RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Repenser Haïti. Grandeur et misères d'un mouvement démocratique. (1992)
Liminaire


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Claude Moïse et Émile Ollivier, Repenser Haïti. Grandeur et misères d'un mouvement démocratique. Montréal: Les Éditions du CIDIHCA, 1992, 256 pp. Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude,bénévole, professeur à la retraite et écrivain, Chambord, Lac-Saint-Jean, Québec. [Autorisation formelle accordée par la direction du CIDIHCA le 18 octobre 2019 de diffuser ce livre, en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Repenser Haïti.
Grandeur et misère d’un mouvement démocratique.

Liminaire

Nous sommes des intellectuels passionnés de politique. Nous ne sommes pas, parmi nos contemporains, les seuls ni, loin de là, les plus connus. Aussi loin que nous remontions dans notre histoire, nous en rencontrons d'illustres qui ont porté, dans leur œuvre et dans leur chair, l'idéal de transfiguration de la patrie haïtienne par le respect de l'individu humain et par ce qui fonde sa dignité : la liberté et la justice. Sortie tout droit de l'esclavage et de la colonisation, la nation haïtienne en construction n'a cessé de poser, à toutes ses composantes, le problème de sa survie et de son développement dans un environnement international hostile. Au départ, la politique a envahi tous nos horizons parce que tout dépendait tellement de la mise en place et de l'orientation du nouvel État. Ce pays qui a accédé à l'indépendance en 1804 laisse l'impression d'être perpétuellement à la recherche d'une plate-forme de décollage. Les souffrances qui l'accablent aujourd'hui ont été le lot de générations successives. Au XIXe siècle, hommes politiques et écrivains s'interrogeaient sur « les causes de nos malheurs » avec autant d'incertitude qu'en 1992 nous tâtonnons à la recherche d'une voie de sortie du « cercle de malédiction ».

[8]

Depuis toujours, les images d'Épinal abondent par rapport à Haïti. Aujourd'hui, on les trouve dans les plus grands journaux du monde. Les médias regorgent de clichés : Haïti La Maudite, Haïti La Mal aimée, Haïti La Malédiction, un trou de misère sans fond ; les médias diffusent du pathos à chaque fois qu'il est question d'Haïti. Toutes sortes d'explications ont été fournies. On a invoqué la théorie des climats, la psychologie des peuples ; on a eu recours à la croyance en l'inégalité des races ; on a même invoqué une sorte de « singularité », une essence insolite pour caractériser ce concentré d'infortunes en un petit point du globe : une terre exiguë en voie de désertification, une population qui cumule les plus bas indices de santé, de logement, de mortalité infantile, d'éducation, de chômage endémique. Toutefois, ce pays exerce une certaine fascination sur bien des visiteurs : touristes, voyageurs d'affaires, missionnaires ne tarissent pas d'éloges et de vibrants témoignages sur ce précipité de métissages ; chercheurs : Paul Moral, Alfred Métraux entre autres, ont essayé de comprendre les mécanismes de survie de ce petit peuple ; écrivains : André Breton, Jean Paul Sartre, André Malraux, Le Clézio, pour ne citer que les plus connus, ont été frappés par sa détermination et par la place qu'il occupe dans l'histoire du monde. Mais pourquoi, lorsqu'on parle d'Haïti, ce qui retient l'attention, c'est sa « singularité » ? Récemment, un officiel du Département d'État déclarait en référence au coup d'Etat du 30 septembre : « Nous avons tout fait pour régler le problème haïtien. Si nous avons échoué, c'est que Haïti est Haïti. ». Comment concilier ce chassé-croisé de perceptions positives et négatives ?

C'est un fait connu : il n'y a pas de pays simple ; tout pays est multiple. Haïti, au prime abord, déroute par sa multiplicité et sa complexité, caractéristiques communes à beaucoup d'autres pays. Il y a plusieurs pays dans Haïti, plusieurs stades d'humanité et une grande variété de formes résiduelles des principaux modes de production connus : esclavagisme, [9] féodalisme, capitalisme... Haïti est l'univers du multiple qui renvoie à une quantité d'oppositions structurées et hiérarchisées. Nous disons opposition alors qu'il faudrait parler de préférence de continuum tant les choses ne peuvent être tranchées au couteau. Barbarie/civilisation, oralité/écriture, créole/français, superstition/ science, vaudou/christianisme, domestique/maître, manuel/intellectuel, nèg mòn (paysan, rural)/nèg la ville (citadin), noirs/mulâtres, national/libéral, Haïtien de l'intérieur/Haïtien de la diaspora...

On pourrait encore multiplier ces couples et en faire un tableau plus corsé. Car, ces oppositions elles-mêmes ne sont pas simples. Elles sont connotées de façons très subtiles et tout à fait abusives dans le social haïtien : le vaudou est l'univers exclusif de la magie, de la sorcellerie, de satan ; Noir égal despote ; Démocratie, une affaire de Blancs, etc. Il y a toute une catégorisation, une typologie qu'on pourrait s'amuser à construire en se référant à ces particularités illustrant ainsi les trente-six cordes sensibles des Haïtiens. Il y a toute une complexion historico-anthropologique à démêler pour en extraire des éléments forts de la culture haïtienne. Certains parleraient de « mentalité typiquement haïtienne ». Évidemment on ne saurait trop se méfier de ces oppositions et des généralisations qui en résultent. Sans doute, il faudra les prendre en compte et les replacer dans un contexte beaucoup plus vaste, sinon on risque de passer à côté des forces qui produisent, reproduisent et conditionnent le réel haïtien et dont il convient de reconnaître leur caractère opérant dans ces troubles sociaux et politiques que connaît actuellement le pays. Les intellectuels haïtiens n'ont donc pas fini de se colleter aux défis du destin collectif.

Comme nous, beaucoup d'intellectuels haïtiens vivent loin de la terre natale. Blessés, nostalgiques, ils s'accrochent à Haïti où ils plantent leur imaginaire. Pour des raisons compréhensibles, leur retour demeure problématique. D'aucuns verraient dans leur production une compensation à ce manque, [10] exactement comme ils interprètent la conduite de l'ensemble de la diaspora qui, probablement, se fait d'autant plus bruyante qu'elle s'aperçoit que le pays d'origine s'éloigne à mesure que le temps passe. Il est donc normal qu'on retrouve, par exemple, dans les productions écrites ou autres œuvres de création, chez les bons et les mauvais auteurs, ce qui nous tourmente. La question n'est pas d'opposer politique et écriture mais de savoir distinguer la bonne de la mauvaise littérature, quel que soit le thème qu'elle emprunte. La mauvaise littérature en période d'hyper-inflation, comme la mauvaise monnaie, chasse la bonne.

La production intellectuelle est abondante. Elle explose depuis 1986. Elle nous invite à chercher au milieu de toutes ces œuvres, de tous ces talents, des idées-forces capables, en dehors des sentiers battus des idéologies, d'inspirer le rassemblement des « savoirs partiels et parcellaires ». Il suffit de mettre à jour et en perspective toutes les idées, les analyses et les propositions avancées au cours de ces années pour se convaincre que dans cette quête inlassable de solution ce ne sont ni le foisonnement, ni la diversité qui nous font défaut. Il nous est alors apparu que ce n'est pas d'éclectisme mais de rigueur dont nous avons besoin pour cerner les problèmes de notre temps. Cette exigence concerne l'ensemble des chercheurs de toutes disciplines, des décideurs, des animateurs sociaux, des dirigeants politiques pour que leurs œuvres et leurs démarches expriment, le plus adéquatement et le plus efficacement, les réponses aux urgences de notre temps et aillent dans le sens d'une véritable mutation démocratique de notre société. Tel est le sens profond de l'expression « repenser Haïti » dont nous osons faire le titre de notre essai.

Pour nous, tourner et retourner les questions que nous nous posons n'est pas de la vaine masturbation, mais l'expression de la conscience de la complexité des problèmes de notre société. Les gens pressés ont tendance à demander aux intellectuels des réponses directes, immédiates et tranchantes, [11] comme pour se soulager de leurs angoisses. Des intellectuels intimidés, pressurés et tout aussi angoissés leur apportent parfois des réponses toutes faites puisées à un argumentaire doctrinal. D'où l'énorme difficulté de nombreux créateurs et intellectuels dans leurs relations avec l'instance politique, notamment avec les mouvements porteurs d'espérances révolutionnaires. Certains intellectuels, parés de toutes les certitudes, n'éprouvent pas d'états d'âme. Leur esprit n'est nullement troublé par tout ce qui se développe sous nos yeux. Ils s'étonnent qu'on cherche à comprendre alors que tout est dit et qu'il n'y a qu'à agir. Pourtant, on devrait ressentir comme une exigence pressante de questionner la répétition de nos malheurs.

En Haïti, quand on publie et qu'on a le privilège d'être lu avec un certain succès, on est menacé de devenir prisonnier de la notoriété, et l'engagement politique et social apparaît presque comme un corollaire. Nous savons d'expérience qu'activisme frénétique et confort dogmatique ne concordent pas avec un travail rigoureux de recherche de la vérité. L'énergie intellectuelle est faite de labeur, de peine, de doute, mais aussi d'inspiration, de curiosité et d'ouverture. Nous savons également que l'intellectuel ne plane pas au-dessus de la cité. Il est même tourmenté par les problèmes de la cité. Mais, plus son travail l'amène à en prendre conscience, plus il a besoin de champ pour en connaître toutes les dimensions et en faire partager les résultats à ses concitoyens. La connaissance qu'il en tire devra servir à éclairer et non à manipuler, à suggérer et non à imposer. Depuis quelque temps, on entend souvent parler « du silence des intellectuels » ; on les accuserait presque de complicité avec le règne actuel. S'il est vrai qu'il faut questionner certains silences, il est tout aussi vrai que l'histoire pose souvent des problèmes que l'on ne peut pas saisir du premier coup, et pour éviter de se tromper, il faut savoir garder de la distance, prendre du recul, de façon à pouvoir produire des jugements appropriés, utiles au dénouement [12] d'une situation dont les détours et les pièges sont inextricables. Il est tout aussi vrai que certains silences traduisent un réflexe de survie, se présentant aussi comme une parade prophylactique aux effets du bruit et de la fureur dominante. Mais par delà toutes ces accusations de silence, il y a ceux qui ne veulent pas entendre, il y a ceux qui écoutent d'une oreille affective ; et il y a les distraits et les amnésiques.

C'est surtout dans le domaine politique que la complexité des problèmes pose un défi aux intellectuels. Pour peu qu'ils se soucient des exigences de la connaissance, ils se méfient des certitudes. Certitude et vérité ne se confondent pas. La certitude ne déroge jamais, refuse le changement, bloque le progrès, méprise la quête de vérité. La certitude confine au fanatisme qui ne supporte pas le doute et les remises en question. Le fanatisme prétend à l'imposition d'un ordre général, universel pour lequel un individu ou un groupe est dépositaire du dogme qui doit régler l'ordre social et la conduite des individus. Le drame du discours dogmatique, religieux ou révolutionnaire, qui nourrit trop souvent hélas le militant, est d'opposer une fin de non-recevoir à toute opinion qui dérange sa certitude. C'est un discours qui s'accommode de la langue de bois au contenu appauvri, celle qui donne à voir une vérité simplifiée, frappante, susceptible de mobiliser de « larges masses » comme on dit, mais qui ne fait jamais apparaître la complexité du réel qui exige une analyse plus précise, plus nuancée et une expression plus risquée comme dans ce qu'on appelle le « parler vrai ». Les intellectuels n'ont pas à réconcilier langue de bois et « parler vrai » mais à faire la part des vérités relatives qu'ils expriment et à veiller jalousement à la sauvegarde de l'autonomie de l'espace critique. C'est à ce prix qu'ils peuvent faire œuvre utile en repensant inlassablement et obstinément leur pays.

En Haïti, la question politique est prioritaire, mais ses retombées sont souvent désastreuses. Tellement désastreuses que beaucoup d'Haïtiens parmi les plus lettrés, dans les classes [13] moyennes et la bourgeoisie en particulier, en sont amenés à faire l'éloge de l'anti-politique. Pour eux, la politique est sale ; on ne s'y mêle pas. Mais, qu'il se produise une crise comme en 1956 ou en 1986, on les voit prendre feu, s'emballer, tourbillonner de passion et de vertige, amplifier de leur vacarme pittoresque le bruit politique. La politique sert aussi d'exutoire à tous les problèmes personnels ; elle se déploie aisément dans des lieux troubles où s'entremêlent folles attentes, obsessions de pouvoir et ambitions dérisoires ; c'est la ruse, la méfiance, le silence, le non-dit, érigés en techniques de carrière, c'est l'autre niveau qui domine tous les autres et empêche de penser en toute liberté, c'est le déterminant en dernière instance.

On peut trouver une illustration exemplaire de cet état d'esprit dans la conjoncture actuelle. Le duvaliérisme a affecté notre espace mental, contaminé notre vision sociale et politique. L'extrême contrainte macoutique a souvent obligé les gens, pour survivre, à composer avec le système et à recourir à de petits artifices qui défont peu à peu les fils de la conscience civique. Un macoute dans ses relations, cela peut être utile, qui sait ? Alors, on les entretient, ces relations, on y recourt au besoin. Et les petits services rendus ici et là renforcent l'emprise du macoutisme qui en vient ainsi à justifier son utilité dans la vie quotidienne, qui peut même exercer une attraction sur de petites gens démunies, sur des personnes en mal d'autorité.

Le sauve-qui-peut auquel la tyrannie duvaliérienne a acculé le pays a dû porter les citoyens à s'accommoder progressivement de la corruption, de l'injustice, de la cruauté, et même à se les approprier et à les utiliser à leurs propres fins, pour leur salut individuel. Tout le monde ne peut pas émigrer ; c’était déjà une chance insolente, un rare privilège de pouvoir le faire. Parmi ceux qui sont restés, parce que c'est d'abord leurs racines, donc le lieu primaire d'accomplissement de leur destin, plusieurs ont été mis en condition de développer [14] une stratégie de survie dans un contexte de pénurie et de décadence morale accélérée.

Plus que jamais, dans ce pays que nous avons retrouvé après vingt-cinq ans d'absence, c'est le règne de la débrouillardise, des combines et des passe-droits. Du mépris aussi. De la sauvagerie assurément et du cynisme à profusion. Il en est résulté une conscience sociale défoncée dont on n'a pas encore mesuré l'ampleur, d'une classe sociale à l'autre, du haut en bas de l'échelle sociale. Vaincu, démoralisé, terrorisé, réduit au silence, l'individu ne pense plus, c'est trop douloureux ; il n'a pas la force d'agir, c'est trop risqué ; alors il se laisse aller et laisse aller les choses jusqu'à l'extrême dégradation.

Le chacun pour soi, tel est le boulet que l'on traîne ; le désastre moral, voilà le pire de l'héritage duvaliérien. Malgré les sursauts de générosité, de solidarité et d'espoir propres à une période de bouleversement et de remise en perspective, il n'est pas dit que les citoyens aient été transfigurés par tout ce qu'ils ont vécu durant les cinq dernières années. Il nous a été donné de constater, au contraire, la prolifération de symptômes morbides dans les comportements sociaux et politiques.

Quand on a vécu longtemps avec la peur, il n'en faut pas beaucoup pour réintégrer le silence et la soumission. Ce sera tout un apprentissage de se libérer de la peur et de la méfiance qui font partie de notre héritage depuis l'esclavage et la colonisation. Une pédagogie de la libération doit compter, pour réussir, avec le temps, avec la patience, avec une longue patience. Le paradoxe est que nos libérateurs d'aujourd'hui qui se donnent pour des justiciers veulent faire vite et efficace. Pour cela, ils emmènent dans leurs bagages de nouvelles peurs. Ce qui fait qu'on change de peurs, et le cycle recommence. Le modèle est connu : quelques personnes pensent et décident pour tous. Cela est plus pratique et plus expéditif. On se rend vite compte que les procédures de justice et de gestion démocratique sont encombrantes. Pis : elles servent [15] même les fins pernicieuses des criminels et des fossoyeurs de la démocratie. Ainsi, ceux qui doutent, qui expriment des réserves, qui manifestent leurs désaccords en viennent à éprouver un certain malaise devant ceux qui savent, qui ne doutent de rien et qui diffusent les mots d'ordre. Les censeurs censurent, insultent, excommunient. Les autres, c'est-à-dire tout le reste, apprennent à se taire au fur et à mesure qu'ils s'aperçoivent que ce qu'ils ont à dire ne recoupe pas le discours triomphant.

Au nom de la lutte anti-macoute, avec le bon droit, la morale et la vertu de son côté, on fait la leçon à tout le monde : aux tièdes, aux hésitants, à ceux qui demandent à comprendre ; on ne prendra pas la peine d'examiner les situations concrètes, de chercher à démêler la complexité des choses socio-politiques comme elles peuvent se présenter au lendemain d'une longue expérience dictatoriale traumatisante. L'anti-macoutisme éthique se veut intransigeant. Se peut-il qu'il ne soit qu'obsessif ? De l'irrésistible tentation de l'abus de pouvoir au glissement furtif vers la répression, on ne fait plus que justifier et légitimer tous les petits actes arbitraires avec d'autant plus d'acharnement qu'ils contredisent le discours officiel et le sens même qu'on a toujours voulu donner à son combat.

Il est bon de se demander jusqu'à quel point la société haïtienne a sécrété le macoutisme. Quel rapport y a-t-il entre le comportement macoutique, dont les duvaliéristes n'ont pas le monopole, et les structures oppressives de la société haïtienne ? En quoi la culture politique de ce pays peut-elle générer l'intolérance agressive des individus, le fanatisme des partisans ? Même après être libérée de l'emprise de la tyrannie duvaliérienne, la société haïtienne n'est pas insensible à l'attraction du chef autoritaire et incontesté qui soit investi de la force d'en remontrer à tous les éléments de désagrégation, à toutes les forces du mal. La tentation manichéenne la guette. [16] Une critique de la vie quotidienne à cet égard serait tellement éclairante !

On a longtemps attendu la chute de Duvalier. L'espace d'une génération. On a si intensément vécu pour ce jour qu'on en a fait quasiment une fin en soi, qu'on a semblé ne pas pouvoir prendre de la distance et de la hauteur vis-à-vis de œ qui se nouait au jour le jour, des imbrications subtiles des nouvelles forces.

On a beaucoup spéculé sur l'après-Duvalier. Souvent en termes incantatoires, presque toujours sur fond lyrique d'interpellations morales ou magico-affectives, rarement avec rigueur. Entendons par là, selon des perspectives stratégiques qui auraient été dégagées à partir d'une juste évaluation des forces en présence et de l'adéquation des ressources et des moyens aux objectifs.

Nous n'avons pas encore réussi à faire quelque chose de beau et de prometteur avec la victoire politique sur Duvalier. Les conditions de la vie quotidienne se sont aggravées. Les déceptions, rancœurs, frustrations se sont accumulées au-delà des brèves éclaircies et des fulgurantes percées aux accents messianiques. Que dire ! des haines tenaces se sont développées. On sait maintenant que pour sortir du duvaliérisme il ne suffit pas de renvoyer Duvalier et tous les ténors duvaliéristes qui encombraient l'appareil d'État.

Si les choses ne changent pas en profondeur, si les dirigeants investis de la confiance populaire ne font pas montre d'intelligence, d'imagination et de vision, si leur action n'est pas fécondée par une « stratégie radicale et patiente », si elle n'est pas portée, dynamisée par des hommes et des femmes de coeur et d'intelligence, pédagogues imbus de la complexité de nos affaires sociales et politiques, on risque de sortir du duvaliérisme aussi stupide qu'on y était entré et aussi abruti qu'on y a vécu.

La politique, disions-nous, est la question prioritaire. En temps de crise, elle condense les passions de toutes sortes [17] et alimente un grand vacarme de sorte que ceux qui ont quelque chose à dire ont toutes les peines du monde à se faire entendre. Au demeurant, à tendre l'oreille pour capter les messages véhiculés dans le bruit et la fureur, on se rend compte qu'il faudrait surtout éviter de dire ce que les gens refusent d'entendre. Mais, à quoi sert-il de répéter ce que tout le monde constate : la misère, l'ignorance, la dictature, la corruption, la criminalité d'État si on ne doit pas aller au-delà de la simple dénonciation des malheurs ? La production intellectuelle doit s'écarter du discours incantatoire pour rendre aux faits sociaux et politiques toute leur intelligibilité. C'est de cette façon qu'elle est la plus utile à un discours politique qui se soucie d'éduquer et d'entraîner les individus à la maîtrise de leur destin collectif.

Pour les intellectuels, le devoir de vérité ne va pas sans déchirement parce que, parfois, il faut remettre en cause ses propres opinions et se retourner contre ceux de son propre camp. Ainsi, repenser Haïti, c'est parfois se remettre en question ; c’est abattre son jeu, avancer sans masque, assumer des opinions divergentes et parfois désagréables, ce qui ne va pas sans attirer les foudres des censeurs, justiciers et autres dépositaires de la table des vérités éternelles ; ce qui ne va pas non plus sans causer quelques désagréments avec des proches et des compagnons de longue date.

Dès l'âge de raison politique, nous avons commencé à errer à travers les espaces idéologiques. De l'indigénisme au marxisme, du nationalisme au populisme, nous avons voyagé à travers ces sensibilités qui nous promettaient la transformation du pays et la réalisation de nos rêves de jeunesse. Mais nous en sommes venus, après de nombreuses dérives, à rallier l'idéal démocratique comme l'urgence de notre temps, et cela dès 1979, date à laquelle nous avons, avec d'autres, fondé la revue Collectif Paroles. Au mois d'octobre de cette année-là, dans l'éditorial du numéro 2 de notre revue, nous affirmions notre intérêt pour le discours démocratique en vogue sans [18] nous illusionner sur son adéquation entre les intérêts des États qui le diffusaient et les espoirs des opprimés. Mais, nous reconnaissions que « pour les Haïtiens aux prises avec la faim, pourchassés et réduits à la mendicité, miséreux à la dérive sur la mer Caraïbe... pour les victimes des grandes tueries et des petites injustices quotidiennes qui tissent l'existence de l'humilié, la quête de la liberté et de la dignité constitue une exigence de survie. Cette exigence de survie ne date pas d'hier, ajoutions-nous. Elle devient peut-être plus aiguë dans la conscience des individus et plus opérante dans la stratégie des États. Mais qu'importent les calculs, les hypocrisies et les confusions, chaque fois que dans le monde quelqu'un élève la voix pour parler de respect des droits humains, nous nous sentons concernés et confortés dans notre volonté de participer activement à la lutte pour les conquêtes démocratiques. » La bataille pour les droits de la personne nous paraissait non comme « une fantaisie tactique qui se promène dans les chemins balisés par les puissances dominantes » mais comme un engagement majeur « parce qu'il s'agit d'une condition essentielle au déblocage social et politique et à la libération des énergies créatrices du peuple haïtien. »

Encore en janvier 1987, concluant sur une étape de la vie du Collectif Paroles, nous réaffirmions notre ralliement à l'option démocratique tout en observant que par ce bouillonnement de toutes les manifestations d'éveil, de toutes les revendications dans les villes et les campagnes, « le pays nouveau qui mitonne sous la braise, nul ne sait comment il sortira » ni s'il débouchera inéluctablement sur un ordre démocratique. « Pas plus que la révolution, écrivions-nous, il n'existe de démocratie spontanée. La démocratie se prépare, se construit rudement, laborieusement, avec les moyens du bord, avec lucidité et réalisme, avec générosité et passion. » Cinq ans plus tard, nous ne savons pas si nous devons nous réjouir ou nous désoler d'avoir à faire les mêmes constats, à [19] confronter les mêmes exigences et surtout à étendre nos interrogations.

Les temps sont rudes pour des intellectuels comme nous ; nous nous découvrons plus démunis, plus assaillis par l'événement, plus sollicités. Le cours des choses tant sur le plan national que sur le plan international bouscule les objets auxquels s'attachaient nos interrogations et nos quêtes : les groupes sociaux, les classes, les institutions et les appareils de pouvoirs, les idéologies et les machines de l'imaginaire. Mais aussi, quelle aubaine ! l'usure des dispositifs théoriques que nous avons hérités des places fortes du savoir nous contraint à l'innovation et à la recomposition de nos espaces mentaux. Les illusions perdues, les incertitudes multipliées, les échecs récurrents nous mettent en demeure de poser des interrogations plus fondamentales. Sous l'écume des événements et des turbulences, il s'agit pour nous de nous « déprendre de nous-mêmes », de trouver ce qui reste fondateur, ce qui nous lie et nous permet de donner sens aux projets individuels et collectifs.

Repenser Haïti, c’est une manière de dire notre prétention à revoir les problèmes de notre pays dans un monde en plein bouleversement au moment où beaucoup perdent leurs repères idéologiques et sont ébranlés devant l'effondrement des modèles. Au fait, ce n'est rien de plus que de contribuer à la clarification des problèmes auxquels nous sommes confrontés. C'est donc d'une oeuvre conjoncturelle et d'une oeuvre d'urgence qu'il s'agit là. Conjoncturelle, dans le sens d'une reprise de nos réflexions dans le cadre de l'histoire qui se fait actuellement sous nos yeux, au quotidien. Oeuvre d'urgence, puisque nous vivons, à l'heure actuelle, un état de confusion généralisée. Tout le monde se réclame de la démocratie, mais chacun a sa petite idée de la démocratie ; on va jusqu'à renverser l'ordre démocratique par un coup d'État pour cause de dictature appréhendée ; mieux, on assassine des gens par [20] milliers et on saccage les institutions pour sauvegarder la démocratie.

Loin de la folie galopante, il faut construire un espace de raison ; loin de la vocifération, il faut redonner consistance à la pensée, dépouiller la réflexion de tout ce qu'elle peut avoir de déclamatoire et de sentimental, la soulager de cette langue de bois qui la tient comme une gangue, prisonnière. Il est alors impérieux de se demander où en est le projet démocratique haïtien ? Quel chemin a-t-il parcouru ? Les conquêtes démocratiques sont menacées d'effondrement. La question centrale qui nous guide nous apparaît la question de l'heure : quels sont les principaux obstacles rencontrés dans l'émergence d'un projet démocratique en Haïti ? Cette question appelle plusieurs autres. Un projet démocratique pour Haïti est d'emblée un projet politique au sens plein du terme, cela implique des objectifs, une stratégie, des formes de mobilisation et de luttes. Quelles sont les forces politiques susceptibles de porter ce projet ? Quelles transformations sociales, institutionnelles et culturelles implique-t-il ? Quelles conditions doivent être remplies pour qu'il se traduise dans les faits ?

Exprimée en ces termes, notre préoccupation renvoie à une définition, un choix et une méthode. Elle implique une définition qui consiste à dire d'abord une tension vers un objectif de combat pour l'avènement d'une société affranchie de ses multiples aliénations. Elle est aussi un choix conséquent. La démocratie est une lente et longue marche sur un chemin cahoteux. Haïti suit sa route. Elle n'est sans doute pas la plus handicapée. Sa singularité, peut-être, vient d'un héritage historique ; elle résulte aussi du fait que les tensions s'expriment actuellement avec plus de force qu'ailleurs tant les contraintes, en Haïti, sont poussées à l'extrême. Finalement, la question que nous posons suppose une méthode : face à un système dont les instruments privilégiés sont la répression, la domination et la violence, il faut opposer une réponse rigoureuse, [21] positive et organisée contre l'idée que notre présent d'infortune constitue l'essence de notre destin collectif.

Au demeurant, si le mot n'était pas si galvaudé, nous dirions que la démocratie est œuvre d'éthique. Nous ne séparons pas la morale de la politique. Il y a une spirale de la violence : une fois qu'on y entre, il est difficile d'en sortir. La violence corrompt et corrompt absolument. Toute espèce de violence ne peut mener qu'à l'avilissement et à l'aliénation morale avec son lot de haines, de mensonges, de sang et de cadavres. Mais elle est bien souvent imposée à ceux qui quêtent la dignité et la justice à travers leur existence quotidienne.

Les temps sont vraiment rudes pour nous, les intellectuels. Car non seulement, nous devons être perpétuellement en guérilla de nous-mêmes mais encore faut-il savoir s'orienter dans le maquis des mouvements, le tumulte des tendances quand ce n'est pas dans le brasier des humeurs. Loin de la bêtise.

[22]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 3 février 2021 19:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref