[169]
C’est en soi un projet ambitieux que de traiter des mutations du syndicalisme, d’expliquer les motifs qui font que le taux de syndicalisation plafonne ou régresse. J’ai choisi d’être encore plus ambitieux et je me propose, dans un premier temps, de faire un bref tour d’horizon de l’état du syndicalisme dans le monde. Si j’ai fait ce choix, c’est que le Québec ne vit pas isolé et qu’en conséquence il est influencé par un environnement. J’essaierai, dans un deuxième temps, de proposer à ma façon une explication de la « crise » du syndicalisme. Avant de conclure, j’examinerai quelques voies qui se présentent aux syndicats.
L’ÉTAT DU SYNDICALISME ACTUEL
Pendant plus de vingt-cinq ans, j’ai été actif au sein d’une organisation syndicale internationale et de 1973 à 1981 j’ai été président de l’une des trois organisations syndicales internationales, la C.M.T. (Confédération mondiale du travail). À ce titre, dans l’exercice de mes fonctions, j’ai été en contact avec un grand nombre d’organisations syndicales de toutes tendances et d’un peu partout dans le monde. En juin dernier, parce que je désirais reprendre contact avec le milieu, j’ai assisté, à titre d’observateur, à la conférence annuelle de l’O.I.T. (Organisation internationale du travail). Les informations parcellaires que je donnerai de l’état du syndicalisme dans certains pays ont essentiellement comme source les échanges que j’ai eus avec des dirigeants syndicaux. Les autres sources sont les journaux, revues syndicales spécialisées et certains ouvrages plus élaborés.
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Le syndicalisme est en crise, entend-on dire. Il me répugne d’employer le terme « crise », en raison de mon engagement syndical, mais il me faut bien reconnaître que le syndicalisme est en difficulté, en grande difficulté même, en souhaitant qu’il ne s’agisse que d’un état temporaire.
Les situations ne sont pas identiques dans tous les pays. On verra que dans certains les syndicats se portent drôlement bien, mais dans plusieurs autres, et à des degrés variables, les syndicats ont perdu des membres, ont perdu du pouvoir.
- Le syndicalisme
dans certains pays d’Europe et d’Asie
L'Angleterre, comme on se plaît à le dire à l’instar de Gilles Martinet dans son livre Les Sept Syndicalismes, c’est le berceau du syndicalisme. C’est dans ce pays que tout a commencé avec l’industrialisation. Certains auteurs, dont Bedarida, ont déjà affirmé que les syndicats anglais étaient les plus puissants du monde.
Ce qui pouvait être vrai hier ne semble plus coller à la réalité de maintenant. Ce qui est connu, c’est que le T.U.C. (Trade Union Congress) a perdu plusieurs millions de membres depuis un certain nombre d’années, et plus particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir de la première ministre, Mme Thatcher. De profondes divergences de stratégie syndicale, sinon d’orientation, bouleversent l’organisation syndicale et ont entraîné le départ de certains grands syndicats.
Les syndicats ont été l’objet d’attaques répétées de la part du pouvoir politique. Les lois ont été changées pour réduire leur pouvoir, entre autres sur le droit de grève, le closed shop (atelier fermé) et les conditions minimales de travail ; elles permettent désormais l’ingérence de l’État dans le fonctionnement interne du syndicat au sujet de l’élection de leurs dirigeants, du vote de grève au scrutin secret (pour le retour au travail, un vote ouvert est suffisant) et des contributions aux partis politiques.
La grande presse, dit-on, se montre hostile au monde syndical. Les syndicats, pour leur part, n’ont pas d’organe d’information populaire, de sorte qu’ils ne peuvent répliquer efficacement. Résultat : le pouvoir syndical s’amenuise, les syndicats ont tendance à s’effriter.
En France, le tableau n’est pas plus reluisant, mais, de toute évidence, pour des motifs fort différents. Le taux d’adhésion syndicale [171] n’a jamais été très élevé dans ce pays, sauf à certaines époques, comme lors du Front populaire de 1936 et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En regard du taux de syndicalisation relativement faible, la capacité de mobilisation des centrales syndicales a été historiquement plus grande.
Depuis plusieurs années, il y a une chute importante du taux de syndicalisation. Rosanvallon, dans son livre La Question syndicale, soutient que le taux de syndicalisation se situe à 9%. Il donne les chiffres suivants pour le nombre de membres de chacune des grandes centrales syndicales : C.G.T., 600 000 ; C.F.D.T., 400 000 ; F.Q., 400 000 ; F.E.N., 200 000.
Pour plusieurs, les affirmations de Rosanvallon sont exagérées. Bien que tous semblent s’entendre sur le fait qu’il y a eu baisse, elle ne serait pas aussi forte qu’il le soutient. Comme on ne connaît pas les chiffres réels et que, de plus, il y a des variations d’une organisation à l’autre pour déterminer qui est membre, il faut se contenter de prendre acte qu’il y a perte d’effectifs et que cette perte est importante.
Les motifs de cette situation ne sont sûrement pas les mêmes que ceux qu’on observe en Angleterre. Ce n’est pas une France thatchérienne dont il s’agit, mais une France dirigée par le Parti socialiste depuis 1981, sauf pour la période Chirac.
Un juriste français, spécialiste en droit du travail, soutenait, il n’y a pas si longtemps, que les tribunaux français ont tendance à restreindre la portée de l’action syndicale en interprétant les textes de loi. Il serait surprenant que l’on puisse trouver là la seule explication de la chute du taux de syndicalisation.
Peut-on avancer comme hypothèse que l’arrivée au pouvoir, en 1981, du Parti socialiste de même que la présence de ministres communistes dans le gouvernement de M. Pierre Mauroy auraient fait croire à des militants syndicaux et à des dirigeants que la politique résoudrait les problèmes des travailleurs, laissant sur la touche l’action syndicale ? Ce serait une explication qui en vaut une autre, mais elle n’apparaît pas complètement satisfaisante.
Les nouvelles les plus récentes que nous rapportent les médias d’information laissent présager une reprise de l’action syndicale, tant chez les infirmiers (170 000, dont 25 000 ont manifesté à Paris récemment, que chez les gardiens de prison, les douaniers, etc. Assiste-t-on au début d’une remontée d’un syndicalisme plus vigoureux ? Seul l’avenir pourra nous le dire.
[172]
En Italie, la fragile unité syndicale a été secouée par l’application de mesures d’austérité imposées par le Gouvernement. La Fédération unitaire regroupant les trois grands syndicats, C.G.I.L., U.I.L. et C.I.S.L., existe encore, mais bien affaiblie par les orientations différentes préconisées par les trois centrales.
Pierre Rosanvallon, dans son livre sur la question syndicale, soutient que les syndicats italiens n’ont perdu que 800 000 adhérents, soit environ 15% de leur effectif. S’il trouve que cette diminution est relativement faible, c’est en raison de la comparaison qu’il fait avec la France.
De toute façon, des dirigeants syndicaux italiens affirment qu’il y a perte d’effectif et que des efforts de redressement sont en cours.
En Allemagne, une organisation unitaire, le D.G.B., domine la scène syndicale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. S’il y a eu baisse de l’effectif syndical, comme cela semble indéniable, la principale cause en serait le chômage qui a frappé et frappe encore ce pays, comme beaucoup d’autres pays européens d’ailleurs.
Mais, tout n’est pas sombre partout. Il y a des pays où la situation syndicale est loin d’être détériorée, ce qui ne signifie pas, toutefois, que les syndicats ne font pas face à de grandes difficultés.
En Belgique, le taux de syndicalisation est élevé (environ 70%), et il le demeure. Pourtant, la Belgique a été fort secouée par la crise économique et par l’imposition de sévères mesures d’austérité. Mais dans ce pays, les deux grands syndicats, socialiste (F.G.T.B.) et chrétien (C.S.C.), ont mis sur pied, au fil des ans, des activités sociales importantes en dehors des lieux de travail. C’est ainsi que les syndiqués peuvent prendre leurs vacances avec leurs familles, à des tarifs réduits, dans des maisons de vacances qui appartiennent aux syndicats et qui, pour la plupart, sont subventionnées par l’État. De plus, les membres des syndicats en chômage n’ont pas à supporter les tracasseries administratives pour toucher leurs prestations d’assurance-chômage. Ils n’ont qu’à s’adresser à leur syndicat qui leur rend ce service directement. Bien entendu, l’État rembourse les syndicats pour les montants versés et pour les frais administratifs occasionnés par ce service à leurs membres.
En Autriche, le syndicat unitaire, qui accepte l’existence de fractions, est un rouage important de l’État. Il s’agit d’un syndicat [173] autonome, indépendant, mais qui est « intégré » à l’administration de la chose politique, qu’il s’agisse de la politique économique ou de la politique sociale. À noter que le taux de chômage et le taux d’inflation y sont relativement bas comparés à d’autres pays. Le syndicalisme semble se porter bien.
Dans les pays nordiques, dont la Suède, le syndicalisme semble garder toute sa vigueur. L’histoire sociale de la Suède est généralement bien connue, le rôle actif des syndicats dans les prises de décision économiques et sociales aussi. Ce serait le « paradis » de la social-démocratie. On y constate de bas taux de chômage et d’inflation.
En Espagne, au Portugal ou en Grèce, les quelques informations qu’on en a permettent de signaler les grandes difficultés que rencontrent les syndicats pour se maintenir. Ces pays, qui se sont débarrassés des dictateurs, doivent faire l’apprentissage de la démocratie à tous les niveaux en même temps qu’ils se préparent au grand rendez-vous européen de 1992. L’importante concurrence qui est à prévoir pour la vente des biens et produits - dont les produits agricoles - lorsque l’Europe sera complètement intégrée ne serait pas de nature à favoriser une action syndicale très revendicative.
Par ailleurs, depuis une quinzaine d’années, les syndicats européens, en vue de faire contrepoids à la Communauté européenne et au Parlement européen, se sont donné une organisation européenne, la Confédération européenne des syndicats (C.E.S.). Chacune des organisations syndicales nationales en faisant partie garde son autonomie, mais la C.E.S. tente de coordonner les politiques syndicales au niveau de l’Europe. Cette importante organisation a suscité et suscite encore beaucoup d’espoir. Il serait difficile pour un pays dans une Europe intégrée - où les économies ne sont pas complémentaires, mais concurrentes - d’accorder à ses travailleurs des salaires, des avantages sociaux, des horaires de travail plus avantageux que ceux qui ont cours dans les autres pays. C’est pourquoi une coordination s’impose entre toutes les organisations syndicales pour enregistrer des progrès sociaux.
La C.E.S., d’après certains syndicalistes qui en sont membres, n’a pas, jusqu’à maintenant, donné toute la satisfaction que l’on en attendait. La C.E.S. ne peut tenir sa force que de celle de ses adhérents. Elle serait donc handicapée par la faiblesse relative du syndicalisme de certains pays européens.
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Au Japon, le syndicalisme régresse. On aurait enregistré une perte d’effectif de 5% à 10% ces dernières années. Mais les syndicats sont en réorganisation, et l’on devrait connaître une restructuration syndicale d’ici peu. Même le Sohyo, le syndicat le plus puissant au Japon, du moins une partie de celui-ci serait partie prenante d’une fusion avec d’autres organisations. Ces tentatives de restructuration pourraient sonner la fin du déclin syndical et donner à tous les syndicats une nouvelle impulsion.
Je dirai quelques mots sur la question syndicale dans les pays de l’Est. D’abord il faut bien savoir que le bloc de l’Est n’est pas monolithique, comme on l’a souvent pensé. Les conditions sont variables d’un pays à un autre, jusqu’à un certain point, comme le signale Luc Duhamel dans son récent ouvrage Le Système politique de l’Union soviétique.
Sur le plan syndical, dans plusieurs de ces pays les syndicats officiels sont fortement contestés par leurs membres. Le cas le plus connu, c’est encore celui de la Pologne où le syndicat interdit Solidarnosc, dirigé par Lech Walesa, qui est encore bien en selle et avec lequel le gouvernement est obligé de compter pour maintenir une certaine paix sociale.
Ce n’est pas le seul pays où il y a contestation. Lors d’un voyage que j’ai effectué cet été en Hongrie, invité du syndicat officiel S.Z.O.T., plusieurs dirigeants de celui-ci m’ont affirmé que les syndiqués avaient perdu confiance dans leur syndicat et qu’il se formait ici et là des regroupements marginaux. L’un de ces dirigeants me disait que ce ne serait jamais la Pologne, mais qu’il leur fallait apprendre à vivre avec cette nouvelle réalité. Le grand reproche que l’on adresse au syndicat officiel, c’est d’avoir été trop intégré au parti et au gouvernement. Tout au long des nombreux entretiens que j’ai eus à divers niveaux, on faisait cette constatation. Aussi, le S.Z.O.T. aspire-t-il maintenant à une plus grande autonomie et à une plus grande démocratie. Il prévoit faire adopter d’ici peu une nouvelle loi syndicale qui autoriserait explicitement le droit de grève. Si cela devait se matérialiser, il y aurait sûrement des réactions négatives de la part d’autres pays (satellites de Moscou). Mais, m’a-t-on assuré, le secrétaire général Gorbatchev ne s’opposera pas à cette réforme.
Il est bien connu qu’en Russie on assiste à une libéralisation qui ne devrait pas épargner les syndicats. D’autres pays appliquent [175] une politique répressive très sévère ; c’est le cas de la Roumanie par exemple, et, à un degré moindre sans doute, de la Tchécoslovaquie.
L’indépendante Yougoslavie est en pleine agitation sociale. Grèves et manifestations sont maintenant fréquentes. C’est une réalité nouvelle qui pourrait faire tache d’huile.
Procéder à l’examen du syndicalisme dans le monde en laissant de côté les pays de l’Est n’est pas réaliste. De toute évidence, ça bouge à l’Est. Jusqu’où le mouvement se rendra-t-il ? Je n’oserais le prédire, mais, chose certaine, la situation change et changera encore.
- Le syndicalisme aux États-Unis et au Canada
Plus près de nous, maintenant, il nous faut constater que le syndicalisme aux États-Unis est en forte régression. Le taux actuel de syndicalisation oscillerait entre 15% et 20%. La chute n’a pas commencé récemment ; déjà, à partir des années 1950, le phénomène était perceptible. Toutefois, le mouvement s’est accéléré depuis l’arrivée au pouvoir du président Reagan, en 1980, et surtout depuis sa décision de congédier les 12 000 contrôleurs de navigation aérienne à la suite d’une grève illégale, l’année suivante.
Comment expliquer cette baisse accélérée du taux de syndicalisation aux États-Unis ? Il n’est pas facile d’avoir une interprétation unique. Les uns, comme le professeur Paul Weiler de l’Université Harvard, soutiendront qu’une des causes majeures tient à une application des lois du travail qui favorise largement le monde patronal. D’autres rattachent le problème aux normes légales du travail qui sont plus élevées dans certains États et qui seraient un substitut aux bienfaits du syndicalisme. D’autres encore diront que la cause est plus profonde et qu’elle tient au fait de la mutation de la société américaine qui accorde plus de valeur à l’action individuelle qu’à l’action collective.
Nous, les Canadiens et les Québécois, nous ne pouvons rester indifférents à ce qui se passe aux États-Unis, y compris sur la scène syndicale. L’action de nos voisins du Sud influence notre situation, pour le mieux ou pour le pire, à plus forte raison si l’accord de libre-échange devait devenir une réalité.
Jusqu’à maintenant, les syndicats du Canada ont résisté à la contagion : il n’y a pas de baisse significative du taux de syndicalisation. [176]Mais il y a quand même une certaine stagnation. Bien sûr, les pertes d’emploi dans les secteurs primaire et secondaire - châteaux forts historiques du syndicalisme - ont entraîné des pertes d’effectif. Mais celles-ci ont été compensées par l’arrivée de nouveaux groupes dans les secteurs public et parapublic : fonctionnaires fédéraux, provinciaux, municipaux, hôpitaux, écoles, collèges, etc.
Le syndicalisme a très peu pénétré le secteur tertiaire privé, sauf le commerce d’alimentation et l’hôtellerie en général. Les banques, les trusts, les sociétés de fiducie, qui ont à leur emploi un nombre considérable de salariés, hommes et femmes, s’arrangent pour se soustraire à la pénétration syndicale. Les grandes banques du Canada doivent être dénoncées comme de mauvais citoyens corporatifs parce qu’elles pratiquent un anti-syndicalisme actif. De nombreuses études l’ont démontré, dont celle de Katleen Seaver dans son mémoire de maîtrise réalisé à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal. Le droit d’association est un droit fondamental, inscrit dans nos lois. Les entreprises qui le combattent par tous les moyens, comme le font les banques, doivent être pointées du doigt, rappelées à l’ordre et sanctionnées par les autorités gouvernementales. Par contre, les mêmes autorités sont peu tendres envers des groupes de travailleurs et travailleuses qui ont l’audace d’enfreindre une loi.
Dans certaines parties du Canada, par exemple en Colombie-Britannique, le monde syndical fait face à des ondes de choc très fortes de la part du gouvernement.
S’il fait bon constater que le taux de syndicalisation n’est pas à la baisse, on peut quand même s’interroger sur le pouvoir syndical. Est-il ce qu’il a été dans les décennies passées ? Comment expliquer que le mouvement syndical, fort de plusieurs millions de membres, ne réussit pas à infléchir la politique monétaire du gouvernement du Canada, qui a comme conséquence de maintenir des taux d’intérêts élevés et un taux de chômage intolérable ?
Un fait mérite de retenir l’attention. Si, depuis toujours, le syndicalisme américain était dominant au Canada, la tendance est maintenant renversée : les travailleurs et travailleuses font de plus en plus confiance aux syndicats canadiens. À la fondation du C.T.C. (Congrès du travail du Canada), les adhérents étaient membres de syndicats américains dans une proportion dépassant 80% alors que maintenant la proportion n’atteint pas 40%. Le développement syndical [177] dans les secteurs public et parapublic compte beaucoup pour le développement de ce phénomène, de même que la canadianisation de certains syndicats de la construction, du papier, de l’automobile et d’autres.
Tout comme au Canada, le taux de syndicalisation au Québec n’est pas à la baisse, mais il n’est pas non plus à la hausse. Il semble avoir atteint un plateau.
Une caractéristique qui apparaît fort importante est que la scène syndicale québécoise est marquée par de fortes divisions. Il faudrait être rêveur pour croire qu’on assistera éventuellement à une fusion des organisations syndicales. Chacune des organisations, la F.T.Q., la C.S.N. la C.E.Q. et la C.S.D., a sa propre histoire, ses propres traditions, et ces organisations ont souvent des idéologies et des pratiques différentes. Il y a quand même autre chose que l’unité organique : une plus grande unité d’action serait, certes, fort souhaitable.
Mais telle n’est pas la réalité d’aujourd’hui. Les organisations sont plutôt à couteaux tirés. Un seul exemple, tiré de ce qui se passe présentement dans les secteurs public et parapublic, peut suffire pour illustrer ma pensée, mais il est de taille. La F.T.Q. et la C.S.D. ont accepté l’offre du gouvernement de prolonger d’un an leur convention collective en échange de 4% d’augmentation ; la C.S.N. refuse cette offre et demande des augmentations salariales de plus du double de ce qui a été proposé et accepté par les deux autres syndicats ; la C.E.Q., pour sa part, refuse aussi le pacte, mais n’a pas encore fait connaître ses demandes.
Le panorama syndical québécois serait fort incomplet si l’on n’y ajoute pas la présence des syndicats que l’on appelle indépendants, parce qu’ils n’ont pas d’affiliation syndicale. Ce n’est pas un phénomène unique au Québec, il y en a aussi beaucoup dans le reste du Canada et même aux États-Unis, mais au Québec, les plus récentes statistiques nous révèlent que le nombre des membres des syndicats indépendants atteint presque le quart de million (246 000). Dans les secteurs public et parapublic, il y a plusieurs « gros » syndicats qui font partie de cette catégorie.
Ce n’est pas le lieu ni le moment d’examiner en profondeur les causes de ce phénomène, mais il est évident que ces syndicats isolés ne visent que la protection de leurs intérêts individuels et qu’ils ne font généralement que très peu pour l’intérêt général.
[178]
Ce qui a été dit pour le Canada sur le pouvoir syndical peut être repris pour le Québec. Au cours des années passées, de grandes victoires syndicales et des percées sociales intéressantes ont été réalisées quand il y avait un minimum d’unité d’action entre les diverses organisations syndicales. Cette absence d’unité ne présage rien de bon pour l’avenir. Il ne s’agit pas dans ce texte de déterminer les causes de cette division ni de rechercher les responsables. Il me suffit de constater le fait, qui, en soi, est déplorable.
Je n’ai pas l’intention de traiter du syndicalisme dans le Tiers monde. Je crois simplement utile de rappeler qu’en Asie, en Afrique et en Amérique latine le fait syndical est présent, qu’il y a des syndicats de toutes tendances, que les réalités sociales, économiques et syndicales sont très mouvantes. S’il est parfois difficile de pratiquer le syndicalisme dans les pays du centre, il n’y a rien de comparable dans les pays périphériques.
- Les internationales syndicales
Le tour d’horizon ne serait pas complet sans dire un mot des grandes organisations syndicales internationales. Comme on le sait, il en existe trois. La F.S.M. (Fédération syndicale mondiale) est la plus importante en nombre de membres. Elle est d’obédience communiste et réputée être la courroie de transmission de Moscou. Se pourrait-il que l’évolution, les espoirs de changement animés par Gorbatchev influent sur le rôle futur de la F.S.M., dans la conquête d’une plus grande autonomie ? C’est sûrement souhaitable, mais ce n’est pas encore arrivé.
C’est la C.I.S.L. (Confédération internationale des syndicats libres) qui est la deuxième internationale syndicale quant au nombre d’adhérents. Elle est présente dans tous les pays capitalistes et aussi dans la plupart des pays du Tiers monde. C’est une internationale composée d’éléments très divers dont les syndicats du courant social-démocrate. Elle est profondément anti-communiste et a tendance à supporter des positions économiques et sociales des gouvernements des pays capitalistes. L’A.F.L.-C.I.O. joue un rôle majeur au sein de l’organisation.
Enfin, la C.M.T. (Confédération mondiale du travail) est la troisième. Elle est davantage présente dans les pays du Tiers monde, particulièrement en Amérique latine, que dans les pays capitalistes. En fait d’orientation, elle ne se veut alignée ni sur Moscou, ni sur [179] Washington. Toutefois, depuis quelques années, avec la perte de certains affiliés importants, la C.M.T. devient de plus en plus marginale. Il est difficile de prévoir un renversement de cette tendance.
Le monde syndical international est trop divisé pour agir avec efficacité. En dépit de l’existence d’organisations professionnelles dans chacune des trois internationales syndicales, il n’y a pas d’action syndicale suffisamment importante pour faire un contrepoids efficace à l’action des multinationales.
Il serait grandement souhaitable qu’il y ait restructuration et renouvellement du mouvement syndical international. Mais comment atteindre cet objectif ? Comment demander à des organismes existants de changer leur orientation idéologique, leurs comportements et leurs pratiques ? Comment, en définitive, leur demander de se saborder pour faire place à une autre organisation plus unitaire ? C’est un défi presque insurmontable.
LES RAISONS DU DÉCLIN DU SYNDICALISME
Il est plus aisé de constater que d’interpréter des faits, c’est bien connu. Il ne faut quand même pas se soustraire à cet exercice en dépit des risques d’erreur d’interprétation qu’il comporte.
Comme on a pu le voir, un déclin du taux de syndicalisation est perceptible un peu partout dans le monde occidental. Notons que dans les pays où il y a maintien des forces syndicales, les forces politiques au pouvoir accordent aux syndicats un rôle prédominant. Les causes de la baisse du taux de syndicalisation dans les autres pays sont sûrement très différentes d’un pays à l’autre. Que l’on pense à la France et à l’Angleterre, par exemple. Mais comme il y a baisse généralisée, il serait logique de croire qu’il y a une ou des raisons fondamentales. Voyons maintenant quelques hypothèses qui pourraient expliquer le déclin du syndicalisme, en étant conscient qu’une seule hypothèse n’explique pas tout.
Peut-on se contenter de dire que nous vivons à une époque où l’action individuelle a pris le pas sur l’action collective et que nous devons faire face à un profond néo-conservatisme animé par certains chefs d’État de grandes nations occidentales ? Ce serait probablement trop simple.
La crise économique du début des années 1980 y a été sûrement pour quelque chose, en tout cas sur notre continent. Les [180] fermetures d’usine, les licenciements collectifs ont entraîné beaucoup de chômage. L’effectif de plusieurs syndicats a connu des baisses radicales. À titre d’exemple, le puissant Syndicat des métallurgistes unis d’Amérique, qui a déjà eu 1 250 000 membres, a vu cet effectif diminuer de plus de la moitié pour en arriver en 1987 à 618 000 adhérents. (Voirie document officiel du syndicat, Report of the Committee on Future Directions of the Union, 24e convention constitutionnelle, 1-5 août 1988.)
La dualisation du marché du travail où l’on rencontre autant de salariés à statut précaire que de personnel rémunéré à plein temps n’est pas de nature à accroître la force syndicale, mais bien plutôt à la diminuer.
L’arrivée massive des femmes sur le marché du travail devrait apporter des changements aux pratiques syndicales, et je crois que le mouvement est déjà amorcé. On ne peut ignorer le fait que les syndicats ont été et sont encore pour beaucoup des sociétés d’hommes où les femmes se sentent plus ou moins à l’aise. Il ne s’agit pas de repousser les femmes, mais d’adapter le mode de fonctionnement des syndicats et, plus important encore, de réaligner leurs pensées et leurs idéologies en fonction de la présence féminine.
Assiste-t-on aussi à une offensive plus grande d’antisyndicalisme de la part des employeurs et des gouvernements ? Ce serait le cas aux États-Unis et, dans une moindre mesure, au Canada. Mais n’oublions pas que les syndicats ont été rarement les bienvenus dans les entreprises ; les employeurs les ont généralement toujours combattus, l’histoire est là pour en témoigner. Il n’y aurait donc rien de nouveau dans cette attitude, sauf que les attaques pourraient être un peu plus denses.
Les nouveaux modes de gestion des entreprises, les nouvelles façons de gérer les ressources humaines ont souvent comme conséquence l’affaiblissement du pouvoir syndical et, dans certains cas, entraînent la disparition des syndicats. Même s’il arrive que ces nouvelles techniques de gestion soient éphémères, qu’elles soient des recettes à court terme, le monde syndical ne doit pas craindre d’innover en proposant ses propres formules. Il éviterait ainsi de s’affaiblir ou de disparaître.
Les restrictions relatives au droit de grève doivent aussi être perçues comme une des causes possibles du déclin du syndicalisme, en tout cas dans certains pays. Deux exemples typiques : le congédiement, [181] en 1981, des 12 000 contrôleurs de la navigation aérienne par le président Reagan pour fait de grève a eu comme effet, selon certains témoignages, de semer la crainte dans le monde du travail organisé ; en France, les jugements des tribunaux tendent à réduire la possibilité d’action de grève. Au Québec, avec les lois actuelles, il est devenu impossible de faire une grève légale efficace dans les secteurs public et parapublic. Il en est de même pour les 110 000 travailleurs de la construction, mais pour d’autres raisons. Ces restrictions au droit de grève n’expliquent pas tout, mais font partie du décor.
Les médias d’information jouent souvent un rôle néfaste en présentant les syndicats comme les responsables de tous les maux sociaux. Dans un ouvrage à paraître, Maryse Souchard, de l’Université de Montréal, analyse le discours de certains éditorialistes du Québec sur les syndicats pour la période des négociations du secteur public au cours des années 1982-1983. Elle démontre qu’il s’agissait d’un discours profondément antisyndical qui a eu des conséquences très négatives pour les syndicats. Les organisations syndicales n’ont aucun véhicule d’information, aucun organe de presse à grand tirage. Elles restent à la merci de ceux qui façonnent l’opinion publique, ceux qui tiennent le micro.
Se pourrait-il, de plus, que les syndicats soient trop renfermés sur eux-mêmes ? C’est du moins l’image qu'éditorialistes, politiciens et employeurs veulent projeter. Il reste que les syndicats sont trop souvent perçus comme défendant uniquement leurs membres et leurs acquis, qu’ils ne servent pas assez l’ensemble de la société, qu’ils ne s’intéressent pas suffisamment au règlement des grands problèmes sociaux. La perception persistante est que les syndicats agissent égoïstement, sans se préoccuper des autres, surtout des non-syndiqués. Cette image, passablement injuste, doit être corrigée parce qu’elle entraînera des conséquences fâcheuses pour l’avenir des syndicats.
Je voudrais, en dernier lieu, soulever la question des changements de valeur dans notre société. Toutes les autres causes possibles du déclin syndical que je viens d’invoquer et d’autres encore sont peut-être davantage des résultantes d’une mutation profonde de notre société.
[182]
Il n’est pas simple de reconnaître ces changements de valeur ; il serait nécessaire d’y réfléchir longuement, car si les syndicats restent ce qu’ils sont alors que la société change, c’est certain qu’ils seront en perte de vitesse.
Les jeunes ont-ils les mêmes attentes que leurs aînés face au travail ? Les femmes sont-elles porteuses d’autres aspirations que les hommes ? Une société où le loisir gagne du terrain alors que la durée du travail effective diminue amène un déplacement des valeurs. Les nouvelles sensibilités à l’environnement, à une plus grande égalité entre les hommes et les femmes sont-elles assez assumées par les syndicats ?
J’ajouterai aussi que les syndicats ont eu comme terrain d’élection le secteur secondaire : les manufactures, les usines. Les lois du travail ont été faites en fonction de cette réalité. Mais la réalité a changé. Dans notre société moderne, près de 70% des emplois se situent dans le secteur des services, le tertiaire. Le syndicalisme s’est-il adapté à cette mutation ? Très peu, en tout cas, sur notre continent, puisque la pénétration syndicale dans le tertiaire privé, sauf le commerce de détail, est plutôt faible.
Pour survivre adéquatement, le syndicalisme doit s’adapter à ces nouvelles valeurs, à ce déplacement des emplois. Il ne peut rester statique alors que tout change autour de lui.
LE SYNDICALISME S’EN SORTIRA-T-IL ?
C’est sans hésitation que je réponds affirmativement à cette question. Il ne s’agit pas d’une situation apocalyptique en dépit des faiblesses certaines du milieu syndical.
Ce n’est pas la première fois que dans l’histoire du syndicalisme il y a des reculs suivis de remontées significatives. Ceux qui ont vécu la crise économique des années 1930 le savent fort bien. La Seconde Guerre mondiale qui a mis fin à cette crise a permis aux syndicats de remonter la pente et de devenir beaucoup plus forts.
De l’avis de tous les experts, nous sortons de la période de crise. L’activité économique est plus forte, l’inflation est à un taux jugé acceptable, mais le niveau du chômage reste intolérable. Les politiques monétaires du gouvernement fédéral et de la Banque du Canada maintiennent des taux d’intérêt trop élevés ; c’est en grande partie l’explication du chômage élevé.
[183]
Depuis une dizaine d’années, le pouvoir d’achat des salariés a diminué. Il faut contrer cette tendance, puisque l’économie est en expansion et que la distribution des richesses devrait être plus équitable.
Les syndicats déploient une grande activité en matière de santé et de sécurité au travail. Personne ne peut nier que l’action dans ce domaine est utile et même nécessaire à l’ensemble de la société.
Au Québec, en particulier, la question féminine a été mise de l’avant en bonne partie grâce à l’action syndicale. Il y a d’autres organismes de femmes qui interviennent, mais leur efficacité est loin d’être comparable à celle des syndicats. Cela se comprend, d’ailleurs. Toute la question de l’équité salariale qui se discute présentement est presque exclusivement le fait syndical. Les congés de maternité payés, le retrait préventif des femmes enceintes et de celles qui allaitent, les places dans les garderies représentent autant de luttes syndicales qui ont une portée qui englobe toute la société.
La question de l’écologie est de plus en plus prise en considération par le monde syndical. Ici et là, sur le territoire du Québec, les syndicats s’engagent dans la protection de l’environnement en faisant partie de coalitions ou autrement.
Les syndicats éveillent la conscience publique sur certains nouveaux types de problèmes, comme celui des édifices à bureaux où l’air est irrespirable. Je pense au récent colloque organisé par la C.S.N. et tenu à Québec, qui avait pour titre : « L’air malade ». Ce colloque a eu un important retentissement dans l’opinion publique.
Les syndicats sont unanimes à livrer une lutte acharnée contre l’accord de libre-échange entre les États-Unis et le Canada. Ils sont convaincus que l’application de cet accord aura des effets néfastes sur l’emploi, les lois du travail et les mesures sociales.
Certaines organisations syndicales ont innové en lançant de nouveaux programmes visant à la création et à la préservation d’emplois, surtout dans les P.M.E. (C’est là la mission des Fonds de solidarité de la F.T.Q.)
Il y a tant à faire pour améliorer la vie dans la société. Sans une action syndicale efficace, la solution apportée à ces problèmes pourra être différente. Il en est ainsi pour le relèvement du salaire minimum, le cas des assistés sociaux, jeunes et moins jeunes, les [184] problèmes du logement. Les syndicats doivent s’embarquer de plus en plus dans le domaine social de même qu’ils doivent œuvrer pour que les questions économiques ne soient pas l’apanage exclusif des barons de la finance et de l’industrie. C’est de démocratisation de l’économie qu’il s’agit de même que de démocratisation de l’entreprise.
Les syndicats ont beaucoup de pain sur la planche, car tout en continuant à remplir leur rôle traditionnel, à défendre et à promouvoir leurs membres sur les lieux de travail, à faire pénétrer le syndicalisme dans tous les milieux, ils doivent s’ouvrir à toute la société et s’adapter aux nouvelles réalités, aux nouvelles valeurs. Pas plus que les autres institutions, le syndicalisme ne peut demander à la société de s’adapter à lui. C’est à lui de s’adapter à celle-ci, de rejoindre les nouvelles générations de travailleurs et de travailleuses, là où elles se trouvent.
CONCLUSION
Tout au long de cet exposé, on a pu voir que le syndicalisme est en recul dans de nombreux endroits du monde occidental. Même au Canada et au Québec, si le recul ne se fait pas quant au nombre de syndiqués, j’émets l’hypothèse que c’est au niveau de son pouvoir dans la société qu’il est en difficulté. Toutefois, rien n’est irrémédiable, l’espoir est encore permis.
J’ai toujours été d’avis que le syndicalisme est nécessaire dans une société comme la nôtre et même dans toute société qui se dit démocratique. Une telle société ne peut vivre une démocratie où seule une élection à tous les quatre ou cinq ans en serait la caractéristique. C’est important, bien sûr, qu’il y ait des élections qui permettent à l’électorat de choisir ses dirigeants politiques. Mais il est tout aussi important pour la société qu’il y ait des contre-pouvoirs qui puissent interpeller les dirigeants politiques dans le dur quotidien.
Or, il me semble qu’on peut affirmer que le principal contre-pouvoir dans notre société demeure l’organisation syndicale. Il n’est pas le seul toutefois ; on peut ajouter l’appareil judiciaire (s’il reste toujours éloigné du pouvoir politique), la presse (mais celle-ci est tributaire d’événements et de déclarations des corps publics) et les groupes populaires (qui ont malheureusement souvent une vie éphémère et qui luttent pour un objectif particulier). Les syndicats, [185] eux, représentent une force organisationnelle permanente, ce qui leur permet une présence adéquate dans tous les grands débats de société.
Je suis d’avis que pour maintenir un équilibre dans la société, une certaine équité sociale, on a absolument besoin d’un syndicalisme fort et puissant. Autrement, on se dirigera vers une société de plus en plus autoritaire, ce qui ne devrait pas être un objectif acceptable. Les dirigeants syndicaux ont, sur leurs épaules, une très lourde responsabilité. L’avenir de notre société est enjeu.
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