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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Alfred Métraux, L'Île de Pâques. (1941) [1966]
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Alfred Métraux, L'Île de Pâques. Paris: Les Éditions Gallimard, 1966, 196 pp. Édition revue et augmentée originalement publiée en 1941. Collection “Tel.”. [Autorisation accordée par la veuve de l'auteur, Madame Fernande Schulmann, de diffuser les publications de son défunt mari dans Les Classiques des sciences sociales. Madame Schulmann a confirmé cette autorisation à Jean Benoist en personne.]

[7]

L’ÎLE DE PÂQUES

Avant-propos

Dès le jour de sa découverte par les Hollandais, l’Île de Pâques, cette terre minuscule isolée dans les « immenses solitudes marines » du Pacifique sud, fut entourée d'un halo de mystère et d'étrangeté. Ses gigantesques statues lui ont valu une célébrité qui, pendant deux siècles, ne s’est jamais démentie. Les notions qui circulent à son sujet, même dans les milieux cultivés, méritent d’être rangées au nombre des thèmes folkloriques. Elle passe pour être le dernier vestige d’un continent englouti qui aurait été jadis le siège d’une brillante civilisation. Il est même question de « voies triomphales » qui la traverseraient pour aller se perdre dans la mer. Les habitants que les Européens y trouvèrent sont généralement classés comme des « sauvages » ou des « dégénérés » incapables d'avoir élevé les monuments au milieu desquels ils traînaient une existence misérable. Un lien a souvent été établi entre cette Île et les vieilles civilisations de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud et ses statues gardent, dit-on, le secret de migrations millénaires. Aux États-Unis, l’Île de Pâques a été associée à un certain continent de Mu dont un livre décrit les fastes disparus.

Des travaux de caractère plus scientifique parlent d’une civilisation mégalithique qui d'Asie, se serait étendue jusqu'à l’Île de Pâques et dont les vestiges imposants s'échelonneraient à travers l'Indonésie et la Micronésie. Le gigantesque trilithe de Tonga, réplique lointaine des dolmens de Cornouaille, serait l'un des muets témoins du passage de ce peuple de bâtisseurs à travers les îles de la Polynésie. Pour ces hommes, épris du colossal, l’Île de Pâques n’aurait été qu'une étape. Ils auraient aussi abordé sur le continent américain où la porte monolithique de Tiahuanaco et les palais du Cuzco perpétueraient leur mémoire.

Ces interprétations des monuments de l’Île de Pâques impliquent une sorte de foi mystique en un âge d'or de l’humanité et trahissent le désir d'attribuer au lointain passé une auréole de grandeur et de mystère mais font peu de cas des données précises de l'archéologie et de l'ethnographie. Les statues et autres ruines de l’Île étant non du domaine mythique, mais de celui de la réalité, les problèmes qu'elles posent exigeaient une étude faite sur place et selon des méthodes scientifiques. En fait, les travaux de l’expédition anglaise menés sous la direction [8] de Mrs. C. Routledge, ont contribué à dissiper plus d’une légende et plus d’une erreur.

En dépit des résultats importants obtenus par Mrs. Routledge, une énigme subsistait, infiniment plus troublante que le poids ou la hauteur des statues géantes à la moue dédaigneuse. Quelques années après la catastrophe qui anéantit la civilisation de l’Île, les missionnaires y recueillirent des tablettes en bois couvertes de signes étranges. À première vue, ces rangées de symboles compliqués avaient toutes les apparences d’un système hiéroglyphique. Or, aucune île polynésienne ne paraît avoir possédé une écriture. Si, seuls en Polynésie, les habitants de cette Ultima Thule connaissaient l’art d’écrire et si seuls ils avaient su tailler et dresser de grandes statues, ils étaient en droit de se proclamer les représentants d’un passé grandiose et les fils d’une race privilégiée. Les visions de grandeur et de gloire qui flottaient autour de leur Île n'étaient peut-être pas toutes des fantaisies de cerveaux imaginatifs.

Cette hypothèse d’une Île de Pâques dont la civilisation se rattacherait à celle des vieux peuples de l’Asie, parut se confirmer il y a quelques années lorsqu'un Hongrois, M. Guillaume de Hevesy, signala des parallèles remarquables entre les symboles gravés sur les tablettes de Vile de Pâques et les éléments d'une écriture qui venait d'être découverte dans la vallée de l’Indus et remontait sans doute à quelque 2.500 ans avant notre ère. Ces analogies paraissaient devoir jeter un jour tout nouveau sur l'origine des cultures océaniennes et sur les migrations qui ont contribué à leur diffusion.

La théorie rebondit. Ce n’était plus simplement l’Inde qui était unie à la Polynésie par une communauté d'écriture, mais encore la Chine préhistorique. Le Dr. Heine-Geldern attira l’attention sur des ressemblances, en apparence fort étroites, existant entre certains caractères chinois archaïques de l’époque Chang et les « glyphes » de l’Île de Pâques. Ces rapprochements, joints à d’autres constatations du même ordre laissaient entrevoir un centre commun, situé en Asie, d'où divers éléments de civilisation, sinon des peuples entiers, se seraient détachés pour essaimer vers le Pacifique. Ces reconstructions de migrations hypothétiques se sont étendues à l’Amérique précolombienne qui, elle aussi, fut amenée dans l’orbite de ces vieilles civilisations asiatiques.

Les solutions audacieuses proposées pour résoudre les problèmes de l’Île de Pâques donnent une idée de l’importance qu’elle a prise dans l’histoire de la civilisation. C’est dans l’espoir d’apporter des faits nouveaux, susceptibles d’éclaircir cette énigme vieille de deux siècles, que, sur l’initiative du Dr Paul Rivet, Directeur du Musée de l’Homme, une mission scientifique fut organisée avec l'appui des Gouvernements français et belge. La direction des recherches archéologiques fut confiée à M. Charles Watelin et au Dr Henry Lavachery. L’auteur de ces lignes eut à sa charge les enquêtes ethnographiques et linguistiques.

M. Watelin entretenait des espoirs que je ne partageais pas. Indifférent [9] aux Pascuans modernes et aux traditions qui pouvaient encore survivre dans l’Île, il comptait voir surgir sous sa pioche les murs de vieilles cités, semblables à celle de Mohenjo-daro. Il avait la certitude que les tranchées qu’il s’apprêtait à ouvrir au pied des volcans allaient lui dévoiler une civilisation inconnue. Quant à moi, je dois l’avouer, j'étais attiré par ces quelques centaines de Polynésiens qui avaient survécu à tant de désastres et qui continuaient à parler leur ancienne langue et à se transmettre les légendes et les contes de leurs lointains ancêtres. Je n’ignorais pas leur état de décadence, leur oubli de la religion et des usages passés, mais j’espérais, malgré tout, que dans les rares techniques qui auraient pu subsister et dans les traditions connues encore de quelques vieillards, je pourrais entendre comme un faible murmure venu des temps anciens et m'aider de ces souvenirs pour reprendre l’étude des « mystères » de cette Île.

La marine française prêta son concours à cette expédition en autorisant les membres de la mission à prendre passage à bord de l’aviso colonial Rigault de Genouilly qui, récemment sorti des chantiers navals, accomplissait sa première croisière.

Notre voyage dura cinq mois et se fit en plusieurs étapes. Ce fut tout d’abord le départ de Lorient par un jour de pluie, au son des fanfares et des cloches, au milieu des salves. Un prêtre bénit notre croisière du haut d’un clocher se dressant au bout d’un promontoire. On prenait congé de nous selon les vieilles traditions de la marine royale encore en honneur dans ce port breton. C'est tout naturellement que je donnai alors une pensée à M. de La Pérouse qui, comme nous, était parti jadis pour l’Île de Pâques sur un navire de guerre dont le vent du large faisait claquer les flammes.

Nous visitâmes d’abord les ports de l’Afrique occidentale, puis ceux de l’Amérique du Sud. En quatre mois nous passâmes du Gabon aux glaciers de la Terre de Feu. C’est là que nous perdîmes Charles Watelin. Malgré son âge avancé, il avait su garder un esprit alerte et jeune qui avait fait de ce voyage une belle aventure. Il voulait tout voir et tout connaître. Au cours d’une partie de chasse en Patagonie, il contracta une pneumonie et s’éteignit en vue de la côte du Chili, après la traversée du Golfe de Penas.

Mon collègue, M. Henry Lavachery, aujourd’hui conservateur en chef des Musées royaux d’art et d’histoire, nous rejoignit à Lima. À partir de cet instant notre travail devint une entreprise commune, poursuivie dans un esprit de camaraderie qui demeure pour moi le plus beau souvenir de cette expédition.

Nous arrivâmes à l’Île de Pâques le 27 juillet 1934 et nous la quittâmes le 2 janvier 1935, à bord du bateau-école belge, le Mercator, qui nous conduisit à Pitcairn, à Tahiti, aux Tuamotu, aux Marquises et aux îles Hawaï.

Le but de cet ouvrage est de donner un tableau de la vieille civilisation [10] pascuane à l’aide des matériaux recueillis par notre Mission. Ce passé n'aurait pu être reconstitué sans les éléments de comparaison que nous fournissent l’ethnographie et l’archéologie des archipels voisins qui furent habités par des peuples de même langue et de même race.

Pour évoquer cette civilisation morte depuis bientôt un siècle, je n’avais à ma disposition que des épaves. Dans l’interprétation de cet assemblage de documents disparates et médiocres, j’ai été secondé par deux éminents spécialistes de la Polynésie, le Dr. Peter Buck (Te Rangi Hiroa) et le Dr. Kenneth Emory. Tous deux, lors de mon séjour au Bishop Muséum d'Honolulu, se consacraient à la résurrection de la civilisation de Mangareva (Îles Gambier) dont les traditions et l'histoire nous sont beaucoup mieux connues que celles de l’Ile de Pâques.

On lira souvent dans ce livre le nom de deux indigènes qui furent parmi nos principaux informateurs, Juan Tepano et Victoria Rapahango. Tepano n’a connu la civilisation de ses pères qu’à travers quelques souvenirs d’enfance et les récits de vieillards. Victoria Rapahango, femme d’environ trente-six ans, nous initia à ce petit monde clos et cancanier qu’est le village moderne de Hanga-roa.

Ce livre ne s’adresse ni aux archéologues ni aux ethnographes. Les faits détaillés qui les intéressent figurent dans une volumineuse monographie publiée en 1940 par le Bernice P. Bishop Muséum sous le titre de Ethnology of Easter Island  [1]. Les conclusions présentées ici apparaissent sans les textes indigènes qui les ont inspirées et sans l’appareil scientifique qui aurait pu rebuter le lecteur non spécialiste d’ethnographie polynésienne.

Si je m'étais résigné à regarder les problèmes de l’Île de Pâques comme insolubles, j’aurais été accusé à juste titre d’avoir suivi une voie facile et paresseuse. Les solutions de nombreux « mystères » que nous proposons ici, risquent de déplaire à ceux qui préfèrent l'attrait des énigmes aux explications raisonnables pouvant en être données. Mais, il faut avoir aussi le courage de déclarer que certains problèmes de l’Île de Pâques ne sont qu’à moitié éclaircis et resteront peut-être à tout jamais indéchiffrables.

Il m'est arrivé parfois d’avoir recours à des arguments psychologiques pour expliquer le déploiement d’énergie dont les Pascuans ont fait preuve. Le miracle de l’Île de Pâques réside dans cette audace qui a poussé les habitants d’une petite île, dénuée de ressources, à dresser sur l’horizon du Pacifique, des monuments dignes d’un grand peuple.



[1] Ethnology of Easter Island. Honolulu, 1940, vii-432 p. illustr., pl., cartes (Bernice P. Bishop Muséum, Bulletin 160). Bibliography, p. 421-429.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 18 février 2024 16:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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