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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Claude Lessard et David d’Arrisso, “L’universitarisation de la formation des enseignants. Exemple du Québec.” In revue Recherche et formation, no 65, 2010, pp. 31-44. Numéro intitulé: “Former sous influence internationale”. [Claude Lessard nous a accordé, le 27 avril 2022, l’autorisation de diffuser en libre accès à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[31]

Claude Lessard et David d’Arrisso

Faculté des sciences de l’éducation, CRIFPE
(Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante)
Université de Montréal

L’universitarisation
de la formation des enseignants.
Exemple du Québec
.”

In revue Recherche et formation, no 65, 2010, pp. 31-44. Numéro intitulé : “Former sous influence internationale”.

Résumé [31]
1. Le modèle d’analyse et son contexte d’utilisation [32]
1.1. L’« emprunt » des politiques, un processus délibéré et intentionnel [31]
1.2. Le contexte d’utilisation : La Commission Parent [34]

2. Le système traditionnel et ses critiques : l’impulsion du changement et de l’emprunt [35]

3. La commission Parent et la formation des enseignants : une décision réaliste [37]

4. Les propositions de la Commission Parent : l’implantation [39]

5. Les suites : une indigénisation qui passe par l’académisation [41]

Vers un nouveau cycle d’emprunts ? [42]
Bibliographie [43]
Abstracts • Zusammenfassungen • Resúmenes [44]


RÉSUMÉ • Société historiquement située à la périphérie de divers pôles d’influence (États-Unis, Canada anglais, Grande-Bretagne, France et Vatican), le Québec a, au cours des années soixante, procédé à des emprunts de politiques dans le cadre de la « modernisation » de son système éducatif. Faisant appel au modèle d’« attractivité des politiques éducatives » de Phillips et Ochs, cet article propose une analyse du phénomène, en se centrant sur la formation des enseignants.

mots-clés : formation des enseignants, politique en matière d’éducation, emprunts


« Il faut mentionner également les voyages au Canada, aux États-Unis, en Europe, car ils nous ont beaucoup éclairés. Ils nous permirent tout d’abord de relativiser les innovations dont nous avions entendu parler ou sur lesquelles nous avions lu. Une fois dans les pays en question, nous nous rendions compte que les dites innovations n’étaient pas aussi bien appliquées qu’on nous l’avait dit, ou encore qu’elles ne touchaient qu’une partie très marginale de la population ».

Guy Rocher, membre de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, (1989), Entre les rêves et l’histoire, Montréal, VLB éditeur, p. 144.

Le Québec peut être considéré comme une société périphérique, à la fois proche du pôle anglo-américain (États-Unis, Canada anglais, Grande-Bretagne), et aussi historiquement et culturellement lié au pôle européen francophone (et romain, le Vatican ayant pesé lourdement sur l’évolution de la société canadienne française). Ces multiples influences ont marqué le système éducatif : par exemple, si les « collèges classiques », porteurs des humanités gréco-latines des jésuites, furent des institutions de la « vieille Europe », les commissions scolaires ont été, dès leur naissance, des institutions anglo-américaines. Si la langue française et le [32] catholicisme ont constitué d’importants filtres de l’influence « anglo-protestante », la présence de ce pôle a tout de même marqué l’évolution du système éducatif québécois, et ce, tout au long de son histoire, contrairement à ce que laissent entendre des tenants d’une théorie de la « rupture » (Lenoir, 2005). Tel est le lot des sociétés périphériques, leur évolution se faisant au gré d’influences multiples au regard desquelles elles se définissent positivement ou négativement sans pour autant s’y fondre ou les rejeter d’emblée.

L’histoire relatée et analysée dans ce texte [1] entend montrer qu’un petit État en pleine modernisation peut se sentir relativement libre de ses choix en matière d’emprunt de politiques, et qu’une commission royale d’enquête peut jouer un rôle innovateur. Au lieu de travailler à maintenir symboliquement l’intégrité des frontières d’un système, elle peut, dans certaines circonstances, contribuer à chercher dans l’environnement des solutions aux problèmes identifiés à l’interne. Ainsi, elle rend possible, par l’instance politique dont elle prépare le travail, l’emprunt à d’autres sociétés, d’orientations, de modèles, de structures, ou de dispositifs qui, auparavant, et surtout dans un champ aussi culturellement chargé de spécificités nationales que l’éducation, auraient été perçus comme « étrangers », et par là, illégitimes.

1. LE MODÈLE D’ANALYSE
ET SON CONTEXTE D’UTILISATION


1.1. L’« emprunt » des politiques,
un processus délibéré et intentionnel


Dans leur modèle théorique d’« attractivité des politiques éducatives », Phillips et Ochs (2003 et 2004), et Phillips (2005), conceptualisent l’emprunt des politiques éducatives en un processus comportant quatre « stades » (voir figure 1). Pour ces auteurs, une des particularités de l’emprunt, comparativement à d’autres phénomènes de « convergence » des politiques, est son caractère « délibéré » et « intentionnel ». Phillips définit l’emprunt comme étant l’« adoption consciente dans un contexte d’une politique observée dans un autre » (2005, p. 24).

Dans ce processus, le premier stade, l’attraction transnationale, comporte deux éléments distincts : les impulsions et le potentiel d’externalisation. Les impulsions correspondent aux conditions qui permettent ou justifient l’emprunt de politiques ou d’éléments de politiques éducatives : les insatisfactions internes, exprimées par les parents, les enseignants, les élèves, les inspecteurs, etc. ; l’écrasement systémique, où des défaillances importantes apparaissent suite, notamment, à une catastrophe naturelle ou une guerre ; les évaluations externes négatives, par le biais de mécanismes internationaux ou de rapports à grande diffusion ; [33] les changements économiques et la compétition ; les impératifs politiques ou autres, lorsque les électeurs veulent du changement ou lorsque des conditions sont imposées par des bailleurs de fonds ; les nouvelles configurations et alliances (par exemple, l’émergence du bloc européen) ; l’innovation dans les connaissances ou les compétences ; et, finalement, le changement politique, particulièrement quand l’administration évincée a été en place durant une longue période.

Phillips et Ochs identifient six principaux « foyers d’attraction » dans l’emprunt des politiques éducatives. Ils mentionnent d’abord la « philosophie » ou l’« idéologie » maîtresse, qui correspondent au cœur de la politique et aux croyances qui soutiennent le rôle attribué à l’éducation. Viennent ensuite les « ambitions » ou les « objectifs », c’est-à-dire les résultats attendus du système éducatif, ainsi que les « stratégies » qui correspondent aux grands mécanismes de gouvernance du système éducatif. De leur côté, les « structures » comprennent, notamment, le financement, l’administration et les ressources humaines, c’est-à-dire les éléments qui sont en appui à l’éducation ou au système éducatif. Pour leur part, les « processus » réfèrent aux grands types d’enseignement (formel, informel, non formel), de même qu’à leurs mécanismes de régulation, plus particulièrement les mécanismes d’évaluation, les curricula et les règles de passage. Finalement, les « techniques » réfèrent aux manières par lesquelles l’enseignement est dispensé, ce qui inclut à la fois la pédagogie et les méthodes d’enseignement. Le potentiel d’internalisation de chacun de ces « foyers » repose essentiellement sur la réceptivité du pays « emprunteur ».

figure 1

Modélisation du processus d’emprunt des politiques éducatives
(traduit et adapté de Phillips et Ochs, 2003 et Phillips, 2005)


[34]

Le deuxième stade, la décision, présente une typologie de différentes décisions qui peuvent être prises concernant l’emprunt de politiques ou d’éléments de politiques éducatives. Le premier type de décision est qualifié de « théorique » : les idées empruntées servent essentiellement de principes pour guider le changement à l’interne. Le deuxième type est dit « bidon ». Il se traduit par une profession de foi factice envers l’intérêt que peuvent présenter des éléments de politique éducative venant d’ailleurs, sans qu’il y ait une véritable volonté ou les ressources nécessaires pour en faire une implantation en bonne et due forme. Le troisième type est qualifié de « réaliste » ou « pratique ». Ici, la décision repose sur une analyse fine, où l’implantation de l’emprunt a été pleinement anticipée et, ce faisant, jugée à la fois possible et désirable. Finalement, le quatrième type, la « solution miracle » (quick fix), correspond à un emprunt effectué pour répondre rapidement à des critiques  internes, alors que celui-ci s’avère inadéquat pour le contexte.

Le troisième stade, l’implantation, correspond à l’adaptation que l’emprunt subit dans le contexte du système « emprunteur ». La vitesse du changement varie selon le potentiel d’accommodation du nouveau contexte. La réussite d’une implantation dépend en grande partie du niveau de support ou, a contrario, du niveau de résistance aux nouvelles mesures. À cet effet, les auteurs rappellent qu’un certain nombre d’acteurs peuvent, s’ils en ont le pouvoir et l’occasion, faciliter ou bloquer de nouvelles initiatives en ayant recours à diverses tactiques (l’inaction, le délai ou la non-décision).

Le quatrième et dernier stade, l’internalisation ou l’indigénisation, correspond au processus par lequel la politique ou les éléments de politique empruntés deviennent partie prenante du système « emprunteur ». Il en résulte une nouvelle synthèse, qui pourra, éventuellement, être sujette à une antithèse qui générera les impulsions nécessaires à un nouveau processus d’emprunt.

1.2. Le contexte d’utilisation :
La Commission Parent


Au Québec, la Révolution tranquille des années soixante a été un moment de remise en cause d’un des piliers traditionnels de la société québécoise (la religion catholique et son réseau d’institutions) et d’ouverture sur le monde moderne. Cela fut particulièrement le cas en éducation, grâce aux travaux de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement (communément appelée Commission Parent, du nom de son président, Mgr Alphonse-Marie Parent). Dans le système politique canadien, une commission royale d’enquête est un dispositif utilisé par le pouvoir exécutif pour se donner le temps et les moyens intellectuels et techniques d’étudier une question complexe, de construire une vision d’ensemble et de la diffuser à l’échelle de la société. Si aujourd’hui ce type d’exercice collectif de résolution de problèmes est souvent cyniquement vu comme une manière pour le politique de gagner du temps, à une période historique où l’État se veut interventionniste et où il croit aux vertus de la planification du développement social et économique (ce qui était le [35] cas du Québec des années soixante), une commission royale d’enquête pouvait être un outil important d’élaboration de politiques et de construction de consensus.

Dans l’accomplissement de son mandat, la Commission Parent a reconnu la nécessité de chercher au-delà du Québec des pistes de développement de l’éducation. Elle était venue à la conclusion que ce développement ne pouvait être assuré en se contentant de continuer comme avant, tout en faisant davantage pour répondre à une forte pression démographique. Il fallait faire différemment. Pour accomplir cette transformation, voir ailleurs présentait des avantages certains, ne serait-ce que pour montrer qu’une pareille entreprise était possible. Mais où a-t-on emprunté ? Qu’a-t-on emprunté ? Comment a-t-on justifié les emprunts et comment ont-ils été implantés ? Quelle « indigénisation » ces emprunts ont-ils connue une fois implantés ?

Nous inspirant du cadre conceptuel de Philips et Ochs, nous tentons de répondre à ces questions en nous centrant sur un aspect de la réforme de l’éducation des années soixante, soit celle de la formation des enseignants. Cette réforme a constitué une rupture avec la tradition établie depuis le milieu du XIXe siècle : les écoles normales ont été abolies et l’université s’est vu confier la formation de tous les enseignants, du primaire et du secondaire. Au sein de l’université, des facultés de sciences de l’éducation, en collaboration avec les départements et facultés disciplinaires, reçurent le mandat de la formation des enseignants. Le ministère de l’éducation, lui-même une création de la Révolution tranquille, tout en reconnaissant l’importance de l’université, s’est néanmoins imposé comme coordonnateur de cette formation afin d’en assurer l’intégration professionnelle. Ce sont là les trois principaux axes de cette nouvelle politique de formation des enseignants qui s’implante dans les années soixante et qui, pour l’essentiel, est encore en place de nos jours.

2. LE SYSTÈME TRADITIONNEL ET SES CRITIQUES :
L’IMPULSION DU CHANGEMENT ET DE L’EMPRUNT


Dans le Québec traditionnel, l’éducation, institutionnalisée au milieu du XIXe siècle, était affaire d’église plus que d’état, et même affaire des églises. En effet, si le Québec francophone connaissait un réseau d’institutions tenues par l’église catholique, la minorité anglophone se rassemblait autour d’institutions contrôlées par les églises protestantes et à un moindre degré, par l’église catholique anglophone. Les deux réseaux sont relativement étanches.

Jusqu’en 1939, il n’était pas nécessaire pour enseigner de posséder un diplôme attestant d’une formation spécialisée (Hamel, 1995). Il suffisait d’avoir réussi un examen vérifiant ses connaissances générales. Après cette date, une formation est requise et, entre 1940 et le milieu des années soixante, les enseignants du primaire [36] devaient détenir un des trois brevets d’enseignement délivrés par l’école normale.

La formation qualifiante pouvait être acquise dans diverses institutions :

- des petites écoles normales pour jeunes filles désirant devenir institutrices au primaire, tenues par des communautés religieuses (au tournant des années soixante, plus d’une centaine était éparpillée sur le territoire québécois, soit autant que dans le reste du Canada !) ;

- des écoles normales d’État : peu nombreuses et de grande taille, elles étaient localisées en milieu urbain, avaient un personnel surtout religieux, notamment dans les postes clés, et formaient les garçons destinés à l’enseignement primaire supérieur ou au secondaire public (à l’époque, embryonnaire) ;

- des « scholasticats-écoles normales », i.e. des maisons de formation pour religieux qui avaient le privilège de voir leurs candidats reconnus aptes à l’enseignement à la fin de leurs études théologiques.

Les écoles normales d’État étaient sous l’autorité du Département de l’instruction publique (DIP), bras administratif du Conseil de l’instruction publique et, surtout, de ses deux comités, (l’un catholique, l’autre protestant). Le Comité catholique, qui veillait à la gouvernance du réseau public de cette confession, était composé de tous les évêques du Québec, et d’un nombre paritaire de laïcs, la plupart du temps nommés sur recommandation de l’église.

À l’aube de la Révolution tranquille, il y avait donc une variété d’institutions de formation, certaines d’État, d’autres sous l’autorité des communautés religieuses, enfin d’autres liées selon divers arrangements à l’université. Elles étaient de taille et de qualité variables. Dans la période d’après-guerre, la plupart furent confrontées à une poussée démographique importante impliquant que ce « système » forme une plus grande quantité d’enseignants qualifiés tout en élevant le niveau de formation dispensée. Les petites écoles normales rurales furent assez unanimement critiquées par les élites modernisantes des années cinquante et soixante. Or, ces critiques participaient du procès plus large du système éducatif traditionnel, de ses programmes et manuels, des pratiques des enseignants et de la langue d’enseignement.

Un petit livre, intitulé Comment on abrutit nos enfants : la bêtise en 23 manuels scolaires, écrit par deux journalistes, S. et M. Chalvin, et publié en 1962, eut un retentissement certain à l’époque. Avec moult exemples extraits de manuels approuvés par le DIP, souvent rédigés par des professeurs d’école normale ou des membres de congrégations religieuses, ces journalistes, en dénonçant une situation qu’ils jugeaient « lamentable », ont contribué à rendre scandaleuse cette « bêtise ». Le « scandale » des manuels rejaillit sur les écoles normales.

Il en est de même, sinon davantage, Des Insolences du Frère Untel, publié en 1960, par Jean-Paul Desbiens, qui était à l’époque un frère éducateur. Ses critiques formulées de l’intérieur du système traditionnel, manifestaient un courage certain.

[37]

Celles-ci s’attaquèrent d’abord à la pauvreté de la langue parlée et enseignée, communément appelée depuis lors le « joual ». Mais derrière cette dénonciation, il y avait une forte critique de l’autorité de l’église en éducation, de son contrôle étendue et de la « bêtise » du DIP. Le frère Untel ne s’en prend pas explicitement aux écoles normales, mais il appelle de ses vœux un corps enseignant mieux formé, moins soumis à l’autorité ecclésiastique, et capable de participer au développement éducatif.

Sur ces questions controversées de formation et de statut des enseignants, la France apparaît à certains comme un modèle de référence. C’est ainsi que Georges-Émile Lapalme, député libéral du Québec, dans un essai publié en 1959 (Pour une politique) écrit : « Le professorat, chez nous, est relégué au second plan. Il suffit de regarder quelle place de choix occupe l’instituteur dans les pays d’autres civilisations. En France, tout particulièrement, il occupe dans sa localité le premier rang. C’est que sa formation est excessivement dure et sévère. Former un instituteur en France prend autant de temps que pour former un avocat dans la province de Québec. Les études qui permettent d’accéder à cette profession sont en France autrement plus complètes qu’ici. L’instituteur, de concours en concours, passe de certificat en certificat. Il est un homme de science. Chez nous, la formation des instituteurs est une chose tellement incomplète, que des centaines, sinon des milliers d’entre eux, ne possèdent aucun certificat » (Lapalme, p. 311-312, in C. Corbo, 2000).

Gérard Filion, directeur du journal Le Devoir, commissaire d’école et membre de la Commission Parent, semble du même avis, du moins sur la référence européenne. Il écrit dans un livre publié en 1960 (Les confidences d’un commissaire d’école) :

« L’éducation est avant tout un problème d’homme. Tant vaut le maître, tant vaut l’école. Pour avoir de bons maîtres, il faut les bien former, les bien payer, les considérer, assurer la stabilité de leur emploi et leurs garantir des chances d’avancement. Dans le Québec, nous n’avons pas gâté les personnes qui forment nos enfants. Nous les avons généralement mal payées et assez souvent méprisées. Nous plaçons la fonction d’instituteur juste un peu au-dessus du service domestique. Nous sommes loin des pays européens où l’instituteur du village est l’homme universellement respecté, au moins autant que le curé et le maire » (Filion, p. 326, in C. Corbo, 2000).


3. LA COMMISSION PARENT ET
LA FORMATION DES ENSEIGNANTS :
UNE DÉCISION RÉALISTE


Malgré les critiques à peu près unanimes sur les carences de la formation des enseignants, personne ne recommanda formellement l’abolition des écoles normales devant la Commission Parent. On préféra plutôt suggérer diverses réformes : regroupement des petites écoles rurales, augmentation de la quantité et de la qualité [38] de la formation disciplinaire, meilleure formation pédagogique, rapprochement avec l’université, etc. En effet, selon Mellouki (1989) l’analyse des mémoires soumis à la commission par les organismes scolaires permet de dégager quatre points :

- « les organismes les plus directement concernés par la question de la préparation du personnel de l’enseignement ne mettaient pas franchement en cause la survie des écoles normales » (1989, p. 250) ;

- la diminution du nombre d’écoles normales et le regroupement des plus petites ;

- la hausse de la qualification du personnel enseignant ;

- un stage d’une à deux années après l’obtention du diplôme afin de permettre aux novices de prouver leur aptitude à l’enseignement. Mellouki conclut qu’il lui est difficile de comprendre, à partir de cette analyse, les raisons qui ont motivé la Commission Parent à proposer l’abolition des écoles normales.

Ces raisons sont autres. La Commission Parent a abordé l’épineuse question de la formation des enseignants après avoir traité celle des structures pédagogiques du système d’éducation publique qu’elle désirait construire. Suivant cette logique systémique, la réflexion sur cette formation devait tenir compte de deux impératifs : celui du manque d’enseignants lié à la forte demande d’éducation et celui de l’amélioration de leur préparation. Enfin, des tendances observées au cours de voyages à l’étranger effectués par les commissaires furent aussi prises en considération. Trois tendances sont nommées dans le rapport de la commission Parent. La première est l’élévation et l’universitarisation de la formation des enseignants, en référence au rapport Robbins de 1962 pour la Grande-Bretagne et au rapport Conant de 1964 pour les États-Unis. Ensuite, c’est la spécialisation non seulement des enseignants du secondaire, mais aussi des enseignants du primaire, telle que promue par les deux rapports précités qui est nommée. La troisième tendance est la transformation des écoles normales, notamment dans les pays anglo-saxons, en établissement universitaire donnant un enseignement de premier niveau. Sur ce dernier point, la Commission Parent reconnaît que les écoles normales (celles des grands centres urbains) évoluent et se rapprochent des universités. Ce qu’elle entend faire, c’est « accélérer cette évolution et l’orienter, par un choix décisif entre les solutions possibles » (tome II, 1964, p. 272).

Ces considérations amenèrent la Commission Parent à recommander que dorénavant les étudiants admis en formation des enseignants soient détenteurs d’une 13e année, que l’université assume dorénavant la formation de tous les enseignants, par le biais de facultés de sciences de l’éducation responsables à la fois de la formation et de la recherche pédagogique, et que le ministère de l’éducation conserve un pouvoir de coordination de l’ensemble de l’effort de formation répartie entre les universités et les milieux de pratique. Ce faisant, la Commission Parent signait l’arrêt de mort des petites écoles normales rurales et elle annonçait sinon l’intégration des écoles normales secondaires à l’université, du moins une dynamique de rapprochement qui conduisit assez rapidement à leur intégration complète.

[39]

C’est donc le modèle anglo-américain et britannique de faculté des sciences de l’éducation qui fut choisi. Il était connu : des commissaires avaient étudié aux États-Unis et connaissaient les universités américaines et le rôle qu’y jouaient les Teachers’ Colleges et les facultés des sciences de l’éducation. Un commissaire était doyen de la Faculté d’éducation de l’Université McGill (de Montréal, privée et anglophone). Les commissaires ont aussi voyagé aux États-Unis (notamment en Californie) et en Europe (notamment en Grande-Bretagne). Le Canada anglais avait aussi, et ce, dès les années cinquante, « universitarisé » la formation des enseignants. Avec le recul, il aurait été plutôt étonnant de ne pas opter pour cette voie, tant elle était « proche » et attrayante.

Sur plusieurs de ses recommandations, la Commission Parent fait preuve de « réalisme ». Par exemple, elle reconnaissait qu’en confiant « aux universités la formation de tous les maîtres, on peut craindre que la psychopédagogie et les aspects pratiques de cette formation ne soient trop sacrifiés à l’étude proprement dite des disciplines à enseigner. On peut penser aussi que, dans le milieu plus vaste et plus divers de l’université, les futurs maîtres ne seront pas préparés à leur tâche spécifique d’éducateurs » (tome II, 1964, p. 271-272).

Pour avoir visité l’Institute of Education de l’Université McGill (plus tard nommé faculté d’éducation), situé à la périphérie de Montréal et éloigné du campus principal de l’Université situé au centre-ville, et où y résidaient les professeurs, la Commission savait aussi qu’il y avait un danger que les universités n’intègrent pas dans leur vie quotidienne la formation des maîtres, et qu’elles la relèguent, comme cela s’observait dans plusieurs campus nord-américains, à leur périphérie et au bas de leur échelle de priorités institutionnelles.

La Commission est aussi réaliste dans la mesure où elle n’entend pas laisser aux universités leur pleine autonomie dans le champ de la formation des enseignants. En tant que garant de la qualité de l’éducation primaire et secondaire, le ministère de l’éducation doit, selon la Commission Parent, peser de tout son poids dans l’orientation et la coordination de la formation des enseignants. L’autonomie des universités dans ce domaine n’est donc pas illimitée, comme cela est le cas dans les autres champs de formation professionnelle universitaire. C’est le ministère qui devra se faire le promoteur auprès des universités des intérêts de l’enseignement primaire et secondaire et de la qualité de sa formation initiale et continue. Cette orientation aura des conséquences pour la suite des rapports entre les universités et le ministère de l’éducation.

4. Les propositions
de la commission parent :
l’implantation


Les membres de la Commission Parent étaient conscients que leurs travaux appelaient à une refondation du système scolaire. Certes, il y avait de l’enseignement public, y compris au secondaire et au post-secondaire, mais cet enseignement était [40] si peu développé que la Commission Parent fut amenée à toucher à tous les aspects du système éducatif. La préoccupation des commissaires s’est alors concrétisée par la mise en place d’une planification d’ensemble par une action énergique pour une vision systémique du développement éducatif. La formation des enseignants était vue comme une des clés de voûte de la réussite de la transformation systémique envisagée. De plus, il fallait faire vite, les élèves, les étudiants et leurs parents réclamant davantage d’éducation, convaincus comme le slogan de l’époque l’affirmait, que « qui s’instruit, s’enrichit ».

Les universités se voyaient donc confier une importante mission. Ce qui n’allait pas sans risque. Au milieu des années soixante, le réseau des universités québécoises est peu développé ; il connaît une forte croissance ; il manque de professeurs qualifiés, de locaux, d’équipements ; et il est peu intéressé – du moins les universités traditionnelles – à la formation des enseignants (surtout à la formation des enseignants du primaire dont il n’a jamais demandé l’intégration). Les écoles normales d’État de milieu urbain, si elles ont des liens avec les universités, souhaitent conserver leur identité institutionnelle, et, pour diverses raisons statutaires, leur personnel craint l’intégration à l’université. Les conditions sont donc loin d’être idéales pour implanter la réforme de la formation des enseignants : les institutions qui « perdent » au changement résistent, celles qui « gagnent », semblent plutôt indifférentes et frileuses.

Dans ce contexte, la Commission Parent proposa la création de nouvelles institutions : des universités à charte limitée et des centres régionaux d’études universitaires. Une division du travail fut alors proposée : les anciennes universités et leurs nouvelles ou récentes facultés des sciences de l’éducation auront la responsabilité des études supérieures et de la recherche en éducation, tout en répondant aux besoins de formation des enseignants de leur région ; les nouvelles institutions universitaires consacreront l’essentiel de leurs efforts à la formation initiale des diverses catégories d’enseignants et de professionnels de l’éducation. Le ministère donna suite à cette recommandation. L’Université du Québec (UQ) fut mise sur pied à la fin des années soixante, avec la formation des enseignants comme mandat explicite dans l’énoncé de sa mission. Cependant, cette division du travail ne fit pas long feu, toutes les universités étant autorisées à œuvrer à tous les cycles d’enseignement et en recherche. Néanmoins, il est indéniable que le réseau de l’UQ a permis au réseau universitaire de répondre à la demande croissante de formation, sans engendrer une surcharge pour les institutions traditionnelles.

Pour vaincre la résistance du personnel des écoles normales urbaines, on offrit aux formateurs de maîtres trois possibilités. La première option était d’occuper un poste d’enseignant-chercheur en sciences de l’éducation, à condition de compléter des études doctorales (dont les coûts étaient assumés par l’institution). La deuxième possibilité résidait dans le transfert au ministère de l’éducation pour y occuper [41] des fonctions d’inspecteur ou de cadre, alors que le dernier choix consistait à être rattaché à une commission scolaire, à titre d’enseignant ou d’administrateur.

Les universités abordèrent la formation des enseignants comme toute autre formation universitaire. En effet, le Québec, s’inspirant des dispositifs anglo-saxons (période dite d’« induction »), conçut un modèle de formation en deux temps : une période de formation universitaire, largement « académique », suivie d’une période dite de probation, d’une durée de deux ans, sous la responsabilité des commissions scolaires locales. Au terme de cette période de probation, une évaluation favorable de l’établissement conduisait à la titularisation. Dans pareil système, les universités pouvaient produire des bacheliers en éducation, comme elles le faisaient dans d’autres domaines, en sachant que la formation professionnelle se ferait surtout en milieu scolaire.

Ces trois développements, la création du réseau de l’UQ, les modalités d’intégration des professeurs d’école normale à l’université, le régime de probation et la responsabilité confiée au milieu scolaire eu égard à la titularisation ont grandement facilité l’implantation de l’« universitarisation » de la formation des enseignants.

5. Les suites : une indigénisation
qui passe par l’académisation


Le Québec des années soixante, comme le Canada, opte donc pour le modèle anglo-américain de facultés des sciences de l’éducation responsables, en partenariat avec les facultés et départements disciplinaires, d’une part, et avec les milieux de pratique, d’autre part, de la formation des enseignants. Le baccalauréat en enseignement pour le primaire et des programmes consécutifs (majeur et mineur ; baccalauréat et certificat) pour le secondaire, constituent les formes de programmes alors les plus courantes et les plus congruentes avec les formes curriculaires universitaires établies. C’est aussi au cours de cette période qu’un corps d’enseignants chercheurs en sciences de l’éducation se forme, développe cours et programmes aux différents cycles d’enseignement et tente de construire une structure de recherche spécifique au champ de l’éducation, selon les canons établis de la recherche universitaire.

L’« universitarisation » de la formation des enseignants apparut comme une nécessité afin de rehausser la qualité de la formation disciplinaire des enseignants et de contribuer au développement d’une base de connaissances « scientifiques » pour la pédagogie, que l’on voulait dorénavant moins soumise à l’autorité de la religion et de la tradition, et plus ouvertes à l’innovation et au « progrès ». D’où la liberté laissée aux universités et aux universitaires d’organiser la formation des enseignants, à l’intérieur d’un cadre large de paramètres  fixés par le ministère.

Reprenant les catégories de Bourdoncle (1995), on peut parler d’académisation des formations et de la recherche. Pour cet auteur, « [l]’académisation, c’est le [42] mouvement qui amène les anciennes institutions de formation d’enseignants (écoles normales, scolasticats, etc.) à se rapprocher de l’enseignement supérieur par le fonctionnement (élévation du niveau de recrutement, délivrance d’un diplôme d’enseignement supérieur) et plus encore par le contenu, centré sur les savoirs académiques, c’est-à-dire sur les disciplines elles-mêmes, en excluant ou au moins en atténuant les aspects professionnels de leur enseignement » (p. 136-137).

Si l’on accepte que l’académisation englobe la formalisation théorique d’un corpus de connaissances pédagogiques qui surplombe la pratique, conçue comme champ d’application de la théorie, l’évolution identifiée par Bourdoncle s’applique au Québec.

Ainsi, les craintes formulées par la Commission Parent et relevées plus haut, se matérialisèrent : la formation s’avéra déficiente au plan proprement professionnel. La formation pratique (les stages en milieu scolaire) se développa peu, l’articulation entre la formation disciplinaire et les formations pédagogiques et didactiques, s’avéra insuffisante, de même que l’articulation de la formation et de l’insertion professionnelle sous la responsabilité du milieu scolaire (régime de probation).

Vers un nouveau cycle
d’emprunts ?


Des critiques de ce système de formation émergent vers le milieu des années quatre-vingt, entraînant un nouveau processus d’élaboration d’une politique de la formation des enseignants, qui donna lieu au début des années quatre-vingt-dix, à une nouvelle réforme, avec cette fois-ci un accent fort mis sur la professionnalisation de cette formation et des emprunts diversifiés. Mais cela nécessiterait une suite à cet article.

Nous avons tenté de montrer que la Commission Parent a emprunté délibérément le modèle anglo-américain de formation des enseignants et l’a préféré au modèle traditionnel des écoles normales. Elle désirait ainsi contribuer au rehaussement de la formation des enseignants et l’unifier au sein du même cadre institutionnel. La Commission a fait preuve de « réalisme », en ce sens qu’elle anticipait des problèmes avec cette universitarisation, d’où sa volonté de voir le ministère y assumer un rôle de coordination. Ce réalisme était le fruit de sa connaissance des expériences en la matière de l’Université McGill et des universités américaines visitées. On ne peut dire cependant que ce réalisme a permis d’éviter les écueils identifiés.

Claude Lessard

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David d’Arrisso

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Bibliographie

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Abstracts • Zusammenfassungen • Resúmenes

the universitization of teacher training

As a society historically located on the outskirts of several poles of influence (United States, English-speaking Canada, Great Britain, France and Rome) during the 60’s, Quebec has made different educational policy borrowings within the framework of the “modernizing” process of its educational system. By referring to Phillips and Ochs’s model of “attractiveness of educational policies”, this paper presents an analysis of this phenomenon by focusing more particularly on the issue of teacher training.

die universitarisierung der lehrerbildung

Quebec – eine historisch am Rand verschiedener Einlusspole (die Vereinigten Staaten, das englische Kanada, Großbritannien, Frankreich und Rom) liegende Gesellschaft – hat im Laufe der 60ger Jahre im “Modernisierungsprozess” seines Erziehungssystems verschiedenen Politiken manches entlehnt. Indem er das Modell der “Attraktivität der Erziehungspolitiken” von Phillips und Ochs anführt, schlägt dieser Artikel eine Analyse des Phänomens vor und interessiert sich dabei besonders für die Lehrerbildung.

la universitarización de la formación de los docentes

Sociedad históricamente situada a la periferie de diversos polos de influencia (EE.UU, Canadá inglés, Gran Bretaña, Francia y Roma), Quebec, a lo largo de los años 60 recurrió a diversos préstamos de políticas dentro del marco del proceso de « modernización » de su sistema educativo. Partiendo del modelo de « atractividad de las políticas educativas » de Phillips y Ochs, este artículo propone un análisis del fenómeno, interesándose más particularmente en el tema de la formación de los docentes.



[1] Méthodologiquement, nous avons utilisé les sources et les données suivantes : une entrevue avec G. Rocher, sociologue, membre de la commission Parent (voir page suivante) ; l’anthologie des textes précurseurs de la Révolution Tranquille faite par C. Corbo (2000), les travaux historiques de M. Mellouki (1989), T. Hamel (1995) et Dufour et Dumont (2004) sur les écoles normales, ceux de Lessard et Tardif (1996) sur la profession enseignante.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 26 mai 2022 16:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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