[108]
Jean LECA
politologue français [1935-]
“Sur la gouvernance démocratique :
entre théorie et méthode
de recherche empirique.”
In revue Politique européenne, 2000/1, pp. 108-129. Paris : L’Harmattan. No intitulé : “La recherche en science politique et l’Union européenne.”
- Résumé [108]
- Introduction [108]
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- La Légitimité comme problème et comme concept empirique [111]
- Sur la gouvernance démocratique [117]
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- Bibliographie [126]
Résumé
Dans son article, l'auteur s'interroge sur la symbiose entre la science politique et la démocratie, c'est-à-dire la démarche scientifique et l'engagement démocratique. A travers une étude, ancrée dans le domaine de la pensée politique, sur le contenu de la légitimité d'un régime et les conditions de fonctionnement de la gouvernance démocratique, l'article traite la notion de gouvernance légitime, sujet très controversé dans la discussion entre européanistes. Proposant une différenciation entre le management (performance) et le gouvernement (légitimité démocratique), l'auteur conclut en proposant d'abandonner toute idée d'une Europe unie fonctionnant selon un système de gouvernement représentatif.
Introduction
Le renouveau des études sur la démocratie provoqué par ce que Sam Huntington a nommé la « troisième vague » a lui-même provoqué une remarquable symbiose entre intellectuels et acteurs où l'on distingue mal ce qui dans la « transitologie » relayée par la « consolidatologie » relève de l'analyse empirique d'un processus « sur » lequel le savant théorise, et ce qui relève de la participation à un processus « dans » lequel le savant théorise et le citoyen agit [1]. C'est, je crois, Adam Przeworski qui en 1986, (était-ce dans le recueil O’Donnell, Schmitter, Whitehead ou ailleurs ?), avait fait une petite sociologie sauvage du glissement de paradigme sur la démocratisation latino-américaine [109] en faisant du passage de l'explication par la structure de classe et la nature de « l'Etat » à l'explication par les jeux stratégiques, l'effet de la situation de political scientists engagés dans des processus risqués à l'issue incertaine et par conséquent désireux de mieux [se] comprendre et [se] justifier, d'où la substitution de schémas fondés sur la structure de « jeux » d'interaction stratégiques à des schémas fondés sur la structure d'un « état de société » déterminant à l'avance ce que seront les interactions et leur issue. Le drôle de l'affaire est que l'explication du succès d'un paradigme de choix dans l'incertitude était fournie par un paradigme de la détermination par la position dans la structure, dont on venait pourtant à l'instant même de constater l'échec sur le terrain. Comme aurait dit le regretté Ernest Gellner au temps où il décrivait le combat entre le positivisme et l'hegelianisme : « Finalement, les positivistes ont raison, pour des raisons hégéliennes ».
Cette situation qu'un mauvais esprit trouverait cocasse n'est pas affaire de conjoncture bizarre ou de raisonnement fallacieux. Elle exprime très convenablement les relations à la fois symbiotiques et contradictoires entre la science politique et la démocratie depuis que Tocqueville appela à une nouvelle science politique pour un monde nouveau [2]. D'un côté ainsi que Popper l'avait vu la démarche scientifique et l'engagement démocratique vont dans la même direction, selon le schéma suivant :
Science (épistémologie normative)
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Démocratie (Théorie)
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Égale dignité des savants
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Égale dignité des citoyens
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Objectivité des protocole
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État de droit
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Refus de l’enchantement : explication
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Légitimité «ascendante»
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«endogène» sans intervention extérieure (du Mystère ou de l’«ad hoc»(
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«Trial and error». Conjectures et réfutations
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Choix.
Non irréversibilité des décisions.
Autonomie et «accountability».
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Mais la réalité a une autre face où les deux démarches divergent faisant des mondes jumeaux de « la démocratie devant la science » et de « la science devant la démocratie » des mondes disjoints où l'auto-élimination du sujet en proie à l'illusion est le « job » du savant, pendant que l'auto-création [110] du sujet n'acceptant que les contraintes auxquelles il a consenti est le « job » du citoyen.
Science
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Démocratie
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Objet théorique : Système
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Milieu pratique : conflit
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Processus, structure
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Histoire, volonté(s)
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Principes du monde réel : Régularités, adaptation.
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Assomptions : contingence, ruptures.
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Hasard
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Événement
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Nature du monde connaissable : Découpé, formalisé, finalisé.
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Nature du monde politique humain : sans frontière, sans loi fondamentale donnée par la nature
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Présupposés de l’explication : Objectivation, i.e. Détermination, hétéronomie, inconsciences des «sujets».
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Présupposés du sens commun démocratique : Noninstrumentalisation des citoyens, i.e. choix, autonomie, conscience des «convictions bien posées».
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Un mauvais esprit pourrait juger cette situation, cocasse bien à tort. Le problème n'est pas dans les erreurs commises par les savants mais dans la nature du monde observé. Le monde social humain n'est pas le monde physique ni donc le monde social animal dont il émerge. C'est par lui-même un « texte » n'attendant pas le savant pour [se] trouver du sens et de l'explication, où la justification normative fait partie de la cognition au même titre que la cognition empirique. Les sociétés humaines sont des formes de traitement de « situations-problèmes » qui croissent dans un terreau, ou un compost, pas très propre ni homogène fait de l'écologie (naturelle et sociale), de l'état des techniques, de la stratification sociale et de la distribution inégale des chances de vie, des cultures existantes, des savoirs transmis, des ressentiments et griefs, enfin de « circonstances ». Ainsi les sociétés font-elles partie à la fois du problème et de son traitement. La partie symbolique, culturelle et idéelle de ce traitement forme un ensemble de « réponses » où se mêlent l'empirique (« qu'est-ce qui est là ?, pourquoi et comment ?, est-ce bénéfique ou nuisible et à qui ?, comment cela fonctionne-t-il ? »), le normatif (« qu'est-ce qui est tenu pour valorisant, valorisé ou dégradant ? permis, interdit ou toléré ?) et le pratique (« que faut-il faire ? »). Sans ces réponses, le monde serait un chaos où Ego et Autrui seraient dépourvus de statut et de consistance, en bref d'identité.
Ces textes sociaux auto-produits expriment une réalité autre (et pas forcément plus complexe, notamment aux yeux de la mathématique) que la réalité sociale animale : une guerre « clausewitzienne » de Cabinet, un massacre de masse, un récit légitimateur mythique, un simple amendement budgétaire ou un banal préavis de grève ne semblent pouvoir être élucidés [111] par un recours à la zoopolitique même si celle-ci permet quelques plaisants propos de table sur les chimpanzés et les communautés académiques ou sur le paon comme membre de « la classe de loisir » et adepte de « la consommation ostentatoire » à la manière de Veblen [3]. Une solution de continuité conceptuelle sépare le darwinisme social du darwinisme tout court non parce que le monde humain n'est pas physique ni le monde physique « social » (au moins partiellement ) mais parce que le monde social humain n'est pas le monde animal (« nous ne sommes pas des babouins ») ni le monde physique (« nous sommes ADN mais nous ne sommes pas nos gènes »). D peut y avoir une science politique naturelle des chimpanzés mais non une philosophie politique des chimpanzés sinon par métaphore pour désigner ce que les chimpanzés [en fait l'observation des chimpanzés] peuvent enseigner à l'homme sur son origine et son fonctionnement (peut-être) et ses méfaits (sûrement). En revanche, s'il y a « science [de la] politique humaine », il y a, du même coup, « philosophie [de la] politique humaine », mais pas forcément dans les mêmes termes et selon les mêmes régimes d'énonciation et d'argumentation. Le régime philosophique ne domine pas le régime scientifique et réciproquement. Pas davantage la politique réelle, pratique ne dépend-elle logiquement de la philosophie ni de la science. Simplement ces trois régimes, qui peuvent historiquement devenir des systèmes d'action concrètement séparés, en fait, chacun avec ses agents propres, ne peuvent être mutuellement exclusifs, en droit. Chacun fait partie du contexte légitime des autres.
Je donnerai ici deux exemples de la relation entre le normatif et l'empirique que notre objet nous condamne à entretenir : le contenu de la légitimité d'un régime, les conditions de fonctionnement de la gouvernance démocratique. J'avais envisagé deux autres exemples mais me borne ici à les mentionner : la théorie de la démocratie délibérative, la mesure et l'interprétation du préjugé (notamment racial).
La Légitimité comme problème
et comme concept empirique
Faut-il rejeter le concept de légitimité hors du langage savant (en l'espèce de la science empirique, quelle que soit la relation entre celle-ci et le langage philosophique) ? On a pu ainsi considérer comme une « défense [112] faible », le fait « que les gens eux-mêmes, tout comme les gouvernements, pensent que la légitimité est importante » [4]. Barker propose une « défense forte » en faisant de la légitimité non pas un « facteur étranger » à un processus ou une organisation politique qu'il viendrait soutenir ou déstabiliser mais une partie intégrante de la politique à étudier empiriquement. La légitimité est alors vue comme participant « d'une symbiose politique dynamique où les arguments portant sur la légitimité sont à la fois cause et effet ». Très bien, mais le raisonnement est à double tranchant, identifier « l'objet » légitimité comme une argumentation sur la légitimité et faire de celle-ci une variable dépendante/indépendante expose à quelques questions empiriques délicates : quelle est la place des arguments élaborés dans la légitimation effective des formes politiques ? L'attraction exercée par le terme « légitimité » ne conduit-elle pas à prêter trop d'attention aux croyances, déconnectées de la façon dont les régimes politiques les construisent et circonscrivent, comme si la croyance devait avoir le même statut et le même rôle dans des régimes totalitaires, dictatoriaux ou démocratiques ? Qu'est-ce que cette variable explique ? Par quoi est-elle expliquée ? N'est-elle pas redondante par rapport à d'autres variables mieux identifiables qui permettraient de se dispenser de ce faux concept ? Ne conduit-elle pas à retomber dans l'erreur de prendre pour des arguments fondés sur la communauté des opinions, ce qui n'est que le produit de la consanguinité sociale des manières ?
On peut juger alors plus économique de substituer aux trois critères de légitimité détaillés par David Beetham (conformité au droit, justifiabilité par les croyances partagées, consentement exprimé) la recherche des effets pratiques des actions gouvernementales sur l'obéissance et le soutien ainsi que des opportunités, ouvertes ou non à l'action collective (O’Kane, 1993) et plus généralement, comme y invite Bourdieu, l'analyse de « la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social » (Bourdieu, 1982). C'est pour des raisons comparables que Jacques Lagroye a pu proposer de se concentrer sur « la légitimation » afin d'éviter la discussion de principes et de doctrines sans que soit établi leur rapport avec les pratiques effectives, discussion présupposant en outre une morale universelle (distincte de l'universalité de la morale) et un évolutionnisme reflétant de fait les propres biais normatifs des savants (Lagroye, 1985). Il est évidemment un peu facile de répondre à Lagroye que le déplacement de la légitimité vers la légitimation fait seulement passer des valeurs universalistes aux valeurs relativistes et d'un biais évolutionniste et ethnocentrique à un biais historiciste et fonctionnaliste, et à Rosemary O’Kane que le concept de soutien, à supposer qu'il soit clairement mesurable, ne volatilise pas celui de légitimité si l'on définit celle-ci comme une croyance jouant un rôle dans la production du soutien diffus à l'objet de la croyance comme le fait Easton [113] dans son analyse behavioriste et hautement abstraite du concept (Easton, 1965, chapitres 18 et 19). Ajoutons que, contrairement à ce qu'on a pu lui faire dire au temps lointain où il était de mode de la discuter, Easton n'a jamais prétendu que la légitimité est toujours nécessaire au soutien de certains régimes, ni qu'elle supposait un seul système de valeurs univoque dans une société. Il a sur ces deux points dit expressément le contraire quoique de façon plus embarrassée sur le second (cf. Easton, 1965,279 et 297-299). Même son intérêt jugé spécieux pour la notion de système politique, analytiquement coupé des autres systèmes sociaux ne l'a pas toujours empêché de saluer au moins du bout des lèvres la place des relations sociales ordinaires dans la construction de la légitimité.
Le débat sur la pertinence cognitive du concept de légitimité reste donc ouvert, même si chacun s'accorde sur le constat qu'il y a « quelque chose par là » entre l'acceptation des choses « parce qu'elles me semblent bonnes ou parce qu'elles me conviennent » (fondement de la passion ou de l'intérêt) et celle des choses « auxquelles je ne peux pas m'opposer » (fondement de la nécessité), c'est-à-dire entre le consentement ordinaire à un principe ou à un échange et la soumission forcée parfois ordinaire, parfois extraordinaire - dans les cas d'occupation ennemie ou de prise d'otages par exemple - à un pouvoir. Constat modeste jusqu'à la démission (au moins au regard de la science). Peut-être l'argument le plus intéressant, en faveur de l'usage de la légitimité a-t-il été donné par David Beetham dans la dernière partie de sa réponse à Rosemary O’Kane : « Si la justifiabilité des arrangements sociaux ou l'autorité morale des gouvernements n'avaient aucun impact sur les opinions et les comportements des gens ordinaires à leur égard, le débat philosophique deviendrait un exercice purement académique, étranger à toute vie sociale telle que nous la pratiquons. Définir le rôle des idées normatives dans notre vie institutionnelle et pratique est par conséquent aussi important pour le philosophe que pour le politologue. Bien que chacun use du concept de légitimité à des fins différentes, c'est néanmoins le même concept avec la même structure normative que j'ai tenté d'élucider. Quand le politologue institutionnaliste ou comparatiste explore les implications institutionnelles de tel ou tel principe de légitimité et leurs effets sur ce que les gouvernements peuvent faire ou ne pas faire - ce que j'ai appelé les principes enchâssés dans les pratiques institutionnelles - c'est alors une sorte d'activité philosophique. En outre, quand nous voulons expliquer non pas pourquoi les gens se comportent comme ils le font mais plutôt pourquoi les sociétés tiennent telle croyance et viennent à en changer, c'est à la validité de leurs raisons de les tenir dans un contexte donné que nous devrons recourir, autant qu'à la documentation purement factuelle. Tout le monde ne me suivra pas dans mon affirmation que l'histoire des principes légitimants n'est pleinement explicable que comprise comme une série [114] développementale selon des critères philosophiques normatifs, car c'est une conclusion qui n'est vraiment pas à la mode » [5].
Il est possible que la conclusion de David Beetham ne soit pas à la mode, mais les raisonnements qui y conduisent participent du climat d'impossible désenchantement du monde social si caractéristique du monde démocratique. Il se pourrait même que la conclusion si peu « mode » explicite, en réalité, de façon honnête ce qui reste implicite dans la contradiction culturelle qui tient le rejet de l'évolutionnisme et de l'universalisme libéral par le multiculturalisme et la déconstruction pour l'aboutissement réussi de la prétendument universelle poussée démocratique ... L'essai très souvent cité de Charles Taylor en est la manifestation naïve : il faut reconnaître la légitimité des identités culturelles collectives à l'intérieur d'une cité parce qu'il faut faire droit à la demande démocratique de reconnaissance des identités « authentiques ». En d'autres termes, l'authenticité individuelle vue par Rousseau, faite du détachement des contraintes collectives du groupe, et « l'authenticité » faite de l'immersion dans un groupe culturel, c'est la même chose ou, plutôt, le « progrès » vers la reconnaissance universelle des groupes culturels, seraient-ils contraignants et fondamentalement antagonistes, est la conséquence du progrès de l'individualisme démocratique libéral. La légitimité de celui-ci entraîne la légitimité de celui-là (Taylor, 1992). C'est ce genre de cabrioles qui nourrit le scepticisme des sociologues « durs » vis-à-vis des arguments de légitimité principiels, trop souvent confondus avec la pure mise en forme académique de « l'opinion correcte ». Nathan Glazer est arrivé apparemment à la même conclusion que Charles Taylor, mais sur une base différente, plus sophistiquée et plus réaliste : la légitimité de la reconnaissance du multiculturalisme, au terme duquel chaque culture doit être enseignée et célébrée par ses membres, est seulement la solution de substitution et de repli quand l'idéal d'égalité individuelle en termes de chances de vie n'a pu être pratiquement atteint. L'échec de l'évolution vers l'égalité matérielle a produit la vague de l'évolution vers la diversité culturelle (Glazer, 1997) [6]. Cela ne veut nullement dire que l'actuel multiculturalisme manifeste l'éclosion démocratique d'identités « authentiques » enfin retrouvées, car ces [115] identités évoluent elles-mêmes dans le temps si l'on veut bien prendre vraiment au sérieux la notion passe-partout de construit social [7]. Ce n'est pas vider la notion de légitimité de son sens (au bénéfice de la légitimation) que d'inviter à distinguer et contextualiser les « assertions de légitimité » avant de [ou afin de mieux] les insérer dans « l'histoire des principes légitimants » évoquée par David Beetham.
L'insistance de Beetham sur l'intégration du normatif et de l'empirique dans l'analyse de la légitimité a donc le mérite de signaler la contextualisation réciproque des deux démarches, mais elle ne porte pas atteinte à la neutralité axiologique weberienne. Celle-ci n'a jamais signifié que le savant perdait toute préoccupation morale en se livrant à son activité ni que celle-ci ne pouvait pas faire partie du « contexte de la découverte morale » (tout comme la posture morale peut faire partie du contexte de la découverte scientifique). Les exemples abondent aussi bien dans le domaine de la théorie démocratique [8] que dans celui de la gestion des biens communs (Ostrom, 1990,21-29 et 214-215). La neutralité axiologique signifie seulement que ces préoccupations ne l'autorisent pas « à porter atteinte à la dignité » de la science et de la morale en construisant un modèle formel ou flou intégrant de plein droit l'une à l'autre.
Il est par exemple courant de voir déduire du pluralisme social de fait un pluralisme de droit (« cela est bon »), voire une philosophie pluraliste radicale logiquement intenable par l'individu (Marcil-Lacoste 1992). La sociologie empirique nous a rendu familier le « consensus de composition », résultat non voulu, même si les acteurs qui l'ont produit, sans le savoir ni le vouloir, visaient méthodiquement des objectifs de leur choix (Bourdon et Bourricaud, 1986,105). On connaît aussi en philosophie morale la morale du pluralisme radical où les théoriciens du « compromis » arguent de la validité de la fondation d'une morale commune à partir d'un « compromis politique (Bohman, 1995) » ou d'un commerce entre opportunistes se considérant mutuellement comme des moyens au service de leurs propres fins, un kantisme (ou aussi bien un rawlsisme) inversé en somme (Rescher, 1993). L'argument moral doit être mené notamment contre Kant, Rawls ou Habermas et en s'appuyant éventuellement sur l'utilitarisme, pour répondre à la redoutable question : « Puis-je tenir pour morale une règle dont je sais qu'elle est d'abord à mon service ? » Mais il ne peut sûrement pas être mené [116] sur la seule base de l'argument sociologique. En effet celui-ci suppose, parfois, en général, et en tout cas dans cette situation précise, que les hommes sociaux ne savent pas très bien ce qu'ils font et n'en maîtrisent pas les conséquences, c'est pourquoi ils font ce qu'ils font tout en disant ce qu'ils disent, sans pour autant qu'ils disent des mensonges ni que ce soit sociologiquement dénué d'importance.
Or, l'argument moral est supposé s'adresser à la conscience, il parle à quelqu'un qui doit admettre par hypothèse que l'argumentateur sait ce qu'il dit, sinon il ne l'écouterait pas. Il est donc sans portée car autodestructeur quand il invoque le fait que les hommes (donc l'argumentateur) agissent et parlent [quelque peu] inconsciemment. On retrouve ici le vieux paradoxe du Cretois historicisé par Mannheim pour se casser la tête sur l'identification et la critique de l'idéologie par des hommes idéologiques. Plus précisément, si des pratiques violent la norme morale que l'on veut justifier (instrumentaliser les autres ou les traiter en ennemis viole la norme de coopération), il est logiquement impossible de les utiliser pour justifier la norme, même si leurs conséquences non voulues ont produit une morale commune. Cela reviendrait à justifier la norme « pacta sunt senanda » par le fait que les violateurs de la norme ont réalisé à la longue dans le jeu réitéré qu'ils avaient tout compte fait intérêt à tenir leur parole. En ce sens les normes peuvent être explicables par le jeu du self interest mais elles ne peuvent être justifiées de cette façon sans que le processus même d'émergence des normes en soit compromis [9]. Le compromis politique pluraliste peut expliquer l'émergence d'une moralité commune à des ennemis (ou des étrangers) moraux, il ne peut la justifier sans se contredire et, si l'émergence réussit, cette « justification » deviendra absurde puisque les étrangers moraux ne le seront plus, ayant quelque chose en commun. La justification d'une morale du pluralisme radical ne peut résulter que d'autre chose que du consensus de composition : il faut avoir une envie, métaphysique ou viscérale, d'y croire. Il ne s'agit pas d'opposer une « bonne » à une « mauvaise » démonstration-déduction de la valeur à partir du fait, mais simplement, de pointer l'impossibilité de la déduction et d'argumenter ensuite, sur le plan moral ou « philosophique », qu'étant donné le monde empirique, par exemple politique, tel que nous croyons le connaître, telle argumentation paraît meilleure qu'une autre [10].
[117]
Sur la gouvernance démocratique
Aucun gouvernement démocratique, qu'il soit conservateur ou réformiste, néo-libéral ou interventionniste (et surtout s'il est conservateur ou néo-libéral) n'oserait plus revendiquer l'admirable formule du troisième Marquis de Salisbury, premier ministre britannique au début du siècle, félicitant Palmerston d'avoir « accompli avec succès la tâche la plus difficile et la plus salutaire pour un gouvernement parlementaire : ne rien faire » [11].
Je partirai de Max Weber en 1918, il y a près de 80 ans maintenant. Dans son texte Gouvernement et Parlement dans une Allemagne en reconstruction, il s'en tenait à deux règles simples pour promouvoir ce qu'il appelait un « esprit de décision clair et froid » et ceci dans une politique qu'il considérait à sa manière comme démocratique et non pas autoritaire. Les deux règles de Weber étaient simples : un petit nombre de décideurs et d'autre part une responsabilité non équivoque de ceux-ci les uns vis-à-vis des autres et vis-à-vis des gouvernés [12]. En 1963, James McGregor Burns écrivait un livre (Burns 1963), dans lequel il montrait, pour prendre l'expression d'un sénateur américain récemment démissionnaire, que quand tout le monde contrôle personne n'est responsable, « when everybody is in check, nobody is in charge ». Le problème qu'il posait devait être connu ultérieurement sous le terme de « démocratie divisée », (« divided democracy ») (Fiorina, 1992), c'est-à-dire le problème de savoir si, quand on a des règles de veto, des règles de partage, des règles de super majorité, il est possible d'arriver à une décision qui puisse être compréhensible pour les citoyens. Bien entendu ces deux références se situent dans des contextes relativement précis. En 1917-18, quelles sont les grandes caractéristiques que Weber assigne aux défis sociaux ? La montée des masses, l'expansion du capitalisme organisé, le pouvoir ou du moins la simple indispensabilité de la machine bureaucratique, qu'elle soit administrative ou économique, et enfin le nationalisme. Dans notre contexte européen ou occidental actuel le complément terme à terme pourrait être la multiplication des poussées individualistes, l'importance des marchés financiers internationaux qui est largement explicative, mais pas totalement, [118] de ce qu'on appelle la crise des États-providence (puisque notamment il est plus difficile dans un marché ouvert de transférer sur le consommateur les coûts de la protection sociale nationale), le pluralisme de la gouvernance, c'est-à-dire le fait que des acteurs sociaux qui n'ont ni le statut de bureaucratie publique ni le statut d'autorité élue sont de plus en plus actifs et importants dans le processus de production, d'exécution et de mise en œuvre de décisions publiques [13], et enfin le multiculturalisme à l'intérieur d'un même Etat-nation. De même lorsque James McGregor Burns écrivait son livre, le problème n'était pas un problème de ressources ni davantage un problème de multiculturalisme ou de globalisation financière. C'était avant tout un problème de leadership, un problème de la politique des groupes d'intérêt et aussi de ce qui va donner naissance à la littérature sur le « Rent Seeking », sur les coalitions de distribution [14], bref sur le fait qu'un gouvernement divisé ou un système divisé de type Madisonien est un système qui permet à des intérêts acquis de se grouper et de peser de manière plus que proportionnelle à leur force démocratique dans la répartition des ressources et la répartition des bénéfices.
L'un des principaux problèmes de gouvernabilité, au sens de Renate Mayntz et non de Huntington (celui-ci insistait seulement sur la surcharge provenant de l'accroissement des demandes de masse dirigées vers le gouvernement et compromettant la stabilité institutionnelle de celui-ci (Huntington, 1975)), provient de la capacité croissante d'un certain nombre de secteurs de résister avec succès à tout guidage politique, centralisé ou non, dans la mesure où ils ont une capacité d'auto-reproduction et d'auto-défense considérables (Mayntz, 1993 et Mayntz, 1998). Cela qui risque de rendre de plus en plus difficile le traitement des externalités négatives, alors que celui-ci est l'une des bases fondamentales de la légitimité de l'Etat, si l'on en croit la théorie des biens publics. Les problèmes de la décision et du gouvernement ne sont pas des problèmes nouveaux pas plus que le fait que nous fonctionnions sur des normes et des valeurs contradictoires pour y faire face : un système social, un système politique ne sont pas forcément logiques. Une société n'est pas logique, elle fonctionne sur des bases contradictoires, démocratie et marché sont deux systèmes de choix collectifs, deux systèmes d'allocation de ressources produisant deux titres sociaux, la propriété et la [119] citoyenneté. La « démocratie de marché » elle-même connaît deux sujets politiques légitimes : les individus formant une pluralité, le peuple présumé uni parce que souverain, ce qui pose le problème de l'identification des unités segmentées et corporatives socialement légitimes (professions, classes, cultures, races, « genres », « intérêts ») [15]. Elle connaît aussi deux principes de justification des normes, les droits et la règle, deux exigences du bon gouvernement, qu'il soit responsive, sensible aux demandes sociales, représentatif du maximum de demandes déclarées légitimes dans le système constitutionnel, mais en même temps qu'il soit problem solving, effectif et efficace [16].
Enfin, dernière contradiction et non la moindre actuellement, nous envisageons un système politique européen. Je voudrais rappeler la thèse soutenue par Ernest Gellner : il nous présente l'individu social contemporain comme ce qu'il appelle un « homme modulaire », c'est-à-dire un homme qui est un consommateur sceptique au capital cognitif variable très large et au capital cognitif fixe faible, du fait de la faiblesse ou du déclin des rites d'initiation attestant l'entrée dans un monde donné et fortement interdépendant. L'homme modulaire n'est pas un meuble marqué par un style déterminé sans lequel il perdrait son identité comme l'homme tribal d'Ibn Khaldoun politiquement émasculé par son atomisation dans le monde de la ville, il est plutôt capable de participer à des associations effectives et spécifiques sans que celles-ci soient garanties par un parte sacré fondant tout l'ordre social. Ni l'ordre moral, ni l'ordre politique, ni l'ordre de la science ne sont liés l'un à l'autre et unifiés par un ensemble de pratiques ritualisées et sacralisées. Or, dit Gellner dans un petit chapitre intéressant, « cet homme modulaire est un nationaliste », ce qui apparaît contradictoire ; son explication est simple dans son paradoxe apparent. La modularité suppose une communication « décontextualisée » c'est-à-dire non dépendante des autres caractères sociaux de ceux qui échangent des informations, des arguments ou des promesses : ni le marché ni la bureaucratie ni la [120] communauté scientifique ne connaissent l'ordalie [17]. Mais ce monde désenchanté où chaque type de relation est déconnecté des autres requiert la définition des unités politiques en termes d'identité de culture, afin de permettre la communication entre individus anonymes mobiles et substituables dans une société de masse : la nation est cette communauté sémantique où l'Etat diffuse une haute culture définissant les aires de communication, de substituabilité des individus et de solidarité entre ceux-ci. L'homme modulaire conclut Gellner a besoin d'une Gesellschaft politiquement protégée bien qu'il en parle dans l'idiome d'une Gemeinschaft spontanément créée : « la rhétorique du nationalisme est en rapport inverse à sa réalité sociale, elle parle de Gemeinschaft et est enracinée dans une Gesellschaft. sémantiquement et souvent phonétiquement standardisée » (Gellner, 1994).
Cette « communauté imaginée » n'est pas moins réelle pour être un artefact dont le langage ne masque la réalité que pour mieux la confirmer : la nation doit être tenue pour donnée et construisant ses membres pour que sa construction soit « réussie ». À partir du moment où existent une multiplicité de secteurs de connaissance et une multiplicité de principes de choix, il est difficile de fonder la croyance en une communauté donnée quelconque sur la fonction que celle-ci doit remplir [permettre que le jeu des choix rationnels produise des résultats collectivement légitimes (Taylor et Singleton, 1992)] ou de la considérer comme le résultat non voulu de mouvements égoïstes comme le veut une partie de la théorie contractualiste, et encore plus de la construire comme le résultat voulu d'un effort d'inculcation d'une « religion civile » destinée à promouvoir la solidarité comme le veulent les théories républicaines et au moins une partie des communautaristes. La nation est cette « idée » (dont l'Etat est présenté comme la réalisation alors qu'il en est souvent le créateur) qui justifie les transferts sociaux au nom d'une communauté rassemblant et superposant la culture, la souveraineté, les systèmes de transfert, et j'ajoute le pouvoir de faire la guerre [18]. Il en découle une contradiction entre l'homme modulaire et l'idée de système politique européen : le problème ne réside pas, ou pas seulement, comme on a coutume de le dire dans le non-ajustement entre un état de droit économique européen et l'absence d'état social de même niveau, mais plutôt dans la difficulté de concevoir l'organisation d'un welfare européen commun à une pluralité d’États-nations alors que jusqu'ici le Welfare State n'a été rendu possible que par l'Etat-nation. La libre [121] circulation des biens peut être accommodée dans un univers d'Etats-nations (la Grande-Bretagne « thatchérienne » a manifesté ici une remarquable continuité avec son passé long et pour une bonne raison : c'est dans ce modèle qu'elle se développa la première). Il n'en va pas de même pour l'organisation de la solidarité impersonnelle de vastes ensembles anonymes. Il n'est donc guère étonnant de voir se déployer la tension entre, d'une part, un welfare state européen requis par la circulation des hommes et des idées et permettant à son tour le développement d'une opinion européenne et d'autre part l'impossibilité de concevoir concrètement un Etat-nation européen.
L'on sait bien qu'une des solutions toutes faites consiste à dire « le mal vient de la rigidité bureaucratique (variante : « de l'arrogance technocratique ») et ce qu'il faut c'est faire participer de plus en plus de gens à des organisations publiques de plus en plus autonomes ». IL faut par conséquent que la démocratie s'étende dans tous les domaines et qu'il y ait responsiveness partout dans tous les secteurs. Ainsi tous les problèmes seront résolus puisque l'on ira vers le problem solving grâce à un management partenarial. Comment douter d'une recette si élégante ? Je ne voudrais pas faire trop vite la fine bouche ; on notera cependant le risque de confusion entre le gouvernement et le management. L'idée de « nouveau management public » s'est développée à deux fins, qu'il conviendrait de mieux distinguer : l'allocation et la gestion plus rationnelles et plus efficientes de ressources non indéfiniment extensibles (en clair « peut-on être plus efficient pour moins cher ? » et « la micro-réglementation tatillonne ne déresponsabilise-t-elle pas des agents sous statut protégé au détriment de la performance au profit des usagers ? »), mais aussi la solution de la contradiction entre le problem solving et la responsiveness, entre le traitement des problèmes et la sensibilité (Eliassen et Kooiman, 1993 ; Finger, 1995). Les relations complexes entre le management public, le gouvernement et la politique méritent qu'on s'y arrête un instant. Le premier a certainement pénétré les deux autres [19]. Même si l'union européenne paraît un puissant instrument d'apprentissage intellectuel à cet égard, notamment dans la gestion des Fonds structurels, le mouvement semble de plus longue portée (Peters et Savoie, 1995). Un certain nombre de principes tels que la substitution du gouvernement par les buts et les résultats au gouvernement par la règle, la prise en compte de tous les intérêts des futures générations, la négociation des règles, l'autonomisation des services, l'évaluation des résultats et donc des objectifs deviennent les éléments d'une nouvelle vulgate (Kooiman et Vliet, 1993) tout comme le changement des relations entre « l’administration » et « la politique » : la politisation de l'administration fondée sur l'adaptation du gouvernement au management est astucieusement conjecturée par Hans Ulrich Derlien en terme de changement des rôles [122] requis des fonctionnaires ; si à l'opposition classique patronage partisan - mérite bureaucratique se substitue la dualité politisation fonctionnelle (engagement envers les buts et pas seulement conformité dans la gestion des moyens) - mesure de la performance, alors la décentralisation des responsabilités est de nature à rendre plus aigu le problème du contrôle politique des responsables administratifs en même temps que celui de leur sélection par leur valeur marchande (leur performance) (Derlien, 1993 ; Mayntz et Derlien, 1989).
Le problème est que le management public ne s'adresse pas au même domaine et à la même cible que le gouvernement. Le gouvernement est un processus plurifinalisé, le management est un processus monofinalisé ou plutôt avec un certain nombre d'objectifs que l'on peut séparer (c'est pourquoi James Wilson a parfaitement raison de souligner qu'aucune organisation publique ou privée ne peut bien fonctionner si elle a une trop grande variété de tâches requérant trop de métiers concurrents (Wilson 1989, 370)), alors que dans le gouvernement, comme l'a expliqué Aron Wildavsky, les objectifs ne peuvent pas facilement être éclaircis dans la mesure où ils sont eux-mêmes le résultat d'interactions sociales et de débats politiques (Wildavsky, 1979). Le gouvernement s'adresse aux citoyens, le management s'adresse aux clients ou aux opérateurs. Le gouvernement est normativement déclaré comme représentatif, au sens que Bernard Manin a développé dans son livre Principes du gouvernement représentatif (élection des gouvernants, indépendance de droit de ceux-ci soumis seulement à la loi et à la réélection, épreuve de la discussion, liberté de l'opinion) (Manin, 1995), le management visant à être normativement participatif (nomination sur des bases techniques et/ou « politiques », décentralisation des responsabilités, mesure de la performance, évaluation pluraliste). Il s'ensuit que l'on peut avoir une confusion, qui me paraît se développer aussi bien dans le domaine régional que dans le domaine national, entre les exigences d'un bon gouvernement et les exigences d'un bon management. Les exigences d'un bon management ne répondent pas au problème du gouvernement démocratique dont a parlé Fritz Scharpf.
Le problème du gouvernement démocratique est double : le gouvernement est-il accountable, doit-il et peut-il rendre des comptes et sur quelles bases ? Sur quel crédit de confiance global peut-il compter de la part des citoyens, non seulement pour faire face à un problème particulier mais tout simplement... pour gouverner, c'est-à-dire prendre des initiatives et faire face à la double tâche d'agrégation de demandes et de direction de court et de moyen terme [20] ? En apparence ces deux exigences (rendre des [123] comptes, inspirer confiance) sont exactement celles du management public mais c'est une illusion qui se dissipe dès que l'on pose la question « à qui ? ». Pour le gouvernement la réponse est « le peuple souverain », pour le management c'est « les intéressés ». Pour le premier, dans la politique de l'opinion, il s'agit de rendre des comptes et d'inspirer confiance à un public général, de citoyens ou de leurs représentants (les « professionnels de la politique ») et dans la politique des problèmes à un public « mixte » où prédomine le plus souvent le public particulier à chaque « policy », des intérêts, des rôles spécialisés mais où peut intervenir à tout moment le public général [21] activé ou manipulé par les professionnels de la politique (élus et militants partisans), les militants du secteur et les médias « alertés ». Pour le management, le public est limité aux « stake holders », supérieurs, propriétaires (s'il y a lieu), clients et usagers. Cette généralité du public du gouvernement opposée à la spécificité des publics du management explique que dans le premier cas, l'exigence de compte-rendu et de confiance est une obligation de premier degré ayant sa raison d'être en elle-même du fait de la souveraineté du peuple : pour être démocratique un gouvernement doit s'y conformer. Dans le management, c'est une obligation de second degré ordonnée à une autre obligation, déterminée par l'objectif assigné à l'organisation (rendre la justice rapidement et équitablement, construire et entretenir une infrastructure au meilleur coût, assurer un service public déterminé, etc. ...) : le problème du management n'est pas de savoir s'il doit rendre des comptes mais s'il fait les choses mieux, et il peut, peut-être, les faire mieux en rendant des comptes et en étant participatif. Autrement dit, à la question du gouvernement « le gouvernement des Etats fait-il les bonnes choses ? », le management répond en disant « peut-on faire les choses mieux ? », ce qui n'est pas le même type de question.
Dans ces conditions, je tendrais à distinguer volontiers - alors qu'on tend à les confondre - les différentes formes de management en terme de plus grande participation, de plus ou moins de partenariat, de plus ou moins grande rationalité, des différentes formes de gouvernement, avec les mêmes critères de participation, de démocratie et de rationalité, mais ne s'appliquant pas aux mêmes missions. Je ne pense pas que l'on puisse les rassembler comme l'on a tendance quelquefois à le faire avec des glissements de sens dans la doctrine du « nouveau management public ». En effet, la science des organisations connaît les familiers « dilemmes de l'accountability » : des actes « appropriés » (c'est-à-dire conformes aux normes légales ou morales) sont-ils aussi « bénéficiaires » (en termes de conséquences collectives). Comment le jugement combine-t-il ces deux critères ? Les comptes-rendus sont-ils jugés sur la propreté et la propriété des moyens ou sur l'efficacité des résultats ? À supposer ce premier dilemme (« machiavellien ») écarté par la [124] création de situations où les actions les plus appropriées sont aussi les plus efficaces, survient le second dilemme : est-il possible de faire passer l'épreuve de la reddition de comptes à des actions paraissant inappropriées ou coûteuses dans le court terme, mais appropriées et bénéficiaires dans le long terme ? De ce fait, une accountability maximale dans le court terme peut compromettre inexorablement la capacité d'une organisation de maintenir son cap sur le long terme [22]. Ces dilemmes sont beaucoup plus difficiles à résoudre pour le gouvernement démocratique, affronté au peuple souverain et condamné à être « réceptif » (responsive) que pour le management, même participatif, adossé à l'impératif de survie de l'organisation spécifique et condamné à être efficace (problem solving) ... sauf si celle-ci est emportée dans le maelstrom de la politique générale, au lieu d'être fermement soutenue par les missions qui lui sont confiées et la confiance qui lui est accordée par le gouvernement qui a défini son rôle. Il n'est peut-être pas étonnant dans ces conditions que des princes clairvoyants, faute de soumettre les citoyens eux-mêmes à l'obligation de rendre des comptes [23], tâche logiquement contradictoire (un souverain peut-il rendre des comptes - et à qui ? - sans cesser d'être souverain ?), préfèrent modestement s'en remettre à la logique d'un état de droit judiciairement garanti, limitant les fonctions et les responsabilités du gouvernement et inculquant au peuple et à ses élus, par la nécessité d'une saine concurrence marchande, la sagesse et le sens de la mesure que l'amitié civique et la solidarité démocratique sont impuissantes à promouvoir (Olsen et Peters, 1996).
Ceci m'amène à la dernière question : à supposer que l'on ait formulé avec suffisamment de clarté la question du rapport du régime avec les performances et la question du rapport du management avec le gouvernement, quels en sont les effets dans le croisement des niveaux et des réseaux de ce que Léon Lindberg a appelé « tbe european would be polity », la soi-disant communauté politique européenne compactée par Philippe Schmitter en « euro-polity » [24]. Ce thème mériterait à lui seul un article tout entier, de [125] très nombreux livres et travaux lui ayant été déjà consacrés. D n'est introduit ici qu'en tant que réponse (ou question supplémentaire) aux problèmes que l'on vient d'évoquer. Le raisonnement que je vais esquisser servira surtout dans mon esprit à montrer pourquoi la conception que Fritz Scharpf a défendue [25] est la plus adaptée (peut-être la seule) à l'intelligence empirique et normative d'une construction européenne, qui ne peut pas être transformée dans un proche avenir en polité (polity) démocratique ni assumer les fonctions d'un Etat providence national. On doit abandonner toute idée d'une Europe unie fonctionnant selon un système de gouvernement représentatif qui s'adresserait à un demos de citoyens en ajustant un discours programmatique de solution de problèmes, supposant une rationalité synoptique (un ordre de préférences transitives, et un seul, maintenu dans la continuité), à une pratique stratégique de solution de problèmes, supposant une rationalité disjointe et incrémentale (Lindblom 1965, chapitre 9). En citant Giandomenico Majone (1996), mais en l'interprétant peut-être autrement que ce que lui-même en ferait, l'Europe ne peut avoir qu'un système de divided government sans démocratie, c'est-à-dire un partage des pouvoirs, un partage des postes entre groupes, un système de log rolling, et de pork barrel politics [26], et, probablement, des règles de super majorité de manière à empêcher qu'une majorité relative formée de groupes insuffisamment forts ou insuffisamment légitimes puisse imposer des décisions. Ce divided government se combinerait avec un système de « confédération consociative », c'est-à-dire autonomie des segments, veto de l'un d'entre eux, cartel des élites et représentation proportionnelle, tout ceci favorisant les intérêts sectoriels, territoriaux, déjà installés ou ayant une possibilité de mobiliser (je pense à l'écologie, seul intérêt inter-groupes, qui a une possibilité de mobiliser fortement au-dessus des intérêts professionnels, culturels et de classe), mais la priorité restant aux intérêts sectoriels ou territoriaux. Il n'est pas étonnant que la seule version concevable de démocratisation de la représentation par intervention d'un forum de citoyens européen soit une sorte de modernisation des Etats Généraux de la monarchie française (certains projets de forums de citoyens discutés à [126] Strasbourg reprennent même les trois « états » par la réunion périodique des représentants de la « société civile » - associations, groupes, etc. ... -, des représentants des autorités politiques, notamment parlementaires et enfin la bureaucratie européenne - le clergé ! -). Voilà les trois Etats du système des Etats Généraux, qui a sa logique si l'on regarde le problème de la confédération consociative. Si ce système de gouvernement paraît à la fois peu convaincant et peu séduisant, alors nous revenons au problème classique, à savoir que si la Communauté européenne n'est pas (encore ?) une polité démocratique, comment la concevoir autrement que comme système de régulation et non de transferts, un état de droit économique et non pas une économie politique de marché ?
Il est temps d'admettre que l'observation et l'analyse de la démocratie ne nous autorisent plus à opposer une science sans valeur (je veux dire « value free ») à une philosophie sans science (je veux dire « qui oublierait tous les faits » au bénéfice de la seule « logique du concept ou du principe »). Je ne renonce pour autant ni à la neutralité axiologique strictement entendue ni à la prétention de la science politique à dire quelque chose d'empiriquement vrai. Actuellement, deux conceptions de la science politique s'affrontent : une science avouant ses valeurs (c'est-à-dire présentant une vision ontologique de ce que le monde politique pourrait être - donc devrait être - non seulement pour être connaissable mais aussi pour être vivable) et leur reconnaissant officiellement une place dans l'argument scientifique non pour le contraindre et le confiner par l'argument d'autorité, mais pour les rendre plus explicites et donc plus discutables ; une science qui nie et dénie leur existence dans le social-observant pour les réduire dans le social-observé au statut de rationalisations de systèmes d'intérêts, ce qui en faisant échapper le savant au monde social-humain rend la science sociale-humaine impossible puisque celle-ci est justement fondée sur la communauté potentielle de langage naturel entre l'observant et l'observé.
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[1] Comme par enchantement c'est à peu près au même moment (vers 1975-1980) que disparaissait provisoirement la querelle sur « l'idéologie » présente dans la théorie empirique de la démocratie chez Dahl ou Easton et les théoriciens de la démocratie élitiste, puis le débat de philosophie analytique sur les « concepts essentiellement contestables » qui ne peuvent qu'incorporer des jugements de valeur camouflés et déniés, débat importé dans la théorie politique par Quentin Skinner, John Gray et Steven Lukes. Je suis personnellement très frappé de la pacification du débat sur la démocratie dans la science politique dominante et même ailleurs. Tout est soupçonné et déconstruit parce que toujours culturellement biaisé ou « gndered » ou ce que vous voulez ... sauf la démocratie (et bien sûr « la démocratisation de la démocratie »). Celle-ci n'est jamais un problème (empirique ou pratique), c'est presque toujours la solution, et si elle n'apparaît pas telle c'est parce que les hommes (ou si l'on est optimiste les méchants gouvernants et les affreux impérialistes) ne sont pas assez démocrates de même que Dieu fait le bonheur de tous les justes et que si ceux-ci ne sont pas heureux, c'est sans doute qu'ils manquent de foi. Le problème théologique de la théodicée a ainsi son pendant dans celui de la sociodicée démocratique. Comme le Dieu chrétien la Démocratie a d'ailleurs trois personnes, « Forte » (Le Père), « Représentative » (Le Fils), « Démocratisée » (traversant toutes les institutions sociales, le Saint Esprit). Et bien sûr il y a une abondance de faux dieux (« la démocratie délégative », « la démocratie délibérative », « la démocratie tribale », « la démocratie chrétienne » ou « islamique », etc ... etc ...).
[2] L'article de Smith (Smith, 1997) me paraît intéressant au-delà de la tradition américaine dont il faut reconnaître par ailleurs qu'elle pénètre et anime à peu près 90% des political scientists professionnels dans le monde, y compris ceux qui sont étrangers à la société américaine particulière.
[3] Attention. La comparaison telle que je la formule semble futile et mondaine. Le travail des biologistes évolutionnistes ne l'est pas quand ils expliquent ce qui semble défier la logique darwinienne (en quoi la queue du paon y répond-elle ?, n'est-ce pas un « handicap » ?) de façon darwinienne comme l'autopromotion du mâle permettant à la femelle de choisir le plus apte à la reproduction (Zahavi, 1997) et il se peut bien que ceci fonctionne aussi chez l'animal humain pour expliquer des conduites « irrationnelles ». Cf. aussi Cronin 1992. Est-il cependant trop simpliste de remarquer que nous avons tous lu - ou pourrions lire - Veblen alors qu'aucun paon ne lira jamais Helen Cronin ou Zahavi ?
[4] Barker (1994,101) Intervention dans un débat sur le livre de Beetham 1991, ouvert par Rosemary O’Kane (1993), avec la réponse de David Beetham (1993).
[5] Beetham (1993,490-491). La référence à « la validité de leurs raisons » pose un problème inévitable. Aux yeux de qui « la validité » est-elle établie ? Aux yeux des acteurs observés ou aux yeux du savant moraliste observant ? Le contexte de l'expression suggère la deuxième réforme car la première pourrait être atteinte par « une documentation purement factuelle » sauf si l'on considère que l'on ne peut jamais atteindre empiriquement l'interposition du sens d'une croyance.
[6] Je ne soutiens pas ici que cette explication est incontestable (il peut y avoir d'autres hypothétiques variables indépendantes que l'évolution vers l'égalité matérielle) mais seulement que, tout en mélangeant énoncés normatifs et configurés, elle se prête mieux que celle de Taylor à l'isolement et au test des énoncés empiriques.
[7] En ce sens Hollinger (1995).
[8] Quentin Skinner l'avait relevé pour montrer que de nombreux travaux sur la démocratie comprenaient à la fois des énoncés dénotatifs et des speech-acts prononçant un jugement évaluatif (Skinner, 1973). Est-ce que cela prouve vraiment que les concepts de science politique sont « essentiellement contestables » ou bien ne vaut-il pas mieux insister sur le fait que le lien entre les deux types d'énoncés peut n'être pas toujours assez puissant pour vicier le contenu scientifique de la recherche ? (Laveau, 1985).
[9] Le fameux livre qui a développé l'argument de la coopération fondée sur le tit-for-tat dans le jeu réitéré (Axelrod, 1984) me paraît excellent pour expliquer mais de faible portée pour justifier sauf si l'on croit évidemment non seulement que le droit émerge du fait (le vieil adage ex factis jus oritur) mais que le droit est le fait. C'est justement tout le problème.
[10] C'est ce que j'ai essayé de faire dans « La démocratie à l'épreuve des pluralismes », Revue française de science politique, 46(2) avril 1996, p. 225-279.
[11] Palmerston était mort en 1865, l'admiration provocatrice de Salisbury montre que déjà en ces temps, la tâche n'était pas évidente. L'idée que le gouvernement « résoud des problèmes » [ou qu'on « l'attend là »] est aussi indispensable au fonctionnement de la politique démocratique que celle de l'affrontement de la politique à des « défis sociaux » l'est à la sociologie politique moderne, qu'elle soit historique, structural-fonctionnaliste ou stratégique. Je prends ces idées pour ce qu'elles sont : des schémas fortement métaphoriques fournissant un cadre aux problématiques et aux théories quitte pour celles-ci à le remettre en cause (Leca 1996a et Leca 1996b)
[12] Weber (1918,1460). (Inaccessible en français. La traduction anglaise est elle-même incomplète).
[13] C'est pourquoi il est possible que la théorie des « régimes » de gouvernance venue des études urbaines nord-américaines et des relations internationales, toutes deux caractérisées par l'absence de centralité d'un gouvernement public s'étende aux conditions de l'Europe occidentale et de ses Etats. Pour l'instant les régimes locaux sont ceux qui sont le plus concernés (cf. Keating, 1993 ; Stoker et Mossberger, 1994 ; Voir pour une comparaison entre les deux domaines : Keohane et Ostrom, 1994)
[14] Oison (1982) ; Stigler (1975) ; Tollison (1982) ; Mueller (1989). L'ennui est que des observateurs mal élevés ont osé remarquer qu' « il n'y a pas de preuves décisives de l'existence et de la fréquence effectives de ce phénomène » (Green et Shapiro, 1995,100 note)
[15] Sur le pluralisme, voir Graziano (1996) et Leca (1996).
[16] Cette distinction correspond à celle de Fritz Scharpf entre les deux dimensions de l'auto-détermination collective : du côté des intrants, l'auto-détermination requiert que les choix politiques soient conformes aux préférences authentiques des citoyens auxquels le gouvernement doit rendre des comptes (la question de savoir s'il existe un seul ordre de préférences collectives authentiques et s'il existe un moyen mathématique de l'exprimer est évidemment la croix de toutes les théories politiques formelles depuis Rousseau et Condorcet comme celle de savoir quelle est la meilleure forme de traitement délibératif du désaccord est la croix de toutes les théories empiriques et normatives depuis Montesquieu, Madison et John Stuart MUT). Du côté des extrants, l'auto-détermination requiert un contrôle effectif au. destin collectif par les gouvernements. (Scharpf, 1999)
[17] Mais Max Weber découvre lors de son unique séjour aux Etats-Unis que l'homme d'affaires qui participe au baptême des adultes acquiert ainsi sa place dans le milieu d'affaires local ...
[18] La liaison entre « warfare » et « welfare » ne fut pas le monopole de l'autoritarisme allemand. Beveridge en 1942 souligne la parenté entre la solidarité devant l'ennemi et devant le risque. Theda Skocpol a documenté exhaustivement certains aspects militaires du Welfare State aux Etats-Unis (Skocpol, 1993).
[19] L'un des articles pionniers a été March et Olsen (1983)
[20] J'ai développé deux aspects du gouvernement dans « La gouvernance de la France sous la Vème République » et « Gouvernance et institutions publiques. L'Etat entre sociétés nationales et globalisation » cités supra.
[21] Ces deux publics constituent les deux « courants » que John Kingdon a nommés « policy stream » et « political stream » (Kingdon, 1984)
[22] Mardi et Olsen (1995,151-152). Pour d'autres arguments sur la difficulté des engagements de long terme, Shepsle (1991)
[23] Cette intéressante idée est présentée par Mardi et Olsen (1995,153)
[24] Le terme polity, ou en français « polité » (pour distinguer de « société ») me paraît moins chargé d'affects que « communauté » et donc préférable. Il renvoie à l'idée d'une polis, de « cité » plus que de « gemeinschaft. ».. Il est vrai que les deux concepts se rejoignent si on les pousse soit vers une connotation maximum (pour désigner des totalités) soit à l'autre bout vers une dénotation maximum (pour désigner toute forme d'arrangement organisé). Le terme « communauté » qui ne saurait s'appliquer à l'union européenne dans le premier sens (totalité) le peut parfaitement dans le second (organisation). C'est d'ailleurs en ce sens qu'on parle de la [puis des] communauté[s] européenne[s], ou aussi bien de la « communauté internationale », par un glissement et un affadissement de sens analogue à celui qui a déconnecté « l'université » comme organisation d'enseignement et de recherche des idées d'univers et d'universalité.
[25] Scharpf (1999). En français voir aussi sa contribution à Politique et Management Public. 1997.
[26] Notons que la « démocratisation » de l'assemblée parlementaire européenne en rapprochant les élus de leurs circonscriptions, ce qui n'est guère le cas pour le moment, (au moins en France où personne ne sait au juste d'où et de qui Bernard Tapie était le député européen) ne changerait pas la perspective puisque la « pork barrel politics » se développe précisément par la recherche de bénéfices apportés à une « oanstituency » particulière par une dépense permise par un prélèvement général. Cf. Ferejohn (1974). Pour une appréciation plus nuancée des causes de la pratique, v. Stein et Bickers (1994).
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