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La pensée nomade
INTRODUCTION
L’expérience la plus courante nous met en présence d’une réalité mouvante, fuyante, multiple. Celui qui prête l’oreille aux rhapsodies des sensations ne peut que se rendre compte de la multitude des choses qui se présentent à ses sens et à son esprit. La réalité se produit soue le masque du divers, elle change sans cesse de visage et se transforme à l’infini à la façon de Protée. Nous avons affaire à une pluralité nomade, errante, fragmentaire du réel. Or nous nous efforçons de nous représenter un monde stable, régi par des lois, des constantes, des cycles de répétition. Qu’il s’agisse du monde physique ou du monde proprement humain, tout se passe comme si le changement était relégué au statut d’apparence et de simulacre, comme si quelque principe de stabilité se cachait sous les réalités mouvantes que nous côtoyons pour en expliquer les trompeuses métamorphoses. Les physiciens se sont dans cette optique attachés à mathématiser le monde pour en dégager des lois fixes par-delà la diversité sensible. La science technicienne naît avec Galilée, Newton et Laplace : le monde est régi par un déterminisme strict, comme s’il se disait des rouages parfaits d’une trop régulière mécanique d’horlogerie universelle. En philosophie, Descartes nous renseigne sur le caractère trompeur des sens, sur les égarements de la pensée induits par les sense data. Le sensible ne peut alors qu’apparaître suspect, comme devant être pris en charge par un entendement pour qu’émerge en lui une certaine intelligibilité. Tout cela converge dans une approche du réel consistant à privilégier le non-changeant, ce qui reste identique à soi et constant par-delà les apparences de modification. Platon nous invitait déjà à nous détourner des réalités sensibles pour considérer les essences intelligibles éternelles qui demeurent identiques à elles-mêmes de façon immuable. Le christianisme a lui aussi largement participé de cette entreprise de dépréciation du monde sensible, en condamnant la réalité terrestre par déférence au royaume éternel et transcendant de Dieu. La portée de ces tendances dépréciatives du sensible mouvant et de la réalité terrestre plurielle est lourde de conséquence du point de vue éthique : l’homme se trouve jeté dans un réel littéralement coupé en deux, schizoïde, l’un plus réel parce que non changeant et l’autre discrédité parce que fuyant et flottant.
C’est ce que Nietzsche identifie comme nihilisme et dépréciation de la vie. La philosophie, qui s’attache par exemple à l’observation et à l’explication rationnelle des dynamiques de la nature physique avec les présocratiques, peut dégénérer en pure métaphysique formelle. La calomnie chrétienne de l’ici-bas et la condamnation platonicienne du sensible en sont des illustrations éclatantes. Elles résultent d’une valorisation du stable et du permanent. Il s’agit alors pour le penseur digne de ce nom de ne penser que les objets de la metafisica specialis, à savoir Dieu, l’Âme et le Monde, ou encore les objets métaphysiques transcendants que sont la Vérité, le Bien, l’Un. Avec les philosophes grecs de l’Antiquité, la [5] réflexion est encore en prise avec la réalité concrète. Si le dialecticien de Platon s’élève des choses sensibles vers les Idées intelligibles, il opère ensuite un mouvement descendant des idées vers les objets : il s’agit de saisir la vérité de l’Idée pour cerner un objet concret et l’identifier en ce qu’il est. Par ailleurs, la vérité doit conduire, dans ce cadre culturel hellénistique, à la vertu qui constitue le bonheur du sage. Il n’y a alors pas de séparation entre la théorie et la pratique, la vie bonne et éthique dépendant de la théorie et étant éclairée par elle. Quand le Socrate de Platon interroge de jeunes gens sur l’agora, le dialogue tourne certes toujours autour de problèmes de définition et de distinctions conceptuelles. Mais s‘il faut savoir distinguer entre le sophiste, le politique et le philosophe, c’est qu’il en va de la santé de la cité et de l’âme. Les travaux de discrimination identitaire et de conceptualisation ne sont donc pas de simples verbiages quand ils sont indissociables de tout un versant éthique et pratique. Car le but n’est pas la vérité pour elle-même, mais la conduite de la vie éclairée par la raison. Il est question d’inventer une possibilité d’existence, de vivre une vie philosophique guidée par la raison. C’est quand il s’aveugle par les seules tentations de La Vérité que le philosophe manque le sol concret et le substrat existentiel desquels émerge sa pensée et desquels la réflexion se nourrit. Les abstractions formelles prennent dans cette optique le pas sur les réalités concrètes que nous percevons et avec les quelles nous sommes quotidiennement en interférences. Il en découle nécessairement un oubli de la vie concrète et/ou une dépréciation de celle-ci, qu’il s’agisse du lieu de vie, de l’alimentation, du climat ou encore du mode de vie.
Or, ces égarements de la raison philosophante loin des réalités sensibles et mondaines ont conduit à occulter ce que veut dire être homme, à voiler ce que signifie vivre dans la réalité terrestre. Être homme, c’est avant toute chose être là, précipité dans le monde, avant même d’en avoir conscience. C’est vivre sur la terre en tant que mortel et habiter le monde, non pas fuir la réalité terrestre pour une réalité supra-mondaine jugée a priori et par essence supérieure. L’habitation est plus qu’un simple comportement de l’homme parmi d’autres, comme le travail ou le loisir. Habiter le monde est irréductible au fait de posséder un logement et d’y séjourner. Comme l’a vu avec acuité Heidegger, l’habitation renvoie à la manière dont les hommes ont sur terre. L’habiter se présente comme dimension fondamentale de l’être homme, bien que souvent oublié et impensé comme trait essentiel de la condition terrestre de l’existence humaine. Tout se présente comme si l’homme qui s’oriente dans l’existence par la pensée philosophique était enclin à manquer sa façon d’être au monde ainsi que la proximité d’autres êtres que lui, pour s'enfermer dans des problèmes abstraits et formels. Néanmoins, cette image du penseur comme tendant à se déraciner du monde et de la [6] vie peut paraître trompeuse, dans la mesure où cette inclination n’est pas inhérente aux structures mentales de l’esprit humain. Elle relève d’une orientation possible de la pensée dans certains cheminements méditatifs et sur certains territoires des paysages de l’esprit. Cette propension affichée et revendiquée à négliger les réalités sensibles pour les grandes abstractions totalisantes, sous couvert de fondement principiel et de justification rationnelle, apparaît plus comme une caractéristique typique de l’image de la pensée qui traverse la tradition métaphysique occidentale que comme une constante universelle de la philosophie. La pensée chinoise, par exemple, ne sépare en aucune façon le corps et la vie quotidienne de la pensée et de la sagesse.
Faut-il toutefois rejeter pour autant la tradition philosophique occidentale ? Est-il pertinent de lui tourner le dos pour accueillir des modes de penser autres ? S’il peut être fécond de cheminer dans d’autres traditions culturelles que celle de la pensée philosophique conceptuelle, afin de renouveler les perspectives et de ressourcer l’esprit au contact de nouveauté, il semble en revanche stérile de la renier d’un bloc. Non seulement parce que tous les penseurs occidentaux ne souscrivent pas à l’abstraction totalisante, mais aussi parce que les philosophes rationalistes peuvent nous faire découvrir des pistes de réflexion stimulantes et atypiques. Par ailleurs, nous verrons émerger en creux de nos développements l’idée selon laquelle il n’y a pas qu’un seul type de rationalité et selon laquelle la raison pure n’est qu’un pôle possible de la rationalité. Dans cette perspective, nous nous attacherons à interroger en direction de la dimension fondamentale de l’être humain qu’est l’habiter en rejouant certains problèmes classiques de la tradition philosophique occidentale. Il nous faut ici en énumérer quelques-uns de façon nette, dans la mesure où ils n’apparaissent que de façon diffuse dans nos développements, pas toujours explicitement formulés dans les termes philosophiques usuels : comment discerner une chose d’une autre ? Comment penser et conceptualiser les multiplicités singulières que nous percevons, tout en évitant à la fois le lyrisme du chaos et la rationalisation excessive, l’éclatement infini qui ne donne aucune prise à la pensée et la totalisation abstraite qui la paralyse ? Dans quelle mesure et avec quels outils méthodologiques penser la complexité du monde phénoménal de façon non simplifiante ? Comment articuler le local et le global, le particulier et le général ? Sous quelles modalités penser la relation du dedans et du dehors ? Dans quelle mesure penser le monde, la terre sur laquelle nous essayons de vivre, sans perdre de vue les nuances de la vie et les dissoudre dans une vue englobante et totalisante ? Ces pistes de travail nous permettent maintenant de laisser surgir le problème global sous-jacent à l’ensemble de nos développements : comment l’homme habite-t-il ? Dans quelle mesure et sous quelles modalités l’homme habite-t-il la [7] terre ? La généralité de ce problème essentiel de l’être au monde de l’homme nous condamne à de pures abstractions si nous ne le distribuons pas en de multiples interrogations précises qui donnent corps aux enjeux de notre propos. Pour donner une image, nous dirons qu’il est nécessaire de dégager les problèmes-rhizomes concrets qui naissent au milieu de l’espace de réflexion que constitue le problème de l’habiter. Le nœud gordien de l’affaire consiste dans la question de l’expérience de l’espace par le corps. Tel est le point sensible dont il sera nécessaire de démêler les multiples ramifications. Car si l’homme est fondamentalement un être qui habite la terre, avec tout ce que cela suppose et implique, il est en prise avec la réalité terrestre par le corps et ses mouvements dans l’espace. C’est par le corps que nous sommes présents au monde qui émerge du rapport que nous entretenons avec l’espace terrestre (géographique). Et la pensée, entendue comme émanation du corps, ne peut affleurer et surgir que notre expérience sensible de l’espace. La pensée n’est ni incorporelle ni acosmique. Pour le dire en des termes peu orthodoxes, la pensée ne sort pas de « nulle part », bien que son exercice nécessite une certaine forme d’abstraction et une certaine dimension de généralité, et bien qu’elle apparaisse souvent comme mise à distance du réel immédiatement tangible.
La pensée nous paraît donc intimement liée à l’espace. Elle semble indissociable de l’expérience que nous faisons de l’espace dans lequel nous vivons, par lequel nous séjournons auprès des choses et habitons le monde. Il n’est pas question de déterminisme strict du milieu sur les individus. Notre propos ne se situe pas dans ce genre de perspective. Il s’agit de méditer les rapports qu’entretiennent la pensée et l’espace, le dedans de la subjectivité et l’espace du dehors. Nous proposerons dans ce sens une hypothèse de travail, irréductible à un fondement principiel mais consistant en un postulat régulateur orientant la recherche de façon immanente. Cette hypothèse trouve une expression concrète dans le fait de questionner progressivement en direction de l’espace sensible, afin de voir quels sont les rapports de l’espace concret avec l’espace mental et leurs conséquences, car l’expérience de l’espace concret renvoie à une sensation du monde permettant une intelligibilité. Nous subsumerons cette hypothèse par le concept de pensée nomade.
Toutefois, parler de pensée nomade peut au premier abord surprendre, bien que nombre de penseurs du 20e siècle aient parlé de nomadisme. Il paraît légitime d’être interpellé à voir ces deux termes si intimement réunis, dans la mesure où le lien entre pensée et nomadisme n'est pas évident. Le terme de nomade est d’ailleurs peu courant en considération de l’histoire de la philosophie, voire inexistant. Cela mérite que nous nous y arrêtions quelque peu, sans pour autant anticiper sur nos développements ultérieurs dans cette ouverture introductive, [8] dans la mesure où leur association sape l’intelligibilité que nous avons usuellement de ces deux termes. Dans quelle mesure la pensée peut-elle être nomade ? Est-ce à dire que le penseur voyage dans une sorte d’espace mental de même que les nomades parcourent des espaces physiques ? Ou bien ne s’agit-il que d’une perspective métaphorique, destinée à donner une image de ce en quoi consiste une certaine manière de penser ? Tout ce que nous pouvons dire pour l’instant, c’est que nous sommes embarqués dans certains espaces de pensée et de significations, desquels se dégagent des ouvertures à de nouveaux champs eidétiques et des perspectives nouvelles quant à la pratique concrète de la philosophie. Le concept de pensée nomade nous propulse hors des sentiers battus de la tradition philosophique, extra muros. Il nous confronte au dehors de l’intériorité du sujet constituant et nous force à mettre la pensée en relation inter-relationnelle avec l’espace du dehors. C’est à cette nervure des perspectives que se rattache le problème de l’être au monde de l’homme comme habitation. Car la pensée nomade implique tout un ethos, c’est à dire une certaine manière d’habiter le monde et d’être présent aux choses sur le mode d’une relation étroite de la pensée avec son dehors.
Dans cette brèche viennent s’intercaler de multiples ramifications du problème. La pensée nomade ouvre un espace réflexif à entrées multiples. C’est pourquoi il nous faut mettre au jour des pistes nous permettant d’avoir une vue globale des problèmes et des enjeux, tout en cheminant en à travers les connexions locales des éléments qui les font surgir. Dans un premier temps, il nous semble nécessaire de préciser que la pensée nomade telle que nous la dégageons ici ne relève pas d’une simple transposition de ce que serait la structure de pensée à l’œuvre dans le nomadisme tribal étudié par les ethno-anthropologues. Il s’agit au contraire de suivre les traces d’une manière de penser que nous qualifions de nomade, de dévoiler un penser dans une perspective nomade tel qu’il est possible d’en repérer des indices dans la pensée philosophique contemporaine. À partir des glissements de perspective inaugurés au 19e siècle par le romantisme et des ruptures fondamentales opérées par Nietzsche avec la pensée qui se voulait sédentaire (arrimée à des principes transcendants et à des fondements métaphysiques), une nouvelle manière d’appréhender le déploiement de la pensée et de déterminer ce que signifie penser s’est faite jour. C’est avec le nomadisme intellectuel de Kenneth White et la nomadologie de Gilles Deleuze que la pensée nomade trouve ses expressions les plus stimulantes et les plus pertinentes d’un point de vue philosophique. Nous poursuivrons ainsi notre cheminement sur la voie du nomadisme avec ses penseurs comme compagnons de route, afin de tenter la mise au jour d’une sytématicité ouverte, non linéaire et archipélagique. C’est à dire qu’il s’agit de penser avec eux la variété [9] et le changement de la réalité terrestre sans les mutiler, les arraisonner ou encore les passer à la question d’une rationalité excessive et alterophobe. C’est que la philosophie manque d’ordinaire de précision. Les systèmes philosophiques tendent à la clôture, se donnant pour mission d’épuiser le réel dans les cadres restreints des catégories de l’esprit rationnel. Il faut comprendre par-là que les systèmes philosophiques manquent souvent la réalité concrète en voulant lui appliquer des schémas d’intelligibilité pré-formatés, alors que le réel se distribue par des relations rhizomatiques, se disant tout aussi bien de multiplicités singulières, de flux, de mobilités et de variations que de ressemblances, de rythmes cycliques ou encore de continuités. Mais il ne faut pas confondre systématicité et clôture, tentative de penser le réel dans sa globalité et enfermement dans des catégories de pensée figées. Il semble en effet possible de combiner rigueur de l’esprit et sens de la nuance, discernement et ouverture aux multiplicités que nous percevons directement dans le monde terrestre. C’est le sens profond de la pensée nomade, dans la mesure où il s’agit de s’aventurer dans une exploration ouverte de la réalité pour inventer de nouvelles possibilités d’existence. Les enjeux théoriques se prolongent ici dans un archipel de réflexion orienté par l’enjeu ultime que constitue une habitation intelligente et sensible de la terre. La pensée nomade s’inscrit dans une perspective philosophique selon laquelle vie et pensée sont intimement liées et s’interpénètrent. Il s’agit d’appréhender la philosophie comme mode de vie éveillé à lui-même et nécessitant un rapport au monde complexe, impliquant autant sensations, affects, sentiments, désirs et fictions que pensées, concepts et idées. Autrement dit : penser le monde dans un rapport étroit avec le dehors de la pensée que constitue l’espace géographique, afin d’explorer de nouvelles possibilités d’existence et d’habiter la terre de façon inédite à partir du cercle de surgissement des pensées émergeant des mouvements du corps dans l’espace concret.
Dans cette perspective, la pensée entretient sur le mode de la rencontre et de l’interrelation un rapport dynamique avec le dehors de la multitude des lieux du monde. À l’arrière plan de notre cheminement se profile ainsi une confrontation avec la façon dont la tradition occidentale a traité de l’espace. Si toutes les grandes philosophies ont réfléchit en direction de l’espace, c’était presque toujours en reléguant l’espace au second plan par rapport au temps. La temporalité se voit toujours mise en avant comme dimension essentielle. Or c’est peut-être dans l’espace que les choses se jouent en ce qui concerne la pensée et l’existence. Le déplacement est important. Il s’agit dans le cadre de la pensée d’aller vers le concret et le sensible par la médiation du corps plutôt que du côté de l’abstraction formelle. Tout se profile comme si la pensée était inséparable de l’étendue et de l’espace. Contre Descartes, il nous semble possible de parler de mens extensa. La pensée est reliée à l’espace [10] physique et se déploie dans des espaces qui lui sont propres. Elle se révèle par ailleurs en se déplaçant par le corps. La pensée s’amplifie par l’espace physique en vue d’activer un espace mental. Ce qui importe ici, c’est l’idée de schématisme et de visualisation. Nous méditerons donc sur le passage de l’espace extérieur à l’espace mental et nous attacherons à l’analyse d’un « schématisme spatial ». Il nous faudra en ce sens approfondir les notions de médiations, de schèmes médiateurs et d’images médiatrices schématisantes. Car la pensée nomade a à voir avec toute une imagerie spatiale et avec des déclinaisons de la spatialité telles que le lieu, la perspective, le paysage, l’horizon. Et la direction, l’orientation, la perspective n’existent pas avant le trajet mais sont crées par lui. De sorte que nous tenterons de mettre au jour au terme de notre parcours un paradigme nomade transcendantal, c’est à dire la matrice dynamique et immanente qui oriente la pensée nomade dans ses cheminements.
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