Biographie et bibliographie
Anthropologue français.
Né à Bruxelles de parents français, le 28 novembre 1908, Claude Lévi-Strauss étudie à Paris le droit jusqu'à la licence, et la philosophie; il est reçu à l'agrégation de philosophie en 1931. Tout en enseignant cette discipline, il milite activement à la SFIO. Sa carrière d'ethnologue débute en 1934, lorsqu'il est invité à venir enseigner la sociologie à São Paulo, où il restera jusqu'en 1939. C'est à cette occasion qu'il séjourne parmi les populations indiennes nambikwaras, caduvéos et bororos, et mène ses seules enquêtes de terrain.
Rentré en France, mobilisé au service des PTT, puis affecté au lycée de Montpellier, il réussit, après sa révocation en raison des lois raciales, à se rendre aux Etats-Unis en 1941, sur un paquebot où il voyage avec André Breton. Il enseigne à l'Ecole libre des hautes études, et à la New School for Social Research de New York; c'est alors qu'il découvre les travaux fondamentaux de la linguistique et de l'anthropologie, et notamment ceux de Roman Jakobson (1896-1982) et de Franz Boas (1858-1942).
De 1945 jusqu'à la fin de 1947, il est conseiller culturel auprès de l'ambassade de France à Washington. En 1948, il publie la Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara et soutient sa thèse les Structures élémentaires de la parenté. Ces deux premières œuvres, significatives, le font docteur d'Etat.
D'abord maître de recherches au CNRS puis sous-directeur du musée de l'Homme, il est ensuite nommé directeur d'études à la 5e section (dite des sciences religieuses) de l'Ecole pratique des hautes études, à l'ancienne chaire de Marcel Mauss, rebaptisée «chaire des religions comparées des peuples sans écriture». C'est l'époque de maturation, avec le très célèbre Tristes Tropiques (1955; Race et Histoire était paru en 1952) et le recueil d'articles qui va définir son projet scientifique, Anthropologie structurale (1958).
La troisième étape de sa carrière est celle de la célébrité internationale. En 1959, il est élu à la chaire d'anthropologie sociale du Collège de France; il y fonde l'année suivante le laboratoire d'anthropologie sociale et la revue l'Homme. Ses travaux sont alors marqués par une double réflexion: d'une part, l'élaboration théorique de l'objet même de l'anthropologie, dans le Totémisme aujourd'hui et surtout dans son œuvre majeure, la Pensée sauvage; d'autre part, l'application de ces principes dans l'imposante tétralogie de plus de 2 000 pages, les Mythologiques (le Cru et le Cuit, Du miel aux cendres, l'Origine des manières de table, et l'Homme nu). La consécration vient en 1973 avec son élection à l' Académie française.
L'œuvre n'est pas terminée pour autant. Les recueils d'articles, de comptes rendus de séminaires et d'entretiens se multiplient, même après la retraite, prise en 1982 (le Regard éloigné, 1983; Paroles données, 1984; De près et de loin, 1988; Des symboles et leurs doubles, 1989). Par ailleurs se poursuit la quête des mythologies par une approche esthétique dans la Voie des masques, et la reprise de certains mythes dans la Potière jalouse et Histoire de lynx. Il éclaire les arcanes de sa pensée à travers les essais esthétiques de Regarder Ecouter Lire.
L'œuvre de Claude Lévi-Strauss symbolise l'avènement de l'anthropologie dans le champ des sciences sociales françaises au cours des années 1960, et elle a participé du courant d'idées qualifié de structuraliste. Fondée sur l'élucidation du fonctionnement de l'esprit humain, l'interprétation théorique manifeste une recherche des liens entre nature et culture, notamment dans les systèmes de parenté et la production des mythes. Sa vision pessimiste de l'évolution actuelle de l'humanité fait aussi apparaître Lévi-Strauss comme un anthropologue philosophe, héritier de Jean-Jacques Rousseau. En outre, il ne cesse de manifester un vif intérêt pour les créations et les conceptions esthétiques des sociétés qu'il étudie et pour celles de la sienne.
L'organisation sociale et la parenté
Comme tout ethnologue, Lévi-Strauss commence par rédiger une monographie consacrée à une population au sein de laquelle il a vécu et qu'il a étudiée sur le terrain, les Nambikwaras des plateaux du Brésil central; il fera le récit de son séjour dans Tristes Tropiques. Mais son ambition est plus grande, et il veut faire œuvre de sociologie comparée en présentant «une introduction à une théorie générale des systèmes de parenté». Pour lui, c'est la prohibition de l'inceste qui fonde la possibilité de toute société, puisque cet interdit relève à la fois de la nature et de la culture. Les solutions pour satisfaire à cette interdiction définissent la nature de l'échange matrimonial, qui est «le passage du fait naturel de la consanguinité au fait culturel de l'alliance». Les structures élémentaires de la parenté peuvent être produites par l'échange restreint, par lequel les femmes d'un groupe sont cédées aux hommes d'un autre groupe et réciproquement, ou par l'échange généralisé, qui fait intervenir plusieurs groupes. Grâce à une impressionnante culture ethnographique (qui porte également sur les systèmes indien et chinois), l'anthropologue démontre que l'échange généralisé est la règle de l'échange.
Lévi-Strauss se place d'emblée sur deux registres. Il élabore, en premier lieu, une synthèse théorique et analytique du domaine de la parenté. C'est par l'échange des femmes entre groupes spécifiques que se construisent et se perpétuent la société et l'espèce humaine. Le second champ d'investigations est bien plus ambitieux, car il propose une nouvelle méthode, inspirée de la phonologie structurale et même de la psychanalyse, pour expliquer les mécanismes symboliques et, par conséquent, sociaux. C'est en fait à une théorie générale de l'échange et de la communication que l'anthropologue nous convie: les signes, les femmes et les biens s'échangent et permettent ainsi, par des combinaisons structurées, de construire inconsciemment les relations sociales, d'ordre religieux (mythes et rites), économique et familial.
Fort de son expérience et de sa connaissance des anthropologies américaine et anglo-saxonne, Lévi-Strauss popularise cette discipline en France, et conclut que «l'anthropologue est l'astronome des sciences sociales: il est chargé de découvrir un sens à des configurations très différentes, par leur ordre de grandeur et leur éloignement, de celles qui avoisinent immédiatement l'observateur». Par la suite, Lévi-Strauss donnera à sa démarche le nom d'«anthropologie structurale».
La pensée sauvage
Dès le milieu des années 1940, Lévi-Strauss manifeste sa volonté d'interpréter la vie des sociétés et des cultures en termes de logique inconsciente. Certes, il est parfois difficile aujourd'hui de séparer cette perspective de celle de la méthode, à la fois analytique et explicative, dite structurale. Mais il est évident que les propriétés de ce qu'il va qualifier de «pensée sauvage» sont à la fois structurées et structurantes. Le primat des formes inconscientes vient de ce qu'elles fonctionnent comme un langage, donc comme une structure, mais aussi de ce qu'elles expriment un mode de lecture, voire de fabrication, du monde. Cette vision, peut-être sommaire et métaphorique, du rôle de l'inconscient s'explique par la nature même de la réalité, institutionnelle (la parenté) ou matérielle (l'esthétique des objets), sur laquelle travaille l'anthropologue.
Alors que Lévi-Strauss se penche, dès 1955, sur la structure des mythes, c'est l'analyse du phénomène totémique, et notamment la critique des théories victimes de l'«illusion» qu'il représente, qui vont le conduire à employer, en 1962, l'expression de «pensée sauvage». Il l'emploie pour décrire le fonctionnement de la pensée à l'état brut, «naturel», «sauvage» en quelque sorte, telle qu'on peut l'observer même dans les sociétés où se développe une pensée scientifique, et non pour qualifier celle des peuples dits sauvages. Cette pensée est «rationnelle»: ses visées explicatives ont une portée scientifique. En effet, la pensée sauvage «codifie, c'est-à-dire classe rigoureusement en s'appuyant sur les oppositions et les contrastes, l'univers physique, la nature vivante et l'homme même tel qu'il s'exprime dans ses croyances et ses institutions. Elle trouve son principe dans une science du concret, une logique des qualités sensibles telle qu'on la retrouve dans certaines activités comme le bricolage».
Ces réflexions sont à la fois un aboutissement de plus de quinze ans de recherches et la manifestation d'une préoccupation qui est de plus en plus, depuis trente ans, identifiée à l'œuvre même de Lévi-Strauss, celle de l'analyse des mythes indiens d'Amérique - analyse qui débouche sur une interrogation quant au statut de l'ethnologue et de sa méthode, double «mytho-poétique» de l'objet qu'elle étudie.
L'univers des mythes
D'une certaine façon, les Mythologiques ne sont que la longue et complexe vérification de l'hypothèse de la pensée sauvage, puisque «les mythes signifient l'esprit qui les élabore au moyen du monde dont il fait lui-même partie». Les mythes ne présentent aucun sens premier, ni dans leur intrigue ni dans leur symbolique. C'est leur travail sur et dans la nature, ainsi que leurs rapports («les mythes se pensent entre eux») qui leur permettent de signifier. C'est donc ce renvoi et ce comparatisme de mythe (ou ensemble de mythes) à mythe qui constituent la matière première de l'anthropologue. Le point de départ est un mythe des Indiens Bororos du Brésil central: le mythe M1, dit de référence, des aras et du nid intitulé par Lévi-Strauss «Air du dénicheur d'oiseaux»; le dernier, le M813, 2'000 pages plus loin, est un mythe apinaye - ethnie appartenant au groupe linguistique gê de la région amazonienne. Entre les deux sont rapportés les mythes de plus d'une centaine de populations, depuis les Guaranis du sud du Brésil jusqu'aux Salishs du nord-ouest du Canada.
La méthode de démonstration fonctionne à trois niveaux: celui d'un mythe donné, celui d'un ensemble de mythes voisins avec leurs variantes et enfin celui de tous les mythes possibles qui valident la logique structurale et binaire de la pensée sauvage grâce aux procédures d'opposition, d'homologie, de symétrie, d'inversion ou encore d'équivalence. La première tâche est donc d'ordre ethnographique, puisqu'il faut reconnaître avec précision les catégories empiriques (cru, cuit, pourri, frais, mouillé, brûlé, etc.) qui vont devenir autant d'outils conceptuels. Le comparatisme systématique, l'usage de signes logico-mathématiques (sous la forme d'équations, de transformations ou d'isomorphisme sur lesquels l'anthropologue a peu d'illusions) permettent d'identifier des mythèmes qui valident telle ou telle hypothèse particulière: les mythèmes sont les plus petits éléments du mythe, brefs exposés de la succession des événements dans la narration.
Certes, les mythes ne sont pas que des machines abstraites; ils produisent bien un sens: l'origine de la cuisson des aliments, la raison de telle coutume matrimoniale, la place rituelle de telle ou telle espèce, etc. Ce sens n'apparaît pas à ceux qui produisent ou transmettent les mythes; le travail de déconstruction, d'une part, l'établissement de la chaîne référentielle des éléments mythiques et des mythes, de l'autre, ressortissent au savoir et au savoir-faire de l'anthropologue. La logique mythique n'est telle que parce que l'analyste s'efforce de réduire l'incertitude au maximum.
Ainsi les effets sociaux et esthétiques des mythes sont-ils considérés, en un sens, comme secondaires. Pourtant, les quelque mille mythes de cet ouvrage restituent une foisonnante culture et un monde intellectuel d'une originalité irréductible. Nous ne pouvons qu'admirer l'imagination de ces populations et la qualité des documents ethnographiques dépouillés par Lévi-Strauss.
Les finalités de l'anthropologie
L'œuvre de Lévi-Strauss refuse toute explication fondée sur le fonctionnalisme ou le finalisme des cultures et des systèmes sociaux. Pourtant, l'anthropologue semble hésiter entre l'idéalisme le plus extrême et un matérialisme biologique. Le monde ne serait qu'un prétexte à penser et pour la pensée; les lois de la structure prennent le pas sur l'histoire et la création de l'événement. L'esprit n'est pas reflet, il est contrainte. Mais c'est parce que le cerveau, aux lois biochimiques et binaires, est là. La conclusion de l'Homme nu rappelle que «l'analyse structurale ne peut émerger dans l'esprit que parce que son modèle est déjà dans le corps».
Si les mythes sont devenus des objets, c'est bien parce que les objets sont eux aussi mythiques: «L'Univers, la nature, l'homme n'auront rien fait d'autre qu'à la façon d'un vaste système mythologique déployer les ressources de leur combinatoire avant de s'involuer et de s'anéantir dans l'évidence de leur caducité.»
Cet antihumanisme désabusé se retrouve dans les réflexions consacrées au racisme, à la condition humaine, à la liberté: la lutte antiraciste peut conduire à négliger les particularismes et les sociétés partielles. Il serait bon de protéger «les longues habitudes», parce que les sociétés qu'étudie l'ethnologue «exposent, peut-être mieux que des sociétés plus complexes, les ressorts intimes de toute vie sociale et quelques-unes de ses conditions qu'on peut tenir pour essentielles».
Source: MEMO, voyage à travers l'histoire.
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