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Préface
Dans le vaste domaine de la sociologie de l'éducation, le travail enseignant occupe une place réduite, surtout en France. Ceci est d'autant plus étonnant que les enseignants forment une des professions les mieux organisées et les plus nombreuses, que la plupart des citoyens ont affaire à eux, que leur influence politique et syndicale n'est pas négligeable et que, en général, les problèmes de l'école passionnent l'opinion. En même temps, les enseignants constituent le cœur de ces classes moyennes d'État qui pèsent considérablement sur la vie culturelle et sociale d'une société ; ils définissent l'excellence légitime, ils hiérarchisent les compétences et les carrières des enfants, ils marquent à jamais l'histoire de chacun. Mais on reste sans doute très attaché à l'idée selon laquelle, dans les sociétés industrielles, le véritable travail est celui de la production, celui des ouvriers. Or, dans les sociétés contemporaines le travail centré sur autrui, celui de l'éducation, de la santé, du travail social, de l'organisation des relations sociale, occupe probablement plus de travailleurs que celui de la production. Mais on a beaucoup de mal à le définir comme un travail, comme une activité de transformation du monde, on préfère n'y voir qu'une activité de contrôle social et les sociologues n'aiment rien tant que dénoncer les illusions des acteurs
Cependant on étudie plus les travailleurs sociaux et les médecins que les enseignants. Comment expliquer cette relative absence du travail scientifique ? Ceci vient sans doute de ce que les enseignants témoignent beaucoup de leur activité et de leurs difficultés, nous évitant ainsi de les étudier objectivement. Plus encore, il est bien difficile de percevoir le travail des enseignants comme un véritable travail. On n'échappe pas encore totalement à l'image romantique d'une vocation définie uniquement par des valeurs et des principes et qui, au fond, ne pourrait relever que d'un jugement normatif. On n'échappe pas non plus à l'approche purement pédagogique d'une activité qui relèverait de techniques apprises dans les instituts de formation pas plus que l'on ne résiste [x] à l'idée selon laquelle l'enseignement est une simple affaire de « personnalité », un strict travail de relations intersubjectives sur lequel les sociologues n'ont guère à dire. Peut-être pense-t-on parfois que le travail enseignant échappe à « l'indignité » des approches objectives réservées au seul travail productif, puisqu'il importe que l'enseignement résiste aux flots de la technologie et du marché.
À de rares exceptions près, le travail enseignant n'a pas été étudié comme un travail. Or, le grand mérite de l'ouvrage de Maurice Tardif et de Claude Lessard est d'étudier le travail enseignant comme un travail, et pas seulement comme l'accomplissement d'une vocation, d'une personnalité ou d'une technique. Il rappelle que, comme tout travail, l'enseignement est défini par une organisation, par des technologies, par des contrôles, par des objectifs, par une division du travail. Il montre même que, comme la plupart des activités, l'enseignement est soumis à une division du travail croissante, à une bureaucratisation accrue. De ce point de vue, les enseignants sont comme les autres travailleurs, ils défendent leur autonomie professionnelle contre une tentative de rationalisation continue, même si celle-ci ne peut aller à son terme puisque le travail enseignant reste défini par la classe et par une relation pédagogique qui met en présence des individus, fussent-ils des maîtres et des élèves.
En dépit de cette spécificité, le travail enseignant relève d'une sociologie du travail et Maurice Tardif et Claude Lessard ne se déprennent pas de cette ligne d'analyse. Il montre que ce travail est organisé, enfermé dans des contraintes précises, dans des conditions de travail imposées aux maîtres comme aux autres travailleurs. Il montre aussi que ce travail repose sur des compétences et des connaissances pratiques acquises de plusieurs manières et notamment par l'expérience accumulée au cours d'une vie, non seulement dans une activité professionnelle, mais aussi dans une histoire personnelle. Enfin, comme tout travail, l'enseignement est engagé dans des relations professionnelles avec des collègues, avec une hiérarchie, avec des demandes étrangères et, dans l'école comme ailleurs, bien des choses se négocient.
Cependant, le mouvement de rationalisation du travail est nécessairement limité parce que cette activité échappe, par définition, à un contrôle absolu. Le maître et le professeur ne font pas qu'appliquer des techniques objectives. « Travail humain sur de l'humain », l'enseignement exige la construction de relations interpersonnelles et collectives, il exige des activités de cadrage constantes et aucun organigramme ne peut épuiser la diversités des tâches conjointes auxquelles doit se plier le maître ou le professeur. Mais surtout, le travail enseignant n'est pas une activité professionnelle comme les autres parce que les buts de l'éducation sont multiples et contradictoires et parce que le maître doit sans cesse arbitrer entre des finalités non seulement diverses, mais opposées.
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Il faut instruire et éduquer, il faut travailler avec des groupes et avec des individus, il faut collaborer avec les autres et assumer la solitude de la classe qui est la source de toutes les souffrances et de tous les plaisirs. Il faut assurer l'égalité des élèves et la promotion des meilleurs, il faut traiter les élèves comme ils sont et les conduire vers un idéal... Tous ces dilemmes ne doivent cependant pas conduire vers une représentation tragique de l'enseignement ou vers une réduction du métier au talent et à la personnalité des maîtres. Le métier et l'expérience sont socialement construits dans la myriade des interactions et des contraintes qui les définissent, et un des mérites essentiels de Le travail enseignant au quotidien est de démystifier toutes les représentations lyriques et que les enseignants aiment parfois donner d'eux-mêmes. Mais d'un autre côté, ce livre laisse peu d'illusions sur les croyances technologiques dominées par la didactique et le cognitivisme qui laisseraient accroire que l'enseignement n'est pas d'abord la construction de relations finalisées vers l'apprentissage.
Au fond, l'enseignement est une activité dépourvue de centre, c'est une activité dispersée entre une logique du statut, une logique de la pratique et une logique de l'expérience conçue comme un autoapprentissage. Ainsi, il se crée une tension centrale entre le domaine de la pratique et celui de l'organisation. L'emprise de l'organisation peut vouloir se renforcer et se rationaliser, elle se heurte à l'autonomie des pratiques que l'on aurait tort de percevoir simplement comme des résistances au changement alors que les enseignants se sentent à la fois menacés par l'organisation ou abandonnés par sa faiblesse. Le monde de l'école paraît alors dominé par la plainte. C'est la plainte des enseignants qui ne se sentent pas assez soutenus et qui dénoncent la bureaucratie dont ils appellent cependant la protection. C'est la plainte des politiques et des administrateurs des systèmes qui dénoncent le ritua-lisme des enseignants et leur défense d'une autonomie professionnelle. L'analyse présentée par Maurice Tardif et Claude Lessard offre un intérêt considérable parce qu'elle montre que ces récriminations croisées, et que l'on observe dans la plupart des pays, ne sont pas, comme on le croit souvent, l'expression d'une « crise » de l'éducation, mais qu'elles procèdent de la nature même du métier enseignant et du travail éducatif.
Quelle est la nature du travail enseignant ? C'est là que se tient l'enjeu essentiel du livre de Maurice Tardif et de Claude Lessard. Ce travail n'est sans doute pas une profession parce qu'il est trop soumis à l'emprise d'une organisation pour être une profession. Ce travail n'est pas, non plus, un rôle conçu comme l'accomplissement d'une vocation. Depuis que l'école n'est plus une institution commandée par des valeurs centrales que chacun décline, mais qu'elle doit poursuivre des finalités [xii] diverses et opposées, qu'elle doit s'adresser à des enfants et à des élèves, qu'elle doit les traiter comme des individus et comme de futurs membres d'une société organisée, le travail enseignant n'est pas réductible à un rôle comme le montre le thème obsédant de la distance du statut, de la subjectivité et des obligations morales. En même temps, le travail enseignant n'est pas la réalisation d'une œuvre, comme peut l'être l'activité artistique. Mais le travail enseignant est aussi tout ceci à la fois et ne se réduit à aucune de ces définitions. C'est pour cette raison que l'on peut être tenté d'analyser ce travail à partir de la somme des interactions qu'il met en œuvre. Toutefois, si l'interactionnisme donne une description des pratiques, il ne les définit pas toujours du point de vue sociologique, il en offre une image aléatoire qui ne transforme pas les épreuves individuelles en enjeux collectifs.
Il faut admettre que l'école n'est plus ce que la sociologie classique, de Durkheim à Parsons, appelait une institution, un appareil de socialisation ayant vocation à transformer des valeurs en rôles, et des normes en personnalités. Parce que, quasiment partout, l'école est devenue une école de masse, elle ne peut plus garantir la régulation de ses relations, elle ne peut plus externaliser ses problèmes quand elle est obligée de défendre une culture scolaire critique, de former de futurs travailleurs, de gérer les problèmes sociaux et, surtout, de permettre aux individus d'être des sujets individuels « authentiques », et pas seulement des Catholiques, des Républicains, des Canadiens ou des Français. Elle n'est plus une institution quand elle doit, à la fois, assurer l'égalité des individus et l'inégalité de leurs performances. Bref, les tensions et les contradictions de l'école sont au fondement de sa nature et elles se retrouvent au cœur du travail enseignant, non pas comme des problèmes, mais comme des éléments constitutifs de ce travail.
C'est pour cette raison que je propose de définir le travail enseignant comme une expérience sociale conçue comme la capacité pratique de combiner des logiques différentes, cette capacité-là étant au cœur de l'identité enseignante, comme de celle des élèves. Le raisonnement est strictement le même pour les élèves qui doivent apprendre à donner un sens à leurs études, celui-ci ne leur étant plus offert, tout constitué, par l'institution. En ce sens, le travail enseignant n'est pas le vestige d'une tradition résistant à la rationalisation moderne, il n'est pas la manifestation d'une crise de l'institution, c'est une expérience sociale totalement « moderne ». Le sens de l'action y est hétérogène, instable, produit par les acteurs eux-mêmes et c'est ce qui rend ce métier si épuisant, si stressant, si mobilisateur aussi parce que directement construit par les individus.
Au fond, il en est aujourd'hui de l'école comme de l'Église et de la famille : les sujets sont obligés d'être libres et ceci les fascine et les [xiii] effraie à la fois. Le travail enseignant est la figure de notre modernité car il ne repose plus sur aucun garant méta-social, il n'a d'autre source que la capacité des individus de le construire et de se construire dans le même mouvement. C'est pour cette raison que la « bonne politique scolaire » n'est certainement pas celle qui transformerait la vocation en métier rationnel, mais celle qui rendrait possible la réalisation de ces expériences. D'ailleurs, sans même poursuivre explicitement cet objectif, les politiques de déconcentration des systèmes que l'on observe partout tendent plus ou moins vers cette fin : les contradictions ne pouvant plus être gérées au centre, elles sont déplacées vers la périphérie. Les conflits sociaux deviennent ainsi de plus en plus intra-subjectifs, se présentant comme des dilemmes de l'expérience.
En nous plaçant dans le noyau dur de l'expérience enseignante, le livre de Maurice Tardif et de Claude Lessard ne nous informe pas seulement sur l'école, il nous dit ce qu'est aujourd'hui le travail dans un type de société qui consacre tant d'efforts à se produire elle-même. Il nous dit que la tension entre la subjectivité et la rationalité, entre le monde vécu et le système organisé est au centre de l'expérience de chacun. Et de même que l'on a longtemps considéré que le travail ouvrier de la grande industrie était la cristallisation la plus exemplaire des rapports sociaux des sociétés industrielles capitalistes, l'expérience du travail enseignant nous suggère ce que devient le travail humain bien au delà des murs de l'école.
François Dubet
Université de Bordeaux 2
EHESS Paris
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