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MORCEAUX CHOISIS
Postface
COMMENT WALTER ET ISOLDE
DEVINRENT MES PARENTS
par
DIETRAM HOFFMANN
Pour un enfant - et ce dans la très grande majorité des cas -, les parents sont perçus comme l'entité humaine dont le binôme a de tout temps fait partie intégrante de son existence. Et c'est tout naturellement ainsi que je percevais moi aussi mes parents. Ils incarnaient mon tandem de référence et n'avaient, aussi loin que remontât mon souvenir, jamais failli à cet engagement existentiel. Néanmoins, avant que tous deux en soient venus à occuper ce rôle dans ma vie, il s'était écoulé pas moins de trente-huit années pour mon père et vingt-quatre années pour ma mère.
Mes parents, Isolde et Walter Hoffmann, nom de plume Kolbenhoff, constituaient un couple très marquant, un couple qui attirait immédiatement l'attention. Walter, avec sa légère tendance à l'embonpoint, ne mesurait qu'un mètre cinquante-six, mais loin de le considérer comme petit, j'avais de lui la vision d'un homme râblé et solide, et cette vision perdura même lorsque je l'eus à vingt ans dépassé de vingt-six centimètres. Isolde, par contre, était une femme mince d'un mètre soixante-cinq. Pour [124] mes parents, cette question de la différence de taille - en tout état de cause impressionnante - ne fut jamais un problème, et c'est la raison pour laquelle il fut toujours pour moi dans l'ordre des choses qu'Isolde surplombât Walter. Mon père me rapporta que les Américains - à l'époque où il était prisonnier de guerre chez eux puis rédacteur à la Neue Zeitung - l'avaient surnommé "courtaud" (Shorty). Il avait trouvé ça curieux. Et comme lui trouvait ça curieux, ma mère et moi trouvions également cela curieux.
Si mes parents étaient fort différents l'un de l'autre au plan physique, ils ne l'étaient pas moins quant à leur origine sociale. Walter pour sa part était né dans une famille de prolétaires berlinois qui vivait dans une misère abominable. Le jour où sa mère constata qu'elle était enceinte de ce deuxième enfant, elle se soûla avec une bouteille de vin rouge, grimpa en pleurant sur la table de la cuisine, et sauta violemment sur le sol dans l'espoir que le fœtus se décrocherait. Mais même en réitérant plusieurs fois l'opération, pas moyen de se débarrasser de ce foutu gamin ! Ida et Hermann n'ayant pas de quoi se payer une autre bouteille de vin ni d'avoir recours à une faiseuse d'anges, Walter vint au monde le 20 mai 1908 dans un logement d'une pièce d'un misérable immeuble de la Kronprinzenstrasse à Berlin-Adlershof. Suivirent encore une sœur et un frère, et la famille Hoffmann se dégota un deux-pièces - une chambre et une cuisine -, toujours dans le même immeuble ; les cabinets se trouvaient dans [125] la cour. Le frère aîné s'appelait Karl, le cadet Ewald ; je n'ai jamais su le prénom de la sœur ; lorsqu’il lui arrivait de parler d'elle, il disait simplement "ma sœur".
En 1914, après Pâques, mon père fit sa première rentrée scolaire. Les instituteurs étaient de vrais sadiques qui pratiquaient allègrement les châtiments corporels. Un jour, un type ouvrit subitement la porte de la classe et s'adressa aux élèves sans aucune considération pour le maître : "Mes chers enfants, déclara-1-il, vous avez pu voir hier votre instituteur bastonner ma fille, vous allez aujourd'hui me voir mettre une raclée à votre instituteur." Et il s'exécuta devant la toute la classe. Hermann avait alors expliqué à Walter que "ce père vengeur" était "un anarchiste" ! Chez les Hoffmann, on était social-démocrate jusqu'au bout des ongles î
En 1914, Hermann partit pour le front où, dès les premières semaines et en tant que simple soldat, il fut décoré de la Croix de fer de deuxième classe pour avoir à lui tout seul fait cinq prisonniers français. De son point de vue, il n'y avait eu là rien d'héroïque : les cinq gars avaient jeté leur arme plus vite que lui et il n'avait alors pu faire autrement que de les cueillir.
Le souvenir le plus marquant qu'avait conservé Walter de cette époque, c'était la faim qui, passées les heures glorieuses, avait été un véritable fléau ; plus tard, il ne cessera de relater ce qu'il avait dû endurer durant l'hiver de 1917-1918.
Après la guerre, Walter changea d'école et fréquenta [126] un établissement aux méthodes modernes et libérales où l'enseignement de la religion était remplacé par un cours d'éthique ; il eut des maîtres exceptionnels qui tentèrent en vain d'aider ce fils d'ouvrier de douze ans, aux capacités intellectuelles et artistiques peu communes, à accéder au lycée en lui obtenant une bourse complète ; mais les parents n'avaient pas les moyens de nourrir leur fils jusqu'au Baccalauréat, soit encore sept ans ; tout ce qu'ils souhaitaient, c'est qu'il puisse contribuer le plus vite possible au budget familial en gagnant de l'argent. C'est pourquoi, au printemps de 1922, Walter devint apprenti typographe-zincographe, une formation dont il ne cessa sa vie durant de parler avec énormément de fierté : "Il faut savoir que dans l'industrie du livre, il n'existe pas de profession mieux rétribuée que celle de typographe-zincographe ; le typographe-zincographe représente l'élite de l'imprimerie ; à l'époque nous percevions déjà un salaire mensuel, même comme apprenti." Mais son premier salaire d'apprenti ne vint jamais grossir le budget familial ; Walter l'offrit intégralement à un mendiant, au grand dam de sa mère. Il avait trop lu Tolstoï. "Il s'est à coup sûr bourré la gueule avec", commentait-il joyeusement plus tard.
Peu de temps après que Walter Hoffmann eût offert son premier salaire au mendiant, ma mère, Isolde, vit le jour à Knapsack, un village non loin de Cologne. C'était le 7 juin 1922. En vérité Knapsack n'était alors plus réellement un village mais une cité pour les ouvriers [127] d'une grande entreprise d'air liquide que l'on nommait tout simplement "l'usine". Les parents d'Isolde habitaient donc Knapsack, mais pas dans le village même, car si son père, le Docteur Félix Walter, travaillait bien à "l'usine", c'était comme chimiste ; il faisait donc partie des cadres de l'entreprise et avait à ce titre droit à une maison individuelle dans la "colonie", une rue à la lisière de Knapsack, ou plutôt une impasse, avec de chaque côté dix à douze villas. La "colonie" était entourée d'un haut mur. À l'entrée il y avait un portail que l'on fermait pour la nuit. Toutes les familles de cadres avaient une bonne et chez les Walter elle s'appelait Käte. Pour Isolde, il existait trois univers : la "colonie" où elle jouait avec les enfants des cadres ; Cologne où l'on se rendait par le train pour faire des emplettes et - notamment durant la période de Noël - aller au théâtre ; Dietramszell où la famille Walter passait les vacances d'été et où le père d'Annie, la mère d'Isolde que l'on nommait à la "colonie" Madame le Docteur Walter, possédait une grande auberge avec sa propre charcuterie, sa propre boulangerie, sa propre exploitation agricole. Il se pourrait bien que ce soit là que Walter ait vu Isolde pour la première fois en 1925. En effet, cette année-là, alors qu'il venait de terminer son apprentissage, l'envie l'avait pris de voir le vaste monde et d'aller respirer un autre air que celui d'Allemagne. Il raconta à Hermann qu'il voulait se rendre avec un copain jusqu'à la source de l'Elbe en Tchécoslovaquie et qu'il lui fallait donc un passeport. Hermann signa pour [128] son fils de dix-sept ans le formulaire d'obtention du passeport et Walter acheta un billet de train, non pas pour Dresde où devait commencer sa randonnée jusqu'à la source de l'Elbe, mais pour Holzkirchen en Haute-Bavière, car c'était là, à en croire la carte du Reich qu'il avait étudiée, que se trouvaient les Alpes. Mais comme à Holzkirchen on n'est encore que dans les Préalpes, il avait marché en direction des montagnes et avait abouti à Tölz. Dans un village tout près de Tölz, il avait passé la nuit dans un cabanon qui se trouvait derrière une énorme bâtisse. Plus tard, il fut toujours persuadé que ce village était Dietramszell. Et effectivement, les grands-parents d'Isolde avaient bien eu derrière la boulangerie un cabanon où ils autorisaient les compagnons routards à passer la nuit. Il n'est donc pas exclu que ce soit là qu'il ait aperçu une certaine brunette de trois ans !
Quoi qu'il en soit, c'est par ce voyage en train pour Holzkirchen et la marche qui le conduisit jusqu'à un village de Haute-Bavière qui pourrait bien avoir été Dietramszell, que débutèrent les années de vagabondage de mon père. Durant les cinq années qui suivirent, il sillonna l'Europe et l'Afrique du Nord. Pour vivre, il travailla occasionnellement comme typographe-zincographe chez des imprimeurs, joua du violon sur les trottoirs des villes ou dans les cours d'immeubles, ou tout simplement fit la manche.
De temps en temps, il rentrait à Berlin. La première fois, Hermann avait lui-même payé le billet retour [129] D’Innsbruck où, dans un total dénuement et couvert de poux, son fils avait été ramassé par la police. Lorsqu'il me détaillait son épouillage à l'hôpital, je ressentais des démangeaisons sur tout le corps : "On m'enfila une chasuble immense dont l'intérieur était enduit d'une épaisse couche de pommade pour tuer la vermine. Au petit matin, les poux avaient tous crevé." Après Innsbruck, il y avait eu l'épisode de sa marche forcée de Feldkirch - à la frontière austrohelvétique - jusque dans le Voralberg en passant par le col d'Arlberg. La police suisse l'avait déposé dans une forêt près de Feldkirch et lui avait indiqué la direction de l'Autriche en le menaçant de le mettre en prison pour vagabondage si, au lieu d'obtempérer, il se risquait à rester sur le territoire helvétique. Il avait été appréhendé par un monsieur fort aimable avec lequel il avait longuement conversé sur un banc au bord du lac de Zurich et qui s'était finalement avéré être un agent à l'immigration. Son respect pour son père s'en était encore une fois retrouvé considérablement accru. À son retour, celui que ses enfants nommaient le "commandant" s'était contenté d'exiger qu'il reste à Berlin et y travaille jusqu'à ce qu'il lui ait remboursé l'argent avancé pour son rapatriement. Il resta donc à Berlin, trouva un emploi, lut quantité de livres, adhéra au Parti social-démocrate, arpenta le dimanche la Marche de Brandebourg avec d'autres "oiseaux migrateurs", fit de l'exercice physique au club cycliste ouvrier "Solidarité", régla ses dettes et repartit vagabonder en France, pour ensuite d'Espagne se [130] rendre en Algérie. À Alger, il tomba sur un Bavarois qui avait sur une fesse un tatouage à l'effigie de Guillaume II et sur l'autre Bismarck ; les deux personnages tiraient la langue et celles-ci se rejoignaient dans l'anus du Bavarois. Walter partagea la vie nomade des Bédouins dans le désert nord-africain. Du Caire, il remonta le Nil jusqu'en Abyssinie. Puis il voulut rentrer en Europe par la Palestine, la Syrie et la Turquie, mais il fut arrêté par la police britannique à El Arish, non loin de la bande de Gaza, et expulsé par le premier bateau en partance pour l'Allemagne. D'Alexandrie à Hambourg, on exigea qu'il paye son voyage en travaillant à la chaufferie. De retour à Berlin en 1928, il quitta le Parti social-démocrate pour adhérer au Parti communiste le 1er Mai 1929, après que le préfet de police social-démocrate de Prusse, Zörgiebel, ait fait tirer sur la manifestation ouvrière. Le Parti communiste devint son Église, le Marxisme sa foi.
Cette année-là, Isolde fit sa première rentrée scolaire et découvrit un quatrième univers, celui des prolétaires de Knapsack. Annie et Félix Walter étant les seuls catholiques de la "colonie", ils avaient été contraints d'inscrire leur fille à l'école primaire catholique du village, laquelle était fréquentée par les enfants des ouvriers. Bien que "la fille du Docteur Walter" n'y ait jamais subi aucune brimade ni discrimination, il exista néanmoins toujours une différence notable entre elle et ses camarades de classe. En effet, le père avait exigé qu'elle passe directement du CP au CE2 en raison de ses capacités nettement supérieures [131] à la moyenne. Elle avait dû s'accrocher pour être au niveau, ainsi du reste que par la suite puisqu'elle était la seule de sa classe destinée à rentrer en sixième.
Walter quant à lui poursuivait ses pérégrinations. Il se rendit en Belgique et aux Pays-Bas, sillonna l'Europe de l'Est sans jamais connaître la Russie. Lorsqu'il racontait dans quelle misère vivaient les Polonais, les Roumains et les Bulgares, il n'omettait jamais d'insister sur l'incroyable hospitalité dont ils avaient fait preuve à son égard : "Dans un monastère en Roumanie, les vagabonds comme moi étaient nourris à une table dont le plateau faisait bien vingt centimètres d'épaisseur. Dans la masse du plateau étaient creusées des auges, et à chaque auge correspondait une cuillère en fer-blanc fixée à la table par une chaîne. Les moines versaient tout simplement la soupe dans l'auge et nous, on vidait l'auge avec la cuillère. En Pologne, c'était complètement dingue : tu suivais une route parfaitement pavée et subitement, tu te retrouvais sur un chemin de terre ! Tu venais d'arriver dans la zone où, avant la Première Guerre mondiale, il y avait eu la frontière prussienne, la frontière autrichienne ou la frontière russe !"
Je me suis souvent demandé comment l'élève Walter Hoffmann, qui n'avait pas été au-delà de l'école primaire, avait bien pu se débrouiller pour communiquer avec les Polonais, les Italiens, les Français, les Bédouins, etc. Il est tout à fait vraisemblable qu'il l'ait fait dans la langue du pays. En effet, bien que n'ayant jamais bénéficié d'une [132] quelconque initiation linguistique au cours de sa scolarité, il possédait un don tout à fait exceptionnel dans ce domaine. Aujourd'hui encore, je reste persuadé que si on l'avait abandonné sur une île au milieu d'une population n'ayant jamais eu aucun contact avec un homme blanc, il aurait été capable de parler l'idiome local au bout d'un mois et aurait, dès le mois suivant, ouvert une école pour enseigner aux indigènes à lire et à écrire.
Vers 1930, il se maria avec la fille d'un contremaître de chez Siemens. Ce fut un échec et je n'ai jamais su comment s'appelait cette première femme. Au tournant des années trente, Walter avait définitivement renoncé à exercer son métier de typographe-zincographe. Il s'était tourné vers le journalisme et était devenu reporter au quotidien du Parti communiste, Le Drapeau rouge. Bien que communiste convaincu, il n'adhéra pourtant jamais inconditionnellement à la ligne officielle imposée par le Comité central. Il avait une tendance à l'anarchisme. Mais l'un dans l'autre, il avait réussi à trouver sa place dans la société de la République de Weimar.
Depuis Pâques 1931, Isolde fréquentait le lycée "Impératrice Augusta" de Cologne. Elle faisait quotidiennement le trajet entre l'établissement et Knapsack, mais elle n'avait pas à prendre le train ni le tramway puisque les enfants de la "colonie" étaient convoyés par un chauffeur de "l'usine". Sa première langue étrangère fut le latin. Son père, qui n'avait appris que le français et l'anglais, acheta les manuels utilisés en cours par sa fille et travailla [133] systématiquement les leçons une semaine avant elle afin de pouvoir l'aider. Le 25 septembre 1931 naquit sa sœur Ruth qui épousera plus tard un Français et vivra dans le Calvados. Cette naissance ne fut pas très bien accueillie par Isolde qui, fille unique, avait été jusqu'alors habillée tous les matins par sa mère.
Dans son premier roman, Les Sous-Hommes, et aussi dans son autobiographie, 48 Schellingstrasse, Walter a décrit la terreur qui s'abattit sur l'Allemagne avec l'arrivée au pouvoir des nazis. Hermann avait prévenu son fils de ne pas rentrer à la maison où il était attendu par les SA. Avant sa fuite pour la Hollande, le communiste Walter recommanda au social-démocrate Hermann d'investir toutes ses économies dans la construction d'une maisonnette car Hitler signifiait à n'en pas douter la guerre et une autre guerre perdue conduirait immanquablement à une inflation qui ruinerait les petits épargnants. Le "commandant" suivit le conseil de son fils et bâtit sa maisonnette à Adlershof.
À son arrivée à Amsterdam, Walter trouva très vite un emploi dans son métier d'origine puisqu'il avait là-bas pas mal de copains qu'il s'était faits durant ses séjours antérieurs. Mais son exil aux Pays-Bas ne dura pas car le gouvernement néerlandais expulsait les réfugiés politiques allemands et même parfois les reconduisait à la frontière allemande. Des amis influents réussirent à épargner ce sort à Walter, mais il fut contraint de s'embarquer sur le premier navire en partance qui ne battait pas pavillon [134] allemand et ne se rendait pas en Allemagne : "J'ai eu un pot fabuleux ! Ça aurait pu être un bateau pour le Mexique ou pour une destination encore plus lointaine, mais c'était un Danois. De ce fait, je n'ai eu à charger la chaudière en charbon que d'Amsterdam à Copenhague !" Et c'est ainsi que le reporter du Drapeau rouge se retrouva au Danemark.
À la "colonie" aussi, l'année 1933 apporta quelques changements. Tout d'abord, le père d'Isolde prit sa carte à la NSDAP, non pas par enthousiasme - il considérait les nazis comme des dingues qui finiraient bien par se calmer -, mais par simple souci de tranquillité. Ensuite, les nazis - socialisme oblige - firent enlever le portail qui tous les soirs isolait la "colonie". Enfin, on assista à la marginalisation par les cadres du seul Juif à habiter la "colonie" avec son épouse aryenne ; plus d'invitation, plus de visite ! Les parents d'Isolde trouvèrent cela scandaleux et continuèrent à inviter le couple chez eux et à lui rendre visite une fois par mois.
À Copenhague, Walter menait une vie passionnante ! Il s'intégra parfaitement à la vie danoise : il apprit le danois, se fit des amis danois, se dénicha une fiancée danoise en la personne d'Eka ! Parallèlement, il fréquentait les émigrés allemands qui avaient trouvé refuge dans le petit royaume nordique : il retrouva d'anciens amis berlinois qui avaient joué un rôle important pour lui, ainsi Wilhelm Reich dont il resta persuadé jusqu'à la fin de sa vie de la pertinence des théories.
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C'est à l'instigation de Reich que Walter Hoffmann se décida à écrire son roman Les Sous-Hommes, dans lequel il racontait les tribulations d'un prolo allemand. Le livre parut sous le pseudonyme de Walter Kolbenhoff. Je n'ai jamais vraiment su comment le nom de Hoffmann, un patronyme extrêmement répandu en Allemagne, avait été transformé en Kolbenhoff. La seule explication que mon père ait pu me donner, c'est qu'il avait fallu éviter toute confusion avec un écrivain danois déjà connu sous le nom de Hoffmann et que, en outre, un pseudonyme était indispensable pour que ses parents ne soient pas inquiétés par les nazis qui couramment mettaient en prison ou dans un camp la famille de leurs ennemis (Sippenhaftung). En tout cas, ce dont il ne se souvenait absolument pas, c'était comment on en était arrivé à ce nouveau nom. Ça s'était fait pendant une beuverie : "Le lendemain, j'avais une gueule de bois pas possible quand j'ai appris par le journal la parution du roman Les Sous-Hommes du jeune écrivain Walter Kolbenhoff. Tout ce que je peux dire, c'est que ce nom m'a bien plu !" Dès lors, il vécut au Danemark sous son patronyme officiel de Walter Hoffmann, mais n'écrivit et ne publia plus que sous le pseudonyme de Walter Kolbenhoff. Cependant, la direction du PC en exil savait parfaitement qu'il s'agissait là d'une seule et même personne : Walter fut exclu du Parti parce qu'il avait soutenu dans son livre la thèse que loin de représenter une première étape vers le triomphe du communisme, le succès des nazis signifiait une tragédie [136] pour la classe ouvrière. Il a énormément souffert de cette exclusion. Il voyait le communisme comme une religion nouvelle qui, par le biais du matérialisme dialectique, conduirait scientifiquement le monde à s'engager définitivement sur la voie du progrès humain.
À Knapsack, la famille d'Isolde coulait des jours fastes. On profitait de la reprise économique. Le Docteur Félix Walter fit l'acquisition d'une automobile, une Mercedes. Désormais, pour les vacances d'été, plus besoin de prendre le tortillard jusqu'à Cologne, puis l'express pour Munich où il fallait encore changer pour Holzkirchen où le père de Madame le Docteur Walter venait personnellement accueillir les voyageurs en calèche. Le père d'Isolde avait fait le bon calcul : en tant qu'adhérent de la NSDAP, il jouissait d'une paix royale. Comme il se plaisait à le souligner, il s'arrangea toujours pour agir avec diplomatie, sans jamais s'impliquer. La seule fois où il intervint es qualités, c'est quand une enseignante traita Isolde de "sale métèque" : il débarqua au lycée et manifesta son indignation avec une telle autorité que l'enseignante dut se résoudre à présenter ses excuses à Isolde devant toute la classe.
Bien qu'il ait souffert d'avoir été chassé du PC en exil et par-là même de voir bon nombre de ses anciens camarades lui tourner le dos, Walter connut durant la seconde moitié des années trente une période extrêmement heureuse. Il se ha d'amitié avec Alf Ross, un professeur danois de droit international, avec lequel il fit d'innombrables [137] excursions en Suède et en Norvège. Mais il était toujours possédé par le besoin de courir le monde : un soir, il sortit de l'appartement qu'il partageait avec Eka et prit son vélo pour aller mettre une lettre à la poste. Devant la poste, il croisa un copain qui se rendait à la gare pour s'embarquer pour la Grèce. Walter abandonna son vélo devant la poste et passa trois mois en Grèce. Il n'a jamais révélé quelle avait été la réaction d'Eka à son retour. Par contre il ne tarissait pas sur le fait qu'après trois mois d'absence, le vélo ait été encore été là devant la poste, exactement où il l'avait déposé, certes légèrement piqué de rouille, mais encore là ! Il gagnait sa vie comme pigiste pour la radio danoise et plusieurs journaux danois. Son don exceptionnel pour les langues lui permit très vite, à lui l'écrivain allemand émigré, de publier en langue danoise : son coup de maître reste un recueil de poèmes paru en 1936 sous le titre de Ballades modernes.
En 1939, Isolde passa le baccalauréat alors qu'elle n'avait pas encore 18 ans. Elle voulait faire des études de littérature, ce que son père lui déconseilla avec force arguments. Avant d'entrer à l'université, elle dut tout d'abord effectuer un semestre au "service du travail". Elle fut affectée chez des paysans de la région de Siegburg qui ne purent que se louer des services de cette jeune fille raffinée : durant ses vacances à Dietramszell, Isolde avait acquis une parfaite connaissance des tâches agricoles ! Lorsque l'Allemagne entra en guerre, elle était [138] chez elle à Knapsack. Le commentaire de son père qui d'emblée déclara que L'Allemagne serait vaincue, l'incita à relativiser les triomphes de la Wehrmacht entre 1939 et 1941. Au printemps de 1940, elle commença à Cologne des études d'économie politique.
Sept ans après sa fuite de Berlin, Walter vit les Allemands envahir le Danemark. Mais il ne fut pas inquiété. Il est vraisemblable que l'arrestation lui fut épargnée du fait de son nom extrêmement répandu, mais aussi parce que les nazis avaient d'autres chats à fouetter que de s'occuper dans l'immédiat d'un petit communiste qui avait été un jour reporter au Drapeau rouge. Par contre, après l'invasion de l'URSS par les troupes allemandes en juin 1941, la direction du PC jugea que l'ex-exclu pouvait se racheter en renonçant à se réfugier en Suède comme le lui proposait la police danoise et en s'engageant dans la Wehrmacht. La classe 1908 allait être appelée début 1943. Et c'est ainsi que Walter fut chargé de faire de l'agitation communiste dans l'armée du Grand Reich : "Et vous y avez réussi !", confirmera bien des années plus tard Eugen Kogon dans un vibrant hommage rendu à cet engagement qui en laissait plus d'un sceptique ! "Le PC était pour moi bien plus une congrégation religieuse qu'un parti politique, tentera-t-il de me faire comprendre pour expliquer son geste, mais après trois jours j'ai commencé à avoir de sérieux doutes quant aux intentions réelles de la direction du Parti : il était terriblement risqué de faire de l'agitation et le PC le savait !" À la visite [139] d'incorporation, le médecin avait statué : "Petit et trapu, apte à servir dans les sous-marins !" Mais Walter n'avait pas oublié les paroles de son père, le "commandant" Hermann Hoffmann : "Si on est obligé d'aller faire la guerre, il faut toujours prendre l'infanterie. Là au moins on a toujours un trou pour s'abriter !" Il insista donc pour obtenir l'infanterie et apprit à apprécier le sens de l'humour des sous-officiers qui, en apprenant qu'il était écrivain, le baptisèrent "notre Goethe".
À Knapsack également, la guerre se faisait ressentir. La Mercedes de la famille Walter fut réquisitionnée. Le père d'Isolde, qui avait été sous-lieutenant durant la Première Guerre, put refuser la proposition de l'armée de le réactiver avec le grade de commandant vu que son travail comme chimiste chez IG-Farben était considéré comme prioritaire. Isolde s'était fiancée, avait rompu, s'était refiancée et finalement mariée le 18 février 1943 avec un certain Hans Pohle. Un fiasco ! Elle me raconta qu'elle avait épousé ce Hans Pohle par pure bravade vis-à-vis de sa mère et que, avec le recul, elle avait toujours eu honte de ce qu'elle avait pu faire subir à ce premier mari ! Néanmoins, en dépit de son caractère très conflictuel, cette union produisit un fruit : je vis le jour le 23 novembre 1943 à Bitburg, chez les beaux-parents d'Isolde. Sur les fonts baptismaux, on me donna le prénom de Dietram, et ce en souvenir des si magnifiques vacances qu'Isolde avait passées à Dietramszell ! Début 1944, son père lui détailla par le menu ce qu'il avait vu à Auschwitz [140] où son entreprise, l'IG-Farben, l'avait envoyé pour résoudre des problèmes techniques dans une usine chimique qui ne fut jamais achevée. Lorsqu'on lui avait expliqué ce qu'était l'épaisse fumée noire qui planait sur le camp, il avait pris conscience que ce qu'il faisait à Knapsack, pour que les ouvriers polonais qui y avaient été amenés bénéficient d'une nourriture suffisante et d'un logement décent, ne pesait pas lourd en regard de l'ampleur du crime dont il était témoin. Comme il avait éprouvé le besoin d'en parler à quelqu'un, il avait tout déballé à sa fille qui s'était alors précipitée dans la rue pour hurler sa honte de l'humanité.
Au même moment, Walter se battait contre la résistance yougoslave. Il aurait souhaité déserter mais avait peur que les résistants, peu sensibles à son don pour les langues, ne le massacrent avant qu'il ait pu leur faire comprendre qu'il était de leur côté. La guerre, c'était pour lui s'ennuyer énormément, assister à des horreurs, avoir en permanence la peur au ventre de mourir. Il n'avait jamais tué un homme face à face mais, prenait-il toujours soin de nuancer, "tu sais, lorsque les autres déferlent sur toi et que tu es derrière une mitrailleuse, tu es pris par une telle trouille de crever que tu flingues tout ce qui se présente !" Il se refusait à prononcer le mot "ennemis", c'était toujours "les autres". Après les Balkans, on l'expédia en Italie où les Alliés venaient de débarquer. Il participa à la bataille de Nettuno et de Monte Cassino où il se rendit à des soldats britanniques [141] qui le dépouillèrent de sa montre, un cadeau d'adieu d'Alf Ross. Emmené dans un camp de regroupement près de Naples, il fit une réclamation et récupéra la montre. Là-bas, toujours près de Naples, il fut interrogé par une commission d'enquête présidée par Klaus Mann. En 1933, Us avaient tous deux échangé une correspondance à propos de Gottfried Benn qui clamait alors son enthousiasme pour l'arrivée au pouvoir des nazis. Durant l'été 1944, un bateau le conduisit avec des milliers d'autres prisonniers allemands aux USA.
Isolde Pohle avait vite réalisé que son mariage avec Hans Pohle n'aurait aucun avenir, tant leur caractère et leur tempérament étaient peu susceptibles de s'accorder. Isolde rêvait d'une vie d'artiste, d'appartenir au milieu littéraire. Une telle perspective était tout à fait inconcevable pour son mari. Isolde décida de se séparer de lui et partit de chez ses beaux-parents. Elle avertit ses parents qu'elle voulait divorcer ce qui, en 1944, était tout à fait inconcevable dès lors qu'il s'agissait d'un combattant du front. Elle rentra avec moi à Knapsack, mais à l'automne la villa dans la "colonie" fut détruite par une bombe destinée en réalité à "l'usine". Nos vies ne furent pas en danger car "l'usine" avait construit pour la "colonie" un abri antiaérien à toute épreuve où nous nous étions tous réfugiés, grand-père, grand-mère, Ruth, Isolde et moi. Les cinq sinistrés furent relogés dans une autre villa qui sortira intacte de la guerre. Toutefois les bombardements quotidiens faisaient craindre le pire à ma mère et elle [142] décida de m'emmener à la campagne, en Bavière, à Dietramszell. Nous prîmes le tortillard pour Cologne. Là, l'express de Munich dut être dérouté par la Thuringe et il nous fallut un peu plus d'une semaine pour arriver à destination, un vrai calvaire ! Le train était sans cesse mitraillé par des chasseurs. Nous passions les nuits dans des granges pour nous soustraire aux bombardements. En arrivant à Dietramszell, elle s'effondra et dormit durant trois jours. Sa cousine Anneliese s'occupa de moi et c'est alors que je me suis mis à marcher.
Après une traversée tempétueuse de l'Atlantique, Walter inaugura sa détention aux USA. Ces deux années lui laissèrent un souvenir impérissable. Il n'avait pas eu vraiment le sentiment d'être prisonnier, mais plutôt d'avoir bénéficié de deux années sabbatiques au cours desquelles il avait énormément appris. Le travail corporel lui procura un plaisir immense : "Avec une courroie posée sur l'épaule, nous traînions derrière nous de longs sacs dans lesquels nous mettions la cueillette du coton. Nous bossions avec des noires, de grandes femmes bien grasses, qui travaillaient d'arrache-pied toute la journée sans jamais s'arrêter de dégoiser. C'est comme ça que j'ai appris l'anglais." Sans aucun doute, il l'apprit également avec ses gardiens, car il le parla bientôt si bien qu'on le dispensa de la cueillette du coton pour le nommer interprète auprès de la direction du camp. La plupart des prisonniers allemands avaient déclaré à leur capture avoir toujours été antinazis. Rares étaient ceux à avoir admis [143] être des hitlériens convaincus. Le camp où se trouvait Walter comprenait donc deux parties : un vaste cantonnement pour les antinazis et un quartier nettement plus réduit pour les nazis avoués. Lorsque, en décembre 1944, les Alliés furent provisoirement battus lors de la contre-offensive des Ardennes, un nombre impressionnant des jusqu'alors antinazis prirent peur que Hitler ne gagne finalement la guerre : ils se déclarèrent partisans du Führer et exigèrent d'être transférés dans le quartier des nazis. Le phénomène se produisit dans tous les camps de prisonniers allemands aux USA et c'est pourquoi les Américains furent désormais beaucoup plus vigilants avec leurs prisonniers. Walter fut muté dans un camp où il n'y avait que d'authentiques antinazis et où l'on menait une vie pratiquement libre. Comme je l'ai déjà dit : deux années sabbatiques !
Isolde ne resta pas longtemps seule avec moi à Dietramszell. Mes grands-parents et Ruth quittèrent Knapsack début 1945. "L'usine" était en ruines et mon père n'avait plus aucun travail à y effectuer. Dietramszell leur paraissait sûr à plusieurs titres : il n'y avait pas de bombardements et il ne viendrait à l'esprit de personne d'enrôler le Docteur Félix Walter dans le Volkssturm ! Dietramszell était tellement à l'écart du monde que les Américains n'y arrivèrent que le 3 mai. Le village voisin, Thannkirchen, où s'étaient retranchés quelques SS isolés, avait été réduit en cendres par les Américains qui, en ces derniers jours de guerre, ne voulaient pas risquer de [144] pertes pour quelques francs-tireurs. Afin d'éviter ce sort à Dietramszell, on chargea les deux seules personnes du village connaissant l'anglais d'accueillir les Américains en provenance de Thannkirchen. Mon grand-père et ma grand-mère se munirent donc d'un drapeau blanc et allèrent à leur rencontre : ils assurèrent à l'officier qu'il n'y avait aucun danger et le village fut investi sans aucun coup de feu. Trois heures plus tard arrivait un colonel des services secrets américains : il était à la recherche de Félix afin de recueillir des informations sur un quelconque procédé chimiotechnique. Félix ne put pas vraiment lui donner satisfaction du fait que tous ses dossiers étaient restés dans son bureau de Knapsack. Décision fut alors prise d'aller chercher le précieux dossier. Isolde grimpa dans une jeep avec deux soldats américains, destination Knapsack. Le colonel était d'avis qu'une jeune femme en compagnie de deux troufions attirerait moins l'attention qu'un quinquagénaire. Six jours plus tard, ils revenaient avec le dossier. Toutes les villas de la "colonie" encore debout avaient été pillées par les travailleurs forcés polonais et russes. Seule avait été épargnée celle de mes grands-parents. Un Polonais montait en permanence la garde devant la maison pour la protéger de toute exaction. C'est ainsi que les Polonais manifestèrent au père d'Isolde leur reconnaissance pour les avoir aidés à obtenir de meilleures conditions d'existence dans l'Allemagne nazie.
En tant qu'antinazi de la première heure, Walter fut [145] libéré en février 1946. Il aurait bien voulu retourner à Copenhague, mais on l'envoya à Altötting en Bavière, en zone d'occupation américaine. Il se rappela qu'un de ses bons copains au camp lui avait dit : "Si jamais on te libère en Bavière, va s'il te plaît rendre une petite visite à ma famille à Dietramszell pour leur donner de mes nouvelles. Ils t'en seront reconnaissants." Il s'informa donc où se trouvait Dietramszell, s'y rendit, demanda où habitait la famille Schilcher, et fut reçu comme un ami au château du Baron Josef qui n'était autre que son copain Sepp.
À partir de là, les événements se précipitèrent. La cousine Anneliese apprit par la rumeur qu'un écrivain logeait chez les Schilcher et s'empressa de rapporter la nouvelle à Isolde. L'écrivain ne tarda pas à faire son apparition à l'auberge du village... De fil en aiguille, on entra en conversation, on se mit à faire des promenades... Maman et l'écrivain devinrent un couple... Peu après que le divorce d'Isolde ait été prononcé, ils se marièrent à Munich en janvier 1947 et l'écrivain devint mon Papa.
Mon père mourut en 1993 dans la maison des Kolbenhoff à Germering. Au petit matin du 29 janvier, il ne se réveilla pas. Le "Prix culturel" de la ville de Germering fut rebaptisé en "Prix Walter Kolbenhoff" et il y a également là-bas une rue à son nom.
Mes parents furent mariés quarante-six ans. Ma mère vécut encore huit années et cinq mois : elle mit tout en [146] œuvre pour assurer la postérité de son mari ; elle a classé ses manuscrits, ses notes, sa correspondance, et le tout est aujourd'hui disponible aux "Archives de la littérature allemande" à Marbach. Elle s'est éteinte en 2001 à mon domicile de Munich. Au matin du 14 juin, ses yeux refusèrent de s'ouvrir...
Überlingen, décembre 2003
Dietram HOFFMANN
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