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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

CULTURES ET GUÉRISONS. Éric de Rosny — L’intégrale. TOME I. (2022)
Préface de Jean Benoist


Une édition électronique réalisée à partir d'EXTRAITS du livre sous la direction de Anne-Nelly Perret-Clermont, Jean-Daniel Morerod et Jérémie Blanc, CULTURES ET GUÉRISONS. Éric de Rosny — L’intégrale. TOME I. Neuchâtel, Suisse: Les Éditions ALPHIL, 2022, 1264 pp. Coffret de 3 tomes. [Madame Anne-Nelly Perret-Clermont nous a accordé, le 4 avril 2023, l’autorisation de diffuser en libre accès à tous ces extraits du livre CULTURES ET GUÉRISONS dans Les Classiques des sciences sociales.]

[11]

Préface

Jean Benoist [1]

Médecin et anthropologue
Université d’Aix-en-Provence

Cet ouvrage est une somme, la somme d’une vie. Lorsque l’on m’a fait l’honneur de me demander cette préface, j’ai été fort ému, car l’image d’Éric de Rosny a brusquement surgi devant moi, et avec elle les souvenirs. Souvenirs divers car nous avons parlé de bien des choses, en bien des lieux. Il était avant tout l’homme de sa foi, et c’est ce qu’il montrait le moins. Ce qu’il montrait c’est l’Afrique qu’il connaissait et aimait, c’est ce qu’il avait ressenti puis appris des médecines traditionnelles, de l’intrication des souffrances du corps avec celles de l’esprit, de l’insertion profonde de la pensée et des affects dans la culture d’un lieu et d’une époque.

Ce qu’il a écrit s’adresse à tous ceux qui, à quelque niveau que ce soit, affrontent l’indéchiffrable des langages de la souffrance et de la maladie. Et [12] donne une leçon d’ouverture, nécessaire pour ne pas demeurer prisonnier des stéréotypes, des écoles, des modes, voire des disciplines scientifiques. C’est le sentiment que donnait tout entretien avec lui. C’est aussi celui que dégage la rencontre de cet ouvrage. Il n’est pas nécessaire de le lire de façon continue de la première à la dernière ligne. Il n’est pas fait pour cela. Il est fait pour être dégusté, en choisissant çà et là, quelques pages, un article. Car il est d’abord la rencontre d’une pensée dont on croise, d’un texte à l’autre, de nouvelles nuances.

Promenons-nous à travers le livre au long des étapes de cette pensée, en écoutant ce dialogue intérieur, fruit de tant de dialogues avec d’autres. Les articles, les petits textes, précèdent souvent les livres plus élaborés, comme autant de traits de crayon d’une esquisse. Parfois, ils les suivent, les offrant à la vue de tel ou de tel public. Il est heureux qu’ils soient présentés ici dans l’ordre chronologique de leur publication, et restent ainsi aux étapes, aux nouveaux pas en avant, aux retours en arrière, aux répétitions qui montrent involontairement l’essentiel et aux quelques contradictions, fruits des inévitables tâtonnements d’une pensée en marche.

Remarquons d’abord les lieux de la publication initiale de ces textes. Pas de revues « savantes » d’anthropologie ou de science des religions, mais des lieux ouverts à un public plus large. Principalement la revue Études, que les Jésuites ont su hisser à un haut niveau, puis d’autres revues, souvent modestes. Et des colloques, les uns qu’il avait organisés, les autres auxquels il avait été invité. Tout cela est bien loin de la « liste de publications » qui atteste d’un profil académique et indique combien ces écrits expriment une réflexion, des observations et une expérience sans aucun objectif de notoriété académique.

La notoriété, grande, est venue d’un livre, publié chez un grand éditeur, dans une collection exigeante mais ouverte à un vaste public : Les yeux de ma chèvre, collection Terre humaine, Plon.

Le recueil rassemblé ici couvre un champ plus vaste que ne le fait Les yeux de ma chèvre et exprime les orientations multiples mais convergentes d’Éric de Rosny. Citons au hasard un article ethnographique, écho de ses premiers étonnements et de son désir de les transformer en connaissance :

« La cérémonie de l’Esa chez les Douala », 1975. Il est plongé dans un contexte religieux dont il décrit les particularités, sur lesquelles il s’interroge : « Renouveau charismatique et transe en Afrique », 1989. Ce qui le conduit à de nombreuses réflexions sur sa propre pratique et dévoile pudiquement ses doutes sur la voie qu’il doit suivre. Comment [13] accomplir sa tâche de pasteur catholique et être pleinement accepté par des gens qui associent leur catholicisme à des croyances et à des pratiques venues de leurs religions ancestrales ? (« L’aveu des péchés, lieu délicat de la pastorale en Afrique », 1993 ; « Pour une initiation du regard », 1999 ; « Éducation chrétienne et société : pour un humanisme chrétien », 1993).

Et finalement, c’est l’aboutissement, la synthèse de son engagement religieux dans l’Église et de son engagement parmi les nganga qui l’ont fait l’un des leurs. Il a vécu l’initiation qu’il décrit dans Les yeux de ma chèvre, il a été accepté, incorporé. Et, à la différence de beaucoup d’autres prêtres catholiques, il considère que leur voie n’est pas erronée, mais qu’elle est incomplète, qu’elle est le premier temps de leur chemin vers Dieu. Il constate aussi qu’ils parlent un langage qui est compris de leurs fidèles et que surtout face à leurs souffrances, du corps ou de l’âme, ils ont des mots et des gestes plus efficaces que les siens. C’est ainsi que non seulement il les accepte, mais qu’il partage leur chemin, sans contradiction avec le sien propre. Sa synthèse n’est pas une synthèse intellectuelle, mais un guide pour sa pratique dont l’originalité et la force sont nées de ces participations et du désir fondamental de soulager ceux qui venaient à lui : « Guérir “l’autre corps” : une expérience africaine », 2000 ; « Un ministère chrétien de la voyance à Douala ou soigner la représentation », 2002 ; « Les formes nouvelles du ministère de la guérison », 2007 ; « Les chrétiens peuvent-ils en conscience consulter les nganga ? »

Une somme, disais-je. Mais que l’on entend comme on écouterait une symphonie où la répétition de quelques thèmes entrelacés permet de développer les détails. Thème de l’Afrique, thème des soins en vue de la guérison des corps et des âmes, thème de la possession, thèmes autour de la religion, allant de l’engagement catholique d’Éric de Rosny à son observation des christianismes africains et des cultes autres…

Ce n’est pas seulement dans ce livre, fait d’une succession de textes autonomes, que ces thèmes se sont entrelacés, mais c’est au long des journées d’Éric de Rosny. En lisant les chapitres, on l’accompagne, comme on pouvait le faire à Douala ou plus tard à Yaoundé. On passe avec lui d’une rencontre avec les membres de sa confrérie de guérisseurs à un entretien sur une question culturelle ou sociale, à un échange sur des livres récemment lus. Puis des activités liées à son sacerdoce le sollicitent, et le soir, au repas et un peu après, ceux qui ont participé discutent de choses et d’autres, au milieu desquelles surgissent parfois quelques-uns des thèmes de ses écrits. Il n’aborde pas les incompréhensions, les critiques que lui [14] a values telle ou telle fréquentation, tel ou tel engagement. Il les absorbe comme allant de soi sur le chemin qu’il a choisi, hors du confort d’une mission toute tracée, hors des routines.

Car sa rencontre avec l’Afrique s’est traduite par une véritable mutation dans son rapport à la foi des autres. Il révèle cette mutation à travers un axe principal, sa perception de la thérapie traditionnelle et de ceux qui la pratiquent : il a choisi d’« entrer » dans le système local, d’en maîtriser le code et de devenir, par sa sincérité et par les risques qu’il prenait, un non-étranger. Mais, dominant les facilités, il se tient en équilibre entre une vision du dehors qui lui permettra de communiquer ses connaissances par ses articles et par ses livres et une implication profonde dans sa vie quotidienne, que disent bien certains de ses films où on le voit engagé parmi les nganga, dans des activités communes. Les anthropologues ont une méthode principale d’approche de ceux qu’ils veulent comprendre, « l’observation participante ». Observer est leur tâche première, mais observer d’où ? L’observation participante choisit d’observer de l’intérieur, en s’associant, en participant à ce qu’il se passe, à ce que l’on veut observer. Éric de Rosny frôle cette approche, mais avec une différence essentielle. Ce qui compte pour lui, c’est la relation, la participation, la transfusion mutuelle entre lui et ceux qu’il rencontre. Mais il ne peut refuser de comprendre, et pour cela, il observe. Il note ses observations et sa « participation observante » le fait rejoindre les anthropologues, sans adopter leur priorité, sans avoir comme eux pour objectif ultime le monde d’où ils viennent. Car, alors que leur décentrement est provisoire, le sien est sans retour.

Le travail d’universitaire n’est pas pour lui l’essentiel, même si ses écrits sont riches en données de première main sur des thèmes qui concernent l’ethnologie. Car ses livres et sa vie quotidienne reprendront surtout ce que lui a enseigné son parcours initiatique de Douala. Il use de ces leçons pour les appliquer, en conjonction avec ce que lui inspire sa position de prêtre, à ceux qui viennent lui demander secours. Son ouvrage le plus éloquent à cet égard est La nuit, les yeux ouverts, où il trace la façon dont sa connaissance de la pensée et du discours des nganga qu’il a fréquentés fonde son dialogue avec des individus qui lui confient leurs problèmes et lui demandent de les soulager. Lorsqu’il accueillait dans une consultation tant de personnes qui souffraient, il n’était ni médecin, ni guérisseur, ni nganga, ni prêtre. Il était celui qui écoute, adapté au langage et aux représentations propres à chacun. Il ne « tirait » personne vers lui, mais il s’ouvrait et il laissait venir.

[15]

Ses livres font aisément comprendre que son anthropologie n’était qu’une étape. Chaque fois que je l’ai rencontré, aussi bien lors de nos conversations en France que lorsque nous étions au Cameroun, je n’ai pu m’empêcher de penser à d’autres jésuites qui l’avaient précédé bien des siècles auparavant, tel le Père de Nobili en Inde ou le Père Ricci en Chine. Ils suivaient certes en partie la voie que les anthropologues emprunteraient plus tard : aller vers des personnes a priori lointaines, étrangères, porteuses d’une pensée peu accessible, et de rituels qu’ils ne partageaient pas, et s’en approcher par une démarche intellectuelle et une démarche d’amitié. Il ne s’agissait ni de convertir, ni d’être influencé, mais de dégager les obstacles des apparences et des modes de pensée, comme on apprend un langage.

Passe-muraille culturel, lui aussi, Éric de Rosny incarnait des contradictions initiales qui en devenant des complémentarités lui ont donné sa grandeur. On doit le savoir quand on le lit, pour mieux s’approcher de lui. Il était issu d’une des grandes familles de l’histoire de France et il était devenu membre d’un ordre religieux auquel il avait donné tout pouvoir sur sa vie et son destin. Il était prêtre, missionnaire, et plutôt que de combattre ce qui aux yeux de beaucoup de ses homologues était à détruire, il y a pénétré, il a semblé en quelque sorte le cautionner et cela lui a été reproché par certains membres du clergé. Il devait prêcher, il a écouté. Et de cette écoute il a retiré une connaissance qui semble affranchie de tout désir de transformer l’autre, sa culture, sa vision du monde. En cela il a été anthropologue.

En rester là serait faire erreur. Je peux en attester : au-delà de cet échange, de cette acceptation de l’autre, l’engagement de toute sa vie se faisait dans une profonde foi chrétienne qui n’était pas faite d’exclusion mais d’inclusions, ce qui peut être perçu par ceux qui ne l’ont pas connu comme une ambiguïté. Pour lui, être accepté par l’autre, c’était la certitude que l’autre accepterait Jésus-Christ.

Anthropologue alors ? Certainement par sa démarche, par ses connaissances mais pas dans la finalité qu’il donne à ce qui est pour lui l’outil nécessaire à une relation. Mais surtout, par-delà ces démarches, par-delà ces écrits, il y a un homme attentif, disponible, tout entier donné à sa vocation. Sensible et attachant, il sait ne pas dominer, ni mépriser, ni jamais fermer les yeux devant la réalité de l’autre, même lorsqu’elle s’oppose à lui. Un homme aux yeux ouverts.

[16]



[1] Jean Benoist est docteur en médecine et docteur ès sciences. Il a été successivement chef de laboratoire des Instituts Pasteur d’outre-mer, professeur à l’Université de Montréal (Canada) et professeur à l’Université d’Aix-Marseille. Ses recherches ont porté sur deux axes : les interfaces entre le biologique et le social, et, en parallèle, les religions de l’Inde hors de l’Inde (en terres créoles). C’est à la rencontre de ces deux axes qu’il a abordé sous divers angles l’anthropologie de la maladie. Son premier contact avec la pathologie tropicale a eu lieu dans le nord du Cameroun, puis s’est poursuivi aux Antilles, dans l’océan Indien, au Sahel et au Maghreb. Il a noué au long de nombreuses années une profonde amitié avec Éric de Rosny.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 11 avril 2023 18:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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