[1]
Cournot sociologue
Introduction
Depuis un quart de siècle, et plus particulièrement depuis une dizaine d’années, la pensée d’Antoine-Augustin Cournot a suscité une littérature considérable, qui se manifeste par la production de deux types de travaux. On trouve tout d’abord les nombreuses études des économistes, publiées pour la plupart dans des revues scientifiques, dont la valeur technique est souvent considérable, proposant une application concrète aux modèles économiques que Cournot a élaborés principalement dans ses travaux de jeunesse. On trouve ensuite des études qui relèvent du domaine de l’histoire des idées et de l’épistémologie : celles-ci sont entièrement consacrées à un point particulier de l’œuvre de Cournot, que l’on situe dans son contexte scientifique, que l’on discute à partir d’enjeux cognitifs fondamentaux. Le point de vue retenu ici se situe dans cette seconde perspective.
Sans doute faut-il aussi renoncer à résumer ou à synthétiser la pensée de Cournot - qui est du reste beaucoup trop vaste pour se prêter à ce genre d’exercice - et se limiter à en saisir un aspect qui nous semble essentiel : la conception sociologique. Celle-ci, au vrai, ne s’articule pas toujours d’une manière explicite ; et si on la repère en filigrane dans ses premiers travaux, ceux de maturité lui accordent un traitement particulièrement important. Chez Cournot, la sociologie a un statut multiple. Elle est, comme la conçoivent ses pères fondateurs, historique et évolutionniste ; elle est parfois vitaliste ; elle est finalement philosophique : elle se propose, dans un mouvement ultime, de saisir le sens de la rationalité. Cournot ressent profondément les questions épistémologiques et méthodologiques les plus urgentes de la sociologie naissante : il réfléchit sur la place de la biologie dans l’étude du social, il pose le problème du rôle de [2] la psychologie, il se questionne sur l’application de la statistique. Mieux : il se demande, tout simplement, qu’est-ce qu’une société. Est-ce l’agrégation d’une multitude de consciences particulières, ou est-ce, au contraire, une réalité autonome, distincte de ses parties, qui a sa propre vie ?
Les réflexions sociologiques de Cournot, pas toujours bien connues, ne sont pas passées inaperçues. Elles ont même souvent été évoquées, mais rarement au-delà d’une référence hâtive ou d’un bref chapitre d’un ouvrage d’histoire de la pensée sociologique. Rien n’a donc encore été approfondi à ce sujet, à l’exception, peut-être, du livre de Raymond Ruyer [1] et de l’article de Jean Paumen [2] ; cependant, lorsqu’on lit de près ces deux études, on constate qu’elles portent davantage sur la philosophie de l’histoire de Cournot et non, contrairement à ce qu’elles peuvent suggérer, sur sa pensée sociologique. De plus, leur intention n’est guère de situer explicitement sa démarche sur le territoire de la sociologie naissante.
Certes, Cournot n’a pas été soucieux de faire œuvre de sociologue stricto sensu, ni même d’édifier la discipline sociologique. Pourtant, il n’est pas sans avoir contribué à son essor. Ainsi, plusieurs spécialistes de Cournot ont bien montré comment, avec l’aide du calcul des probabilités, il a tenté d’appliquer le langage mathématique à la réalité sociale.
Chez Cournot, nous dit René Roy, « la matière sociale est singulièrement apte aux applications de la théorie des probabilités, comme en témoigne l’usage qui en a été fait à la démographie, à la théorie des assurances et d’une façon générale à cet ensemble de questions qu’il désigne sous l’appellation “arithmétique sociale” ». [3] À ce jugement, parvient aussi Thierry Martin. « Non seulement, écrit-il, Cournot pose en principe que la statistique peut être appliquée aux phénomènes économiques et sociaux, mais ceux-ci s’y prêtent d’autant plus que la solidarité des causes concourantes y est moins forte que dans le champ des phénomènes naturels, ce qui à la fois permet de faire apparaître plus nettement des régularités. » [4] Si le calcul des probabilités joue un rôle central dans la philosophie de Cournot, il est tout autant décisif dans ses réflexions sociologiques. E.-Paul Bottinelli n’hésite pas à souligner, du reste, que c’est « l’étude de la probabilité » qui aurait acheminé « le géomètre (Cournot) vers la sociologie » [5].
[3]
Il n’en demeure pas moins que les rapports entre Cournot et la discipline sociologique ne sont pas simples ; en fait, ils sont même extrêmement complexes et particulièrement sinueux. D’emblée, le rôle important qu’il a accordé au calcul des probabilités peut en partie expliquer pourquoi plusieurs sociologues, dans la mouvance positiviste, l’ont tenu à distance. En tout cas, s’agissant du calcul des probabilités, on sait qu’Auguste Comte, avec un rare acharnement, a très largement contribué à le discréditer.
N’empêche que, pendant la période qui s’étend approximativement du début des années 1850 à la fin des années 1870, Cournot est l’un de ceux - peut-être avec Taine et Renan - qui, bien qu’indirectement, contribuent le plus au développement de la sociologie en France. En fait, croyons-nous, son apport à la discipline sociologique est beaucoup plus considérable que celle des quelques obscurs continuateurs d’Auguste Comte à la même période qui, peut-être à l’exception de Littré, laissent un bien mince héritage intellectuel [6].
Pour le lecteur non initié, l’œuvre de Cournot peut sembler disparate. C’est que rien n’est figé chez lui, rien n’est enfermé dans les cadres étroits de la spécialisation : tout s’entremêle, tout se complète. D’un ouvrage à l’autre les mêmes idées sont souvent reprises, les mêmes exemples évoqués. La redondance ne lui est certes pas étrangère. Ici, des longueurs fastidieuses, là, quelques phrases renferment d’importantes réflexions théoriques.
Cournot n’est cependant pas éclectique. Et son œuvre ne souffre absolument pas du manque d’unité. Mais il est indubitable que ses travaux ne revendiquent pas d’appartenance particulière à la tradition philosophique de son temps. Cournot, comme on l’a souvent dit, « ne fut d’aucune école et n’a été à la source d’aucune école » [7] ; au gré de ses intuitions, de ses préoccupations intellectuelles qui s’élargissent sans cesse, il consulte sans restriction aucune les auteurs et les courants de pensée susceptibles de lui permettre d’édifier sa propre philosophie.
François Mentré soutient, toutefois, que Cournot aurait été influencé essentiellement par des auteurs et des courants de pensée français : « Il doit si peu aux Anglais et aux Allemands : il repoussait des philosophies dont l’Allemagne ne voulait plus, au moment où on les acclimatait chez nous, et il s’élevait sans effort au dessus de l’empirisme anglo-saxon. Ses [4] racines plongent dans notre passé national, dans la tradition mathématique qui va de Pascal à Laplace, dans la tradition philosophique des Descartes, des Bossuet, des vitalistes de Montpellier et des idéologues. On pourrait même remonter plus haut, jusqu’à la scolastique et jusqu’à saint Augustin. » [8] Venant d un fin spécialiste de Cournot, cette affirmation peut étonner, d’autant plus que l’admiration sincère et continuelle que le philosophe mathématicien vouait à Leibniz est bien connue, de même que l’influence qu’a exercé Kant sur sa pensée [9].
Mais, au fond, peu importe ses allégeances philosophiques et les influences qu’il a pu subir, on doit surtout retenir le fait que Cournot n’a point cessé de développer et d’affiner une idée essentielle : celle selon laquelle les formes de savoir participent pleinement au progrès de la raison. Dans ses travaux philosophiques, il est ainsi à même de s’intéresser aux développements des sciences qu’il inscrit dans l’évolution du processus de rationalisation des sociétés humaines.
Il n’est donc guère étonnant, dans cette perspective, que la communauté des sociologues, au tournant du XIXe siècle et au début du XXe, ait joué un rôle crucial dans la redécouverte de l’œuvre de Cournot. Gabriel Tarde, qui a été l’un de ses plus célèbres lecteurs, a largement contribué à la mieux faire connaître : d’abord en publiant divers articles à son sujet, en l’enseignant dans un cours au Collège de France, puis en orchestrant un important numéro de la Revue de métaphysique et de morale, en 1905, qui lui a été entièrement consacré.
Même si Durkheim, de son côté, a dit peu de choses à propos de Cournot, on peut supposer que, comme à peu près tous ceux qui ont fait leur apprentissage dans les années 1880, il l’a néanmoins lu. Pourtant, il ne le cite guère. Il n’est pas douteux cependant que le fait que Tarde ait été perçu comme le principal héritier de Cournot ne pouvait qu’éveiller chez l’auteur du Suicide la suspicion et la méfiance. C’est ce qui peut expliquer, en fait, son refus, dans un article sur les développements de la sociologie française au XIXe siècle, d’inclure Cournot parmi les véritables précurseurs de la pensée sociologique.
Quant à Max Weber, rien n’indique qu’il ait réellement fréquenté les travaux de Cournot. Pourtant des rapprochements peuvent être faits entre les deux auteurs. Julien Freund, un éminent spécialiste du sociologue allemand, [5] l’a bien souligné : « Il n’est peut-être pas inutile de mentionner, écrit-il, que bien avant Max Weber, il (Cournot) a essayé de comprendre le phénomène de la rationalisation croissante dans nos sociétés, et il lui est même arrivé d’aborder en passant certains thèmes qui feront la fortune de Weber, par exemple lorsqu’il écrit dans Matérialisme, vitalisme, rationalisme (1875) que vers la fin du XVIe siècle, on ne faisait pas seulement en Hollande du calvinisme et du commerce, mais aussi du développement du savoir rationnel. On trouve aussi chez lui le concept de type idéal. » [10]
Si Cournot peut être considéré comme sociologue c’est qu’il a vu, avant même l’institutionnalisation de la sociologie, que le social est médiateur de l’action subjective, et parce que, en définitive, il a cherché le sens du social à travers un réseau d’actions même s’il n’a pas perçu lui- même toute la portée et les prolongements possibles de ses propres analyses. Mais cela, au reste, nous importe peu. Et comme l’a fortement souligné Gabriel Tarde, même si Cournot ne prononce jamais le mot sociologie, il « est pourtant sociologue, et beaucoup plus profondément que nombre de ceux qui usent et abusent de ce nom » [11]. Dans la même foulée, en 1905, Alphonse Darlu s’autorise à écrire que, « avant que le mot ne fût reçu dans l’usage, il (Cournot) s’était placé au point de vue de la sociologie ; il voyait dans la sociologie une science distincte et originale, et il y exerçait les qualités de son esprit merveilleusement ingénieux et sagace » [12]. Ce genre de remarque trouve écho en quelque sorte, dans les années 1920 et 1930, d’abord chez François Mentré lorsqu’il note que « les idées de Cournot [...] conviennent à toutes les manifestations de la vie sociale et à toutes les disciplines intellectuelles » [13], ensuite chez Régis Jolivet lorsqu’il fait remarquer que Cournot a été soucieux de « se confirmer aux exigences d’une étude des sociétés et de leur évolution » [14].
Aujourd’hui, les spécialistes de Cournot, de même que certains historiens des sciences sociales, ne disent pas autre chose. François Vatin rappelle dans un ouvrage récent que, même s’il est « connu des mathématiciens, des économistes et des philosophes, Cournot est étrangement ignoré des sociologues. Il pourrait pourtant à bon droit figurer dans le Panthéon des précurseurs de cette discipline, au même titre que Comte, [6] Quételet ou Spencer » [15]. Friedrich Jonas se situe dans une perspective identique : « Tocqueville, Cournot et Nietzsche ne sont ni des théoriciens, comme l’étaient Marx, Comte ou Spencer, ni des empiristes, comme Quételet, Le Play et leurs successeurs. Ils ne sont importants ni comme créateurs de modèles, ni comme initiateurs sur le plan de la méthode, et néanmoins, il n’est pas possible de les écarter de l’histoire de la sociologie, parce qu’ils ont eu la force de jugement nécessaire pour aborder de face les nouveaux problèmes et les nouvelles questions. Tous les trois restent au niveau de la spéculation, dans le sens qu’au lieu de rester attachés aux principes et aux problèmes du passé, pour en tirer des conclusions quant à l’avenir, ils prédisent la transmutation de toutes les valeurs et l’avènement de rapports sociaux tout à fait nouveaux. Mais ils sont aussi dans une forte mesure des réalistes, parce qu’ils reconnaissent que le passé et les expériences du temps actuel ne sont pas nécessairement une échelle de mesure valable pour l’avenir. » [16]
Bernard Valade [17] et Julien Freund [18] ont, eux aussi, bien fait ressortir la place qui revenait à Cournot dans l’histoire de la pensée sociologique. Et d’ailleurs, dans le livre important qu’il a consacré à la sociologie de Pareto, Valade souligne au passage que, s’agissant d’auteurs importants comme « le sociologue de Celigny », Condorcet ou Cournot, on risque toujours de laisser « échapper quelque chose ». [19] L’affirmation est juste. À propos de Cournot, en tout cas, on en est convaincu : les synthèses qui lui ont été consacrées au début du XXe siècle, comme celles de François Mentré, de Jean de La Harpe ou de E.-Paul Bottinelli, étaient toutes animées par l’ambition un peu démesurée de résumer l’ensemble de son œuvre. En général, elles ne sont guère parvenues d’une façon satisfaisante à la situer dans son contexte historique, ni à analyser les grands enjeux scientifiques et philosophiques du XIXe siècle.
Tout au long de cet ouvrage, nous n’avons pas hésité à laisser la parole à Cournot, en le citant, parfois longuement, afin que le lecteur prenne lui-même la mesure de la force de ses réflexions méthodologiques et épistémologiques, afin aussi qu’il soit mis en contact directement avec ses vues tantôt ingénieuses et lucides, tantôt discutables et vieillies, sur le développement des sociétés humaines.
[7]
]Le présent propos s’ouvre en soulevant des problèmes qui relèvent du domaine de sociologie de la connaissance. On cherche, en première analyse, à situer Cournot dans son contexte historique et intellectuel en montrant comment son œuvre n’a pas été insensible aux événements de son temps, que le hasard, l’événement n’ont pas été sans avoir influé le développement de ses analyses.
Aussi, on se propose d’expliquer comment sa pensée s’est sans cesse heurtée aux idées reçues. Car Cournot, contrairement à plusieurs de ses contemporains, ne croit pas que la philosophie soit désuète ou appelée à disparaître ; et il s’est dès lors fixé comme objectif primordial de tenter de la restaurer, de lui dessiner un programme épistémologique articulé à partir des matériaux que lui fournissent les sciences positives de son temps. S’agissant de la question sociale, il ne croit pas non plus, conformément à ses convictions scientifiques, que le socialisme est appelé à triompher et à s’imposer comme régime de l’avenir. Pour Cournot, « la société sait ce qu’elle veut », il s’agit donc simplement d’en étudier le mouvement, d’en suivre le développement naturel, sans chercher nécessairement à en modifier le parcours ou à proposer des remèdes aux divers problèmes sociaux.
Ces remarques préliminaires nous permettront, ensuite, d’entrer dans le vif de la pensée philosophique de Cournot. L’analyse va se focaliser sur les grands traits de sa philosophie de l’histoire qui, essentiellement, s’articule autour du problème du hasard. Si Cournot est un profond philosophe, un habile théoricien de la connaissance, il est aussi un scientifique de première force : d’où l’originalité de sa pensée philosophique qui s’élève contre la pure abstraction. Et en dépit de son revêtement métaphysique, de ses points de convergence avec la philosophie de l’histoire dans un sens traditionnel, elle se caractérise au premier chef par la prise en compte de la réalité empirique.
La position de Cournot, théoriquement, peut à certains égards apparaître comme un véritable compromis entre l’histoire événementielle des historiens et la spéculation métaphysique des philosophes de l’époque. Soucieux de ne pas tomber dans les pièges de la pure abstraction, ni de s’enfermer dans la vaine spéculation, Cournot qualifie sa propre philosophie de l’histoire d’un nouveau nom que lui inspire les sciences naturelles, l'étiologie historique. D’une manière générale, comme nous le verrons, l’objet de cette discipline est de montrer la réciprocité du fait et de l’idée, de discuter du rapport du hasard et de la nécessité.
Au niveau épistémologique Cournot soulève des problèmes cruciaux, qui ont marqué en définitive la vie intellectuelle de la seconde moitié du [8] XIXe siècle. Il s’applique à comprendre, notamment, le rôle qu’est destinée à jouer la philosophie en regard de la montée des sciences positives. L’émergence de ces sciences signe-t-elle l’acte de décès de la philosophie ou l’oblige-t-elle à se redéfinir ? Qu’est-ce qui distingue la science de la philosophie ? Qu’est-ce qu’un raisonnement probabiliste ? Est-il possible, enfin, d’aborder la matière historique à partir de principes que les sciences physico-mathématiques et les sciences naturelles ont rigoureusement élaborés ? L’établissement d’une classification des sciences permet de répondre à ces questions et à fixer les idées. En tout cas, celle de Cournot, dont la démarche s’inscrit dans l’air du temps, indique l’urgence de juxtaposer aux sciences exactes, qui jouissent d’une longue tradition, les sciences sociales naissantes. Très tôt, la question de la connaissance devient donc un enjeu intellectuel déterminant chez Cournot, qu’il aborde selon un double versant philosophique et sociologique. Sur une période d’une décennie, soit de l’Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique de 1851 au Traité de l'enchaînement des idées et des événements dans les temps modernes de 1861, on décèle dans sa pensée une prise en compte de plus en plus grande du milieu social et de son influence dans la production des connaissances.
Sans doute le grand projet de Cournot a-t-il été de comprendre comment, à travers la connaissance scientifique, la philosophie, les idées, président au progrès de la raison. Dans un dessein qui évoque celui d’Auguste Comte, mais qui s’en éloigne aussitôt, il découpe l’évolution humaine en trois grandes phases de développement : une première phase, qu’il nomme préhistorique, dont la caractéristique cardinale est d’être sans relief, sans événement ; une seconde phase, la phase historique, tout au contraire, est tissée d’événements et de hasards, et le grand homme, le génie y jouent un rôle prédominant ; une dernière phase, enfin, la phase posthistorique, nous projette en quelque sorte dans l’avenir : les sociétés atteindront un tel degré de rationalité que l’histoire aura pour ainsi dire disparu, s’ouvrira un règne définitif dominé par l’administration. Avec lucidité, et en ayant sous les yeux les nombreux bouleversements sociaux de la première moitié du XIXe siècle, Cournot cherche à comprendre, et non à deviner, quelle sera la physionomie des sociétés de l’avenir.
Soulignons d’emblée qu’on s’est gardé, ici, de présenter Cournot comme un prophète ou un visionnaire. À plusieurs reprises, il nous apparaît davantage comme un théoricien du changement social ou encore comme un précurseur de l’analyse comparative. Les considérations qui portent sur la Révolution française, sur la religion, sur l’éducation, pour ne prendre que ces exemples, le confirment de diverses manières.
[9]
Au demeurant, c’est le « milieu social », pour utiliser son propre langage, que Cournot veut, d’une manière inductive, analyser dans ses principales articulations. Comme les sociologues classiques, il s’est proposé de définir et de délimiter l’objet d’une science positive du social. Comme eux aussi, il a été amené à discuter de la place qu’une science de l’individu, en l’occurrence la psychologie, devait jouer dans sa constitution. Cournot est alors parvenu à une position nette : et à l’instar de certains de ses contemporains, comme Comte ou Taine, par exemple, il a vu dans cette discipline, du moins celle de son époque que Victor Cousin et ses continuateurs représentaient mieux que quiconque, une métaphysique brumeuse, étroitement attachée à l’introspection, sans fondement empirique. Ce rejet de la psychologie est significatif, sinon décisif, dans la mesure où il annonce, dans un même mouvement, une ouverture vis-à-vis de la sociologie et des sciences sociales. Partant de principes résolument vitalistes, Cournot, dès le milieu de sa carrière, souscrit parfois à une sorte de déterminisme sociologique que Durkheim et ses disciples n’auraient sans doute pas désapprouvé.
Une analyse du dialogue entre Cournot et la pensée sociologique française de son temps couronne cette étude. On s’est proposé de bien faire voir les similitudes, puis les points de désaccords entre Cournot et Auguste Comte. La comparaison, entre ces penseurs qui ont été contemporains et qui ont abordé certaines questions communes, a été, tout naturellement, maintes fois proposée par divers historiens des sciences sociales et de la philosophie. On reprend donc ici une problématique largement explorée, mais qui n’a jamais été posée directement dans le but de saisir le cheminement intellectuel de Cournot en regard de l’émergence de la pensée sociologique. Aussi la sociologie française du tournant du XIXe siècle s’intéresse-t-elle tantôt de très près, comme chez Tarde et chez Bouglé, tantôt d’assez loin, comme chez Durkheim, aux idées de Cournot.
Un dernier mot s’impose au seuil de ce travail. Il convient de préciser que d’aucune façon et en aucun cas il prétend à l’exhaustivité : il se propose seulement d’inscrire Cournot dans l’histoire de la discipline sociologique, en dégageant de sa pensée une cohérence relative à sa vision du monde. Le propos s’adresse ainsi non pas principalement aux historiens de la philosophie, mais essentiellement aux sociologues désireux de s’initier à une autre sociologie.
[10]
[1] R. Ruyer, L’humanité de l’avenir d’après Cournot, Paris, Félix Alcan, 1930.
[2] J. Paumen, Les deux sociologies de Cournot, Revue de l'Institut de sociologie, vol. 2-3, 1950, p. 5-43.
[3] R. Roy, L’œuvre économique d’Augustin Cournot, Econometrica, 7, 1939, p. 135.
[4] T. Martin, Probabilités et critique philosophique selon Cournot, Paris, Vrin, 1996, p. 251.
[5] E.-P. Bottinelli, Introduction aux Souvenirs de Cournot, Paris, Hachette, 1913, p. XXXIV.
[6] Voir l'étude de M. Yamashita, La sociologie française entre Auguste Comte et Émile Durkheim ; Émile Littré et ses collaborateurs, Année sociologique, 45, 1995, p. 83-115.
[7] F. Vatin, Une lecture hétérodoxe de Cournot, Economies et sociétés, 1996, 2, p. 44.
[8] F. Mentré, Pour qu’on lise Cournot, Paris, Beauchesne, 1927, p. 25-26.
[9] « Pour bien saisir la philosophie de M. Cournot, il ne faut jamais oublier que de tous les philosophes Kant est celui dont l’étude a fait sur lui l’impression la plus profonde » (T.-V. Charpentier, Philosophes contemporains. M. Cournot, Revue philosophique, 11, 1881, p. 493-518. p. 501).
[10] J. Freund, D'Auguste Comte à Max Weber, Paris, Economica, 1992, p. 61.
[11] G. Tarde, Philosophie de l’histoire et science sociale: la philosophie de Cournot, édition et présentation de T. Martin, Paris, Le Seuil, 2(X) 2, p. 27.
[12] A. Darlu, Quelques vues de Cournot sur la politique, Revue de métaphysique et de morale, 13, 1905, p. 414.
[13] F. Mentré, Pour qu’on lise Cournot, Paris, Beauchesne, 1927, p. 19.
[14] R. Jolivet, Trois critiques de l'humanité: Proudhon, Cournot, Nietzsche, Revue thomiste, 1936, p. 179.
[15] F. Vatin, Economie politique et économie naturelle chez Antoine-Augustin Cournot, Paris, PUF, 1998, p. 291.
[16] F. Jonas, Histoire de la sociologie, des Lumières à la théorie du social, Paris, Larousse, 1991, p. 201.
[17] B. Valade, Introduction aux sciences sociales, Paris, PUF, 1996, p. 431-434.
[18] J. Freund, D'Auguste Comte à Max Weber, Paris, Economica, 1992, p. 61-65.
[19] B. Valade, Pareto, la naissance d'une autre sociologie, Paris, PUF, 1990, p. 7.
|