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Fernand Daoust.
1. Le jeune militant syndical, nationaliste et socialiste, 1926-1964
Introduction
Fernand Daoust s’avance lentement vers le microphone. Comme à son habitude, il semble calme, en contrôle. Toutefois, il est particulièrement concentré. Plusieurs déléguées, affairées ici et là dans la salle, regagnent leur place. Un silence exceptionnel fait de tension et de malaise s’installe dans l’assemblée. Pour la première fois de la semaine, des centaines de syndicalistes anglophones installent de peine et de misère les écouteurs qui leur permettent de capter la traduction simultanée. Le silence est lourd lorsque le leader québécois prend la parole de sa voix forte et grave.
Confrère White, vous venez de faire un fantastique discours. Il est magnifique ce projet que vous avez décrit devant nous. (...) Cependant, dans les mois à venir, à titre de président du Congrès du travail du Canada, vous aurez à vous pencher sur les relations entre la FTQ et le CTC. (...) Depuis un quart de siècle, la FTQ avait sa place formellement, officiellement, dans les structures du CTC. C’était un pacte sacré entre nous. Une tradition historique. Elle a été brisée [1].
Nous sommes en juin 1992, à Vancouver. Fernand Daoust, président de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), s’adresse au nouveau président du Congrès du travail du Canada (CTC), Bob White, au quatrième jour de la dix-neuvième Assemblée statutaire du CTC. Cette « assemblée statutaire », c’est le congrès régulier de la grande centrale syndicale canadienne, qui regroupe plus de deux millions de membres. Quelques minutes plus tôt, les déléguées ont défait le secrétaire général du Conseil du travail de Montréal, Guy Cousineau, le candidat de la FTQ au poste de vice-président du CTC, lui préférant Jean-Claude Parrot, le président du Syndicat des postiers du Canada.
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C’est la première fois depuis la fondation de la centrale canadienne, en 1956, que les déléguées n’entérinent pas le choix de la FTQ à l’un des postes de dirigeantes permanentes de l’organisation. C’est sur un ton digne, quasi solennel, que Fernand Daoust annonce les conséquences probables de cette rupture historique.
Nous aurons à nous pencher dans les plus brefs délais sur ce message qui nous est fait de façon décisive par une bonne partie des délégués. [...] Nous aurons à décider de notre avenir à l’intérieur du CTC avec courage et une très grande lucidité. Ce message-là, il faudra le décoder. [...] Nous sommes humiliés, Monsieur le Président. Il faut que vous le sachiez. Cette fin de non-recevoir (...) peut-être qu’il y a des solutions [...], on va décider à l’occasion d’assemblées des instances décisionnelles de la FTQ, son Bureau de direction, son Conseil général et nous verrons pour la suite de l’histoire [2].
Après une brève réponse de White, qui s’engage à « entamer le dialogue aussitôt que possible et résoudre ce sérieux différend [3] », toute la délégation du Québec quitte la salle pour ne plus y revenir jusqu’à la fin des assises.
Cette intervention, Fernand Daoust la porte en lui depuis des décennies. Il aimerait quelle constitue l’aboutissement de sa carrière syndicale, entamée quarante-deux ans plus tôt. Il espère annoncer ainsi une étape décisive de l’évolution d’un mouvement auquel il a consacré le meilleur de lui-même. Il croit profondément que le mouvement syndical québécois, représenté majoritairement par la FTQ, doit posséder la plus totale autonomie. Pour lui, la subordination de la centrale québécoise à la centrale canadienne, telle quelle est décrite dans les statuts de cette dernière, constitue une aberration.
Dans les faits, la centrale québécoise vit déjà une autonomie politique. Elle jouit d’une autorité morale sur ses syndicats affiliés bien supérieure aux pouvoirs que lui confèrent les textes statutaires. Sans commune mesure en tout cas avec l’ascendant qu’ont sur leurs affiliés les autres fédérations provinciales et le CTC lui-même. Pendant des dizaines d’années, patiemment, humblement, Fernand Daoust a contribué à façonner ce pouvoir moral de la FTQ, à donner de la substance à cette entité au départ bien diffuse et symbolique.
Dans cette intervention de Vancouver, on a tout Fernand Daoust. Homme d’espoir, il n’a jamais cessé de croire qu’on peut changer les choses. Homme d’idées, il reste fidèle à celles qui l’ont intimement lié au mouvement syndical. Homme d’action, il a la patiente et constante détermination du coureur de fond.
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Personnage public moins flamboyant qu’un Louis Laberge ou qu’un Michel Chartrand, Fernand Daoust projette une image singulière parmi les syndicalistes québécois. Grand, distingué, d’une élocution nette, d’un vocabulaire châtié, sans juron ni mot vulgaire, son maintien digne lui confère une allure quelque peu aristocratique.
Les gens qui, par intérêt opposé ou par ignorance, ne prisent pas l’action syndicale, les affrontements et les discours agressifs ont l’habitude de faire une exception pour « Monsieur Daoust », qui ne serait pas « comme ça ». Les syndicalistes ainsi que ceux et celles qui gravitent autour du mouvement, qui se reconnaissent dans ses objectifs et dans ses moyens, savent que cet homme raffiné n’en est pas moins un militant profondément engagé, d’une exceptionnelle constance. Un homme qui, malgré sa capacité d’occuper l’avant-scène avec aisance, a le plus souvent travaillé dans l’ombre, sans chercher à accaparer un quelconque crédit personnel pour ses réalisations.
J’ai connu Fernand Daoust en 1968. Il avait quarante-deux ans, j’en avais vingt-cinq. C’était déjà un personnage public qui comptait dans le mouvement syndical québécois. Il y œuvrait depuis dix-huit ans ; il avait pris la direction québécoise du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) deux mois plus tôt. Ce syndicat dynamique venait de recueillir l’adhésion des travailleurs et des travailleuses d’Hydro-Québec et recrutait partout avec succès dans les municipalités, les commissions scolaires, les institutions de santé, les universités. Très vite, ce syndicat du secteur parapublic allait devenir le plus grand syndicat de la FTQ, dépassant en nombre d’adhérentes le Syndicat des métallos, le plus grand syndicat industriel.
Il m’a offert un poste temporaire de « pompier » pour éteindre un feu syndical à Terre des Hommes. Le site de l’Expo 67 [4], qui avait en effet rouvert ses portes en 1968, avait été transformé en une exposition permanente gérée par la Ville de Montréal. Les guides, les employées d’entretien du site et les préposées à la restauration s’étaient découvertes cotisantes du Syndicat des cols bleus de la Ville de Montréal, la section locale 301 du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP). Leurs conditions de travail précaires et mal respectées avaient tôt fait d’allumer une contestation spectaculaire de ces étudiantes, inspirées et stimulées par la déferlante du Mai-68 français.
Dès cette première rencontre, j’ai été impressionné par l’homme. Il reconnaissait que l’entente collective qui couvrait les employées de Terre des Hommes était bien faible, sinon injuste. De prime abord, je le sentais animé par une flamme combative évidente. Or, il ne projetait pas à mes yeux l’image que je me faisais des syndicalistes ouvriers. Surtout ceux des [14] unions [5] internationales et canadiennes affiliées à la FTQ. Je présumai que c’était un universitaire issu d’une famille bourgeoise. L’un de ces idéalistes venus prêter main-forte à la classe ouvrière. Je l’aurais mieux vu à la CSN. Il est resté un peu plus d’un an à la direction du SCFP. Dès la fin 1969, il quittait ce poste pour devenir secrétaire général de la FTQ. Quant à moi, je suis passé à la centrale en novembre 1970.
Pendant toutes les années qui allaient suivre, j’ai côtoyé cet homme et appris à le connaître. J’ai eu la chance de le voir dans son action publique déterminante aussi bien pour l’évolution du mouvement syndical que pour celle de la société québécoise. Les longues heures passées à l’entendre se remémorer des souvenirs de jeunesse et d’âge mûr ont peu à peu corrigé l’image que je m’étais faite de lui et de ses origines familiales. J’allais découvrir une personnalité évidemment plus complexe et plus riche que celle de l’élégant syndicaliste des scènes publiques et des entrevues dans les médias.
De fait, Fernand Daoust, conteur remarquable, n’avait pas tendance à se livrer personnellement. Curieux, amusé par la diversité des humains, il évoquait avec plaisir des personnages publics ou anonymes, leurs travers, leur audace, leur courage. Marqué par l’évolution profonde et accélérée du Québec, il rappelait les contextes et les événements, décrivait les mentalités et les modes de vie. Il faisait revivre les idées, qui avaient cours à telle ou telle époque, celles qui l’ont mû, celles qu’il a combattues mais, somme toute, au fil des mots, il s’attribuait peu de mérite. Fernand Daoust était et est demeuré le contraire d’un fanfaron.
Pendant plus de vingt ans, le parcours de Fernand Daoust s’est confondu avec celui de Louis Laberge et de la FTQ. Les deux hommes en sont les principaux bâtisseurs. Fernand a toujours été convaincu du fait que la centrale, c’est avant tout ses syndicats, et donc ses militantes, ses membres. Or, le tour de force du tandem Daoust-Laberge a été de rassembler ces syndicats et de faire d’une fédération provinciale plutôt symbolique la centrale syndicale la plus représentative et la plus influente du Québec. C’est aussi sous leur direction que la FTQ a accouché de cet instrument d’intervention économique qu’est le Fonds de solidarité FTQ.
Si tout cela est une œuvre collective, on peut cependant attribuer à Fernand Daoust des réalisations spécifiques, qui ont marqué durablement le mouvement syndical, sinon la société québécoise tout entière. Il est de ceux à qui l’on doit l’enracinement en terre québécoise d’organisations syndicales [15] nord-américaines et canadiennes auparavant peu soucieuses de la singularité culturelle et sociologique du Québec. Il a aussi été l’inspirateur et le principal promoteur du statut particulier de la FTQ au sein du Congrès du travail du Canada. En effet, à la suite de ce congrès du CTC que nous avons évoqué plus haut, il a mené des négociations qui ont eu pour conséquence d’amender de façon décisive les statuts de la centrale canadienne. Depuis, la FTQ jouit d’une autonomie politique qualifiée de souveraineté-association par le mouvement syndical canadien.
Son combat, Fernand Daoust l’a aussi mené sur le plan politique. Militant du Nouveau Parti démocratique (NPD), il a été de ceux qui ont tenté de faire prendre en compte par ce parti les aspirations profondes des Québécoises. Il a brièvement été le président du Parti socialiste du Québec (PSQ). Nationaliste de la première heure, il a milité dès l’adolescence dans les Jeunesses laurentiennes et participé à la lutte contre la conscription. Il a mené un combat indéfectible dans la FTQ pour faire de la question nationale l’une de ses préoccupations majeures.
Dès le début de sa carrière syndicale, il était l’un des plus ardents défenseurs du français comme langue de travail. Son action sur ce plan n’est pas étrangère à l’insertion de cette dimension dans la Charte de la langue française. Dans sa centrale, il a veillé à l’organisation de comités de francisation dans les milieux de travail et, à l’Office de la langue française, il a rappelé sans relâche l’importance primordiale de promouvoir le statut du français au travail. Les femmes syndicalistes de la FTQ ont trouvé en lui un solide allié, aussi bien pour leurs luttes dans le milieu de travail que leur combat pour occuper la place qui leur revient dans les instances du mouvement syndical.
L’une des caractéristiques du parcours de Fernand Daoust est la constance de son orientation idéologique et de ses engagements. Nationaliste de la première heure, il a vite épousé l’idéal socialiste, qui inspirait et motivait les meilleurs courants du syndicalisme québécois. Mais son socialisme se devait d’être incarné sur un territoire et dans une culture spécifique, celle du Québec. Il ne pouvait pas être d’accord avec une majorité de syndicalistes de gauche de l’époque, qui qualifiaient d’illégitimes et de rétrogrades les aspirations nationales. Au contact des idées socialistes, le nationalisme de droite, dans lequel il avait baigné à l’adolescence et auquel il n’avait jamais totalement adhéré, a fait place à un nationalisme progressiste, précurseur de celui qu’allait épouser une proportion grandissante de Québécoises dans les années 1960 et 1970.
Sa grande motivation, aussi bien dans son action syndicale quotidienne que dans ses combats pour la langue ou pour la souveraineté, a été l’accession des travailleurs et des travailleuses à la dignité et à la fierté. Toute sa vie, [16] il a été viscéralement révolté par l’état d’humiliation, d’assujettissement économique et culturel dans lequel a longtemps été maintenue la classe ouvrière québécoise. Il est resté fidèle à ses idées dans ses luttes au sein du mouvement syndical, où il a été l’un des principaux artisans de l’enracinement des syndicats dans la réalité québécoise. En même temps, il a contribué à faire de ce mouvement un acteur majeur de notre société. Grâce à lui et grâce aux militantes qui partageaient ses idées, le Québec d’aujourd’hui est une société plus démocratique, plus égalitaire, dotée d’une identité culturelle et sociale plus forte.
Malgré le plaisir évident que prend Fernand Daoust à évoquer le passé, il livrait peu de sa vie intime. Dans la préparation de ce livre, au gré de longues et de nombreuses entrevues, il m’a peu à peu révélé son histoire familiale. Moi qui avais été si souvent l’auditeur amusé et intéressé de ses longs récits, je croyais tout savoir de lui. Or, au fil de nos conversations, je découvrais que je ne savais pratiquement rien de son enfance, très peu de son adolescence et que ma connaissance de son engagement syndical et politique était bien sommaire.
Je me suis donc fixé un objectif ambitieux : retracer le destin personnel de cet homme, tout en évoquant l’évolution de la société québécoise et du mouvement syndical. N’a-t-il pas été tantôt acteur déterminant, tantôt témoin privilégié de l’une et de l’autre ? Je n’ai pas la prétention de jeter un éclairage nouveau sur l’histoire du mouvement ouvrier québécois. Tout au long de la rédaction, j’ai tenté de dégager l’influence déterminante qu’a eue le mouvement syndical dans la construction du Québec moderne. Et à l’inverse, j’ai tenté de montrer comment le Québec des derniers cinquante ans, dans sa spécificité distincte et singulière, a marqué de façon originale l’évolution du mouvement syndical chez nous, plus particulièrement celle de la FTQ.
Dès le départ, j’ai été frappé par un paradoxe. L’image que projette l’homme public Fernand Daoust ne révèle en rien ses origines. Son style très personnel, il se l’est littéralement construit sans s’appuyer, semble-t-il, sur aucun modèle de son entourage. En tout cas, certainement pas celui de l’environnement dans lequel jeune garçon il évoluait. Issu d’une famille monoparentale, il a été élevé pendant la Grande Crise des années 1930 près du Faubourg à m’lasse et sur le Plateau Mont-Royal à Montréal dans des conditions très précaires. Voilà un premier mystère que j’ai voulu percer. Comment devient-on Fernand Daoust à partir d’une famille ouvrière pauvre on quittait alors l’école le plus souvent avant la neuvième année ?
Autre grand sujet d’interrogation : adolescent, il est très vite devenu nationaliste et le restera toute sa vie. Il sera aussi vite gagné par les idées progressistes et voudra travailler dans le mouvement syndical. Or, le nationalisme [17] québécois d’avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale était plutôt conservateur. Comment le jeune Daoust réconciliait-il ces valeurs apparemment opposées au moment d’entreprendre sa carrière syndicale ?
Répondre à ces questions, n’est-ce pas un peu contribuer à expliquer l’évolution idéologique du peuple québécois ? Le récit de l’histoire personnelle de Fernand Daoust nous servira de guide dans cette réflexion, projetant un éclairage particulier sur les transformations de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui.
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[1] Assemblée statutaire du Congrès du travail du Canada, Vancouver, Colombie- Britannique, Compte-rendu des délibérations, juin 1992.
[4] Exposition universelle de Montréal tenue en 1967 sur l’Île Saint-Hélène.
[5] Cet anglicisme était couramment utilisé au Québec pour désigner les syndicats, surtout lorsqu’il s’agissait d’organisations nord-américaines (les unions internationales, parfois nommées unions américaines) ou pancanadiennes (les unions canadiennes). Ce n’est qu’au cours des années 1970 que l’utilisation du terme syndicat s’est généralisée.
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