La profession enseignante au Québec, 1945-1990.
Histoire, structures, système. (1996)
Présentation
En raison de la croissance des services d'éducation et du système scolaire, l'enseignement a connu au Québec, à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, un développement sans précédent, qui a permis aux enseignants de former un véritable corps professionnel, à l'instar des nouvelles professions apparues à la même époque [1]. À la différence de ces nouvelles professions [2] cependant, l'enseignement est une activité aussi ancienne que la médecine et le droit, institutionnalisée bien antérieurement, au XIXe siècle. Quelques travaux ont déjà été consacrés à l'histoire des enseignants (Ouellet : 1970 ; Thivierge : 1981 ; Mellouki : 1995, etc.). Malgré tout, l'évolution plus récente de l'enseignement au Québec, sa professionnalisation et son intégration à la sphère de l'État et des appareils publics sont encore mal connues en dépit des nombreuses études spécialisées portant sur l'un ou l'autre aspect de la question [3]. Cet ouvrage entend donc combler une lacune importante, en proposant une étude des principaux éléments, moments et modèles sous-jacents du processus de professionnalisation de l'enseignement depuis la Révolution tranquille [4].
Nous avons l'intention de rédiger deux ouvrages afin de couvrir de façon complète l'évolution du corps enseignant québécois francophone des ordres d'enseignement primaire et secondaire depuis les années soixante jusqu'à nos jours. Ce volume, sous-titré « Histoire, structures et système », propose une vision globale du devenir de la profession enseignante. Il traite principalement des éléments d'histoire et de système qui ont façonné l'évolution de ce champ socioprofessionnel. Il intègre cependant les représentations véhiculées par les enseignants concernant cette même évolution, complétant et nuançant ainsi la démarche « objectivante » de notre travail d'analyse par une prise en compte de la conception des acteurs.
[10]
Le second volume, à venir et qui portera le sous-titre « Le travail enseignant au quotidien », sera davantage caractérisé par une vision intermédiaire et, disons, plus « locale » de la profession. Il examinera surtout le travail quotidien et les interactions entre les enseignants et diverses autres catégories de personnes, comme celle, bien sûr, des élèves. Il retracera également l'évolution de certains sous-groupes d'enseignants (orthopédagogues, enseignants de l'accueil, etc.). L'analyse de cette évolution s'appuiera sur la problématique de la division et de la spécialisation du travail scolaire que nous aurons dégagée dans le présent volume. Enfin, nous nous intéresserons à l'expérience acquise par les enseignants dans leur métier, ainsi qu'à l'évolution de la carrière dans l'enseignement et aux plans élaborés à cet égard par les acteurs.
Dans ce volume, nous abordons l'évolution de la profession enseignante depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en montrant combien celle-ci s'inscrit dans le mouvement général de la société québécoise et en mettant l'accent sur les agents qui, émergeant dans le domaine de l'éducation à la faveur de conditions données, ont cherché à se constituer comme corps professionnel permanent. C'est ainsi que nous constatons qu'au fur et à mesure que le système éducatif s'est établi au XXe siècle, se constituait un corps enseignant dont la structuration interne liée notamment aux variables sexe, état civil, ordre d'enseignement, urbain-rural et la définition de la fonction ne peuvent être comprises sans référence à la structure et à l'idéologie de l'Église québécoise traditionnelle. L'émergence au XXe siècle, et notamment à partir des années trente et quarante, d'un corps enseignant laïc désireux de voir l'enseignement reconnu comme un métier adapté aux exigences d'une société moderne séculière, est fondamentale à notre propos. Elle marque une volonté de soustraire l'éducation à l'autorité de l'Église et contribue de l'intérieur à accroître l'autonomie du domaine de l'éducation par rapport à celui de la religion.
Ainsi progressivement émancipé de l'Église, le corps enseignant québécois, à l'occasion de la Révolution tranquille et de la réforme scolaire, a suivi une logique professionnalisante de développement, axée sur la spécialisation et la modernisation de la fonction enseignante et sur son intégration idéologique dans un projet nouveau de société. C'est ainsi que sa croissance et celle du système éducatif doivent être saisies comme participant au développement sans précédent de la société et de l'État québécois qui, au cours de cette période réformiste, se restructure et se déploie dans de nombreux secteurs.
Nous voulons aussi montrer que les années quatre-vingt ont apporté un changement significatif à cet égard, puisque, au Québec comme ailleurs, elles ont été marquées par une crise économique ainsi qu'une crise fiscale de l'État doublée d'une résurgence des idéologies néolibérales ou conservatrices, ce qui a eu pour effet de remettre en question le développement [11] étatique des années antérieures et la gestion des rapports sociaux faite par l'État. Ces phénomènes ont eu des répercussions considérables sur l'éducation et la situation du corps enseignant, comme en témoignent les politiques et les décisions constitutives de ce qu'on a appelé le virage des années quatre-vingt.
Selon nous, ce qu'on appelle aujourd'hui le « malaise » ou la « crise » de l'enseignement, de même que les enjeux actuels de la profession pourraient s'analyser et s'interpréter dans les termes de la problématique sociohistorique développée dans les pages qui suivent. Car, suivant notre lecture de l'histoire, le corps enseignant, qu'il soit corps d'Église ou corps d'État, n'échappe pas aux conflits, aux crises et aux problèmes auxquels fait face l'autorité qui détermine sa fonction. Dans un système éducatif qu'il ne contrôle pas, ce corps est donc placé dans une situation difficile ; mais en même temps, il ne peut, en tant que corps professionnel, que chercher à garder une certaine autonomie, indissociable d'une conception de la fonction enseignante sur laquelle il ne peut que vouloir exercer un certain contrôle. À la limite, y renoncer équivaudrait à renoncer à son existence.
Sur le plan méthodologique, notre étude vise à comprendre l'évolution de cette profession à travers l'examen de ses rapports complexes avec les autres grands partenaires sociaux (l'État, les universités, les commissions scolaires, les syndicats, etc.), tout en portant une attention spéciale aux enseignants eux-mêmes, dont les initiatives individuelles et collectives ont contribué à façonner à court et à long terme leur propre champ professionnel et leur univers de travail. Si elle s'appuie sur plusieurs sources de données, notre démarche fait une large place à l'analyse de « récits de carrière » recueillis auprès d'une centaine d'enseignants de métier, dans lesquels ils racontent leurs propres cheminements professionnels dans l'enseignement. Ces récits révèlent également les conceptions que les enseignants se font de leur activité professionnelle, de leur place dans l'école, de leur statut dans la société actuelle et de leurs relations avec les nombreux autres acteurs éducatifs (élèves, confrères et consœurs, spécialistes, directeurs d'école, etc.). En puisant ainsi aux sources du discours des enseignants et de leurs vies dans l'enseignement, nous tentons de reconstituer une sociohistoire du corps enseignant québécois qui soit aussi proche que possible du quotidien et de leur expérience.
Nous avons divisé ce volume en cinq parties, comportant selon le cas une ou plusieurs sections. Les première, deuxième et troisième parties forment le cœur de ce volume, puisqu'elles présentent une analyse globale de l'évolution de l'enseignement que nous avons divisée en trois phases pour les besoins de notre propos. Elles comprennent chacune une partie introductive et une partie finale, dans laquelle nous présentons les points de vue des enseignants sur l'évolution de leur profession.
[12]
Dans l'introduction générale, nous nous attachons d'abord à montrer l'utilité de notre travail. Nous présentons ensuite les diverses interrogations à l'origine de notre démarche. Nous précisons par la suite la perspective théorique orientant notre travail et quelques-uns de nos principaux concepts et principes analytiques. Enfin, nous décrivons les sources et les matériaux empiriques à la base de notre recherche, ainsi que les stratégies méthodologiques utilisées. Ces divers éléments visent donc à situer notre cadre d'analyse et à préciser nos choix théoriques et méthodologiques.
La première partie du volume décrit la situation sociohistorique à partir de laquelle émerge la profession enseignante après la Seconde Guerre mondiale. Elle comprend deux chapitres. Le premier chapitre présente une brève vue d'ensemble de l'évolution quantitative du corps enseignant depuis les années quarante ; nous y documentons également à l'aide de données chiffrées l'évolution des clientèles scolaires. Le second chapitre trace un tableau de l'évolution de l'enseignement avant la Révolution tranquille.
La deuxième partie comporte également deux chapitres. Nous y traitons de l'évolution du système éducatif et du corps enseignant après le Rapport Parent, en relation avec le développement de l'État et l'expansion scolaire. Le premier chapitre décrit brièvement le contexte idéologique dans lequel s'inscrit l'importante réforme de l'éducation des années soixante. Nous mettons en évidence l'existence de différentes logiques qui sont à l'œuvre dans l'espace-temps de la Révolution tranquille ; logique étatique, logique des acteurs, logique sociale. Le second chapitre revient sur l'histoire évolutive, en décrivant et en analysant les principales transformations subies par l'enseignement dans le contexte des années soixante et soixante-dix, marquées par la modernisation de la société québécoise et des grandes institutions sociales.
La troisième partie retrace l'évolution de la profession enseignante depuis le début des années quatre-vingt jusqu'à maintenant. Au cours de cette période, deux importantes crises économiques sont survenues à dix ans d'intervalle. Ces crises ont amené l'émergence d'un puissant courant idéologique qui remet en question l'État, son interventionnisme et les acquis du libéralisme. Ce courant idéologique s'attaque en même temps aux pratiques et aux idéaux de la Révolution tranquille, forçant ainsi le monde de l'éducation en général et les enseignants en particulier à se redéfinir en fonction d'un contexte nouveau et souvent réfractaire aux pratiques et aux valeurs établies.
Enfin, la quatrième partie reprend en quelque sorte les sujet traités dans les trois parties précédentes, mais cette fois-ci en fonction des perceptions et des idées que nous ont présentées les enseignants interviewés. Cette dernière partie complète ainsi notre examen de l'évolution [13] de la profession enseignante, en le mettant en parallèle avec le discours des enseignants.
Notes
[14]
[1] Nous entendons par « nouvelles professions » un ensemble d'occupations dont l'exercice exige des études supérieures en sciences humaines et sociales, qui sont la plupart du temps concentrées dans l’administration publique ou parapublique et qui ont contribué à l'accomplissement du mandat de celles-ci, soit un mandat de gestion des problèmes sociaux. Nous songeons par exemple au service social, à la criminologie, aux relations industrielles, à plusieurs branches de la psychologie, etc. Elles se fondent sur l'idée qu'une approche rationnelle, scientifique et professionnelle des problèmes sociaux est en dernier ressort plus efficace que la gestion traditionnelle, affaire d'Église ou de bénévolat. Ces nouvelles professions sont liées, bien sûr, à la croissance des bureaucraties dans les secteurs publics mais aussi privés ; elles occupent d'anciens territoires ou en créent de nouveaux dans le processus de division du travail et de spécialisation qui caractérisent les grandes organisations modernes. Nous verrons que plusieurs de ces traits caractérisent le travail des enseignants.
[2] Nous utilisons généralement dans ce travail la notion de « profession » au sens large d'occupation et non pas au sens plus particulier que lui donne la sociologie américaine, réservé habituellement aux « professions libérales » et plus globalement aux occupations capables de protéger leur territoire de travail, possédant une association forte et juridiquement reconnue pour la défense de leurs droits et privilèges, qui fondent leur expertise sur un savoir formel, une éthique orientée par le service aux clients, etc. Cependant, il est évident que les professions, conçues dans ce sens plus spécifique, exercent aussi une forte attraction sur les autres occupations et notamment sur l'enseignement. Dans cet esprit, l'évolution de l'enseignement au Québec et partout en Amérique du Nord est inséparable des rapports que cette occupation entretient avec les autres occupations, et particulièrement avec les professions servant de modèles (médecine, droit, etc.) au professionnalisme. C'est dans cette perspective qu'on peut parler, comme nous le faisons dans notre ouvrage, de processus de professionnalisation de l'enseignement. Sur ce sujet difficile, voir George Ritzer, David Walczak (1986), Working : Conflict and Change (3rd ed.), New Jersey, Prentice-Hall, 451 p., en particulier le chapitre 2 ; Eliot Freidson (1986), Professional Powers. A Study of the Institutionalization of Formal Knowledge, Chicago, University of Chicago Press.
[3] Voir, par exemple, le numéro thématique de la Revue des Sciences de l'éducation (1993), « La professionnalisation de l'enseignement et de la formation des enseignants », vol. XIX, n° 1.
[4] À moins d'indications contraires, notre analyse du niveau primaire couvre aussi les enseignants de la maternelle.
|