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Éditorial
DIGNITÉ, LA LUMIÈRE QUI LUIT DANS LA NUIT
Une valeur centrale
La dignité est une valeur et une réalité très importante pour notre association, le CAPP. Dans notre manifeste pour une nouvelle société, intitulé « L’humanisme des personnes » [1], cette importance est soulignée dans la proclamation finale qui reprend, en l’inversant et en la complétant précisément par la référence à la dignité, la devise de la République française : « fraternité, égalité en dignité, liberté ».
Présence et singularité
Dans le logo du CAPP cependant (voir p. 2), le mot « dignité » n’apparaît pas comme tel. Mais la dignité est présente dans les mots « vérité des présences » qui figurent à la base de notre logo, à la bonne place donc, puisque c’est la reconnaissance de la dignité de chacun qui fonde la fraternité comme idéal universel.
La dignité serait en effet la vérité manifestée, non pas dans la justesse d’une idée, mais dans la présence d’un homme rencontré dans sa singularité.
Un mot peu exploré par les philosophes
Il n’y a guère d’explications sur la dignité dans les dictionnaires de philosophie. Ceux qui l’abordent font référence à Kant. Nous y reviendrons. Peu de livres traitent de la question. C’est comme si la dignité était, en tant que concept, difficile à définir et à expliquer, en tout cas par les philosophes. Peut-être représente-t-elle une sagesse avant tout pratique ?
Vivre la dignité pour la comprendre
Il y a, on le sait, une différence entre « expliquer » (de l’extérieur) et « comprendre » (de l’intérieur). Si la dignité est sans doute difficile à définir et à expliquer, en revanche, on peut la comprendre au sens de la « compréhension », c.a.d. de « prendre avec soi », ou de « prendre avec l’autre », dans l’intersubjectivité relationnelle. En ce sens, la dignité apparaît comme une réalité relationnelle que nous devons expérimenter, c’est-à-dire vivre de l’intérieur, pour la comprendre. Si je suis seul, sans autrui en face de moi, j’aurai bien du mal à éprouver ce qu’est la dignité, tant la sienne que la mienne. La dignité se donne à « comprendre » sans devoir être préalablement expliquée, sans requérir un mode d’emploi.
Une fin et non un moyen
D’Emmanuel Kant, nous pouvons retenir que la dignité de chaque homme est liée à l’impératif catégorique de le considérer toujours comme une fin et jamais comme un moyen [2]. Mais est-ce parce que l’homme a une dignité inaliénable qu’il ne peut être traité comme un moyen ? Ou à l’inverse, est-ce parce qu’il est en lui-même une fin absolue qu’il a une dignité inexpugnable ?
Un attribut de l’être raisonnable (?)
Une autre question qui se pose dans le paradigme kantien est de savoir s’il faut être un homme raisonnable, un être de raison, pour acquérir et conserver sa dignité. Qu’en est-il alors des aliénés et des déficients mentaux, des comateux, des malades d’Alzheimer… Qu’en est-il de ceux qui nous apparaissent comme des monstres, des [4] exemples d’inhumanité : Hitler, Eichmann, Pol Pot, Milosevic, Dutroux, Saddam Hussein… À propos, avait-on le droit d’exécuter ce dernier ?
Il y a aussi dans le paradigme kantien l’idée de l’autonomie. La dignité de l’homme apparaît comme liée à sa capacité de se déterminer grâce aux « lumières » de sa raison. Mais que devient la dignité quand on est privé de celle-ci, quand on est dans la nuit de l’esprit ?
Une valeur philosophique
La dignité pourrait bien représenter un exemple abouti de ce qu’est une « valeur » en philosophie. En sociologie, l’approche est différente. Quand un nombre significatif de gens considèrent qu’une idée est importante, cette idée peut être considérée comme une « valeur » au sens sociologique. Il s’agit alors de désigner ce qui compte aux yeux de beaucoup. D’un point de vue philosophique, par contre, on dira plutôt que la « valeur » est ce qui n’est pas relatif, ce qui « vaut » absolument. Cette orientation vers le sens ultime rejoint l’impératif catégorique kantien : « ne jamais traiter autrui comme un moyen mais toujours comme une fin ».
Une question existentielle qui précède les grandes questions
Il se pourrait que la dignité de la personne soit une grande question de la philosophie, peut-être même précède-t-elle celles de l’être (l’ontologie) ou du sens de la vie. Sans doute est-ce parce que la dignité se situe en deçà de ces questions, car elle se pose le plus quand nous sommes, existentiellement, confrontés aux « limites de l’humain » (voir Perso n° 1 « Aux limites de l’humain »), à proximité du non-être, du néant, de la négation de l’humanité.
Dignité, fragilité et résistance de l’humain
Dès lors il y aurait une relation forte entre la dignité et la fragilité, ou la vulnérabilité, de l’être humain rappelons-nous que « humain » vient de humus qui veut dire à la fois « terre » et « humble ». La dignité serait la résistance qu’oppose l’homme fragile et meurtri à ce qui le nie. Cette résistance serait à la mesure de la menace qui pèse sur lui ou de l’offense qui le frappe. Plus l’humanité est outragée, plus la dignité s’exprime comme appel et résistance, plus nous ressentons dans nos entrailles « l’in-dignation » qui nous saisit.
Résonance relationnelle
La reconnaissance de la dignité d’autrui, de sa valeur inaliénable, ne serait donc pas fondée sur un raisonnement ou une spéculation cérébrale, mais sur une « résonance relationnelle » qui se produit dans la rencontre. Ce qui résonne, c’est ce qui est distant, séparé, mais qui « réagit avec » au-delà ce cette séparation.
Dignité et proximité, reliance et résilience
La résonance relationnelle trouve un écho dans la notion de « proximité » chez Levinas. Nous sommes séparés, nous sommes des « individus », mais nous nous parlons et nous devenons ainsi des « personnes ».
Je pense aussi au concept de « reliance » proposé par notre compagnon en personnalisme, Marcel Bolle De Bal.
Il y a encore la notion de « résilience » qui désigne la capacité de restauration de la personne après un traumatisme. Il me paraît difficile de concevoir la résilience en dehors de la relation.
Une philosophie charnelle
Les fondements de la dignité ne se donnent pas à découvrir dans des raisonnements intellectuels. La dignité est d’essence corporelle et physique, charnelle, matérielle et spirituelle. Elle concrétise le dépassement du dualisme corps esprit, matière spirituel, dont nous avons hérité en tant qu’enfants d’Athènes et de Rome. C’est pourquoi la philosophie occidentale, née de la pensée hellénique, a tant de mal à aborder la question de la dignité.
En revanche, la philosophie d’Emmanuel Levinas et celle d’autres « philosophes de la rencontre » comme Martin Buber, se révèlent fécondes pour penser et agir mieux, agir et penser ! la dignité. Ces philosophies représentent des sources majeures d’inspiration du néo-personnalisme que le CAPP a l’ambition de construire et de diffuser.
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Dans la dignité fermentent les luttes sociales
La dignité de l’être humain a aussi un retentissement politique. Il semble que la dignité de l’homme soit prise en compte dans toutes les familles politiques démocratiques, à gauche, au centre et même à droite. Ces jours derniers, c’est l’unanimité autour de la figure de l’Abbé Pierre, le défenseur des pauvres et des sans-logis, qui frappe. Mais cette unité de façade cache mal un clivage politique persistant. En effet, reconnaître l’égale dignité des être humains, riches et pauvres, loin de s’accommoder des inégalités, exige au contraire de les combattre. Pourtant, à droite de l’échiquier politique, nombreux sont ceux qui estiment que les inégalités représentent une donnée naturelle de la « société des individus », un état de fait qui ne porte atteinte à la dignité que dans les situations d’extrême pauvreté. Dans le camp de la gauche, la conviction prévaut que toutes les inégalités entament la dignité des personnes et qu’il appartient à l’ordre politique de les combattre sans répit et par toutes les voies démocratiques. Collectivement, la lutte pour la reconnaissance de l’égale dignité apparaît comme le combat que mène le peuple pour son émancipation [3].
L’égale dignité, qui se trouve au centre de la devise du CAPP « fraternité, égalité en dignité, liberté », représente donc bien un enjeu politique majeur. C’est le lieu d’un combat idéologique radical.
Comme l’exprimait si fortement au 19e siècle Lacordaire, un personnaliste avant la lettre, « entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, entre le maître et l’esclave, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».
[1] Le Manifeste du CAPP est téléchargeable sur le site du CAPP : www.personnalisme.org.
[2] Voir les textes disponibles sur le site du CAPP, notamment les notes de réflexion aimablement mises à disposition par Hubert Hausemer, professeur émérite de philosophie à l’université et membre du secteur Philosophies de la personne de La Vie Nouvelle.
[3] « La révolution personnaliste devrait ainsi être vue comme la première révolution authentiquement populaire, car assumée et accomplie par le peuple parce que vécue dans le peuple, le peuple des personnes en marche vers leur liberté. » Plus est en l’homme Le personnalisme vécu comme humanisme radical, Vincent Triest, éd. P.I.E.
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