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Le travail enseignant au quotidien.
Contribution à l'étude du travail dans les métiers
et les professions d'interactions humaines. (2000)
Introduction
Au seuil de cet ouvrage, peut-être est-il bon de rappeler un fait banal, mais dont la reconnaissance est trop peu souvent prise en compte : à l'heure actuelle, dans toutes les sociétés, des millions d'enseignants et plusieurs centaines de millions d'élèves participent en commun à la perpétuation de la scolarisation. Or, depuis à peu près quatre siècles, cette activité sociale, qu'on appelle instruire, est devenue progressivement une dimension intégrante de la culture de la modernité, sans parler de ses impacts importants sur l'économie et sur les autres aspects de la vie collective, notamment politiques, tant il est vrai que le concept moderne de citoyenneté est impensable sans celui d'instruction. Nous pouvons donc difficilement comprendre le monde social dans lequel nous vivons, si nous ne prenons pas la peine de reconnaître, d'entrée de jeu, que la très vaste majorité de ses membres sont scolarisés à différents degrés et sous différentes formes. De ce point de vue, on peut affirmer que l'activité scolaire représente, au même titre que la recherche scientifique, le travail industriel, la technologie, la création artistique et la praxis politique, l'une des sphères fondamentales d'action dans les sociétés modernes, c'est-à-dire l'une des sphères où le social, à travers ses acteurs et ses organisations, se rapporte réflexivement à lui-même afin de se prendre comme objet d'activités, projet d'actions. En réalité, l'activité scolaire possède même une sorte de prééminence du point de vue sociogénique, puisque le chercheur, l'ouvrier, le technologue, l'artiste et le politicien actuels doivent nécessairement être instruits avant d'être ce qu'ils sont et afin de pouvoir faire ce qu'ils font. Marx disait : « l'homme est la racine de l'homme » ; on peut paraphraser sa célèbre formule, en disant : « l'enfant scolarisé est la racine de l'homme moderne ».
Le but de cet ouvrage est d'essayer de pénétrer au cœur même du processus de scolarisation, en étudiant le travail des acteurs qui [2] l'accomplissent au quotidien : les enseignants en interaction avec les élèves et les autres acteurs scolaires. Il vise du même coup à ouvrir un nouveau champ de recherche, portant sur l'étude du travail enseignant et se situant aux frontières de plusieurs disciplines contributives : sociologie du travail et des organisations, sciences de l'éducation, ergonomie, théories de l'action, etc.
L'analyse de l'enseignement en milieu scolaire dispose aujourd'hui d'outils conceptuels et méthodologiques assez puissants. Aux États-Unis, depuis le début des années 1980, plusieurs milliers de recherches ont été effectuées directement dans les établissements scolaires et les classes, afin d'étudier in situ le processus concret de l'activité des enseignants dans ses différents aspects : interactions avec les élèves, planification de l'enseignement, évaluation, relations aux pairs, etc. Plusieurs de ces recherches ont de solides bases conceptuelles (Doyle, 1986 ; Houston, 1990 ; Sikula, 1996 ; Shulman, 1986, etc.). Nous sommes par conséquent loin des anciennes approches normatives ou expérimentales, voire béhavioristes qui confinaient l'étude de l'enseignement aux variables mesurées en laboratoire ou, encore, à des normes issues de la recherche universitaire détachée de la pratique du métier d'enseignant. De plus, tout le champ de l'ergonomie est actuellement en plein développement ; il fournit aux chercheurs des dispositifs d'analyse assez fins pour étudier le travail des acteurs (ou « opérateurs ») sur le terrain scolaire (Durand, 1996 ; Messing et al, 1995). Par ailleurs, la sociologie du travail, la sociologie des professions et la sociologie des organisations ont quitté depuis longtemps le confort de la seule pensée théorique, en s'engageant elles aussi dans des études de terrain et en prenant en compte les interactions fines entre les acteurs scolaires. À ces contributions, on peut également ajouter plusieurs travaux en psychologie et en psychosociologie du travail, ainsi qu'en anthropologie de l'éducation (Bennetta, 1985 ; Henriot, Derouet, Sirota, 1987). Enfin, la majorité des chercheurs en sciences de l'éducation, tant du côté nord-américain que du côté européen, reconnaissent maintenant pleinement l'importance de partir de l'analyse des contextes quotidiens dans lesquels interviennent les professionnels de l'éducation, pour mieux décrire et comprendre leur activité, avec ses contraintes et ses ressources particulières. Bref, on dispose aujourd'hui d'une solide base de connaissance pour étudier l'enseignement en milieu scolaire.
Cet ouvrage cherche à mobiliser cette base de connaissance, à l'élargir et à l'approfondir, tout en la critiquant au besoin, afin de l'appliquer à l'étude de l'enseignement, conçu comme une forme particulière de travail sur l'humain, c’est-à-dire un travail où le travailleur se rapporte à son objet sous le mode fondamental de l'interaction humaine. On peut appeler interactif un tel travail. C'est donc l'analyse du travail interactif [3] des enseignants qui constitue l'objet même de cet ouvrage. En découlent certaines questions directrices qui orientent toute notre démarche : En quoi et comment le fait de travailler sur et avec des êtres humains rejaillit-il sur le travailleur, sur ses connaissances, ses techniques, son identité, son vécu professionnel ? Que signifie travailler comme enseignant à l'école primaire et secondaire aujourd'hui ? Quelle est la nature de ce travail : enseigner ? Cette activité possède-t-elle des caractéristiques particulières qui permettent de la distinguer des autres formes du « travail humain », pour reprendre la vieille expression de Friedman (1963), notamment de ces formes aujourd'hui dominantes que sont le travail sur les objets techniques et le travail sur la connaissance ? Dans quelles conditions, sous quelles contraintes, à l'aide de quelles ressources se réalise le travail des enseignants ? Comment est-il vécu de l'intérieur par ceux et celles qui l'accomplissent ? En quoi les dispositifs de l'organisation du travail en milieu scolaire (division du travail, classes fermées, isolement des enseignants, bureaucratie, etc.) affectent-ils l'activité enseignante ? En admettant que tout travail possède des outils et une technologie au sens large, quels sont-ils pour l'enseignement ? Existe-t-il des connaissances propres à ce métier, forgées à même les sites du travail quotidien ?
Cet ouvrage s'efforce de répondre à ces questions et à d'autres du même genre. Son ambition est de décrire, d'analyser et de comprendre le travail des enseignants tel qu'il se déroule, à la fois selon les représentations et les situations de travail vécues et nommées par les acteurs eux-mêmes, et selon les conditions, les ressources et les contraintes objectives qui enserrent leurs activités quotidiennes. Nous avons étudié dans un ouvrage précédent l'évolution de la profession enseignante depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu'à nos jours, en privilégiant surtout une approche macrosociologique, centrée sur l'analyse des processus globaux et des modèles professionnels qui ont présidé à la modernisation de l'enseignement et à son intégration à la sphère de l'État et d'un système scolaire séculier, public, démocratique et bureaucratique [1]. Avec cet ouvrage-ci, nous sommes davantage intéressés par l'étude des systèmes d'action plus concrets, plus quotidiens, au sein desquels les [4] enseignants sont appelés à œuvrer et à manœuvrer au jour le jour. L'établissement scolaire, la classe, les élèves, les relations aux pairs et aux acteurs de la quotidienneté (parents, spécialistes, directions locales, etc.) constituent de la sorte les domaines privilégiés de nos analyses.
Celles-ci s'appuient sur 150 entrevues effectuées auprès d'enseignants de métier et d'autres agents scolaires. Ces entrevues portaient aussi bien sur l'histoire de la carrière des enseignants, leurs relations à l'ensemble des autres acteurs éducatifs, que sur les divers thèmes à la base de cet ouvrage [2]. Ces données discursives ont été complétées par des observations en classe et dans les établissements, ainsi que par des enregistrements vidéos pris à divers moments de l'année scolaire. Plusieurs chercheurs nous ont également permis de consulter leurs données de recherche (entrevues, observations, vidéos), compatibles avec les nôtres. Un dépouillement de l'ensemble des données quantitatives a également été effectué ; on en retrouvera de nombreuses illustrations dans les différents chapitres. Finalement, lorsqu'elles étaient disponibles et comparables, nous avons également utilisé des données provenant de recherches européennes et anglo-saxonnes.
En sciences sociales, il est bien sûr évident qu'une base empirique de recherche, aussi imposante et étoffée soit-elle, est par essence locale : il n'existe pas de données universelles dans la mesure où les « faits sociaux » étudiés appartiennent à une situation sociale particulière au sein de laquelle ils sont historiquement et socialement produits. De plus, les outils, les méthodes et les théories à travers lesquels les données sont recueillies, structurées et interprétées appartiennent eux aussi à une situation locale, par exemple à telle ou telle tradition de recherche, elle-même bien souvent enracinée dans des régionalismes théoriques : sociologie britannique du curriculum, théories américaines des organisations, sociologie anglo-saxonne des professions, ergonomie française, néo-structuralisme parisien... À la limite, pourrait-on dire un peu ironiquement, qu'est-ce que La misère du monde de Pierre Bourdieu, sinon un recueil de récits de vie de quelques dizaines de personnes vivant aujourd'hui en France et dont le pouvoir de généralisation repose autant sur la force d'expansion de la culture et des éditeurs français que sur la portée générale du propos ?
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Or, ces phénomènes particularité des données, localisme des théories et des méthodes ne sont pas des « inconvénients » ou des « obstacles » mais les conditions mêmes dans lesquelles s'effectue le travail scientifique en sciences sociales. Il en va de même pour les analyses et interprétations proposées dans cet ouvrage : elles s'appuient largement sur des données empiriques issues de recherches menées en sol canadien et pour une bonne part nourries par des théories appartenant au « localisme sociologique nord-américain ». Mais, redisons-le encore une fois, il ne s'agit pas ici d'« inconvénients » ou d'« obstacles » mais bien, pour parler comme Kant, des conditions a priori de toute connaissance possible en sciences sociales, si du moins celles-ci entendent parler de quelque chose de réellement existant, et non seulement divaguer dans l'universel de cette nuit théorique dont Hegel disait qu'elle avait la propriété de rendre toutes les vaches uniformément grises, faute d'en distinguer une...
À notre connaissance, la seule façon d'échapper à cette grisaille théorique sans retomber dans l'empirisme naïf consiste à confronter les « théories rivales » entre elles, en sollicitant des « faits » produits par différents systèmes sociaux afin de comprendre, au-delà de leur apparente diversité, la similitude des fonctions et des significations qu'ils remplissent. L'hypothèse sous-jacente à notre approche est que les métiers et les professions d'interactions humaines présentent, à cause de la nature humaine de leur « objet de travail » et des modalités d'interaction qui lient le travailleur à cet objet, des caractéristiques suffisamment originales et particulières qui permettent de les distinguer des autres formes de travail, notamment le travail sur la matière inerte. De plus, l'enseignement, en tant que travail d'interactions, présente lui aussi certains traits particuliers qui structurent le processus de travail quotidien à l'intérieur de l'organisation scolaire. En corollaire à cette hypothèse, nous pensons que l'enseignement, en tant qu'occupation, présente dans la plupart des sociétés modernes avancées des traits typiques et récurrents. C'est pourquoi l'ambition que nous poursuivons dans cet ouvrage est de jeter les bases d'une théorie sociologique de l'enseignement conçu comme travail interactif. Nous croyons et le lecteur en jugera au terme de sa lecture que cette approche est suffisamment riche et féconde en intuitions, en concepts et en problèmes pour rendre compte de certains aspects fondamentaux des pratiques actuelles d'enseignement dans les diverses sociétés contemporaines.
L'ouvrage débute par la présentation de notre problématique générale du travail des enseignants et comporte trois parties. La première partie traite du cadre organisationnel du travail enseignant et comporte cinq chapitres. Le chapitre 1 aborde d'abord l'école ou, plus exactement, les rapports entre certaines caractéristiques de l'organisation scolaire et [6] le travail enseignant. Il s'agit de montrer que c'est dans la structure même de l'organisation scolaire que la réalité composite du travail enseignant s'enracine. Le chapitre 2 poursuit l'analyse de l'école, en envisageant son développement récent, à travers la croissance des bureaucraties, la multiplication des groupes d'agents scolaires et la division/spécialisation du travail. Au chapitre 3, nous étudions les conditions de travail des enseignants. Nous nous intéressons alors à des questions comme le temps de travail, la lourdeur et la diversité de la charge de travail, les tensions qu'elle provoque, etc. Nous étudions aussi les aspects administratifs et bureaucratiques qui enserrent en quelque sorte l'exécution des tâches. Enfin, aux chapitres 4 et 5, ce sont les routines de travail et les tâches quotidiennes qui sont abordées aussi bien dans l'école et que dans les classes.
La deuxième partie est consacrée au processus du travail des enseignants. Elle comprend cinq chapitres. Nous étudions en premier lieu, aux chapitres 6 et 7, les objectifs de l'enseignement, le mandat des enseignants, les programmes scolaires et les matières qui constituent le dispositif discursif définissant aussi bien la prestation de travail des enseignants qu'une part non négligeable de leur identité professionnelle à travers leur appartenance à une discipline d'enseignement et la hiérarchie des matières scolaires. Nous précisons également l'impact de ces phénomènes sur le travail enseignant. Nous abordons ensuite l'objet du travail, auquel nous consacrons les deux chapitres suivants : le chapitre 8 traite des représentations des enseignants à propos des élèves, tandis que le chapitre 9 étudie les interactions quotidiennes entre les enseignants et les autres acteurs scolaires, principalement les élèves. Il propose une synthèse conceptuelle des développements précédents, en dégageant les dimensions interactives constitutives de l'enseignement. Pour mieux éclairer le rapport à l'objet de travail, nous introduisons une comparaison entre le travail des enseignants et le travail industriel, ce qui permet de faire ressortir la spécificité et l'originalité du premier par rapport au travail sur la matière inerte. Enfin, le chapitre 10 étudie la connaissance professionnelle des enseignants dans ses relations au travail. Il montre d'abord que cette connaissance est plurielle, provenant de sources diverses et acquises à différents moments de l'histoire de vie des enseignants. Il met ensuite en évidence le rôle central de l'expérience dans l'édification de la connaissance des enseignants.
La troisième partie envisage l'enseignement comme un travail collectif. Elle comporte quatre chapitres. Nous étudions successivement les rapports des enseignants à leurs pairs (chapitre 11), aux agents d'enseignement spécialisés (chapitre 12), au personnel scolaire non enseignant (chapitre 13) et, enfin, aux acteurs extérieurs à l'école (chapitre 14). Les dispositifs du travail collectif sont analysés en fonction des statuts [7] et des identités des agents, de leurs positions dans l'organisation du travail et, enfin, de leurs rapports avec les enseignants.
À travers ces différentes parties, cet ouvrage propose donc une vision d'ensemble du travail des enseignants aujourd'hui, mais nourrie et, espérons-nous, enrichie et nuancée par du travail de terrain dans les écoles, les classes et auprès d'enseignants de métier. Il cherche à mettre en lumière les conditions, les tensions et les dilemmes constitutifs de ce travail, ainsi que le vécu des personnes qui l'accomplissent quotidiennement.
[1] C. Lessard et M. Tardif (1996), La profession enseignante au Québec, 1945-1990. Histoire, système et structures. Montréal : Presses de l'Université de Montréal. Dans un autre ouvrage en cours de rédaction, nous sommes en train d'étudier des phénomènes intermédiaires entre les pratiques individuelles et les cadres sociaux globaux, notamment les sous-groupes d'enseignants, le développement des champs d'enseignement (éducation spéciale, accueil des élèves immigrants, etc.) et les carrières. Ces deux ouvrages, avec celui-ci, forment donc une trilogie qui embrasse l'évolution récente et la situation actuelle de la profession enseignante selon des perspectives macro, meso et microsociologique.
[2] Dans le corps de l'ouvrage, les extraits provenant de ces entrevues et que nous citons à plusieurs reprises à différents endroits ne comportent pas de système de référence : ils sont tirés des propos des enseignantes et des enseignants que nous avons rencontrés ces dernières années dans le cadre de nos recherches, ainsi que d'entrevues que nous avons menées avec d'autres agents scolaires. Il en va de même pour les extraits tirés des entrevues effectuées par d'autres chercheurs et qu'ils nous ont permis de consulter et d'utiliser pour cet ouvrage.
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