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Edmond Vermeil, le germaniste
(1878-1964)
Du Languedocien à l’Européen
Préface
C'est un honneur et une joie d'être invité à préfacer ce volume présentant le riche bilan d'un colloque pleinement réussi. Il était en principe consacré à Edmond Vermeil. Je dis « en principe », parce que, à travers plusieurs contributions, apparaissait un autre acteur, à savoir le pays de Congénies. J'emploie le mot « pays » dans le sens de l'allemand Heimat. Depuis peu, le pays est devenu, en France, une unité territoriale supplémentaire, d'ailleurs mal définie, s'ajoutant à la région, au département, à la commune. Il vaut mieux rappeler le sens du mot dans « vivre et travailler au pays » et s'y marier avec sa « payse ». On voit donc vivre Congénies et son environnement à travers les siècles, avec ses médecins, ses artisans, ses pasteurs. Présenter la lignée des Vermeil, l'enfance, l'adolescence, la jeunesse d'Edmond, c'est faire le portrait d'un coin de France et détruire sans doute chez le lecteur non averti l'idée d'une nation uniforme. L'histoire de Congénies mérite d'être placée à côté de celle, mieux connue, d'un autre haut-lieu du protestantisme, situé plus au nord dans le Sud. Le Chambon-sur-Lignon, habitué depuis le XVIe siècle à résister à l'autorité, a accueilli, caché, mais aussi scolarisé, pendant la guerre, des centaines d'enfants juifs. La participation d'Edmond Vermeil à la Résistance relevait de cet état d'esprit.
Ce que fut l'homme, les témoignages familiaux le montrent bien, à commencer par celui de son fils Guy, lui-même pédiatre de qualité et de réputation exceptionnelles. Et aussi celui de ses petits-enfants Paira, donc enfants d'un préfet hors normes. Edmond Vermeil était connu comme germaniste, moins comme père et grand-père, moins encore comme dessinateur et musicien. La pratique du dessin lui était familière. Pour la musique, je me souviens de mon admiration et de ma jalousie lors d'un concert écouté côte à côte. Il avait apporté la partition et la suivait pendant l'exécution de pages de Jean-Sébastien Bach, ce que j'étais bien incapable de faire !
La langue allemande, il avait commencé à l'apprendre à l'école. Plus tard, quel allemand parlait-il ? Elmar Tophoven, le remarquable traducteur que Rüdiger Stephan évoque dans sa contribution, avait créé, avec des participants de son Collège de traduction de Straelen, un petit jeu amusant, la Phrasen-Dreschmaschine, un petit carton contenant trois petites roues qu'on pouvait faire tourner pour laisser apparaître des combinaisons, toutes prétentieuses et creuses, de mots d'un côté « progressistes », de l'autre « conservateurs ». Ainsi, integrierte Motivations-Präferenz se lisait, côté conservateur, machtvoller Vergangenheits Bezug, tandis que kreative Motivations Struktur correspondait à abendländische Schicksals Aussage. L'allemand d'Edmond Vermeil était plus proche des « conservateurs » que des « progressistes ». Il a eu raison de vouloir être compris de ses publics en parlant la langue traditionnelle [8] plutôt que de donner l'impression de la profondeur en recourant au jargon sociologique ou politologique.
Ce Réformé n'aimait pas Luther qui, pourtant, avait rendu l'Écriture accessible aux Allemands par sa traduction jugée adéquate encore aujourd'hui. Peut-être Vermeil eût-il été plus indulgent en notre XXIe siècle qui a vu, en Alsace, s'établir une paix créatrice entre Luthériens et Réformés ! Sans doute a-t-il, dans ses analyses de la soumission au régime nazi, établi une séparation trop nette entre les deux courants du protestantisme. Lorsque, en 1945, à Treysa, les refondateurs de la Evangelische Kirche in Deutschland, succédant à la Deutsche Evangelische Kirche, ont déploré la mauvaise interprétation du chapitre XIII de l'Epître aux Romains, ils n'ont pas mis les Luthériens à part pour l'obéissance à l'Autorité. La grande majorité des uns et des autres n'avait pris en compte que les deux premiers versets : « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures, car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu... C'est pourquoi celui qui s'oppose à l'autorité résiste à l'ordre que Dieu a établi. » Ils n'avaient pas tenu compte des versets suivants où il est dit : « Veux-tu ne pas craindre l'autorité ? Fais le bien et tu auras son approbation. »
Luther comme premier élément d'une triade maléfique Luther/Bismarck/ Hitler (à laquelle, en 2004, dans son livre Le Bonheur en Allemagne ?, Michel Tournier a osé ajouter Konrad Adenauer) ? L'idée est souvent présente dans l'œuvre d'Edmond Vermeil, même si c'est sous une forme moins caricaturale. Ce n'est pas la présence de Bismarck comme repoussoir dans le débat politique français de la fin de 2011 qui oblige les historiens d'aujourd'hui à rectifier le tir sur le « chancelier de fer ». Une fois obtenue l'unité allemande sous la domination de la Prusse, il a pratiqué une politique de modération et de prudence. Il a surtout été un grand précurseur des politiques sociales en Europe. Il aurait fallu, voici deux ans, rendre plus claire l'origine d'une nouvelle loi française destinée à atténuer les effets dévastateurs du surendettement des particuliers. Elle avait été inspirée par une législation spécifique alsacienne, elle-même née de dispositions bismarckiennes...
En fait, c'est toute l'histoire comparée qui est en cause. Il existerait une mentalité allemande opposée à la conception « occidentale » incarnée par la France. Mais qu'est-ce donc que l'« agressivité séculaire allemande », alors que l'Allemagne n'existait pas en tant qu'entité politique et qu'elle n'a connu ni un Louis XIV, ni un Napoléon ? À la fête de Hambach, en 1832, l'unité allemande était revendiquée comme chemin vers la liberté et la démocratie face au système de Metternich. Le mouvement libéral de 1848 a été réprimé plus durement en France qu'en Allemagne. Les meurtres de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, en janvier 1919, n'étaient pas grand-chose comparés à l'effroyable répression de la Commune de Paris en 1871. Et l'interpénétration des cultures de France et d'Allemagne a été particulièrement forte à la fin du XIXe puis pendant la période d'or de la République de Weimar. [9] Tel Allemand pouvait être tantôt « occidental », tantôt agressivement chauvin (comme en France, un Maurice Barrés). Edmond Vermeil a rendu hommage au démocrate antihitlérien Thomas Mann, mais dans les Doctrinaires de la Révolution allemande, il avait fait de l'écrivain un représentant de « l'éternelle protestation allemande contre l'intellectualisme, contre la prédominance du raisonnement ».
Entre les deux guerres, l'attitude d'Edmond Vermeil a été exemplaire par la combinaison rare de deux engagements. D'une part dans le Comité Mayrisch pour un rapprochement intellectuel entre les deux pays, puis, une fois Hitler arrivé au pouvoir, dans le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Il allait faire partie des germanistes profondément déçus par le pays dont ils avaient la charge d'enseigner la culture. Sa méfiance ancienne, héritée de Charles Andler, se trouvait confirmée. Il faudrait, après la victoire, « rééduquer » le peuple allemand.
Mais en 1945, les choses seront moins claires et l'engagement d'Edmond Vermeil sera à la fois ferme et quelque peu contradictoire. Il est d'abord président de la Commission de rééducation du peuple allemand, mais, en 1948, il accepte d'être coprésident du Comité français d'échanges avec l'Allemagne nouvelle qui rejette l'idée de rééducation. Il ne fait pas partie des germanistes qui se rangent du côté de la communiste République démocratique allemande parce qu'ils considèrent la République fédérale, à l'Ouest, comme héritière de l'Allemagne de Hindenburg et mettent en pratique la formule « l'ennemi de mon ennemi est mon ami ». Tout au contraire, il s'engage pour mener la jeunesse ouest-allemande sur les chemins de la démocratie libérale, aux côtés des rénovateurs allemands, pour une bonne part survivants de la résistance au nazisme. Il ne renonce pas pour autant à ses idées antérieures. Dans sa contribution au premier numéro du bulletin Allemagne, publié par le Comité, il évoque « cette philosophie de l'Histoire qui s'est efforcée de substituer à l'universalisme tel que le concevait l'Occident, un universalisme d'espèce et d'inspiration différentes, puisque fondé uniquement sur une conception pangermaniste du monde ». L'importante contribution de Rüdiger Stephan montre à quel point c'est l'engagement dans l'échange qui a été fécond. Le travail franco-allemand d'information mutuelle a porté des fruits qu'on pouvait à peine espérer dans l'immédiat après-guerre.
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L'ouvrage collectif que le lecteur est appelé à apprécier fait donc connaître et aimer un coin de France, avec son passé et sa culture particulière. Mais il est essentiellement consacré à un homme aux qualités exceptionnelles de courage et de fidélité. Dans sa vie professionnelle et publique, il aura surtout été un germaniste, un intellectuel engagé préoccupé de connaître et de faire [10] connaître le pays voisin, devenu le partenaire le plus proche de la France. Cela pas seulement par l'action des hommes politiques, mais grâce aussi et peut-être surtout au travail de tous ceux qui ont fait qu'aujourd'hui - et depuis déjà des décennies - il existe dix ou cinquante fois plus de relations entre les « sociétés civiles » des deux pays qu'entre chacun d'eux et n'importe quel autre. Edmond Vermeil aura été l'un des fondateurs de ce travail.
Alfred Grosser
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