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Introduction
Haïti, qu’on la considère dans le temps ou dans l’espace, est une île aux multiples visages. Pays de montagnes abruptes, de vallées profondes, elle associe les plaines verdoyantes aux déserts épineux, les ruisseaux limpides aux torrents furieux, la brume froide des crêtes à la chaleur humide des plantations et, malgré sa volonté de modernisation, le charme désuet des vieilles escales flotte encore sur ses petites villes côtières.
En moins de quatre siècles, cette terre s’est appelée Haïti, Hispaniola, Saint-Domingue, pour redevenir Haïti, lorsque ses habitants ont voulu marquer leur rupture avec l’Europe. Trois races s’y sont succédé : elle a été la patrie de tribus indiennes venues de l’Amazonie, la terre promise des premiers colons espagnols, le repaire des flibustiers, la plus riche colonie du Royaume de France et enfin la première république noire du monde. En un siècle et demi d’existence indépendante, les destinées d’Haïti ont été successivement aux mains d’empereurs, de rois, de dictateurs et de présidents. Elle tire gloire d’avoir été la patrie de Toussaint Couverture, l’une des plus nobles figures de l’histoire américaine, mais elle souffre dans son orgueil d’avoir été régie par des tyranneaux ignorants et fantasques.
Dès l’aube de son histoire, mulâtres et noirs se sont affrontés, la haine au cœur. Aujourd’hui encore sa population est profondément divisée et, à propos de sa haute bourgeoisie, on a parlé de « caste ». Le terme est inexact, mais il n’en est pas moins vrai qu’il existe un fossé profond entre une minorité au teint clair (comprenant quelques familles noires) qui se veut l’« Elite » par excellence, et s’accroche de toute son énergie aux modes de vie et de pensée occidentaux et une masse rurale, noire de peau, aux cheveux crépus, que de nombreux liens
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rattachent encore à l’Afrique ancestrale et qui vit pauvrement sur une terre morcelée, de moins en moins féconde.
Parmi tous les visages d’Haïti, ce volume se propose de montrer précisément celui dont beaucoup d’Haïtiens s’affligent et que, bien à tort, ils voudraient cacher.
Depuis que l’île s’est transformée en pays de tourisme, les albums qui exaltent ses beautés se multiplient : on y voit les luxueuses villas de Pétionville se détacher sur un profil de montagnes, les hôtels modernes au milieu des palmes et des manguiers, les récifs de corail où l’on se livre à la pêche sous-marine, et des jeunes filles au teint si clair qu’on les prendrait pour des Italiennes. Si, pour ajouter au tableau un grain de pittoresque, on songe au « menu peuple », on le représente par une « accorte paysanne » juchée sur un âne, ou par des demoiselles déguisées qui donnent un spectacle de folklore. Dans un de ces ouvrages, l’auteur, pris de scrupule, a voulu faire sa part à l’homme des champs. Il lui a consacré une planche, mais le paysan qui doit symboliser les 98% de la population d’Haïti se présente de dos, si bien qu’avec sa blouse en gros bleu on pourrait le prendre pour un Normand. C’est cette photographie qui m’a donné l’idée de ce livre où je voudrais que l’habitant des « mornes » nous regardât bien en face.
Son visage très noir est plein de bonté et de sagesse. Au cours des deux siècles qui viennent de s’écouler, il a connu des épreuves à briser les natures les plus vigoureuses. Il a été « pièce de Guinée », esclave, insurgé, soldat de guerres civiles, mais, à travers toutes les vicissitudes, il est resté paysan. Il s’est attaché à cette terre qui fut pour ses ancêtres un bagne, avec la même passion exclusive qui lie le paysan européen à une glèbe qu’il cultive depuis des milliers d’années. C’est un paysan rude, tenace et avide, mais aussi courtois, gai, détenteur de traditions artistiques que l’Occident a perdues. En évoquant ici ses travaux et ses heures, en faisant connaître ses croyances, c’est un hommage que je souhaite rendre à la terre d’Haïti qui m’a été si hospitalière.
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