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Interventions critiques
en économie politique
No 1
“SUR LES PRÉTENTIONS
DE LA «SCIENCE ÉCONOMIQUE»”
François MOREAU
- Bâtie selon les schèmes de la physique, l’économie trouve sa consécration scientifique dans l’élaboration et la vérification empirique des modèles. C’est en ces termes, qu’on pourrait résumer la position de la plupart des économistes, sur la nature de leur science. Tel pourrait également être le point de départ du texte de F. Moreau. Si la question de l’objectivité et de la neutralité scientifique se doit d’être posée dans les sciences de la nature, elle se pose avec une acuité encore plus grande dans les sciences sociales, le chercheur faisant partie intégrante de leur objet.
Un grand nombre d’économistes universitaires considèrent volontiers leur discipline comme étant la plus scientifique de la famille des sciences sociales. Cette prétention se fonde en grande partie sur l’usage plus intensif des mathématiques, de la formalisation, des programmes d’ordinateur. C’est bien cette prétention à la scientificité que nous voudrions questionner ici.
La recherche des conditions nécessaires pour parler d’une véritable science économique pose au moins deux [46] ordres de problèmes : premièrement, ce qu’est une véritable science en général ; deuxièmement, la spécificité d’une éventuelle science économique.
On entend généralement par activité scientifique, la recherche des lois et régularités qui régissent les processus observés dans un champ particulier défini par l’objet de la science en question, recherche qui s’appuie sur l’observation et l’expérimentation et produit un ensemble cohérent de propositions vérifiables tirant leur validité de leur accord avec les faits.
À première vue cette définition ne semble poser aucun problème dans le cas des phénomènes naturels constituant l’objet des sciences physiques, qui se déroulent en dehors de toute intervention humaine. Cette dernière suscite toutefois un certain nombre de difficultés dans le cas des sciences sociales, particulièrement :
- 1. Le fait que la recherche porte sur des phénomènes qui peuvent être modifiés par l’action humaine,
- Les lois scientifiques de l’économiste.
- Lorsqu’un individu consomme davantage d’un même produit, l’utilité (psychique) totale dont il jouit augmente. Ceci posé, au fur et à mesure que de nouvelles unités ce succèdent, l’utilité totale ressentie par le consommateur augmente de plus en plus lentement, ce freinage tenant à une tendance fondamentale de la capacité de jouissance psychique, celle-ci devenant d’autant moins vive que la quantité consommée s’accroit davantage”. Samuelson.
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- 2. La possibilité d’une rétroaction des connaissances dégagées sur la société,
- 3. L’intervention des “scientifiques” eux-mêmes au coeur du processus qu’ils doivent étudier.
En fait, même les sciences physiques ne sont pas à l’abri des difficultés. Si leur objet est indépendant de l’action humaine, certaines découvertes scientifiques peuvent avoir des implications énormes sur la société et faire ainsi l’enjeu de confrontations politiques. Ainsi, la découverte de la loi de la gravitation universelle remettait-elle en cause les dogmes catholiques, élément central de l’idéologie de la classe dominante de l’époque. Au XXème siècle, on peut encore citer la prétendue cosmologie aryenne de Rosenberg, élevée au rang de doctrine d’état. L’URSS stalinienne fournit également de multiples exemples de l’intervention d’une autorité politique se réclamant du marxisme dans le champ scientifique : rejet de la théorie de la relativité comme contraire au matérialisme dialectique, pronunciamento en faveur d’une école linguistique déterminée et aussi la célèbre “biologie prolétarienne” de Lipsenko, opposée à la “génétique bourgeoise” de Mendel. Ces problèmes scientifiques soulevaient en effet un enjeu plus vaste, celui du contrôle exclusif par la bureaucratie stalinienne de la totalité de la vie scientifique, culturelle et littéraire du pays, comme une composante de son monopole sur la vie politique. La reconnaissance de la possibilité de produire des connaissances scientifiques reconnues en dehors de l’autorité politique, même sûr des questions de génétique, aurait ouvert une première brèche dans ce monopole.
Néanmoins, les sciences physiques ont pu jouir dans l’ensemble, d’une relative tranquillité au cours des dernières décennies ; les enjeux se sont déplacés dans les sciences sociales. Si la génétique a pu faire l’objet de confrontations politiques centrales à une certaine époque, dans un certain pays, on imagine facilement les pressions qui s’exercent sur la “science économique”, là où l’opposition des intérêts de classe se manifeste le plus clairement.
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L’économie bourgeoise cherche à défendre son caractère scientifique en introduisant une distinction qui se veut radicale, entre fins et moyens. La tâche de l’économiste consisterait alors à déterminer la combinaison des ressources la plus efficace pour atteindre une fin donnée. Quant à celle-ci, c’est l’affaire du sociologue ou du politicien que de la déterminer.
Nous avons donc d’un côté les lois économiques naturelles et intangibles, de l’autres, les goûts changeants des individus ; entre les deux, une catégorie de scientifiques employés à déterminer, le meilleur moyen d’atteindre les objectifs fixés.
Mais, c’est là faire abstraction de la réalité sociale.
Contrairement aux sciences physiques, la science économique comme toutes les autres sciences sociales porte sur un objet mouvant. Nous avons affaire à des lois qui se modifient dans le temps, sous l’action d’hommes partiellement influencés par la connaissance qu’ils en ont ; connaissance élaborée par des chercheurs profondément impliqués dans ce qu’ils étudient. Ce réseau de relations intersubjectives historiques compromet gravement les perspectives de transplantation de la méthode des sciences physiques et la possibilité même d’aboutir à une rigueur scientifique comparable à celle qu’on veut bien reconnaître à celles-ci.
Nous ne pouvons faire abstraction du caractère historique des lois qui régissent les sociétés, lois qui ne sont jamais valides que pour une période et un espace spécifiques, et non dans l’absolu. L’histoire ne suit pas une logique immanente et implacable ; elle est forgée par l’action des hommes, bien entendu sur la base des conditions objectives dans lesquelles ils vivent, mais non déterminée nécessairement par elles.
Les sciences sociales n’ont pas affaire à des processus impersonnels et a-historiques , mais à des développements conflictuels, mettant aux prises diverses classes de la société, cherchant à orienter le cours des évènements dans la direction conforme à leurs intérêts. Comment rester “neutre” et “objectif’ dans une telle situation. Surtout dans la science économique qui traite de l’enjeu principal.
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Certains cartésiens attardés prétendront déduire toute “leur science” des nécessités éternelles de la Rationalité et construire une logique formelle des allocations alternatives, digne de partager avec les mathématiques les cimes de la pensée. Une telle entreprise n’a rien à voir avec la science mais relève plutôt de l’utopie. Cependant la majorité des économistes reconnaissent la suprématie des faits et tentent de construire des théories vérifiables, c’est à dire qu’ils aboutissent à des propositions susceptibles d’être confirmées ou non. L’économétrie leur permet d’ailleurs d’opérer cette confrontation avec toute la rigueur mathématique possible. Le choix entre théories rivales s’opère en principe d’après leur plus ou moins grande adéquation aux faits. Peut-on dès lors considérer leur activité comme “scientifique” au sens où nous l’avons définie, et exempte de toute subjectivité ?
En fait, le parti pris se manifeste principalement à deux niveaux : les problèmes traités, le paradigme choisi.
Les diverses tentatives de définir l’objet de la science économique n’ont pas donné satisfaction parce qu’elles relevaient d’une conception administrative de la division du savoir ; chaque discipline voulant prendre possession d’un territoire bien délimité. Or les sciences (en particulier les sciences sociales) ne se forment pas par l’exploration exhaustive d’un domaine défini dès le départ par l’objet qu’on leur assigne ; elles se constituent historiquement sous la pression des nécessités sociales. Ce n’est que plus tard, qu’elles obtiennent leurs lettres de noblesse académiques ou leur certificat d’objectivité.
Ainsi l’actuelle anthropologie est elle née dans le sillage des conquêtes coloniales européennes au XIXème siècle. Elle est venue du besoin pour le conquérant de comprendre les mécanismes de la société colonisée. Les relations industrielles ont répondu à l’essor du syndicalisme qui créait le besoin de spécialistes des relations capital-travail. Sans gratter beaucoup, on trouve des phénomènes semblables à l’origine de la plupart des actuelles “sciences sociales”.
Et, c’est particulièrement évident quand on considère l’origine des différents courants de la “science économique” ; les mercantilistes théoriciens du dirigisme royal,
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les physiocrates défenseurs des propriétaires terriens face aux villes et aux bourgeois, puis les classiques champions de la bourgeoisie face aux mêmes propriétaires, puis Marx exprimant le point de vue du prolétariat face à la bourgeoisie industrielle qui jette dans la bataille le marginalisme ; enfin les keynésiens, théorisant l’intervention de l’État dans le capitalisme monopoliste. Tous ces courants ne sont finalement que l’expression du point de vue d’une classe dans une situation historique donnée, point de vue remarquable autant par ce qu’il occulte que par ce qu’il éclaire.
Prenons par exemple les fameuses relations d’arbitrage inflation-chômage, qui possèdent une certaine réalité empirique mais dont les fondements théoriques sont douteux. Les économistes néoclassiques n’en font pas moins une loi économique exprimant une contrainte insurmontable, ceci parce qu’ils tiennent pour acquis le système économique en vigueur et ne tentent que des changements superficiels, à savoir les mesures classiques des gouvernements bourgeois.
Le choix d’un paradigme supposant implicitement le maintien du régime économique en vigueur empêche l’étude en profondeur des ressorts du système, étude qui montrerait peut-être les raisons de l’existence d’une telle relation, sa nature historique et les moyens d’y mettre fin, si ce n’est que ces moyens impliqueraient la fin du système lui-même.
Ces limitations ne découlent pas ordinairement d’une quelconque malhonnêteté intellectuelle mais du point de vue choisi que empêche de considérer toute une série de problèmes.
En reprenant la revue des courants de pensée relevés plus haut, on voit qu’à chaque instant s’opposaient le point de vue conservateur et facilement apologétique de la classe au pouvoir, et le point de vue critique d’une classe ascendante mais encore subordonnée, remettant en cause théoriquement et pratiquement les fondements du régime en vigueur. Naturellement, cette classe est aussi la mieux placée pour penser sa propre intervention comme sujet historique, moteur des changements radicaux.
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Il nous paraît donc impossible de caractériser dans l’abstrait, une véritable “science économique”. Nous sommes en présence de savoirs constitués pour leur utilité dans une situation historique donnée, en relations avec les luttes qui s’y déroulent, et exprimant les points de vue des classes qui s’affrontent.
Cela ne signifie pas que certains de ces points de vue ne soient pas plus féconds que d’autres en termes de connaissances, mais cela dépend de la position offensive ou défensive de la classe dont ils sont l’expression et non de leur adéquation à des critères prétendument éternels fixant les conditions de connaissance en soi.
François Moreau.
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