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Maurice Tardif et Claude Lessard
Professeurs titulaires, Faculté d’éducation, Université de Montréal
“L’école change, la classe reste.”
In ouvrage de Martine Fournier, Éduquer et former. Connaissances et débats en éducation et formation, pp.193-202. Paris : Les Éditions Sciences humaines, 2016, 496 pp. Collection : “Ouvrages de synthèse”.
- Introduction [193]
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- L'école : une construction de plus en plus collective [194]
- Des résistances au changement [195]
- La classe et les relations aux élèves au cœur du métier [197]
- Un métier de relations humaines [198]
- Une pratique qui change tout de même [200]
Introduction
À première vue, que ce soit en France ou dans les autres sociétés européennes et nord-américaines, le métier d'enseignant semble s'être transformé de manière rapide, profonde et durable depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. D'aucuns parlent même d'une profession en pleine mutation, qui se cherche et qui oscille, incertaine d'elle-même, de son rôle et de sa valeur, entre le changement et la tradition. Cette mutation résulterait non seulement des changements du métier d'enseignant, mais aussi de l'école elle-même et de la société tout entière.
Ces changements sont bien connus et il suffit d'en rappeler quelques-uns pour en comprendre l'ampleur. L'école s'est massifiée, modernisée et partiellement démocratisée ; la scolarisation s'est considérablement allongée et la population scolaire a connu une croissance substantielle, tout en se diversifiant, ce qui a entraîné une multiplication et une différenciation des besoins liés à l'apprentissage scolaire. Ce que certains appellent la « forme scolaire » - c'est-à-dire le passage par l'école de chaque génération - a triomphé malgré les critiques. De plus en plus de jeunes y « apprennent à apprendre » de plus en plus longtemps, notre société et le marché du travail n'ayant pas de place ou d'utilité pour des jeunes sans scolarité.
Dans ce nouveau contexte, les enseignants doivent souvent agir avec leurs élèves en caméléons professionnels et devenir tout à la fois psychologues, travailleurs sociaux, parents, pédagogues, surveillants, policiers, confidents et sexologues. Ils se trouvent alors aux limites de leur action et de leur identité. Est-il encore possible d'« enseigner » dans ces conditions ? Si oui, comment et à quel prix ? Situation d'autant plus difficile que les enseignants ne trouvent, ni dans l'institution scolaire ni [194] dans la société, des normes et des repères stables et évidents qui viendraient légitimer leurs actes et décisions. Ils sont donc bien souvent renvoyés à eux-mêmes et doivent inventer sur le tas des identités et des projets composites à partir de leurs propres ressources et expérience. Pour survivre, certains se rabattent sur les recettes et routines éprouvées, tandis que d'autres, désireux d'innover, sont confrontés à l'inertie de leurs collègues ou des établissements, sans parler des blocages du système : administration, syndicats, etc.
L'école : une construction de plus en plus collective
De plus, l'école elle-même, en tant qu'organisation, s'est beaucoup complexifiée et alourdie. Autour des enseignants sont apparus de nombreux et nouveaux acteurs (psychologues, conseillers d'orientation, administrateurs, documentalistes, personnels d'inspection, etc.), qui représentent aujourd'hui, en France et ailleurs, plus du tiers du personnel scolaire. Les enseignants doivent donc négocier et partager une partie de leur mission traditionnelle non seulement avec ces autres professionnels, mais aussi de plus en plus avec les parents et les communautés locales. La présence de l'ensemble de ces acteurs induit une dialectique complexe et parfois lourde du contrôle, de la collaboration et de l'innovation : une énergie considérable est souvent mise à définir mais aussi à négocier les rôles de chacun, à construire collectivement un cadre d'action. Ce qui parfois peut sembler éloigner chacun de l'apprentissage des élèves.
L'école est perpétuellement confrontée à des transformations : d'une part, des changements au niveau structurel comme nous venons de l'évoquer, couplés en plus aujourd'hui à des politiques de décentralisation. Mais aussi au niveau des programmes scolaires, de la formation des maîtres et des pratiques scolaires, sous la pression des nouvelles idéologies scolaires, curriculaires et pédagogiques, et des tentatives répétées de rénovation de l'enseignement. Ces réformes témoignent que les fondements de la culture scolaire sont aujourd'hui fragilisés : entre une étroite culture d'élite et une culture-cafétéria, entre la nostalgie des classiques et les encyclopédies sur CD-Rom, les choix abondent mais aucun ne fait l'affaire. [195] Chaque enseignant finit par se rabattre sur sa culture personnelle et par la confronter à celles des élèves. Par ailleurs, la culture de masse et les technologies de la communication, de la télévision à Internet, ont passablement sapé le monopole du savoir scolaire : les élèves apprennent et savent aujourd'hui autre chose que ce que leur enseigne l'école et beaucoup s'y ennuient, répondant parfois par la violence à ce spleen institué. Beaucoup d'enseignants le disent : « On a un enfant nouveau dans une ancienne école. »
Enfin, depuis la dernière décennie, à peu près tous les systèmes d'enseignement occidentaux sont entrés dans une phase de transformation, afin de s'adapter, dit-on, à la nouvelle économie du savoir, aux changements technologiques, aux mutations du marché du travail et des formations. À bien des égards, les savoirs et compétences scolaires ainsi que les diplômes deviennent des marchandises, appelant, tant chez les élèves, les parents que les enseignants, des conduites stratégiques et utilitaires. Et ce au moment où nos sociétés connaissent une inflation des diplômes.
Bref, avec toutes ces transformations, l'école apparaît bien depuis une cinquantaine d'années comme une institution ouverte sur le changement, et une organisation bouillonnante. Or, puisque les enseignants en sont les principaux agents et qu'ils travaillent quotidiennement sur la ligne de front, on devrait s'attendre à les voir eux-mêmes engagés voire s'engager dans une série de transformations de leurs pratiques pédagogiques. Ne serait-ce que pour les adapter et tenter de survivre, professionnellement parlant, à la pression continue du changement qui affecte l'école, leur métier et la société.
Des résistances au changement
Pourtant, les études montrent que l'enseignement, qui relève ultimement, rappelons-le, des enseignants dans les classes, est loin d'évoluer au rythme que cherchent à imposer les réformes scolaires. Il représente plutôt, au sein de l'école, un puissant espace de résistance aux transformations de l'école et des pratiques pédagogiques quotidiennes. Par exemple, dans une remarquable étude sur l'évolution de l'enseignement de 1890 à 1990 aux États-Unis, David Tyack et Larry Cuban, historiens [196] américains de l'éducation, ont montré que la très grande majorité des professeurs enseignent aujourd'hui à peu près comme leurs prédécesseurs il y a un siècle. Or, lorsqu'on connaît la somme de changements et de réformes qui a marqué l'école américaine au XXe siècle, ce constat est pour le moins étonnant. Dans un sens analogue, pour Andy Hargreaves, sociologue de l'éducation canadien, l'enseignement actuel - et notamment au secondaire - semble un véritable dinosaure. Implanté à l'époque de la société industrielle, il continue sa course comme si de rien n'était et les enseignants semblent avoir beaucoup de peine à intégrer les changements en cours. Bref, l'enseigne ment scolaire apparaît comme une structure figée, un système largement fossilisé.
Ces points de vue recoupent les conclusions de nombreuses recherches menées en France et ailleurs (États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, etc.) sur les pratiques pédagogiques des enseignants de métier : loin d'adhérer massivement aux changements et d'épouser spontanément les nombreuses réformes, les enseignants apparaissent volontiers « traditionalistes » et souvent méfiants envers les tentatives de transformation de leur métier. Certes, ils ne rejettent pas automatiquement les efforts pour « améliorer » leurs pratiques et les adapter aux dernières innovations pédagogiques ; cependant, s'ils changent, c'est toujours en intégrant le nouveau à l'ancien et en incorporant l'innovation aux traditions établies. Autrement dit, si les enseignants transforment leurs pratiques pédagogiques et les adaptent, ce n'est jamais que lentement et comme à reculons.
Mais alors, comment concilier cette image d'une école ballottée par les changements, d'une profession en mutation, d'une société en transformation de plus en plus rapide avec cette autre image d'un métier traditionaliste et presque routinier qui semble évoluer avec lenteur et nostalgie ? Si on veut éviter de culpabiliser les enseignants en leur reprochant, comme cela se fait trop souvent, de ne pas suivre le mouvement, de retarder les réformes et de rester accrochés à leurs routines, il est nécessaire de pénétrer au cœur même du travail scolaire quotidien, afin de voir comment, dans les classes avec leurs élèves, les enseignants concilient tant bien que mal cette tension entre mutation et tradition.
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La classe et les relations aux élèves
au cœur du métier
L'enseignement scolaire tel qu'on le connaît existe depuis près de quatre siècles. Autrefois comme aujourd'hui, il repose sur un même dispositif de base : la classe, c'est-à-dire un espace relativement fermé, dans lequel les enseignants travaillent séparément les uns des autres en y accomplissant l'essentiel de leur tâche. Encore aujourd'hui, la collaboration entre la plupart des enseignants s'arrête à l'entrée de la classe.
L'école a beau grossir sans arrêt depuis un siècle, cette croissance s'opère essentiellement par l'ajout d'un nombre croissant de classes, provoquant ainsi l'engagement de nouveaux enseignants, contrairement à ce qui se passe dans la plupart des autres organisations sociales, et notamment économiques, où les changements technologiques et les nouveaux modes de gestion du travail ont entraîné une croissance de la production mais aussi une réduction du personnel, et une réorganisation régulière des unités de travail.
Nous avons donc affaire, avec la classe, à un dispositif vrai ment stable. Ainsi, des phénomènes aussi importants que la scolarisation massive de l'enfance au XXe siècle, la bureaucratisation de l'école, l'étatisation, l'allongement de la scolarisation, etc., ne l'ont pas entamée ni sérieusement modifiée. Même les nouveautés introduites par l'éducation nouvelle et par divers courants contemporains (le constructivisme, le cognitivisme, l'enseignement stratégique, l'enseignement différencié, etc.) n'ont réellement pu transformer la classe. Si certaines autres formes d'organisation ont été et sont encore tentées (école à aires ouvertes, tutorat, etc.), elles n'ont jamais véritablement menacé l'hégémonie de la classe traditionnelle. L'enseignant actuel est et se perçoit toujours comme le principal sinon l'unique responsable du fonctionnement de la classe. C'est d'ailleurs cette même structure qui est reprise dans les sociétés non occidentales lorsque commence à s'y répandre l'école. Mais que se passe-t-il dans une classe ? La classe est l'un des espaces sociaux parmi les plus contrôlés : les élèves sont triés et surveillés avant d'entrer en classe : ils sont divisés par groupes et sous-groupes, en fonction de diverses variables (âge, sexe, résultats antérieurs, difficultés, etc.) ; dans la classe, les déplacements, les façons de s'exprimer, les [198] postures, attitudes, gestes, prises de parole, sont réglementés ; le temps et les contenus d'apprentissage sont programmés. Mais en même temps, en dépit de tous ces contrôles, le travail en classe exige une action constante de l'enseignant. Tout enseignant le sait : une classe ne marche pas toute seule, il faut faire travailler les élèves, les occuper, les faire progresser, les observer, les surveiller, les relancer, etc.
Autrement dit, l'action en classe dépend fondamentalement de l'initiative de l'enseignant et de sa capacité à engager et à maintenir les élèves dans le travail scolaire. Cette situation est renforcée à la fois par la plupart des directions d'école qui exigent des enseignants la capacité de contrôler leurs groupes d'élèves en classe, et par les pairs, qui vivent exactement la même situation, sans demander aux autres d'intervenir : il faut donc en général faire comme les autres, c'est-à-dire se passer d'eux.
En substance, le travail enseignant en classe relève donc à la fois d'un ordre social relativement stable imposé par des normes et des contrôles institutionnels et d'un ordre social construit et mouvant, dépendant des interactions entre l'enseignant et les élèves. Cette double nature du travail en classe donné et construit, réglementé et improvisé, imposé par l'institution et façonné par les acteurs est l'invariant constitutif de la situation pédagogique en milieu scolaire. Par conséquent, une dimension centrale du système d'enseignement est l'autonomie « garantie » ou « obligée » des enseignants, prenant seuls des décisions quant aux procédures à utiliser en classe avec les élèves. Les enseignants ont une large juridiction sur ce qui se passe dans la classe. Telle est la première réalité de ce travail.
Un métier de relations humaines
La seconde en est l'élément humain et collectif : un enseignant ne travaille pas sur de la matière inerte, des marchandises, des objets techniques, mais avec des personnes. Il s'agit donc d'un métier de relations humaines. Il s'agit aussi d'un travail interactif, puisque toute action d'un enseignant en classe se fait envers un collectif d'élèves : l'action d'un enseignant en direction d'un élève en particulier est visible par tout le groupe [199] et a des conséquences directes sur lui. En ce sens, si le travail en classe assure l'autonomie de l'enseignant, celle-ci constitue aussi une contrainte importante, car l'enseignant est isolé et ne peut compter habituellement que sur lui-même. Travaillant en solitaire et de façon parfaitement visible devant un collectif d'élèves, il ne peut jamais se soustraire à leur regard, ce qui peut entraîner une certaine vulnérabilité, puisqu'on « ne peut rien cacher devant les élèves », y compris ses difficultés ou ses émotions.
De plus, parce qu'il est un adulte seul face à des enfants et à des jeunes, il est responsable d'eux jusqu'à un certain point. Cette responsabilité est au cœur de sa tâche et tout enseignant doit lui donner sens. Par exemple, où s'arrête sa tâche ? Que peut-il faire pour aider et soutenir ses élèves ? Jusqu'où peut-il aller ? Doit-il lutter contre l'inertie de certains parents ? Peut-il s'opposer aux croyances religieuses de certaines familles ? Comment doit-il réagir face à l'usage de la drogue chez les adolescents, à leurs relations sexuelles, à la surconsommation, etc. ? Les enseignants que nous avons rencontrés au fil des ans vivent et se posent ces questions qui peuvent déboucher, par exemple, sur de la souffrance, de la culpabilité ou sur la constitution d'une cuirasse d'indifférence et de rationalisation devant l'impossibilité d'aider certains élèves.
Par ailleurs, ayant affaire à un groupe, la relation aux élèves est également dominée par le problème de l'équité du traitement. Chaque élève compte en principe autant que tous les autres : l'enseignant doit par conséquent s'occuper également de chacun d’eux ; mais chaque élève est différent et a des attentes et des besoins particuliers. Comment alors concilier ces composantes relationnelles individuelles et collectives ? Par exemple, combien de temps un enseignant doit-il consacrer à un élève qui éprouve certaines difficultés d'apprentis sage ? Enseigner, c'est donc être quotidiennement confronté à de tels enjeux et dilemmes.
Finalement, en comparaison avec la plupart des autres métiers et professions, l'enseignement a très peu changé sur le plan de ses techniques et procédures. Enseigner aujourd'hui, c'est toujours comme autrefois entrer dans une classe, en utilisant dans l'interaction concrète avec les élèves ces techniques [200] à la fois rudimentaires et éprouvées que sont l'autorité, la persuasion, la séduction, la contrainte, etc. Ces techniques sont d'autant plus nécessaires que les élèves actuels sont, selon l'expression de Drebeen, des « clients conscrits » : ils sont forcés d'aller à l'école, le travail des enseignants consistant largement à faire en sorte que l'obligation scolaire soit intériorisée par les élèves ou, du moins, supportée par eux. C'est ce que les psychologues appellent la motivation, qui est aujourd'hui un véritable enjeu du travail enseignant.
En résumé, ces éléments d'analyse (isolement, autonomie à la fois « garantie » et « obligée », visibilité et vulnérabilité, action et interaction avec un collectif, responsabilité et objectif d'équité, techniques relationnelles, « motivation » à construire) montrent que les enseignants actuels, s'ils vivent dans une société et travaillent dans une école fort différentes d'autrefois, retrouvent dans la classe sensiblement les mêmes contraintes et les mêmes tâches centrales que les enseignants de générations précédentes. À bien des égards, le travail en classe avec les élèves n'a guère évolué : faut-il alors se surprendre que la pédagogie scolaire demeure par bien des côtés traditionnelle ?
Une pratique qui change tout de même
Dans le bilan qu'il brosse des dernières quinze années de réforme de la formation des maîtres en Amérique du Nord, réforme partiellement reprise en France avec les IUFM et un peu partout dans le monde, le chercheur américain T. Donahoe montre que toutes les tentatives de transformation du métier d'enseignant et de la pédagogie scolaire se heurtent justement à l'existence de la classe traditionnelle. On peut dire à la limite que ce ne sont pas les enseignants qui sont routiniers et traditionalistes, mais bien leurs conditions quotidiennes de travail. Il est normal qu'au bout de vingt ans de travail dans les mêmes conditions, les enseignants finissent par les maîtriser et par s'y reconnaître ! On aura beau changer les programmes scolaires, prôner la professionnalisation de l'enseignement, exiger des innovations pédagogiques et une approche collégiale de l'enseignement, ouvrir l'école sur la communauté locale, tant et aussi longtemps que les enseignants seront enfermés seuls [201] dans leurs classes, devant faire en solitaire leurs preuves avec leurs élèves avec les mêmes moyens et dans les mêmes conditions qu'autrefois, nous aurons un métier à évolution lente, une sorte d'artisanat survivant au sein de la grande industrie scolaire.
Pour beaucoup d'enseignants, la classe apparaît aujourd'hui comme un refuge où ils peuvent mettre en jeu leur autonomie, se soustraire aux changements qu'ils perçoivent téléguidés d'en haut et échapper au moins partiellement aux pressions multiples qui s'exercent sur eux. Mais en même temps, la classe est aussi la limite de leurs actions et pouvoirs : ils sont les rois et maîtres d'un royaume bien étroit, et dont parfois les turbulences apparaissent difficiles à contenir.
Est-ce à dire que la situation est bloquée ? S'il est vrai que les conditions de base du travail en classe n'ont guère varié, il n'en demeure pas moins que bon nombre d'enseignants s'efforcent, à l'intérieur de ces mêmes conditions, de transformer leurs pratiques pédagogiques et de mettre en place des démarches innovatrices. Sur ce plan, il faut dire que l'école primaire a été jusqu'à maintenant un terrain plus favorable que l'école secondaire trop souvent bloquée par les clivages disciplinaires et une organisation du travail tout à fait taylorienne ou fordiste.
De plus en plus d'enseignants reconnaissent qu'ils doivent élargir leur champ de responsabilité afin d'accomplir leur mission et « tenir » sur la ligne de front, et qu'ils doivent réorganiser leur travail collectif d'instruction et d'éducation sur des bases plus « collégiales ». Mais les réformateurs, du moins dans les pays anglo-saxons où cela choque moins dans une culture pragmatique, vont plus loin. Ils s'inspirent explicitement des courants actuels en management et suggèrent que l'école se restructure selon ce nouveau credo.
Ces références managériales ne sont pas nouvelles, quoique la culture de l'entreprise valorisée ne soit plus celle du XXe siècle. En effet, déjà l'école de masse du XXe siècle s'est inspirée du monde du travail, en se coulant dans le moule de l'industrie triomphante, suivant les principes du taylorisme. Sur le même principe, les réformateurs actuels proposent que l'école se modernise sur le modèle du travail du XXIe siècle. Elle devrait adopter les principes de la « nouvelle entreprise », [202] souple, peu bureaucratisée, « apprenante », décentralisée, fonctionnant par équipes de projets, par ailleurs imputables de leurs résultats/objectifs. Cette réorganisation du travail serait d'ailleurs tout à fait compatible avec des approches curriculaires plus multi, inter ou transdisciplinaires.
Dans la plupart des pays occidentaux, les politiques éducatives participent de cet esprit et la nouvelle recette du changement recette unique, disent ses critiques, comme dans la « pensée unique » combine la décentralisation, l'établisse ment comme pivot du système, une reddition de comptes (des contrats de performance avec des indicateurs quantitatifs) qui ne soit pas que symbolique, une formation des maîtres plus professionnelle, et une réorganisation pédagogique plus complexe prônant le cycle d'apprentissage comme cadre de base, au lieu de l'année-degré, diverses formes de pédagogie différenciée et de pédagogie du projet, et des curriculums construits suivant l'approche par compétence.
Il y a ici en devenir une cohérence d'éléments « dans l'air du temps » depuis un bon moment et qui, couplée à une forte pression de l'environnement, pourrait se fixer. La forme scolaire du XXe siècle, fondée sur la juxtaposition de classes fermées et des savoirs découpés en tranches disciplinaires, pourrait alors dans les décennies qui viennent se transformer. La transition que l'on sent souhaite ou craint entre un monde scolaire dépassé et celui à naître pourrait s'accomplir grâce à cette importante mutation institutionnelle.
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