Tout au long de ce processus, le jeune connait des figures significatives. Ces dernières créent un environnement social favorable à son développement tant sur le plan physique que sur le plan psychosocial et affectif. Ce milieu socio-affectif que constitue la famille joue un rôle important dans la façon dont il se voit, pense être perçu par les autres et s’évalue.

Cependant, qu’en est-il pour un jeune déplacé de sa famille biologique pour être placé ou se trouver, dès la troisième enfance, dans une autre famille comme un « restavèk » où il est coupé de ses figures significatives ? Comment conçoit-il son placement en domesticité ? Quelle représentation fait-il de son nouveau contexte social ?

3. Jeunes en domesticité
dès la troisième enfance et représentation de soi


Les jeunes en domesticité dès la troisième enfance, considérés dans le cadre du travail empirique de notre recherche, se sont exprimés sur leurs vécus, en faisant ressortir leurs jugements personnels. Ces jugements vont de pair avec leurs pensées, car un travail d’ordre cognitif se fait suivant la qualité des interactions sociales existant entre ces derniers et les membres de la famille d’accueil. Ces jeunes se trouvent dans des espaces urbains leur étant nouveaux, et leur demandant d’en faire un remodelage (Fischer, 2010) ou encore une reconstruction de la réalité. Ce qui est d’une grande pertinence dans le cadre de l’organisation de leurs pensées, jugements et interprétations, et constitue déjà un élément significatif au niveau de la construction des représentations sociales. Ces dernières n’étant pas des réalités objectives, mais sont construites socialement, et sont essentielles à toutes les interactions sociales (Lessard, 2004 cité dans Boivin, 2009).

En effet, ces jeunes en domesticité – se trouvant dans un nouveau contexte social– avaient déjà commencé à construire un système de pensées avant même le début de la troisième enfance. Ce nouveau contexte social que constitue la famille d’accueil met en évidence d’autres éléments périphériques, lesquels ne devraient avoir du sens que par rapport au noyau central – suivant l’approche structurale d’Abric (1987 ; 1994 cité dans Lo Monaco et Lheureux, 2007) – car toute représentation est organisée autour d’un noyau central (Abric, 2001 cité dans Boivin, 2009). Or, ce dernier, étant résistant au changement, est pour ces jeunes le fait d’avoir vécu dans la famille biologique d’origine. Cette dernière constitue donc un filtre mental à partir duquel cette nouvelle réalité est perçue et jugée, car ils font référence à leurs vécus dans leurs propres familles afin de mettre en évidence leurs pensées sociales.

La dimension de contexte est d’une grande pertinence dans la construction d’une représentation sociale (Jodelet, 1988). Ce nouveau contexte social donne lieu à une interprétation ou encore à un réajustement de comportements et de relations sociales chez les jeunes en domesticité. Ce qui joue un rôle important dans la formation de leur identité personnelle avec l’intégration de nouvelles informations dans leurs systèmes de pensée. Ces nouvelles informations développent de nouvelles pratiques sociales, lesquelles ont des influences sur le processus d’évolution des représentations sociales. Ces dernières constituent, à leur tour, des ressources dans lesquelles les jeunes puiseraient pour construire un soi spécifique, selon Markus (1977, cité dans Cohen-Scali et Moliner, 2008) notamment la représentation de soi.

Ce nouveau contexte social ne conduit-il pas les jeunes vers une confusion dans la reconstruction de la réalité sociale ? Comment la famille d’accueil intervient-elle dans la construction de l’image sociale des jeunes en domesticité ? Comment les jeunes représentent-ils ce placement en domesticité dès leur troisième enfance ? Quelles représentations sociales font-ils de leurs familles naturelles ? Comment les jeunes évaluent-ils les interactions sociales dans la situation de domesticité ? Comment la situation de domesticité oriente-t-elle l’évaluation de soi chez les jeunes en domesticité dès la troisième enfance ? Quels sont les impacts du placement en domesticité dès la troisième enfance dans la formation de l’identité personnelle chez les jeunes ? En quoi la domesticité vécue par les jeunes dès la troisième enfance influence-t-elle la représentation de soi ?

Conclusion et pistes de recherche

« La domesticité [représentant] la situation ou la condition la plus dégradante de l’existence humaine dans la réalité haïtienne » (Lubin, 2002, p. 48) met le jeune dans un environnement social marqué par une absence d’intérêt au niveau de ses besoins d’ordre affectif, psychologique, social et académique. Cette situation produit des changements significatifs dans le mode de vie de ce dernier, et affecte du même coup la représentation de soi et son identité personnelle. Ce qui peut donner lieu à une déstabilisation au niveau de son identité familiale en raison de son déplacement de la famille biologique d’origine pour se trouver en domesticité dans une famille d’accueil. Cette dernière ne répond pas généralement aux besoins multiples du jeune en domesticité. D’où l’absence d’intérêt conduisant à des états de manque –  tant sur le plan affectif que sur le plan social – dans son environnement social.

Ces états de manque n’ont-ils pas de grands impacts dans la représentation de soi chez les jeunes en domesticité ?

Somme toute, les vécus en domesticité dès la troisième enfance mettent les jeunes dans une situation où ils cherchent à s’adapter à une nouvelle situation sociale. Ils font l’acquisition de nouvelles valeurs partagées par la famille d’accueil dans un contexte social différent. Autrement dit, ils se trouvent dans un environnement social où les personnes qui constituent des figures significatives pour eux sont loin d’eux. Ce qui fait que la famille biologique d’origine reste le noyau central, car ce dernier est « relativement indépendant du contexte immédiat » (Abric, 1994, p.28 cité dans Lo Monaco et Lheureux, 2007, p.60). De nouveaux éléments périphériques, notamment la maltraitance que subit l’enfant ; le fait qu’il ne participe pas véritablement dans la vie familiale, les insultes, etc. font leur apparition dans le contexte de domesticité, et n’ont de sens que par rapport au fait d’avoir vécu dans la famille biologique. Ce qui influence non seulement la représentation de soi rassemblant les concepts d’image de soi, des images sociales et de l’estime de soi ; et du même coup, affecte l’identité personnelle et le sentiment d’appartenance chez ces jeunes.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

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Campeau, R., Sirois, M., Rheault, E., et Dufort, N. (2004).  Individu et société : initiation à la sociologie. Québec : éd. Gaëtan Morin.

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Cloutier, R. (1982).  Psychologie de l’adolescence. Québec : éd. Gaëtan Morin.

Deldime, R. et Vermeulen, S. (1997). Le développement psychologique de l’enfant (7ème éd.). Bruxelles : éd. De Boeck.

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RAPPORTS ET DICTIONNAIRES

Rapports

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MAST (Ministère des Affaires Sociales et du Travail). (2002). Les fondements de la pratique de la domesticité des enfants en Haïti, [s.l].

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Dictionnaire

Larousse. (1996).  Petit Dictionnaire français. Paris : Larousse.

WEBOGRAPHIE

Mémoires et thèses

Boivin, S. (2009). Les représentations du placement chez des enfants de sept à dix ans placés à long terme. Mémoire de maîtrise, Université Laval. Repéré sur Archimède, Université Laval.

Chassé, E. (2005). Aider l’enfant caché derrière le déficit d’attention/ hyperactivité : étude de cas ciblant l’estime de soi. Thèse, Université du Québec. Repéré à la bibliothèque de l’Université du Québec à Trois-Rivières.

Jean Baptiste, S. (2016). Représentation de soi chez les jeunes âgés de 14 à 17 ans en domesticité dès la troisième enfance : une étude menée auprès de dix (10) jeunes en domesticité à Clercine de 2014 à 2015. Mémoire, Université d’Etat d’Haïti. Repéré dans Les Classiques des sciences sociales.

Rapports

Bureau International du Travail (BIT). (2013). Mesurer  les progrès dans la lutte contre le travail des enfants : Estimations et tendances mondiales 2000-2012. Repéré au Bureau international du Travail.

IHSI (Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique). (2015). Population totale, de 18 ans et plus ; Ménages et densités estimés en 2015. Repéré à l’Institut haïtien de statistique et d’informatique.

Louis XIV (1685). Le code noir : Recueil d’édits, déclarations et arrêts concernant les esclaves nègres de l’Amérique. Repéré dans Les Classiques des sciences sociales et à l’Université Laval.

Articles

Cohen-Scali, V. et Moliner, P. (2008). « Représentations sociales et identité : des relations complexes et multiples ». L’orientation scolaire et professionnelle 37/4. pp. 465-482. Repéré sur Journals Open Edition, O.S.P.

Clouet, J. (2013). « La domesticité juvénile en Haïti : Une vision à travers la lentille du pluralisme juridique ». Lex Electronica, vol. 18.1. pp.2-12. Repéré sur Papyrus, Université de Montréal.

Lo Monaco, G et Lheureux, F. (2007). « Représentations sociales : théorie du noyau central et méthodes d’étude ». Revue électronique de psychologie sociale, no 1, pp.55-64. Repéré sur Researchgate.

Lubin, I. (2002). « Un regard sur la domesticité juvénile en Haïti ». Refuge. pp.45-51. Repéré sur Refuge, revue canadienne sur les réfugiés.



[1] Restavèk : Mot créole venant de la combinaison de deux mots français “Rester” et “Avec”. Il désigne tout enfant déplacé de sa famille naturelle pour se trouver dans une famille d’accueil – suivant un contrat tacite – où il réalise des travaux domestiques et autres non rémunérés et subit des abus de toutes sortes […]. (Jean Baptiste, 2016).

[2] Slave : adj. et n. Du groupe qui comprend les Russes, les Polonais, les Serbes, les Tchèques, etc. […]. (Larousse, 1996, p.589).

[3] OIT : Organisation Internationale du Travail, fondée en 1919, devint la première agence spécialisée des Nations-Unies en 1946. Ses principaux objectifs consistent à promouvoir les droits au travail ; encourager la création d’emplois décents ; développer la protection sociale et renforcer le dialogue social dans le domaine du travail. Repéré à www.ilo.org/global/about-the-ilo/lang--fr/index.htm consulté le dimanche 13 Septembre 2015.

[4] Selon le rapport du Bureau International du Travail (BIT) (2013), 168 millions d’enfants sont en situation de travail des enfants partout dans le monde dont 85 millions effectuent des travaux dangereux, lesquels compromettent leur éducation, nuisent à leur santé et à leur développement physique et mental.

[5] Cette définition a été repérée à partir de l’URL www.ilo.org/ipec/facts/lang---fr/

[6] Lakou ou lacou est un mot créole dérivé de la contraction des mots français « la cour ». Ce mot peut également garder le sens de « cour » en créole. Cependant, dans le cadre de cette recherche, il est utilisé dans le sens d’un ensemble d’habitations d’une famille étendue. (Bastien, 1985, pp.43-44).

[7] IBESR : Institut de Bien-Etre Social et de la Recherche. C’est un organisme technique et administratif du Ministère des Affaires Sociales et du Travail (MAST), créé en 1958.

[8] Restavek Freedom Foundation (RFF) est une institution sociale, fondée en 2007 et évoluant dans le domaine de la protection de l’enfant en Haïti. Sa mission consiste à mettre fin au système restavèk au cours de notre existence.

[9] Selon le MAST (2015), parmi ces enfants, se trouvent ceux qui sont en situation acceptable, à savoir, ils travaillent 14 heures « par semaine au plus », et cela n’interfère pas avec leur éducation et n’affecte non plus leur santé. […] ; entre 2011 et 2014, il y a une augmentation au niveau du nombre des garçons travailleurs domestiques en milieu urbain de 28% à 35%. Et, en milieu rural, 58% sont des filles et 42% sont des garçons.

[10] La loi du 15 mai 2003 est surtout relative à toutes formes d’abus ou encore des traitements inhumains que subissent les enfants […]. Ce dispositif est conçu comme une mesure alternative à l’institutionnalisation des enfants.   Repéré à http://en.calameo.com/read/00406574694b3632f8241 consulté le 12 Mars 2018.

[12] BPM : Brigade de Protection des Mineurs est une entité de la Police Nationale d’Haïti (PNH) créée en 2003 dont la mission se résume autour de la protection, de la prévention et de la répression. Cette institution comprend quatre (4) grandes sections dans son organisation et administration. Ces sections sont : Mineurs en conflit avec la loi ; Mineurs victimes ; Violence domestique et l’enquête sociale étant une section transversale, selon des informations recueillies auprès de l’institution lors d’une visite effectuée le 12 Août 2015.

[13] La Convention Internationale des Droits de l’Enfant est le premier texte de loi international contraignant la protection des droits de l’enfant. Publié par l’UNICEF en 1989 et ratifié par Haïti en 1994, ce texte juridique comprend quatre (4) grands piliers et 54 articles. Ces piliers, s’articulant autour des articles, sont : la non-discrimination (art.2) ; l’intérêt supérieur de l’enfant (art.3) ; le droit à la survie et au développement (art.6) et l’opinion de l’enfant (art.12).

[14] Mémoire en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 13 mars 2018 11:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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